Retour difficile autant qu’incertain

J’ai arrêté d’écrire ici depuis la dernière semaine de janvier, pour réfléchir. Après un peu plus de deux ans, j’avais en effet rassemblé autour de 500 articles, dont la quasi totalité consacrés à la crise écologique. Ai-je réfléchi ? Moins que je n’aurais pensé, je me dois de le reconnaître. En retour, j’ai reçu un grand nombre de lettres électroniques – autour de 250 – qui m’ont, je le crois bien, toutes réjoui. Presque toutes. Outre qu’elles ne lésinaient pas sur l’éloge, elles m’ont paru – sans rapport de cause à effet, je l’espère – le plus souvent vives, intelligentes, rassérénantes. Fût-elle on ne peut plus minoritaire, il existe donc bel et bien une opinion lucide, qui cherche davantage de lumière.

Je voudrais dire à tous ceux qui m’ont écrit que je les remercie, plus qu’ils ne l’imaginent probablement. J’ai lu, ligne à ligne, tout ce qui m’a été adressé, et certains n’ont pas rechigné devant la longueur de la page. Je vous remercie donc, même si, en réalité, je n’ai répondu à personne. Le faisant, je n’aurais pas mené cette cure de silence au terme que j’avais choisi au départ. J’espère que vous le comprendrez, et que vous ne m’en voudrez pas. Quant aux autres, je ne les oublie pas, évidemment. Les milliers de visites sur Planète sans visa ont un sens, même si on peut bien entendu se demander lequel.

Il est certain, et cela ne me gêne en rien, que beaucoup de visiteurs ne partagent pas ma vision des événements. Cela ne me surprend pas davantage. Avant de vous dire ce que je compte faire, je me dois de rappeler en quelques mots mon sentiment profond. Je pense que notre époque est tragique. Et que les hommes n’aiment pas ceux qui leur rappellent que leur histoire l’est très généralement. Je crois que je parviens à irriter jusqu’à une partie de ceux qui ont la patience de me suivre dans mes méandres et circonvolutions. Les générations qui se sont succédé depuis l’après-guerre ont simplement oublié l’extrême violence des relations entre humains. Beaucoup, parmi nous, croient banalement que ce qui a été sera. Et que la paix succèdera à la paix. Hélas, ils se trompent.

Je vois, comme d’autres, qu’une guerre a déjà éclaté. Comme nous sommes loin du terrain, nous feignons encore de ne rien voir. Mais elle est. Guerre contre ces humains, traités comme des untermenschen, à qui nous refusons le pain et les soins sans lesquels ils mourront. Guerre contre les animaux, les végétaux, le vivant, sans lesquels, pourtant, aucune civilisation humaine n’aurait pu naître et se maintenir. Guerre aussi, enfin, et qui englobe le tout, contre la nature, ses écosystèmes, les équilibres les plus essentiels de cette planète.

Cette guerre de tous contre tous ne peut mener qu’au désastre, déjà en place dans tant de lieux de notre monde malade. Malheureusement, la conscience ne suit pas ce mouvement implacable. L’esprit s’accroche, par ses ruses coutumières, à d’innombrables chimères. Prenons un exemple parfaitement dérisoire, pour la clarté de mon propos. Dérisoire, car réellement, cela ne compte pas. Ces jours-ci, d’estimables « écologistes » passent leur temps à des élections régionales qui succèdent à des élections européennes qui succèdent à des élections municipales qui succèdent, etc.

Il faudrait être d’une grande balourdise ou d’une totale mauvaise foi pour prétendre que cela garde un intérêt. Ou bien croire au Père Noël, ce qui n’est pas encore un crime, certes. Car enfin, de deux choses l’une. Ou bien nous avons 300 ans devant nous, et chacun peut en effet passer son temps à siroter son verre de rhum sur la plage. Ou bien, comme tous ces braves gens d’ailleurs, ainsi que quantité de critiques du monde – j’en suis – l’affirment, la crise écologique majeure est là. Et en ce cas, gâcher une parcelle d’énergie pour obtenir un poste ridicule, qui n’aura aucun effet, est pis qu’une faute.

Ce que je prétends, c’est qu’il faut rompre, sans esprit de retour. Ce que je pressens, c’est qu’il faut brûler ses vaisseaux derrière soi, parce que nous ne pourrons de toute façon pas faire machine arrière. Cela implique un effort presque insoutenable d’arrachement aux oripeaux des vieilles croyances, notamment politiques. Cela commande d’admettre l’évidence que tout accommodement avec les anciennes formes, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, en passant par les Verts, est une erreur de fond.

