Prendre BP à la gorge (et serrer)

Baptiste est un adepte du boycott. Un adepte très convaincant, un adepte si convaincant qu’il m’a convaincu que cette forme d’action peut être une arme fatale, à condition de bien s’en servir. Mais qui veut s’en servir ? Je suis stupéfait, et le mot est encore faible, par notre total(e) inertie. BP, la transnationale BP a créé un site internet pour parler de la merde qu’elle a répandue sur le monde. Allez-y voir, il y a des pages en français (ici). Foutage de gueule garanti par le bénéfice net du second semestre 2009 de BP, soit 4,39 milliards de dollars. Dernier message, daté d’hier seulement : « Comment signaler un litttoral pollué ? Veuillez contacter le numéro vert suivant (866) 448-5816 ».

Vous avez par ailleurs entendu parler du discours d’Obama à la nation américaine, prononcé depuis le bureau ovale de la Maison Blanche. Je n’insiste pas, cela tournerait à l’insulte contre un chef d’État. Après avoir parlé il y a un couple de jours de « 11 septembre écologique », le président a résumé avec force et détermination sa complète impuissance. Blablabli, blablablo. 17 000 gardes nationaux – avec des pelles et des rateaux dans les bayous ? -, BP paiera, il faut des énergies propres. Pauvre grand garçon perdu dans l’immensité.

Évidemment, il y a autre chose à faire. Et c’est même très simple. Il faut organiser un boycott mondial et définitif contre tous les produits liés à BP. De la sorte, et à supposer que cela marche, cette entreprise criminelle – on sait qu’elle n’a tenu aucun compte des avertissements annonçant la catastrophe – serait cassée en deux. Comme ces tankers échoués sur les plages d’ici et d’ailleurs. Cassée en deux, comme le Torrey Canyon, l’Amoco Cadiz, l’Exxon Valdez. Cassée, c’est-à-dire détruite à la racine, dispersée aux quatre vents mauvais qu’elle n’a cessé de faire souffler sur ses propres braises.

Cassée. Ce n’est pas que BP serait pire que Total ou Shell. Elles sont toutes identiques. Elles se valent, de la Birmanie aux truandages irakiens du programme « pétrole contre nourriture », en passant par la tragédie biblique du delta du Niger. Bien entendu, ces salauds sont des salauds ontologiques. Et c’est bien pourquoi il faut, il faudrait briser en deux BP. Ainsi, ainsi seulement les autres comprendraient ce qu’il y a à comprendre. Que nous ne voulons plus. Que nous préférons de très loin leur mort à celle d’un oiseau. Alors peut-être commenceraient-ils à faire attention. À ne plus affréter sous pavillon dissimulé des pétroliers en bout de course. À ne plus ruiner des peuples. À ne plus dévaster des espaces. À ne plus corrompre les satrapes, sans lesquels leur commerce mortuaire s’arrêterait dans les sables.

Mais j’écris cela sans y croire une seconde. Car ma vérité est bien plus directe. Il faut les détruire tous, sans transiger jamais. D’autant qu’à mesure que le pétrole deviendra plus rare, leur compétition deviendra plus folle. Leurs moyens de gangsters se changeront en méthodes d’assassins, et nous auront fatalement d’autres explosions de plate-formes, d’autres marées noires géantes, d’autres pollutions sans rivage. Non, la seule manière d’en sortir, c’est de les abattre. Et de proclamer un service universel de l’énergie, capable de réguler l’offre équitablement, en fonction de l’évolution de la crise écologique.

Ces beaux esprits qui écrivent tant de tribunes creuses dans les gazettes, les mêmes qu’on entend à la radio, les mêmes qu’on voit à la télévision, n’ont plus que le mot – atroce – de « gouvernance » au bout de la plume. Ils y ajoutent désormais l’adjectif « mondiale », comme pour montrer à quel point ils réfléchissent. « Gouvernance mondiale » toi-même ! Passons aux actes, et laissons de côté les mots dérisoires des bateleurs. Bâtissons une autorité supérieure se substituant à ces compagnies pétrolières qui préparent déjà leur reconversion dans ces « énergies propres »  chères au cœur d’Obama. Utopique, impossible, délirant ? Bien moins que les misérables croyances des puissants du jour. Ces derniers ne pensent-ils pas que leur monde malade, perpétuellement au bord de l’explosion finale, épuisé comme le serait un roquentin de 120 ans, a encore tout l’avenir devant lui ?

