Je ne peux pas attendre. Je ne peux. Bien que n’ayant pas fini – de loin – la biographie consacrée à George Perkins Marsh – Prophet of Conservation, by David Lowenthal, University of Washington Press -, il me faut vous en parler. J’ajoute que j’ai lu pour le moment de solides morceaux de l’œuvre reine de Marsh, qui s’appelle Man and Nature. Le (douteux) miracle du Net a parfois du bon, car on peut charger gratuitement ce livre paru en 1864 (c’est ici). Il est en anglais, je le regrette vivement pour ceux qui ne lisent pas cette langue.
Qui est donc ce Marsh ? D’abord un total inconnu. En France, c’est l’évidence même. Aux États-Unis, sa patrie d’origine, à peine moins. Certains universitaires le citent. Quelques documents le signalent. De rares commentaires le désignent comme un pionnier de la pensée écologiste. Or Marsh est une montagne à lui seul. Un monument d’une telle dimension qu’il me donne le tournis. Dans son livre, il dit ce que nul autre au monde n’oserait énoncer. Et ce qu’il dit est d’une certaine manière totalement fou. Nous sommes, je le répète, en 1864, et bien qu’en pleine guerre de Sécession, les États-Unis d’Amérique franchissent toutes les frontières mentales et matérielles. L’industrialisation du monde paraît alors sans aucune limite discernable. On se précipite vers le Pacifique en train. Les Indiens meurent un à un, les bisons millions par millions. Le progrès inéluctable marque les esprits davantage encore que les territoires conquis par l’homme blanc.
C’est l’ivresse. Tout est possible. Tout devient réalité. Les villes poussent comme champignons. Les coolies chinois triment pour le compte de leurs maîtres et meurent sans sépulture. Le monde avance irrésistiblement. Et c’est alors que survient George Perkins Marsh. Il naît en 1801 dans une petite ville du Vermont. Fils de sénateur, la voie est pour lui tracée. Le grec et le latin dès l’âge de cinq ou six ans, la découverte prodigieuse du livre, grâce à un frère plus âgé. Hélas, et l’on frôle la tragédie, du moins pour lui, il ne peut pratiquement plus rien lire entre 7 et 11 ans. La cause en serait une étrange fatigue des yeux, venue de trop longues lectures d’une Encyclopédie paternelle. Hum, je trouve cela curieux, mais impossible d’en savoir plus.
Plus tard, il enseigne, devient avocat, se lance en politique, et il sera ambassadeur des États-Unis en Turquie puis en Italie. Parallèlement, sans cesse, sans la moindre trêve, il étudie. De façon démente et concentrée. D’une manière passionnée, et donc en solitaire. Il apprend quantité de langues – il parlera ainsi, et entre autres, le suédois -, dont peut-être, mais l’histoire ne le dit pas, le langage des sourds-muets. Ce qui me rend Marsh si proche, outre ce que je vais vous dire, c’est le regard qu’il porte sur les humains. À son époque, les sourds-muets sont considérés comme des demeurés. Des imbéciles congénitaux qui ne sauraient rien apprendre. Lui, au contraire, s’intéresse au plus haut point à leur langue, et ne se prive pas de la comparer à la nôtre, à notre désavantage. Il agira pour l’ouverture d’écoles destinées à ces soi-disant crétins. N’est-ce pas beau, n’est-ce pas noble ? En 1840, je crois que si.
Passons au reste. Passons à ce fameux livre, Man and Nature. Très tôt, tout jeune, Marsh aime la nature comme on peut aimer une femme, ou un homme. « The bubbling brook, écrira-t-il, the trees, the flowers, the wild animals were to me persons, not things ». Ce qui veut dire : « Le ruisseau bouillonnant, les arbres, les fleurs, les animaux sauvages étaient pour moi des personnes, non des choses ». Eh George ! mais nous pensons exactement la même chose. Depuis toujours, et à jamais, les rivières et les forêts, le caillou même des pentes, les ciels étoilés, la mer océane sont pour moi des êtres. Vivants. Pleins d’une existence profonde, enchanteresse, mystérieuse. Certaine.
Bon, et la suite ? Encore un mot sur l’enfance, qui fixe tant le destin des hommes. Un événement a marqué les premières années : l’incendie ravageur du mont Tom, qui surplombe le village de sa naissance, Woodstock. La forêt sommitale disparaît, laissant un sol nu. Marsh notera : « The rains of the following autumn carried off much of the remaining soil », ce qui est on ne peut plus logique. Les pluies de l’automne ont évidemment raviné la pente et charrié le sol jusqu’au bas de la colline. Il n’est pas interdit de voir dans cet épisode l’un des points de départ de la géniale entreprise de Marsh.
Quand paraît Man and Nature, en 1864, sa vie est faite. Il a 63 ans, et toute son intelligence est enfin rassemblée. Il écrit un livre grandiose dans lequel, avant tout le monde sur cette terre, il décrit la manière dont l’espèce humaine est en train de changer la face du monde, et de la planète. Nul doute qu’il est le précurseur absolu de ce qu’on nommera plus tard le mouvement écologiste. Il sent, ressent, comprend que l’homme devient une force géologique, un agent capable de modifier la trajectoire de notre si frêle esquif. Il est donc magnifique. Quelques exemples ? Oui, quelques exemples. Citation : « If we compare the present physical condition of the countries of which I am speaking, with the descriptions that ancient historians and geographers have given of their fertility and general capability of ministering to human uses, we shall find that more than one half of their whole extent including the provinces most celebrated for the profusion and variety of their spontaneous and their cultivated products, and for the wealth and social advancement of their inhabitants is either deserted by civilized man and surrendered to hopeless desolation, or at least greatly reduced in both productiveness and population ».