Notre époque a besoin d’actes fondateurs. Et par conséquent d’acteurs nouveaux. Capables de prendre des risques pour leurs idées. Capables de souffrir. De perdre. D’aller en prison. De mourir peut-être. Le reste n’est que vaine littérature. Les naïfs – je suis désolé de froisser cette noble confrérie – croient encore qu’il suffirait de convaincre les « méchants », de montrer qu’il existe des chemins vertueux par lesquels les hommes renoueraient avec l’équilibre fondamental de la vie. Pendant le temps de leurs interminables péroraisons, la machine industrielle mondiale aura continué d’avancer, vidant les océans, détruisant le climat, brûlant les forêts, affamant peuples et bêtes. Je pense à l’instant à cette image du film Princesse Mononoke, de Hayao Miyazaki. On y voit le grand sanglier Okkotonushi mener, tête baissée, une charge démentielle à la tête d’un innombrable troupeau, arrachant tout sur son passage. Nous y sommes, je crois. Le monde entier est piétiné, des plaines aux montagnes, des déserts jusqu’aux pôles.

La rupture est une condition nécessaire, mais nullement suffisante, nous le savons tous. Avec elle, peut-être trouverons-nous une voie escarpée qui entrouvrirait un passage pour l’heure invisible. Mais sans elle, aucun espoir n’est plus permis. Nous accompagnerons la destruction, comme le fait le mouvement officiel de protection de la nature, et lorsque les choses deviendront plus rudes et raides, quand les gueux seront aux portes, nous réclamerons comme le voisin de palier l’intervention des drones et des commandos armés spécialisés. J’espère que je ne verrai pas cette infamie d’un peuple gavé réclamant qu’on tire sur ceux qui n’ont rien d’autre que leur ventre creux. Au reste, le feu des mitrailleuses ne nous accorderait que quelques années de répit, mais pour certains, c’est bien suffisant. Nul n’est immortel, n’est-ce pas ?

La rupture peut-elle venir de ce continent exténué qu’est devenu l’Europe ? Il me semble que nous sommes bien trop gras. Bien trop occupés à choisir notre nouvelle bagnole rutilante, notre télévision à écran plasma, à nous battre au pied des remonte-pentes. À des niveaux certes très différents, nous avons tous beaucoup à perdre dans l’aventure intellectuelle et morale extrême dont je rêve. Peut-être cette rupture est-elle de toute façon impossible dans le temps qui nous est désormais imparti. Nous verrons, je ne me prends pas pour un devin. Seulement, de grâce, qu’on ne fasse pas semblant de croire que des élections ou un Grenelle de l’Environnement ou une Année internationale de la biodiversité – 2010, mais oui – seraient un début de réponse à la crise de la vie sur Terre. Car ce n’est que  billevesée. Ou plutôt, bullshit.

Quant à moi, n’étant ni gourou, ni directeur de conscience, je doute. Je ne sais pas quel (minuscule) rôle pourrait continuer à jouer Planète sans visa. Je n’écris pas cela pour qu’on m’inonde de fleurs. Je l’écris parce que je le pense. Je ne sais pas. J’ai pu démontrer, je crois, que l’on peut regarder d’une autre façon les mêmes choses. Je pense avoir prouvé qu’il existait une information, essentielle, qui jamais ne parvient aux lecteurs de journaux. Et au passage, j’ai pris bien du plaisir à écrire, écrire, écrire encore, jour après jour.

Je ne crois pas devoir arrêter ce rendez-vous, même si j’en ai la forte tentation. Reposer son âme est une dimension essentielle de la vie, et je ne risque pas de l’oublier. Alterner des moments de concentration et des plages entières de distraction et de dissipation reste et restera chez moi une nécessité première. Bien que sachant cette évidence, je vais continuer encore, même si je ne connais pas à l’avance le rythme qui sera le mien. Il sera ce qu’il sera. Même si je sais et sens que Planète sans visa peut disparaître et disparaîtra tôt ou tard, je vais donc poursuivre. N’oubliez pas, je vous prie, n’oubliez pas un instant qui nous sommes. Rien qu’un peu de poudre étoilée. « Un hombre sólo, una mujer, así tomados de uno en uno, son como polvo, no son nada ». Il s’agit d’un texte de José Agustín Goytisolo, mort le 20 mars 1999 à Barcelone. Il dit que les hommes et les femmes, pris un à un, ne sont rien d’autre que de la poudre. Qu’ils ne sont rien. Il faut donc assembler. Il faudra bien nous rassembler.