Ce n’est pas parce que le rêve semble hors de portée qu’il faut lui préférer la réalité. C’est parce que la réalité est impossible qu’il faut la changer. Je résume. Je me résume. Et j’ajoute pour faire le compte cette question très embêtante : pourquoi ne se passe-t-il rien ? Pourquoi les Hulot et Arthus-Bertrand ne disent-ils pas un mot ? Pourquoi des structures mondiales comme le WWF ou Greenpeace n’ont-elles pas encore lancé le mot d’ordre de boycott de BP ? Pourquoi Yves Cochet, ancien ministre et analyste de la crise du pétrole, est-il aux abonnés absents ? Pourquoi sommes-nous, collectivement, si lâches et timorés, si soumis, si prévisibles ? Pourquoi cette perpétuelle et cumulative soumission à l’autorité des médias et des responsables de tout niveau ?

Une bonne et une mauvaise (sur la bagnole)

Je ne vous demande pas si vous préférez la bonne nouvelle ou la mauvaise, car vous aurez les deux. Et comme je suis un vaurien, il apparaîtra vite que la bonne est finalement mauvaise. Quel métier ! Mais commençons par la bonne : les ventes de voitures neuves ont baissé de 9,3 % dans l’Union européenne en mai 2010. Dieu ! Tout cet acier, toute cette électronique, tous ces plastiques qui ne seront pas gâchés, quel bonheur pur ! Je crois utile de visualiser ces masses lourdes de matières premières qui ne seront pas arrachées à notre terre, et qui n’iront pas plus tard polluer les décharges à ciel ouvert de Manille, Accra ou Dacca. Je redoute d’être un jour accusé de menées antinationales, car je souhaite que toute l’industrie automobile s’effondre sur elle-même, et que plus jamais aucune bagnole de cette sorte ne soit construite de main d’homme. De main d’homme ! Y a-t-il plus beau qu’une main d’homme au travail ? Je renvoie pour confirmation à l’admirable travail du photographe Sebastião Salgado, La main de l’homme. Celle des cueilleuses de thé du Rwanda. Celle des mineurs de Serra Pelada. Celle des chaudronniers des chantiers navals de Gdansk.

Cette bonne nouvelle est aussi très mauvaise, car la statistique indique qu’en mai, donc, 1 129 508 voitures rutilantes ont été achetées en Europe – dans l’Union -, malgré la crise et l’angoisse qui monte, et peut-être en partie à cause de cela. Plus d’un million ! En un mois ! Sacrifier des ressources aussi précieuses que le pétrole, plomb, l’antimoine, le caoutchouc, le fer, l’aluminium, le chrome, le silicium, le titane et quelques dizaines ou centaines d’autres, les sacrifier pour ça me sidère. J’allais écrire, car je me croyais seul : me troue le cul. Et maintenant, sans transition, la vraie mauvaise nouvelle : en Chine, les ventes de voitures ont augmenté de 25,8 % en mai 2010 par rapport à mai 2009. Les « analystes », ces crétins appointés, soulignent que l’augmentation est en baisse. Que le taux d’augmentation décélère.

Que vous dire de plus ? Je rêve d’un mouvement authentique, qui nous changerait des ersatz. Je ne sais pas si vous avez déjà bu de l’orge grillée à la place du café, mais si oui, on se comprend. Le mouvement auquel je songe établirait le cahier des charges d’une bagnole basée sur la nécessité sociale et la contrainte écologique. Elle consisterait en l’assemblage de pièces numérotées, par exemple de 1 à 500. Chacune aurait une fonction connue, reconnue, écrite dans un livre écrit d’une manière limpide. Un système gratuit, au coin des stations-service par exemple, permettrait en cas de panne de situer instantanément quelle  partie est momentanément défectueuse. Disons la 122. Muni de ce numéro, le proprio irait dans un magasin de quartier où un commerçant de quartier, crayon coincé entre le lobe de l’oreille et le crâne, irait farfouiller dans son arrière-boutique avant de lui apporter sa pièce 122. Laquelle ne vaudrait presque rien, car elle serait fabriquée dans des séries telles que son prix unitaire serait à la longue dérisoire. Et, bien entendu, la pièce 122 en panne serait rapportée, confiée aux bons soins du bon monsieur avec crayon à l’oreille, pour réparation.

