L’Inde est loin, et tout le monde s’en fout. C’est vrai, mais ce n’est pas une raison suffisante. Car un tel pays de 1,2 milliard d’habitants – environ – est simplement l’une des colonnes vertébrales du monde réel. Avec la Chine, elle forme une colossale paysannerie encore au travail, dont dépend notre avenir, bien davantage que les gesticulations que l’on sait. Qu’elle résiste au rouleau compresseur de la réification, et nous gagnons du temps pour tenter l’impossible, ici. Qu’elle succombe en quelques années, et la marche à l’abîme en sera accélérée. Oui, l’Inde nous importe. Oui, elle devrait.
Peut-être avez-vous vu Avatar, le film de James Cameron. Moi oui, et malgré les critiques entrevues, j’ai adoré l’évocation de ce monde des profondeurs du rêve humain. Les ficelles de la superproduction ne m’ont pas toutes échappé, mais j’ai marché, galopé, sauté de branche en branche, souffrant à chaque avancée de ces foutus humains dans le territoire magique et pourtant si réel des Na’vi. Je dois dire que j’avais dès le départ choisi mon camp. Celui des êtres et du cœur contre l’abject déploiement de la marchandise et du moteur. L’association Survival International, comme beaucoup ont dû l’entendre il y a quelques semaines, a relayé un appel de la tribu indienne des Dongria Kondh à James Cameron (ici). Les Dongria vivent dans des collines perdues de l’État d’Orissa, et connaissent en réalité le sort des Na’vi. Une compagnie minière entend détruire méthodiquement leur montagne sacrée pour en extraire du bauxite. Son propriétaire, Indien, s’appelle Anil Agarwal. Un milliardaire.
Figurez-vous que j’ai connu un Anil Agarwal, moi qui vous écris. D’où mon coup au cœur quand j’ai vu ce nom associé au communiqué de Survival. Anil avait créé à New Delhi une association écologiste appelée Centre for Science and Environment (CSE, ici), éditrice d’un bimensuel, Down to Earth. Cet Anil-là, mort en 2002, n’a bien entendu rien à voir, hors le nom, avec l’abominable salaud qui veut dévaster la terre des Dongria. Oui, mais voyez comme les choses se passent : je reçois régulièrement le sommaire du bulletin du CSE, et le dernier contient un éditorial de Sunita Narain, qui a pris la succession d’Anil Agarwal, le seul ou plutôt le vrai.
Titre de l’édito : « Bullets are not the answer to development ». C’est-à-dire : « Les balles ne sont pas une réponse au développement ». Je précise tout de suite, pour ne plus y revenir, que je ne partage pas les espoirs du CSE dans un développement qui ne ruinerait pas l’Inde à jamais. Sarain et ses amis défendent le point de vue d’un développement soutenable écologiquement, et pour une fois, je n’écris pas cette expression pour me moquer. Ils y croient. Pas moi. Telle n’est pas la question. Dans son édito, Sarain revient sur un événement récent. Début avril, les maoïstes indiens ont tué au cours d’une embuscade 75 policiers (ici, en français). C’est le bilan le plus lourd jamais enregistré dans les affrontements entre Naxalites – maoïstes – d’un côté et pouvoir central (ici).
Revenons à l’édito de Sarain. Elle y rappelle un épisode vieux de quelques années. Venue présenter en province un rapport sur l’industrie minière, elle dut affronter sur place un gouverneur et des petites frappes qui la traitèrent, elle et ses amis, de complices des maoïstes, d’ennemis de l’État et du développement. En clair, comme elle le dit d’ailleurs, « With us or against us ». Avec nous ou contre nous. Un slogan digne de George W.Bush, comme elle l’ajoute aussitôt. Le reste est désespérant. Car il est clair, car il semble inéluctable que la machine en marche ne saurait s’arrêter devant les droits des peuples ruraux et des tribus autochtones de l’Inde profonde. « Les minerais que nous utilisons, dit Sarain, viennent de leurs terres; l’électricité qui éclaire nos maisons est produite là-bas. Mais les gens qui y vivent n’ont eux pas d’électricité. Ils devraient posséder les minerais ou les forêts. Ils devraient profiter du développement. Ils ne tirent pourtant aucun bénéfice de ressources naturelles qui sont seulement extraites chez eux. Les terres leur sont arrachées, leurs forêts rasées, leur eau polluée, leurs foyers détruits. Le développement les rend plus pauvres qu’ils n’étaient ».
Que faire après un tel constat ? Sarain suggère que soient rendues aux communautés locales des droits qu’elles n’auraient jamais dû perdre. Que ces peuples de la campagne, des forêts, des collines puissent exercer un droit de veto sur les projets d’aménagement les concernant. Et, bien sûr, j’applaudis. Je suis d’accord. Bien entendu. Simplement, il me vient aussitôt comme un doute, abominable. Les propos de Sarain, aussi justes soient-ils, ne sont-ils pas pure billevesée ? Qui fera lâcher le monstre de New Dehli, qui prend ses ordres auprès des transnationales ? Qui fera reculer une corruption qui explose après avoir été tant bien que mal contenue (ici) ? Qui empêchera le patron indien de l’empire Tata de fourguer ses criminelles voitures Nano à 1500 euros, dans ce pays qui martyrise ses peuples lointains ?
Je le reconnais, cet article n’a rien de guilleret. Mais l’Inde prépare les guerres de demain. Un État aussi perdu dans ses chimères que celui-là a toutes chances d’être tenté par la fuite en avant. Contre le Pakistan voisin, bombe nucléaire en main. Contre ses 600 000 villages de l’intérieur, et ce chiffon rouge agité par les Naxalites. Je n’ai pas de réponse à mon angoisse, et je suis désolé de vous la faire partager. C’est qu’elle est grande. Bien que n’ayant pas l’once d’une sympathie pour l’idéologie stalinienne des maoïstes, je dois confesser que je comprends sans difficulté ceux qui prennent les armes aujourd’hui en Inde. Ce n’est pas la solution. Ce n’est pas une solution. Mais pour l’heure, il n’y en a pas. Et la destruction est là.
En novembre 1972, Fournier lançait le mensuel La Gueule Ouverte, avec comme sous-titre : Le journal qui annonce la fin du monde. Il lui restait mois de quatre mois à vivre. Il mourrait en février 1973, à l’âge ridicule de 35 ans, laissant derrière son épouse et ses trois enfants. Dans son édito du numéro 1 de La Gueule Ouverte, Fournier écrit comme on parle, comme on crache, comme on dégueule. C’est Fournier. C’est inimitable. Deux citations. La première est en deux parties : « Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technologique incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vie supérieures qui s’étaient jusqu’alors accommodées de sa présence(…) Au mois de mai 68, on a cru un instant que les gens allaient devenir intelligents, se mettre à poser des questions, cesser d’avoir honte de leur singularité, cesser de s’en remettre aux spécialistes pour penser à leur place. Et puis la Révolution, renonçant à devenir une Renaissance, est retombée dans l’ornière classique des vieux slogans, s’est faite, sous prétexte d’efficacité, aussi intolérante et bornée que ses adversaires, c’est aux Chinois de donner l’exemple, moi j’achète l’évangile selon Mao et je suis ».