Avant toute explication supplémentaire

J’avais annoncé en janvier que je comptais réfléchir au futur conditionnel de Planète sans visa avant de vous donner quelques nouvelles le 1er mars. Eh bien, je le ferai demain, et non pas aujourd’hui. Car aujourd’hui, je voudrais vous dire deux mots qui me paraissent préalables. Je sais qu’ils ennuieront plus d’un lecteur, qui se moquent bien de la question que je vais évoquer. Mais je n’y peux rien.

Comme on sait, la droite commande ce pays. Comme on sait, la gauche social-démocrate entend la remplacer demain. Comme on devrait savoir, il n’y aura jamais aucun espoir à attendre de ce côté-ci de ce qu’on appelle l’échiquier. Ni de l’autre. Ni d’aucun. Bon, je dois me montrer un poil plus précis. Je le ferai en sept points, qu’on pourra juger indépendamment les uns des autres. Pour moi, ils forment une cohérence. Ils donnent un sens évident à l’époque dans laquelle nous sommes tous fourvoyés. Mais jugez.

1/En décembre 2009, dans son numéro 2352, Le Nouvel Observateur publie au moins deux textes exceptionnels. Dans le premier, l’éditorialiste Jacques Julliard s’en prend avec une rage contenue mais essentielle à l’écologie (lire ici). Il invente pour cela des ennemis imaginaires – la deep ecology chère à son ami de comptoir Luc Ferry -, se vautre lui aussi dans de honteux rapprochements entre nazisme et protection de la nature, mais dans le même temps, glisse des choses vraies. Oui, il est bien certain que l’écologie est contradictoire avec l’idéologie du progrès dont Julliard et ses amis « de gauche » ne voient pas qu’elle nous conduit droit au gouffre. Julliard est indigne, mais lucide.

L’autre texte du même numéro est plus risible que détestable. Mais il vaut. Signé par Olivier Pérétié, qui réalise pour ce bel hebdomadaire les essais automobiles des modèles à 30 000 euros, il s’attaque à la célèbre église de « Sciencécologie ». On est prié de trouver cela très fun (lire ici). Cette excellente personne ne croit pas à la « doctrine » du réchauffement climatique, qui n’est jamais qu’une « hypothèse ». Et, par Dieu, il faudra bien qu’elle le reste, de gré ou de force. Car comment M. Pérétié ferait-il pour continuer d’allécher les futurs acheteurs de grosses cylindrées ? Pour lui, la cause est entendue : le Giec est la Curie d’une nouvelle congrégation religieuse.

2/Dans un livre dont je vous ai déjà parlé (lire ici), Lionel Jospin, qui eût pu être notre président de la République, balade ses interlocuteurs en n’expliquant rien à propos de vingt ans de liens directs avec l’un des mouvements les plus mystérieux de l’après-guerre, longtemps appelé Organisation communiste internationaliste (OCI), sans doute par antiphrase. Et comme tout passe, tout passe. Ce qu’il a été réellement, ce qu’il a fait vraiment, nous ne le saurons jamais. L’un des chefs occultes de l’OCI, Alexandre Hébert, qui se faisait passer pour anarchiste, vient de mourir. Il avait pris comme aide de camp, depuis une vingtaine d’années, un responsable du Front National, Joël Bonnemaison. Lequel, se mariant, avait choisi comme témoins Le Pen d’un côté et Hébert de l’autre.

3/ Ministre de cet excellent Jospin jusqu’en 2002, ancien membre de l’OCI comme lui, adhérent du parti socialiste pendant 31 ans – une courte paille -, Jean-Luc Mélenchon a finalement créé un nouveau parti. Le Parti de Gauche. Qui se veut aussi, en plus de tout le reste, écologiste. C’est infiniment crédible. C’est comme si c’était fait. Il suffit de se mettre à prier. Alleluia, mes frères, un Messie républicain nous est né. On peut abandonner une défroque vieille de plus de quarante ans – le productivisme, l’absolu mépris pour la nature – et se métamorphoser en une nuit. Comme c’est beau, la vie !