De la sorte, on pourrait aisément imaginer, sortant de la logique propre à l’industrie – l’obsolescence organisée de tous les objets possibles -, fabriquer et utiliser des véhicules durant toute une vie et au-delà. Car pourquoi ne pas léguer à ses héritiers une bagnole sûre, efficace, en état de marche ? Certaines des 500 pièces pourraient fort bien faire l’objet d’échanges et permettre – pourquoi pas ? – de modifier l’apparence et la couleur du véhicule pour les ceusses dont le goût varie à chaque saison de chaque année. Oui, pourquoi pas ?

Mais je sens Sandro Minimo qui s’énerve de l’autre côté de l’écran, et je m’empresse d’ajouter que cela ne serait pas suffisant. Cette petite fable permet juste de mesurer la liberté que nous ne nous accordons pas. Elle montre, me semble-t-il, l’incroyable inertie de nos comportements. Notre insupportable incapacité à penser autrement. Pour le reste, je suis bien sûr pour une remise en cause radicale de l’usage individuel sans entraves d’un objet aussi lourd de conséquences néfastes que la bagnole. Elle tue le monde et ses villes, son climat et son avenir aussi sûrement que le ferait une balle de 11,43 mm dans la tête des écervelés que nous sommes tous.

Bien entendu, il faut se diriger au plus vite vers un monde sans bagnole individuelle. Mais en attendant ce jour heureux, si on commençait par le mouvement des 500 (pièces) ?

Le spectre de la régression (sur la Belgique)

Ce n’est pas follement drôle, aussi je ne m’étendrai pas. La Belgique vient de voter d’une manière désastreuse. Aux 29 % de voix du parti séparatiste flamand, il faut ajouter, selon moi et entre autres, les 12,5 % du Vlaams Belang, parti d’extrême-droite, flamand lui aussi. Ce ne serait qu’un jour de tristesse si ce vote ne marquait une évolution régressive on ne peut plus nette d’une grande partie de l’Europe.

En Italie, la Lega Nord, on l’oublie un peu vite, est La Lega Nord per l’indipendenza della Padania. Autrement dit, et pardon d’écrire cette stupidité : La Ligue Nord pour l’indépendance de la Padanie. La Padanie est le pur fantasme des sbires d’Umberto Bossi, et n’a jamais existé. Dans leur délire, ces leghisti entendent créer un État qui regrouperait les provinces riches du Nord, opposé à ce Sud qu’ils jugent pratiquement africain. Ce dernier mot étant pour questa brava gente  synonyme de honte, de misère, de maladie, d’escroquerie.

La Ligue, c’est tout le pouvoir aux beaufs. Tout le pouvoir aux blaireaux dont je parlais l’autre jour. Tout le pouvoir au plus mauvais de l’homme. Umberto Bossi, que l’on voit souvent avec un doigt d’honneur offert à la foule, dirige cette Ligue avec de beaux slogans comme on aimerait en entendre plus souvent. Par exemple, celui-ci, immortel : « Noi ce l’abbiamo duro ! ». Qui signifie en toute clarté, mais oui : « Nous, on bande ! ». Imaginez cela du haut d’une tribune. C’est ce qui se passe en « Padanie », dans cette Italie que j’aime tant. Et où la Ligue organise des rondes de « chemises vertes » chargées de surveiller la nuit les malandrins, surtout ceux, pour reprendre les mots sordides de Bossi, qui sont « extracommunautaires », c’est-à-dire Arabes ou Noirs.

En Belgique comme en Italie, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ceux qui se sentent plus « riches » ne veulent plus payer leur dîme à la société des humains. Ils veulent profiter de leurs grosses bagnoles, de leurs grosses maisons, de leurs grosses vacances et envoyer au diable ceux qui gagnent moins. Ils entendent dynamiter l’idée de coopération, de mutualisation, de péréquation. Que meurent les pauvres, et que vivent dans leur graisse confite ceux qui tiennent le manche. J’aimerais me tromper, mais je crains que la Catalogne, si chère à ma mémoire, ne soit bientôt candidate aux mêmes délires. Ne plus payer. Construire des digues, des miradors, des barrages barbelés, et monter la garde en attendant l’ennemi.

Ne nous y trompons pas. Chaque année qui passe sans l’élaboration d’un programme humain susceptible de rassembler l’espoir face à la crise écologique, chaque année qui passe est un cadeau offert à Umberto Bossi, à ses Fasci italiani di combattimento nouvelle manière et à ses clones. En attendant que nous nous réveillions, ce l’ha duro. Il bande, pas de doute.