Je résume. De vastes terres, jadis fertiles et profuses selon les historiens et les géographes, ne peuvent plus supporter les activités humaines. Soit elles sont plongées dans une « désolation sans espoir », soit leur productivité est si réduite que la population locale a, elle aussi, été ramenée à la portion congrue. L’Empire romain, dit-il plus loin, devait sa munificence aux produits venus d’Espagne, de Sicile, des bords du Rhin, d’Afrique du Nord, d’Asie mineure. Et son déclin s’explique par un effondrement écologique, ni plus ni moins. Certes, l’expression n’est pas utilisée – c’eût été un anachronisme -, mais l’essentiel est là. On dirait Jared Diamond (auteur d’Effondrement), 150 ans avant lui.
Je ne vais pas continuer, car je n’arrêterais plus. Marsh s’attaque même aux grands travaux des humains, qui les rendent si fiers de leurs destructions. Il parle ainsi du canal de Suez, du drainage du Zuiderzee, des ravages provoqués par l’activité minière. En plein milieu de la ruée vers l’or ! Ce type est un extraterrestre, un personnage de science-fiction, l’envoyé de Frank Herbert (auteur de l’immortel Dune) dans le passé. Marsh n’existe pas. Où trouverait-on un gars capable d’achever son livre par ces mots : « Nothing small in Nature. It is a legal maxim that “the law concerneth not itself with trifles”; de minimus non curat lex; but in the vocabulary of nature, little and great are terms of comparison only; she knows no trifles, and her laws are as inflexible in dealing with an atom as with a continent or a planet ».
Ma traduction : « Il n’y a rien de petit dans la Nature. Une maxime légale dit que “la loi ne s’intéresse pas elle-même aux menues vétilles”; de minimus non curat lex; mais dans le vocabulaire de la nature, petit et grand ne sont que des éléments de comparaison; elle ne connaît pas les broutilles, et ses lois sont aussi inflexibles quand elles s’appliquent à un atome que lorsqu’elles concernent un continent ou une planète ». Je devrais, par simple admiration, m’en tenir là, et applaudir debout. Du reste, je le fais. Je le fais vraiment. Je me lève de mon bureau, et j’applaudis le Maître disparu.
Mais je ne peux m’empêcher de continuer un peu, car cette lecture me plonge dans des affres métaphysiques. À quoi sert de parler, d’écrire, de dire la vérité si personne n’est décidé à écouter ? J’ai beaucoup pensé, ces derniers jours, à l’immense solitude qu’a pu être la vie d’un George Perkins Marsh, perdu dans un monde qui n’était pas fait pour lui. Comment a-t-il pu supporter de parler dans le vide ? Oui, à quoi sert de savoir ? À quoi sert de parler quand on ne peut pas agir ?
Tout soudain, je me sens dans la peau de Daniel Quinn, le héros d’un des premiers livres du romancier Paul Auster, City of Glass. Dans cette cité de verre qu’est New York, Quinn jongle avec les identités et se perd dans les rues de la ville pour éventuellement trouver un ordre au Labyrinthe qu’est devenu sa vie. À un moment que je trouve follement émouvant, Quinn se poste devant un appartement, dehors, devant, pendant des semaines ou peut-être des mois. Il a passé un contrat pourtant adressé apparemment à un autre que lui-même, et il considère qu’il faut absolument l’honorer. Absolument. Alors il monte la garde devant la maison de Peter Stillman, jour et nuit.
C’est le type même de la mission impossible, car il est seul. Il trouve un moyen de se reposer en ne dormant que trois heures par nuit, et pas d’un seul tenant. Il ne part chercher à manger que vers 2h30 dans la nuit, au moment, statistiquement parlant, où il y a le moins de chances qu’un événement survienne, car la plupart sont au lit. À New York, trouver à manger à cette heure curieuse est depuis longtemps chose possible. J’y ai moi-même connu un lieu ouvert 365 jours par an, et 24 heures chaque jour, dont le propriétaire avait perdu les clés. Il m’avait expliqué à moi, pendant une nuit d’insomnie où j’allais lui acheter des bricoles, que la perte datait d’au moins cinq ans, et qu’il n’avait nul besoin de changer ses serrures.
Me suis-je encore égaré ? Peut-être que non. Je voulais parler de Quinn, car son obsession lui paraît la chose la plus nécessaire au monde, aussi folle qu’elle paraisse au commun. Eh bien, je crois que tel est mon état d’esprit en face de George Perkins Marsh. Sa quête d’explication avait bien un sens, admirable. Mais les yeux et les oreilles du monde étaient tout occupées ailleurs. Est-ce si différent en cette année 2010 ? Ne sommes-nous pas abominablement proches de George Perkins Marsh ? Je le crains.