4/Claude Allègre, que l’on ne présente plus ici, a connu Jospin il y a cinquante ans, et il a été son ministre, chéri entre tous. Il publie ces jours-ci un livre appelé L’Imposture climatique (Plon). Je ne l’ai pas encore parcouru, et ne sais si je le ferai, car j’ai déjà tant lu de ce monsieur qu’il me semble le bien connaître. Deux journalistes que je respecte, Sylvestre Huet, de Libération, et Stéphane Foucart, du Monde, lui taillent un costard XXXL. Allègre a inventé des noms, des études, et confond par exemple Georgia Tech, diminutif de Georgia Institute of Technology, avec le nom d’une personne, qu’il cite à l’appui de ses thèses. Il fut le principal conseiller de Jospin, alors Premier ministre de la France, dans le décisif dossier du climat.

5/Vincent Peillon, responsable national socialiste, pose au philosophe et aime à citer les classiques, y compris ceux du mouvement ouvrier français. Il se veut noble autant qu’irréprochable. Il se rêve calife à la place de la dame que vous savez, et probablement davantage encore quand il se rase. Et il se rase chaque jour. Peillon est un moraliste intransigeant, mais quand il faut aborder le cas Frêche, l’homme qui traite les harkis de sous-hommes dans une ville – Montpellier – où la canaille fasciste est puissante, il déclare : « C’est un humaniste. C’est un professeur de droit romain. Frêche n’est ni raciste ni antisémite ». Aucun rapport avec le poids des réseaux Frêche dans le courant même de Peillon, nommé, je n’invente rien : « L’espoir à gauche ». Car les fédérations « socialistes » et néanmoins « frêchistes » du Languedoc-Roussillon votent Peillon au moindre coup de sifflet. Comme c’est aimable.

5/Bernard-Henri Lévy doit une bonne part de sa fortune à la déforestation de l’Afrique de l’Ouest après-guerre. Son père André a en effet longtemps dirigé la Becob, une entreprise forestière qui a changé radicalement le visage de pays entiers, dont la Côte d’Ivoire. Mais chut ! car il est de gauche. Je répète : de gauche. On le sait, dans un accès de drôlerie formidable, Bernard-Henri a publié un livre, « De la guerre en philosophie » (Grasset), où il cite un auteur inventé par le journaliste Frédéric Pagès, Jean-Baptiste Botul, le prenant pour un notable philosophe. Et pas à propos d’un détail, certes non ! Pour régler son compte, vite fait bien fait, à un certain Emmanuel Kant. Lequel serait un « fou furieux de la pensée », comme l’a excellemment démontré Botul l’imaginaire dans une série de conférences qui n’ont jamais eu lieu.

6/Bien entendu, le grand penseur de gauche Bernard-Henri Lévy ne pouvait rester seul face à la mitraille toute relative qu’a pu déclencher sa fantaisie. Jean Daniel, l’un des fondateurs du Nouvel Observateur, où il continue d’écrire à près de 90 ans, et beaucoup – encore bravo -, s’est immédiatement proposé comme témoin de moralité (lire ici). Mais comment dire ? Son argumentation rend un son un peu étrange. Voici : « J’ai depuis longtemps un faible pour ce glorieux cadet qui se rêve à la fois l’héritier de Malraux, de Levinas et de Brummell, et assume avec une élégance provocatrice son dandysme philosophique. Il risque sa vie sur tous les fronts humanitaires, mais prend hélas des risques encore plus grands du fait d’une trop imposante stratégie de surexposition médiatique.

» J’ai un jour été très bassement attaqué pour mon œuvre. Bernard-Henri Lévy a aussitôt pris ma défense, et d’une façon fidèle, radicale et spectaculaire. Je veux lui dire que je ne l’oublierai jamais et que si mes sombres prévisions se sont réalisées, j’en ai pour lui de la peine ».

Sauf très grave erreur d’interprétation, il me semble bien que Jean Daniel défend Bernard-Henri pour la raison que l’autre en a déjà fait autant. Ne me dites pas que l’on appelle cela un renvoi d’ascenseur, cela gâcherait ma journée.

7/Enfin, the last but not the least,  Ségolène Royal, qui eût pu, elle aussi, être présidente de la République, vole au secours du pauvre Bernard-Henri, injustement calomnié. Vous vous souviendrez avec moi que la candidate socialiste aux présidentielles de 2007 avait fait du grand philosophe son conseiller personnel, et qu’en retour, celui-ci la portait aux nues, jusqu’au ridicule achevé. Ou peut-être l’avez-vous oublié ? C’est sans grande importance. Madame Royal a publié une tribune dans le journal le Monde (lire ici) qui commence par ces mots fatidiques : « Je lis ce qui s’écrit, tous ces jours-ci, sur Bernard-Henri Lévy. J’observe l’incroyable chasse à l’homme déclenchée contre lui pour une obscure histoire d’auteur sous pseudonyme qui l’aurait prétendument piégé ».

Il est assez rare d’énoncer autant de choses fausses en aussi peu de mots, et je crois devoir saluer cet exploit. Chasse à l’homme ? L’essentiel de la presse se tait ou soutient le martyr. Obscure histoire ? Elle est limpide de bout en bout. Mais si gênante, qu’elle doit, par obligation supérieure, devenir incompréhensible. Auteur sous pseudonyme ? Mais non, madame. Auteur imaginaire, imaginé, fictif, inventé de toutes pièces sans même la volonté de nuire. Prétendument piégé ? Mais si, madame. Piégé. Votre bel ami a bel et bien été piégé, et par lui-même, et par lui seul. Il aura apporté une nouvelle fois la preuve, qui indiffère hélas, qu’il ne lit pas, et ne sait pas grand chose. Ajoutons que madame Royal utilise un argument jumeau de celui de Jean Daniel. Citation de la dame : « J’ai retrouvé la passion et la voix de l’un de ceux qui m’ont soutenue jusqu’au bout, et au-delà, sans jamais douter ni se lasser ». Ce qu’on pourrait décrire, ce me semble, comme une forme hypertrophiée d’égotisme.

Revenons-en au héros une seconde. Déjà confondu en 1979 par ces véritables intellectuels que furent Pierre Vidal-Naquet et Cornelius Castoriadis, ridiculisé comme il arrive rarement par le grand Simon Leys dans ses Essais sur la Chine Dans son aimable insignifiance, l’essai de M. Levy semble confirmer l’observation d’Henri Michaux : les philosophes d’une nation de garçons-coiffeurs sont plus profondément garçons-coiffeurs que philosophes »), Bernard-Henri reçoit en tout cas, et à juste titre, les excellents soutiens qu’il mérite.

Je sais et j’assume. J’ai été long, j’ai perdu en route les trois quarts des lecteurs du départ, et le pire est que je m’en moque, car c’était inévitable. Le Net est cet instrument qui, sous nos yeux, bouleverse le rapport qu’une partie de la population entretenait avec l’acte majeur de lire, relire, et réfléchir tranquillement. Sur le Net, cette pesante activité est sur le point de disparaître totalement. Il faut, il faudrait, il faudra peut-être – mais alors, je n’en serai pas -, faire court, résumer, ne pas dépasser quelques centaines de signes. Twitter, si je ne m’abuse, en est à 140, record à battre. Ce monde-là m’intéresse si peu que je ne parviens même pas à souhaiter sa mort. Si, tout de même. Comme dans le roman Ravage, de Barjavel, j’aimerais bien voir s’effondrer ce château de cartes biseautées. Et qui sait ?

J’ai voulu montrer ici, et cela n’a pas été trop difficile, qu’il n’y a strictement rien à attendre de la politique en place. J’ai parlé des socialistes parce qu’ils sont candidats à tout. Mais j’ai plus d’une fois abusé de votre patience à propos des staliniens, du NPA ou des Verts. Du point de vue qui est le mien, tous se valent. Aucun courant n’incarne si peu que ce soit l’avenir, en tout cas un avenir humain possible, qui passerait par la restauration des écosystèmes de la planète et la proclamation universelle des devoirs de l’homme envers le vivant et les autres que lui-même. Au sein d’une humanité d’où la faim aurait disparu, ce qui est tout de même le point de départ moral de tout renouveau. Nous en sommes loin ? Oui, si loin que l’illusion est notre pire adversaire. Pour commencer, pour commencer vraiment, pour commencer seulement, il faut rompre. Mais qui le veut ? À demain, pour une autre explication concernant Planète sans visa.

Inventaire (bis)

Je me permets d’ajouter un mot complétant le précédent. J’ai reçu à l’adresse nicolino.fabrice1@orange.fr un joli nombre d’avis et de commentaires concernant Planète sans visa et j’en remercie tous les auteurs, cela va de soi. Mais je crains de ne pas avoir été assez explicite avec vous. Quoi que vous ayez à dire, cela me sera infiniment précieux, et m’aidera à décider de la suite à donner à ce rendez-vous.

En clair, ne vous retenez pas. Dites-moi simplement et sans détour ce qui vous passe par la tête au moment où vous écrirez ces quelques mots. Pour une fois, le lecteur, c’est moi. Et ceux qui écrivent, vous. Et j’aime lire, moi.

Comme promis, au 1er mars, au plus tard.

Fabrice Nicolino

Fermé pour cause d’inventaire

Je fais une pause d’au moins un mois. Planète sans visa s’arrête pour un moment, ce qui va me permettre de souffler et de réfléchir calmement. Depuis septembre 2007, j’ai écrit plus de 500 articles ici, ce qui est énorme. J’ai consacré avec plaisir un temps pourtant compté à ce rendez-vous presque quotidien avec vous. Simplement, il me faut me demander : et puis ?

Je ne fais pas de crise, je ne me plains de rien, je me félicite au contraire d’avoir eu l’idée de créer ce lieu. Peut-être continuerai-je. Peut-être arrêterai-je. Peut-être changerai-je la forme de cet espace. On verra bien. En attendant, je vous laisse une adresse où vous pourrez m’envoyer idées et commentaires. Je lirai tout, mais je vous préviens que je ne répondrai pas nécessairement. Ce sera au cas par cas. Soyez bien certains que j’ai grand besoin, de toute façon, de savoir ce que vous pensez de Planète sans visa. Je préfère les compliments aux coups de bâton, mais j’accepte volontiers les deux. N’hésitez donc pas, car à la vérité vraie, je compte sur vos messages. En abondance.

Au plus tard le 1er mars, peut-être un peu avant, je reviendrai vous dire ce que j’entends faire. En attendant, portez-vous bien.

Mon adresse : nicolino.fabrice1@orange.fr

Fabrice Nicolino

Quand monsieur Hubert Védrine me jette aux oubliettes

Chez ces gens-là, les manants restent à leur place. Je le savais, je le sais, je serai enterré avec cette évidence dans un coin de ma tête. Mais quand même. Vers la fin de 2006, alors que je faisais de longs entretiens, chaque mois, dans le magazine Terre Sauvage, j’ai décidé de rencontrer Hubert Védrine, ancien conseiller de François Mitterrand, ancien ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin. Je l’ai fait pour la raison qu’en 2004, j’avais lu une tribune de lui désignant l’écologie comme la « question centrale ». Mazette, centrale ! Cet homme semblait tache dans l’univers politicien que nous connaissons tous.

Je n’avais pourtant pas la moindre illusion. Védrine avait compris une chose plutôt évidente : qui veut continuer à faire de la politique est obligé de se positionner par rapport à la crise écologique. Voyez le cas Sarkozy et son Barnum personnel appelé Grenelle de l’Environnement. Bref, fin 2006, après des préparatifs de rendez-vous complexes, je sonnai à la porte de ses bureaux de la rue Jean Goujon, dans les beaux quartiers parisiens. Je m’autorise dès maintenant à vous rassurer sur les fins de mois de monsieur Védrine. L’espace et la lumière, l’épaisseur et la qualité des moquettes, la joliesse des moulures et des boiseries me permettent de penser que cet homme ne connaît pas de trop près la crise.

Je mentirais comme un arracheur de dents si j’écrivais que Védrine m’a impressionné. Oh non ! Je suis d’un monde qu’il ignore, mais dans lequel les puissants ne seront jamais les maîtres. Cet homme manifeste en tout cas un dédain confondant, qui se trahit par le ton de la voix, le geste de la main, le mouvement de l’œil. On jurerait Mitterrand, qu’il imite sans que personne n’ait semble-t-il pensé à le lui faire remarquer. Cette froideur m’était-elle destinée ? Je ne crois pas. Je suppose que Védrine traite les hommes en deux catégories : ceux qui comptent, et les autres. Moi, autant l’avouer, j’étais sans aucun doute les autres. Mais il est certain qu’il considère les Importants d’une manière différente, car il ne recevrait autrement que des pierres. Ce qui, pour un diplomate de carrière, ne serait pas de la dernière efficacité.

En tout cas, une heure de rencontre, peut-être un peu plus. Je mentirais derechef en vous disant que l’entretien était sans intérêt. Certes, Védrine s’attribuait, c’est humain, des dons de prescience rétrospectifs. Lui qui avait été secrétaire général de l’Élysée entre 1988 et 1991, prétendait avoir compris dès cette époque l’importance cruciale de la question climatique. On n’est pas tenu d’y croire. Car si l’on y croyait, on serait aussitôt contraint de faire un lourd procès, lui aussi rétrospectif, à Védrine Hubert, qui n’a strictement rien fait en ce domaine quand il en avait le pouvoir. Donc, un entretien, mêlant de vraies préoccupations à de consternantes banalités, approximations et même erreurs de taille. Sur les rythmes de la crise écologique, sur la gravité du dérèglement climatique, sur René Dumont, sur la croissance, sur le nucléaire, etc. Mais je ne m’attendais pas à autre chose.

De retour chez moi, je commence alors un gros travail technique et professionnel qui consiste à transformer un échange de paroles en un texte écrit. Il faut d’abord « décrypter » l’enregistrement, de manière à obtenir un texte brut, puis de le réduire considérablement, en le réorganisant de fond en comble. Faute de quoi, c’est illisible. Védrine ne manque pas de clarté d’élocution comparé à tant d’autres, mais il demeure que son propos ne pouvait être publié ainsi. J’ai donc écrit, oui écrit, non seulement les questions, mais aussi les réponses. En totalité. Certes, à partir du verbatim, mais en améliorant grandement le tout, qui reste à la disposition des Archives nationales (je plaisante).

J’envoie ensuite le projet d’entretien pour validation. Je n’ai jamais fait cela que dans quelques cas, notamment ces entretiens au long cours par lesquels des personnalités s’expriment. Je pense qu’elles ont le droit moral de vérifier que leur pensée n’est pas estropiée. En tout cas, le texte me revient, avec quelques modifications mineures. Et un ajout, sous la forme d’un appel de notes, que voici : « (1) Michèle Froment-Védrine est médecin et directrice générale de l’AFSSET (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail). L’AFFSSET a accueilli à Paris en septembre 2006, 1600 spécialistes mondiaux de l’évaluation ds pollutions et des nuisances venus de 61 pays ». Il n’y a pas de suspense : Madame est l’épouse de monsieur, qui aura voulu lui rendre un petit hommage. Rien que de très naturel. Je signale au passage que, vraisemblablement, la relative ouverture de Védrine aux questions d’écologie a été favorisée par ce lien familial précieux.

Mais en 2006, je me retrouvai soudain face à un sérieux hic. Deux, en réalité. D’abord un petit : il fallait raboter le texte de Védrine, de façon qu’il puisse entrer dans l’espace imparti à l’entretien. En clair, couper. Le second hic était plus fâcheux. Fin 2006, je mettais en effet la dernière main au livre écrit avec mon ami François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard). Et dans le cadre de ce travail, j’avais eu à connaître des détails de la réunion des 1600 spécialistes mondiaux évoquée dans l’appel de notes supplémentaire de Védrine. Ce qui donne dans le livre ceci, page 282, après une longue explication : « Soyons sérieux : l’AFSSET, agence publique de santé environnementale étrillée par l’administration interne, organise des congrès “scientifiques” de conserve avec le lobby américain de la chimie. En compagnie de professionnels qui défendent des intérêts commerciaux. Dont acte, comme on dit parfois quand on ne sait plus quoi dire. Dans une nation mieux éduquée, davantage tournée vers la règle stricte et la défense intransigeante du bien public, de telles informations emporteraient fatalement la direction actuelle de l’AFSSET. Que cette dernière se rassure : nous sommes bien certains qu’elle sortira indemne de ces menus désagréments ».

Vous imaginez peut-être la tête de madame Froment-Védrine, directrice du machin, à la lecture de ces mots au printemps 2007, date de sortie du livre. Entre-temps, l’entretien avec son époux était paru dans Terre Sauvage, auquel j’avais, entre autres, retranché toute mention du fameux raout scientifique. Car tout de même. Bien entendu, jamais Hubert Védrine n’a jugé bon de seulement me faire envoyer trois mots par sa secrétaire. Pour me remercier, qui sait ? Mon travail était pourtant, compte tenu du matériau de départ, une réussite. En la circonstance, nul doute que j’ai été l’auteur de cet entretien.

Or, j’ai feuilleté en librairie l’autre jour un nouveau livre, dont je doute qu’il devienne un succès mémorable. Mais comme il est signé Hubert Védrine, il mérite les trois lignes qui suivent, du moins ici. Son titre : Le temps des chimères, articles, préfaces et conférences (Fayard). Le livre s’achève sur l’entretien que j’ai réalisé et écrit. Tiens donc, cela lui aura donc plu. Mais Hubert Védrine, grand seigneur mitterrandien, s’est simplement emparé du texte, sans seulement m’en avertir ou demander quoi que ce soit à Terre Sauvage. Et, bien entendu dois-je ajouter, mon nom a simplement été éliminé, effacé du tableau. L’entretien faisait bien dans le décor général d’autopromotion, mais pas moi. À la trappe, le Nicolino moqueur et critique ! Au fond des douves, l’ennemi de Madame ! N’a jamais existé ni n’existera jamais ! Peut-être pour ne pas avoir d’ennui juridique – monsieur est avocat-conseil, n’est-ce pas ? -, le mot Terre Sauvage apparaît quelque part en tous petits caractères, sans aucune mention d’entretien ni de date. Évidemment, aucun lecteur ne peut en inférer que le texte dont se glorifie apparemment Hubert Védrine provient de ce journal. Encore bravo, monsieur notre maître !

PS : Je renonce, car je suis comme d’habitude trop long, à vous entretenir d’autres histoires. Pour qu’on sache bien que je ne suis pas dans la simple détestation de Védrine, je précise que j’ai pris sa défense il y a quelques années, publiquement, alors qu’il était victime d’une ignoble calomnie provenant d’un homme que je ne veux même plus citer. Ce qui m’a valu un procès, que je ne regrette nullement. Védrine méritait d’être défendu, je l’ai défendu.

Je laisse donc tomber les enfilages de perles que Védrine s’autorise à propos de l’écologie. Sachez quand même que l’ancien ministre est très distrayant lorsqu’il parle de la Chine, qu’il connaît visiblement en habitué des suites royales de Shanghai et Pékin. Ou quand il prédit, en novembre 2009, que la conférence sur le climat de Copenhague ne peut être un échec. Ou bien encore comme il vante les mérites d’une croissance qui, par on ne sait quel miracle, deviendrait « verte » avant que de sauver le monde. Hubert Védrine a compris, par la grâce de son épouse et de Dieu réunis, que l’affichage écologique lui donnait une bonne longueur d’avance dans la course entamée à l’ENA vers les sommets de la gloire. Il a raison. Et il est le conseiller en géopolitique du délicieux patron de Total, Christophe de Margerie, amoureux de la nature et des nappes de pétrole lourd se déposant sur la côte.

Deux citations, pour la route.

La première : « Et lui [de Margerie], qui le conseille ? S’il fallait n’en citer qu’un, ce serait Hubert Védrine, l’ancien chef de la diplomatie sous Jospin reconverti dans le conseil, avec qui Margerie partage une certaine vision de la France, éloignée du déclinisme ambiant (ici) ».

La seconde : « Hyperactif, le nouveau directeur général de Total ? Sans doute. Mais c’est aussi ce qui lui a permis d’enrichir progressivement son bagage de départ. A ceux qui regrettent – jamais ouvertement – qu’il ne soit pas ingénieur, ses nombreux partisans font valoir ses talents de diplomate hors pair. Hubert Védrine est bien placé pour en juger. L’ancien ministre des Affaires étrangères a souvent été amené à rencontrer Christophe de Margerie. De son point de vue, le successeur de Thierry Desmarest était tout simplement “au même niveau que les meilleurs du Quai d’Orsay”. La moindre des choses, il est vrai, quand on porte le nom d’une famille d’ambassadeurs. “A la tête des grands groupes, poursuit le ministre, les dirigeants perçoivent évidemment les enjeux mondiaux, mais leur expertise se cantonne le plus souvent à leur domaine de prédilection. Christophe de Margerie a un compas beaucoup plus large. Par goût personnel, il s’intéresse à une foule de choses qui lui confèrent une véritable culture diplomatique. Et pas seulement au Moyen-Orient” (ici) ».

Je pense vous avoir assez embêté comme cela. Vive la République ! Vive la France !