Ce que parler veut dire (sur George Perkins Marsh)

Je ne peux pas attendre. Je ne peux. Bien que n’ayant pas fini – de loin – la biographie consacrée à George Perkins Marsh – Prophet of Conservation, by David Lowenthal, University of Washington Press -, il me faut vous en parler. J’ajoute que j’ai lu pour le moment de solides morceaux de l’œuvre reine de Marsh, qui s’appelle Man and Nature. Le (douteux) miracle du Net a parfois du bon, car on peut charger gratuitement ce livre paru en 1864 (c’est ici). Il est en anglais, je le regrette vivement pour ceux qui ne lisent pas cette langue.

Qui est donc ce Marsh ? D’abord un total inconnu. En France, c’est l’évidence même. Aux États-Unis, sa patrie d’origine, à peine moins. Certains universitaires le citent. Quelques documents le signalent. De rares commentaires le désignent comme un pionnier de la pensée écologiste. Or Marsh est une montagne à lui seul. Un monument d’une telle dimension qu’il me donne le tournis. Dans son livre, il dit ce que nul autre au monde n’oserait énoncer. Et ce qu’il dit est d’une certaine manière totalement fou. Nous sommes, je le répète, en 1864, et bien qu’en pleine guerre de Sécession, les États-Unis d’Amérique franchissent toutes les frontières mentales et matérielles. L’industrialisation du monde paraît alors sans aucune limite discernable. On se précipite vers le Pacifique en train. Les Indiens meurent un à un, les bisons millions par millions. Le progrès inéluctable marque les esprits davantage encore que les territoires conquis par l’homme blanc.

C’est l’ivresse. Tout est possible. Tout devient réalité. Les villes poussent comme champignons. Les coolies chinois triment pour le compte de leurs maîtres et meurent sans sépulture. Le monde avance irrésistiblement. Et c’est alors que survient George Perkins Marsh. Il naît en 1801 dans une petite ville du Vermont. Fils de sénateur, la voie est pour lui tracée. Le grec et le latin dès l’âge de cinq ou six ans, la découverte prodigieuse du livre, grâce à un frère plus âgé. Hélas, et l’on frôle la tragédie, du moins pour lui, il ne peut pratiquement plus rien lire entre 7 et 11 ans. La cause en serait une étrange fatigue des yeux, venue de trop longues lectures d’une Encyclopédie paternelle. Hum, je trouve cela curieux, mais impossible d’en savoir plus.

Plus tard, il enseigne, devient avocat, se lance en politique, et il sera ambassadeur des États-Unis en Turquie puis en Italie. Parallèlement, sans cesse, sans la moindre trêve, il étudie. De façon démente et concentrée. D’une manière passionnée, et donc en solitaire. Il apprend quantité de langues – il parlera ainsi, et entre autres, le suédois -, dont peut-être, mais l’histoire ne le dit pas, le langage des sourds-muets. Ce qui me rend Marsh si proche, outre ce que je vais vous dire, c’est le regard qu’il porte sur les humains. À son époque, les sourds-muets sont considérés comme des demeurés. Des imbéciles congénitaux qui ne sauraient rien apprendre. Lui, au contraire, s’intéresse au plus haut point à leur langue, et ne se prive pas de la comparer à la nôtre, à notre désavantage. Il agira pour l’ouverture d’écoles destinées à ces soi-disant crétins. N’est-ce pas beau, n’est-ce pas noble ? En 1840, je crois que si.

Passons au reste. Passons à ce fameux livre, Man and Nature. Très tôt, tout jeune, Marsh aime la nature comme on peut aimer une femme, ou un homme. « The bubbling brook, écrira-t-il, the trees, the flowers, the wild animals were to me persons, not things ». Ce qui veut dire : « Le ruisseau bouillonnant, les arbres, les fleurs, les animaux sauvages étaient pour moi des personnes, non des choses ». Eh George ! mais nous pensons exactement la même chose. Depuis toujours, et à jamais, les rivières et les forêts, le caillou même des pentes, les ciels étoilés, la mer océane sont pour moi des êtres. Vivants. Pleins d’une existence profonde, enchanteresse, mystérieuse. Certaine.

Bon, et la suite ? Encore un mot sur l’enfance, qui fixe tant le destin des hommes. Un événement a marqué les premières années : l’incendie ravageur du mont Tom, qui surplombe le village de sa naissance, Woodstock. La forêt sommitale disparaît, laissant un sol nu. Marsh notera : « The rains of the following autumn carried off much of the remaining soil », ce qui est on ne peut plus logique. Les pluies de l’automne ont évidemment raviné la pente et charrié le sol jusqu’au bas de la colline. Il n’est pas interdit de voir dans cet épisode l’un des points de départ de la géniale entreprise de Marsh.

Quand paraît Man and Nature, en 1864, sa vie est faite. Il a 63 ans, et toute son intelligence est enfin rassemblée. Il écrit un livre grandiose dans lequel, avant tout le monde sur cette terre, il décrit la manière dont l’espèce humaine est en train de changer la face du monde, et de la planète. Nul doute qu’il est le précurseur absolu de ce qu’on nommera plus tard le mouvement écologiste. Il sent, ressent, comprend que l’homme devient une force géologique, un agent capable de modifier la trajectoire de notre si frêle esquif. Il est donc magnifique. Quelques exemples ? Oui, quelques exemples. Citation : « If we compare the present physical condition of the countries of which I am speaking, with the descriptions that ancient historians and geographers have given of their fertility and general capability of ministering to human uses, we shall find that more than one half of their whole extent including the provinces most celebrated for the profusion and variety of their spontaneous and their cultivated products, and for the wealth and social advancement of their inhabitants is either deserted by civilized man and surrendered to hopeless desolation, or at least greatly reduced in both productiveness and population ».

Je résume. De vastes terres, jadis fertiles et profuses selon les historiens et les géographes, ne peuvent plus supporter les activités humaines. Soit elles sont plongées dans une « désolation sans espoir », soit leur productivité est si réduite que la population locale a, elle aussi, été ramenée à la portion congrue. L’Empire romain, dit-il plus loin, devait sa munificence aux produits venus d’Espagne, de Sicile, des bords du Rhin, d’Afrique du Nord, d’Asie mineure. Et son déclin s’explique par un effondrement écologique, ni plus ni moins. Certes, l’expression n’est pas utilisée – c’eût été un anachronisme -, mais l’essentiel est là. On dirait Jared Diamond (auteur d’Effondrement), 150 ans avant lui.

Je ne vais pas continuer, car je n’arrêterais plus. Marsh s’attaque même aux grands travaux des humains, qui les rendent si fiers de leurs destructions. Il parle ainsi du canal de Suez, du drainage du Zuiderzee, des ravages provoqués par l’activité minière. En plein milieu de la ruée vers l’or ! Ce type est un extraterrestre, un personnage de science-fiction,  l’envoyé de Frank Herbert (auteur de l’immortel Dune) dans le passé. Marsh n’existe pas. Où trouverait-on un gars capable d’achever son livre par ces mots : « Nothing small in Nature. It is a legal maxim that “the law concerneth not itself with trifles”; de minimus non curat lex; but in the vocabulary of nature, little and great are terms of comparison only; she knows no trifles, and her laws are as inflexible in dealing with an atom as with a continent or a planet ».

Ma traduction : « Il n’y a rien de petit dans la Nature. Une maxime légale dit que “la loi ne s’intéresse pas elle-même aux menues vétilles”; de minimus non curat lex; mais dans le vocabulaire de la nature, petit et grand ne sont que des éléments de comparaison; elle ne connaît pas les broutilles, et ses lois sont aussi inflexibles quand elles s’appliquent à un atome que lorsqu’elles concernent un continent ou une planète ». Je devrais, par simple admiration, m’en tenir là, et applaudir debout. Du reste, je le fais. Je le fais vraiment. Je me lève de mon bureau, et j’applaudis le Maître disparu.

Mais je ne peux m’empêcher de continuer un peu, car cette lecture me plonge dans des affres métaphysiques. À quoi sert de parler, d’écrire, de dire la vérité si personne n’est décidé à écouter ? J’ai beaucoup pensé, ces derniers jours, à l’immense solitude qu’a pu être la vie d’un George Perkins Marsh, perdu dans un monde qui n’était pas fait pour lui. Comment a-t-il pu supporter de parler dans le vide ? Oui, à quoi sert de savoir ? À quoi sert de parler quand on ne peut pas agir ?

Tout soudain, je me sens dans la peau de Daniel Quinn, le héros d’un des premiers livres du romancier Paul Auster, City of Glass. Dans cette cité de verre qu’est New York, Quinn jongle avec les identités et se perd dans les rues de la ville pour éventuellement trouver un ordre au Labyrinthe qu’est devenu sa vie. À un moment que je trouve follement émouvant, Quinn se poste devant un appartement, dehors, devant, pendant des semaines ou peut-être des mois. Il a passé un contrat pourtant adressé apparemment à un autre que lui-même, et il considère qu’il faut absolument l’honorer. Absolument. Alors il monte la garde devant la maison de Peter Stillman, jour et nuit.

C’est le type même de la mission impossible, car il est seul. Il trouve un moyen de se reposer en ne dormant que trois heures par nuit, et pas d’un seul tenant. Il ne part chercher à manger que vers 2h30 dans la nuit, au moment, statistiquement parlant, où il y a le moins de chances qu’un événement survienne, car la plupart sont au lit. À New York, trouver à manger à cette heure curieuse est depuis longtemps chose possible. J’y ai moi-même connu un lieu ouvert 365 jours par an, et 24 heures chaque jour, dont le propriétaire avait perdu les clés. Il m’avait expliqué à moi, pendant une nuit d’insomnie où j’allais lui acheter des bricoles, que la perte datait d’au moins cinq ans, et qu’il n’avait nul besoin de changer ses serrures.

Me suis-je encore égaré ? Peut-être que non. Je voulais parler de Quinn, car son obsession lui paraît la chose la plus nécessaire au monde, aussi folle qu’elle paraisse au commun. Eh bien, je crois que tel est mon état d’esprit en face de George Perkins Marsh. Sa quête d’explication avait bien un sens, admirable. Mais les yeux et les oreilles du monde étaient tout occupées ailleurs. Est-ce si différent en cette année 2010 ? Ne sommes-nous pas abominablement proches de George Perkins Marsh ? Je le crains.

Buter les blaireaux jusque dans leurs chiottes (*)

Comme l’on sait peut-être, il y a blaireau et blaireau. Ne pas confondre notre prodigieux animal – un assez bon imitateur de l’ours, non ? – et ces innombrables imbéciles, vulgaires et souvent méchants, qui hantent les chemins du paradis. L’argot, que je vénère pourtant, a donné aux sombres connards le nom même du croqueur de lombrics et d’escargots. Bah, il faut bien s’en accommoder. En revanche, rien ne nous oblige à supporter l’arrêté que vient de m’envoyer Joelle, et qui me foudroie sur place. Je résume : le préfet de la Côte d’Or vient de faire un cadeau insupportable aux chasseurs du département. Lesquels ont le droit depuis le 4 mars, et jusqu’au troisième dimanche de septembre, de buter autant de blaireaux qu’ils le pourront dans une vaste zone du département incluant dix cantons, dont Pouilly-en-Auxois.

Quelle est la raison de cet arrêté ? Excellente. Il s’agit de limiter la propagation de la tuberculose bovine, dont les blaireaux seraient les vecteurs. Je ne me suis pas transformé en médecin-chef vétérinaire, pas encore, mais je peux en préambule vous dire une chose simple, m’appuyant sur un savoir reconnu. Ce qui suit est extrait d’un article indiscuté paru dans la revue Epidémiologie et santé animale (50, 127-143) en 2006, sous la signature de quatre spécialistes de l’Afssa et de l’École nationale vétérinaire d’Alfort. Voici : « Le plan de lutte collective contre la tuberculose bovine, véritablement commencée en 1954 après une phase infructueuse de prophylaxie libre et individuelle à partir de 1933, a abouti en 2001 à la reconnaissance de l’état indemne de la France par l’Union européenne : d’un taux d’environ 25 à 30% des élevages infectés au début, notre pays est passé à quelques (petites) dizaines de foyers résiduels aujourd’hui. Le succès est incontestable ».

Il est possible que le préfet de la Côte d’Or dispose d’autres informations, mais ce serait alors le moment de les rendre publiques, car pour les blaireaux – les beaux, les vrais -, le temps est désormais précieux. 2 000 auraient déjà été massacrés dans le cadre de ce qu’il faut bien appeler un plan d’éradication. Laissons de côté, par commodité, le débat sur la tuberculose bovine, que je ne saurais d’ailleurs mener sérieusement. Laissons, et concentrons-nous sur l’arrêté-scélérat. Oui, il y a des lois scélérates et des arrêtés-scélérats. Celui-là restera. Il restera, car sous couvert de prophylaxie, comme si souvent par le passé, il exprime à mes yeux une haine profonde de l’animal. Vous jugerez par vous-même, car j’ai placé l’intégralité de l’arrêté dans la partie Commentaires, où vous pourrez le lire.

Je n’ai pas le temps d’un traité, mais les considérants sont bel et bien de nature fantastique. Son auteur – gloire, gloire ! – ne sait pas très bien ce qu’il doit avancer. Le tout est d’une confusion rare. On ne sait pas si l’on veut parler de dépistage – évoqué pour les sangliers et les cerfs – ou d’abattage, ce qui n’est pas tout à fait la même chose lorsqu’on est un blaireau de la Côte d’Or. On ne donne presque aucun chiffre précis, qui aurait permis d’avoir une idée sur l’éventuelle progression d’une éventuelle épidémie. Exemple : combien de cas de tuberculose bovine depuis 2002 ? Mystère. Exemple : combien de cas de tuberculose découverts dans la faune sauvage depuis 2002 ? Mystère. Malgré l’absence de toute mise en perspective, il apparaît pourtant indispensable de « prévenir la circulation de la tuberculose au sein de la population animale sauvage ». Et l’on termine en beauté par une vulgaire pétition de foi qui ne se peut déduire, logiquement, de ce qui précède : « Pour arriver à prévenir cette circulation, il convient de diminuer les populations de blaireaux ».

Roule ma poule, et prépare mon bazooka. Par un simple assemblage de phrases disjointes, comme le seraient les planches d’un meuble de guingois, une autorité administrative donne ainsi le droit de tuer des êtres vivants par milliers. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais moi, je place très bas la signature d’un haut-fonctionnaire, capable de toutes les contorsions, de toutes les manipulations, même pis. Je préfère ne pas y insister. Quoi qu’il en soit, la fédération de chasse du département est donc à la noce depuis le 4 mars, et pour elle, rien de trop beau. Fromage et dessert. Carnage et fun. Mais voyons ensemble.

D’abord le ton, militaire et glacial : « Des opérations d’élimination de blaireaux sont ordonnées ». Ou encore : « Les animaux prélevés seront placés dans des sacs étiquetés et numérotés ». Ensuite, les armes. En dehors des missiles Exocet, je ne vois guère ce qui serait oublié. On a le droit, outre les barbares techniques de déterrage jusqu’au fond du terrier de la bête, d’utiliser des colliers à arrêtoir – « y compris en gueule de terrier » – que l’on placera dans les coulées où se faufile le blaireau. Les tirs de nuit, « y compris avec des sources lumineuses », sont aimablement offerts pour le même prix. Enfin, la rédaction follement laxiste dans la forme est comme un message subliminal adressé aux tueurs.

On n’est pas obligé de me suivre, mais je juge ce dernier point évident. On entend que les chasseurs tuent en masse, se défoulent et soient heureux de réduire en pâtée d’admirables animaux qui ne demandaient qu’à vivre. Je ne prendrai que deux derniers exemples. Le premier, qui vaut son pesant de cynisme : « Ces opérations devront prioritairement être mises en œuvre à proximité des parcelles où pâturent les bovins des cheptels infectés par la tuberculose bovine et des zones où ont été détectés des sangliers reconnus infectés par l’agent de cette maladie ». Vous remarquerez par vous-même le sens véritable de cette phrase. Pour la frime, on prétend donner une « priorité » à quelques parcelles, mais chacun sait, le rédacteur du texte en premier, que ce ne sera que mise en bouche meurtrière. Quand la lourde colonne des 4X4 et des bedaines sera lancée, elle poursuivra son chemin jusqu’au bout.

D’ailleurs, faut-il continuer d’argumenter ? Lisez avec moi ce laisser-passer, ce laisser-tuer en bonne et due forme : « La déclaration de piégeage en mairie ainsi que le compte rendu annuel des prises ne sont pas nécessaires ». Un seul mot d’ordre, car c’est en effet un ordre : mort au blaireau. On voudrait habiter ailleurs, avec d’autres que ceux-là.

(*) En 1999, Vladimir Poutine déclarait qu’il fallait « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes »