De quoi Haïti est-elle le nom ?

Je pense à eux, sous la pierre et les poutres, déjà placés dans leur cercueil, et qu’on enterrera comme du vrac. Haïti est un sac de gravats qu’on jette dans un trou, en se bouchant le nez. Si j’ose évoquer ici le sort des victimes innombrables de là-bas, c’est d’abord parce que je n’ai cessé, sur Planète sans visa, de parler du Sud. Et des pauvres, plutôt des miséreux de là-bas, qui « soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Ceux qui « ont le pain quotidien relativement hebdomadaire ». Ceux qui ne savent pas, au moment de se coucher dans leur absence de draps, s’ils auront à manger demain.

Je n’ai cessé de parler d’eux, car je pense à eux chaque jour. On a le droit de ne pas me croire, mais je sais, moi, ce qui se trouve dans ma tête. Et je pense à eux, chaque jour. Le 26 octobre 2009, je consacrais un article à Haïti (ici), qui ne me donne évidemment aucun droit particulier d’ajouter quelques mots au drame biblique que vit ce bout d’île. Non, aucun droit d’aucune sorte. Je me contente d’expliquer que mon intérêt pour les gueux est immensément profond, et qu’il ne me quitte pas. C’est ainsi, et il m’aurait été douloureux de rester silencieux.

Ne parlons pas ici de la situation humanitaire, ni d’ailleurs du présent en général. D’autres le font, chacun est saturé d’images le plus souvent obscènes. On se foutait bien d’Haïti, et l’on fait semblant de s’y intéresser un peu, pour les raisons que chacun connaît ou devine. Et puis tout disparaîtra. Bientôt. Bientôt, deux ou trois millions de chemineaux tenteront de trouver leur route au milieu du désastre. Il restera l’aide officielle, institutionnelle, vaillante plus d’une fois, mais ridicule dans tous les cas. Ridicule. Nul n’a la moindre idée de ce que deviendra Port-au-Prince, ville tentaculaire de bidonvilles surpeuplés. Faudra-t-il, in fine, aider à reconstruire ce qui a été  ?

On verrait alors des équipes occidentales équipées des meilleurs outils et matériaux rebâtir les conditions de cette infravie où se déroulaient pourtant tant d’existences. L’ONU, Médecins du monde, l’Unicef bâtissant des murets de trois parpaings surmontés d’un toit de tôle. Variante : un toit de fibrociment contenant de l’amiante. Je ne dis pas cela au hasard : le vertueux Canada, qui a envoyé de nombreuses équipes en Haïti après le tremblement de terre, est l’un des grands producteurs mondiaux d’amiante. Et de fibrociment, que l’on appelle là-bas chryso-ciment, ce qui doit faire du bien aux poumons (ici). Je reprends : ou les gentils humanitaires construiront des bidonvilles, ou ils construiront une véritable capitale, ce qui impliquerait des maisons aux normes antisismiques, des routes, des feux rouges, des flics aux carrefours, des égouts, des canalisations, de l’eau potable au robinet, etc. Jamais cela n’arrivera, pour des raisons évidentes. Chaque jour suffit sa peine. Il n’y aura pas d’argent, pas de volonté, il n’y aura personne pour signer les chèques et tenir la truelle. Personne.

Notez avec moi qu’il reste une troisième possibilité, qui serait de laisser se démerder les Haïtiens, qui sont si bien, si complètement habitués au malheur. Mon petit doigt me dit que cette sombre histoire se finira de cette manière. Oui certes, Port-au-Prince aura son aéroport, son port, son Palais national et ses ministères, qui permettront de montrer à la télé la reconstruction de l’État haïtien. Mais pour le reste, dès que les projecteurs, coco, auront été remballés, on refera la même chose qu’avant, en pire, dans une zone perpétuellement menacée par un craquement de l’écorce terrestre. Des bidonvilles, à perte de vue.

En ce sens, au-delà de l’infinie tristesse qui m’accable, je crois pouvoir dire que l’île d’Haïti est une forme prévisible de notre avenir commun. Réfléchissons ensemble. Les millions de personnes sans toit ne préfigurent-ils pas les dizaines, les centaines de millions de réfugiés écologiques et climatiques de demain ? Il est d’autant plus intéressant de regarder de près comment un monde, riche encore – le nôtre -, a jugé bon de traiter cette catastrophe. Je ne sais pas si vous croyez à l’humanisme de façade de nos gouvernants, qu’ils soient de Paris ou de Washington DC. Moi, je dois l’avouer, guère. Il me semble donc légitime de se demander pourquoi les Américains ont lancé sur Haïti une opération militaire, avec un porte-avions et au moins 10 000 soldats.

La version angélique de cette mobilisation, c’est qu’il s’agit d’aider un peuple martyr. Mais qui lit en ce moment la presse américaine comprend que le pouvoir a grand peur d’assister à un exode massif qui conduirait des dizaines de milliers d’Haïtiens, peut-être bien plus encore, vers les côtes américaines, qui ne sont guère qu’à 1000 km. Pour ne citer qu’un exemple, les garde-côtes de Floride sont sur le pied de guerre. Alors, pourquoi une telle armada ? Peut-être, peut-être bien pour empêcher le peuple haïtien de fuir son enfer.

La France ne fait pas mieux. Il lui est très facile d’envoyer des pompiers et des chiens, et d’offrir ainsi à TF1, Jean-Pierre Pernaut et Laurence Ferrari de quoi remplir leurs spots publicitaires à la gloire de notre si noble pays. Mais il lui est impossible d’ouvrir les hôpitaux bien équipés de Martinique et de Guadeloupe, proches pourtant. On parlait dans les premiers jours d’un « Plan blanc » – blanc ! – susceptible d’accueillir 100 blessés graves de Haïti par jour en Martinique. Aussitôt annulé. Sur ordre politique. Les Haïtiens n’arrivent plus qu’au compte-gouttes (ici). La raison vraie est que la France officielle redoute un afflux. Redoute un débordement. Redoute une installation définitive des malades dans ces havres que sont les Antilles françaises.

Il faut encore aller au-delà. Haïti administre la preuve, et le démontrera au fil des années, que le territoire si restreint de l’opulence n’entend pas se laisser envahir par la misère. Comme il n’entend pas répartir les richesses et accorder de vraies chances à ces si nombreux trous du cul du monde, il lui faut bien essayer de contenir la poussée irrésistible de la misère. À partir de 1947, l’Amérique de l’après-guerre avait inventé la politique dite de containment, c’est-à-dire d’endiguement de l’influence communiste stalinienne sur le monde. Ce containment aura été la cause de guerres – en Indochine -, de grands massacres – en Indonésie -, de coups d’État – au Guatemala, en Iran – d’assassinats ciblés – Ernesto Che Guevara -, de production massive d’opium, de ventes illégales d’armes,  et d’immenses réseaux de corruption, dont certains existent encore.

Eh bien, j’ai le sentiment écrasant que les stratèges de l’armée américaine, incapables qu’ils sont d’agir sur les causes du malheur planétaire, entendent bien combattre ses conséquences au mieux des intérêts de l’Empire. Mais surtout ne pas oublier la France ! Ne vous y trompez pas, notre état-major sait très bien, depuis au moins vingt ans, qu’une menace d’immigration massive, venue pour l’essentiel d’Afrique du Nord, menace à terme, de leur point de vue, notre douce France. Voyez comment sont d’ores et déjà traités les Comoriens qui tentent de rejoindre Mayotte clandestinement (ici). Les uns sont Français, les autres d’inquiétants étrangers dont le nombre atteint peut-être 60 000 illégaux sur une population totale, à Mayotte, de 186 000. Songez au sort fait aux clandestins, souvent Brésiliens ou Surinamiens, en Guyane, où ils forment une part considérable de la population locale, théoriquement française. On se prépare de barbares rencontres entre miradors, fil barbelé, mitrailleuses lourdes et poitrails d’humains.

Il existe une morale capable de conclure ces quelques phrases. Elle n’est pas gaie, mais elle existe. Notre Nord gavé n’entend toujours pas distribuer les cartes de manière que tous les humains puissent enfin gagner quelque chose. Nos chefs rêvent encore de châteaux-forts et de mâchicoulis, de douves et d’oubliettes. Ou encore d’une ligne Maginot à l’abri de laquelle ils pourraient continuer la triste fête où nous convie chaque matin cet art du mensonge qu’est la publicité. Seulement, voilà : le moment de vérité se rapproche à vive allure. Où nous ouvrons notre âme pour de bon, ce qui implique évidemment de changer de système et de décrocher de leurs sinécures nos classes politiques de gauche et de droite. Ou nous allons droit au chien policier. Pas celui qui sort un survivant de sous les ruines. Celui qui mord la main qui réclame son dû. On le cache encore, mais on l’entraîne. Si nous ne trouvons pas les moyens d’une véritable humanité, nous sombrerons inéluctablement dans le soutien aux mesures les plus infamantes. Qui osera dire le contraire ?

Tout est à nous ? (à propos du NPA et de quelques autres)

Je ne pense pas que l’on puisse m’accuser de vouloir plaire. Mais je dois tourner cela autrement, car bien entendu, on veut toujours plaire. Disons que, si tel était mon but principal, j’aurais sans doute choisi depuis longtemps une autre voie. Et comme je suis sur celle-ci, et que je n’ai pas l’intention d’en changer, il faut bien croire un peu que mon engagement est profond. Il commande, tel que je le conçois, une certaine vérité. Bordée si l’on veut, limitée pour sûr, mais authentique.

Je dois reconnaître que le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ne hante pas mes nuits. Je vois cette structure et ceux qui la soutiennent comme les spectres d’une histoire à jamais engloutie. Ce qui ne m’empêche pas de trouver d’épatantes qualités à des piliers du NPA, comme l’ornithologue Pierre Rousset (ici), davantage il est vrai pour son amour des oiseaux que pour ses positions politiques. Mais j’ai fait mieux en soulignant le caractère démocratique d’un mouvement, la LCR, qui a entrepris ce que nul autre n’aurait osé : la disparition dans un ensemble plus vaste, menaçant pour les vieilles lunes (ici).

Cela me met plus à l’aise pour ce que je vais écrire. L’autre matin, me rendant au métro – j’habite en région parisienne -, j’ai croisé le chemin d’une poignée de militants du NPA, qui distribuaient des tracts et vendaient le journal de leur parti, Tout est à nous. Je n’aurai peut-être pas fait attention si une amie, quelques jours plus tôt, ne m’avait parlé de ce titre, en le moquant un peu. L’occasion étant là, j’en ai profité pour réfléchir. Tout est à nous. Cette expression renvoie à un slogan scandé dans les cortèges de l’après-68, et qui disait : Tout est à nous, rien n’est à eux/Tout c’qu’ils ont, ils nous l’ont volé/Nationalisation, sous contrôle ouvrier/Sans rachat ni indemnité. C’était entraînant, c’était plaisant. Si plaisant que le gamin de ce temps – moi – reprenait cela à pleins poumons. Voyez, je m’en souviens.

35 ans plus tard, les mots ont à peine changé. On ajoute désormais, je crois : Partage des richesses, partage du temps de travail, etc. Mais revenons au nom de ce journal. Tout est à nous. Vous me direz que je coupe les cheveux en quatre – travail fort délicat pour moi – et que je vois le mal partout. Mais sérieusement, cela me dégoûte purement et simplement. Ce Nous est typiquement, sans que ses défenseurs l’imaginent, dans la tradition léniniste et trotskiste. Eux et nous. La classe ouvrière et la bourgeoisie. Les purs et les autres. Ce Nous trace une frontière simpliste et redoutable entre les bons qui seront sauvés et les méchants qu’il faudra bien achever. Et cette idée a fait ses preuves dès la fin de 1917, d’abord contre l’opposition dite « bourgeoise » au parti bolchevique – les Cadets du Parti constitutionnel démocratique – , puis contre le parti socialiste révolutionnaire et les anarchistes.

Je ne prétends aucunement que la société de classe n’existe pas. Et j’ai affirmé, écrit des centaines de fois que le pouvoir réel est entre les mains d’une oligarchie capitaliste qui mène les sociétés au désastre, quand celui-ci n’est pas déjà consommé. Mais je récuse cette dramatique indigence qui consiste à croire que le combat opposerait un petit groupe à une immense majorité. Ce fut la base de quantité de tyrannies, ce le serait demain. Le vrai combat unit ceux qui comprennent leur rôle, évident, dans la destruction des formes de vie. Il n’est pas vrai que nous serions seulement les victimes d’un système, les marionnettes de l’aliénation. Nous sommes tous, TOUS, les acteurs du drame, et nous serons TOUS amenés à jouer certain rôle pour qu’il ne se termine pas en tragédie.

Puis, cet autre mot, plus insupportable encore à mes yeux : Tout. Ce fantasme dit l’essentiel. L’homme est au centre, et tout doit lui être subordonné. Le NPA réinvente l’eau chaude, à savoir ce bon vieux précepte de Descartes selon lequel « L’homme doit se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Dans l’essai Art révolutionnaire et art socialiste, publié au milieu des années 20 du siècle passé, Léon Trotski, qui demeure tout de même l’un des inspirateurs du NPA, écrivait ceci : « L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans ».

Rien n’a donc fondamentalement changé au NPA, comme on pouvait légitiment le supposer. Et rien ne changera, car le cadre de la pensée de ces militants est pour l’essentiel le même que toujours. Produire plus – et mieux, admettons-le -, distribuer davantage. Aucune remise en cause du paradigme commun à la gauche et la droite  – appelons cela le progrès – n’est à l’ordre du jour ni ne le sera. Quant à oser prétendre que tout pourrait appartenir à des humains, je considère cela comme une offense terrible au monde, à la planète, à ses habitants non humains, à ses mystères, à ses promesses, à son avenir. Rien ne saurait m’être plus étranger.

Gagnez 18,50 euros en ma compagnie (et celle de Jospin)

 

J’avoue tout de suite, ce qui m’épargnera pour la suite : cet article est un cas flagrant de masochisme. Je ne suis pas affecté de ce mal chaque jour, ni chaque semaine, mais quelquefois, il faut bien dire que je n’y coupe pas. Exemple assuré avec le parcours (rapide, très rapide) que je viens de faire d’un livre que je vous déconseille fortement. Son titre : Lionel raconte Jospin. Son éditeur : Le Seuil. Ses auteurs, outre Jospin lui-même, sont les deux journalistes qui l’ont interrogé : Pierre Favier, ancien de l’AFP, et Patrick Rotman, documentariste. Son prix, comme indiqué dans le titre : 18,50 euros.

Ne le lisez pas, ne faites pas comme moi. Le maigre paradoxe de cette affaire, c’est que ce pauvre livre demeure intéressant. Mais à la vérité, sans doute pas pour les raisons que souhaiteraient ses auteurs. Avec votre autorisation, je découperai mon propos, avec l’arbitraire qui me caractérise, en deux parts inégales. L’une fondamentale, à mes yeux du moins. Et l’autre contingente, où vous retrouverez, pour les plus fidèles de Planète sans visa, certaines obsessions bien (trop) personnelles. Commençons par le principal. Souvenez-vous que Lionel Jospin a été le Premier ministre de la France entre 1997 et 2002, et que s’il n’avait pas été aussi sot – politiquement, s’entend -, il aurait été élu président de la République à la fin de ses cinq ans à Matignon, au lieu que de donner les clés à Chirac, qui se sera assoupi dessus, n’insistons pas. Jospin a donc été, pendant trente années, l’un des responsables les plus en vue du principal parti d’opposition au pouvoir actuel, et il fait montre, dans ces entretiens, d’une cécité totale à la seule question qui, désormais, vaille : la crise écologique.

Je vous le dis comme je le pense, ce texte insipide est un monument érigé à la gloire de la sottise. La sixième crise d’extinction, la plus grave de l’avis de la plupart des biologistes depuis la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années, jette à la fosse commune des milliers d’espèces animales et végétales. Le vivant est ainsi atteint dans son cœur. Mais Jospin pense et parle de la Corse et du préfet Érignac, du PCF de 1981 et des tactiques mitterrandiennes pour en réduire l’influence, de Michel Rocard, de Laurent Fabius, de Claude Allègre, de Mazarine Pingeot, de ses dérisoires campagnes électorales, de ses ridicules affrontements de congrès, de ses si vaines et si fugaces espérances présidentielles.

La faim ravage la planète, les villes ne sont plus que dépotoirs où l’on entasse les humains, le pétrole s’épuise, les biocarburants déferlent, les forêts brûlent, l’eau manque et les grands fleuves meurent les uns après les autres, la contamination chimique empoisonne la totalité des êtres, les océans sont bouleversés pour des dizaines de milliers d’années au moins par la surpêche, le nucléaire se répand comme la peste qu’il est, l’érosion et le désert engloutissent des régions entières, le dérèglement climatique, par-dessus le tout, menace la Terre du chaos et de la dislocation des sociétés humaines, mais Jospin n’a pas un mot pour ces phénomènes écosystémiques, planétaires, essentiels et même cosmiques. Jospin aura traversé sa vie en aveugle. Il ne sait rien, n’a rien lu ni rien compris, il croit visiblement que faire de la politique consiste à faire de la politique. On hésite. Faut-il le plaindre ? Faut-il le moquer ? Moi, je dois vous avouer tout net que je le trouve lamentable.

Pourquoi ce mot rude ? Je vais vous expliquer mon point de vue. Je ne reproche pas à Jospin de ne point partager ma culture et la vision du monde qu’elle impose. Je ne suis pas à ce point abruti. Non. Je lui reproche de ne pas même avoir eu la curiosité intellectuelle de lire deux ou trois livres, de rencontrer deux ou trois intellectuels qui eussent pu l’éclairer. Je lui reproche de s’être vautré pendant cinquante ans dans la sous-culture de l’univers politicien, qui exclut les grands questionnements,  et partant, tout basculement. Pauvre monsieur, pauvre vieux monsieur désormais, qui entendait diriger la France sans rien savoir, aucunement, sur la marche du monde. Voyez, finalement, je le plains. Et j’ajoute : je nous plains, nous qui avons bel et bien mérité cet homme-là.

Je vous avais promis deux parties, et j’espère que vous me pardonnerez ce que, d’emblée, j’ai présenté comme contingent. J’aurais pu ne pas en parler, mais ma pente naturelle me pousse à le faire. Vous pouvez éventuellement sauter. Le 28 juin 2001, j’ai publié dans le quotidien Le Monde une tribune qui n’avait rien à voir avec l’écologie. Elle était intitulée L’étrange monsieur Lambert, ce dernier étant encore à l’époque – il est mort depuis – le chef du mouvement appelé Organisation communiste internationaliste (OCI), auquel Jospin avait adhéré clandestinement dans les années 60. On s’en fout ? Pas moi. Je rappelle que Jospin a failli devenir notre président. Or, dans la tribune du Monde, jamais attaquée, jamais contredite, je racontais des choses extrêmement graves sur l’OCI, Lambert et donc Jospin. Notamment sur la « préhistoire » de Lambert, qui plonge ses racines dans les années de guerre. Notamment sur les liens entre Lambert et Alexandre Hébert, invraisemblable pilier du syndicat FO. Notamment sur l’attitude si baroque des « lambertistes » pendant la guerre d’Algérie, pendant mai 68, puis les années 70. Notamment sur la violence. Notamment sur le refus obstiné de participer aux mobilisations de l’extrême-gauche de ces années-là, qu’elles soient antiracistes, féministes, antinucléaires, antifascistes, antimilitaristes. En résumé, tout montre que l’OCI n’a jamais appartenu à cette nébuleuse connue sous le nom d’extrême-gauche. Mais alors, pourquoi avoir fait semblant ?

Aujourd’hui, bien des gens de ce courant funeste, de Jospin à Benjamin Stora, en passant par Pierre Arditi, Bernard Murat ou Bertrand Tavernier, veulent croire que l’OCI, à laquelle ils étaient liés à des titres divers, était en réalité l’une des composantes de mai 1968. Mais c’est simplement faux. Une structure pyramidale, ayant pour sommet Lambert, s’est absolument opposé à ce mouvement de la jeunesse, pour des raisons qui restent à éclairer, mais qui laissent entrevoir d’étranges coulisses. Et ce livre sur Jospin, alors ? C’est bête, mais j’ai été indigné de la manière dont Favier et Rotman le laissent présenter son engagement de près de trente années dans le mouvement lambertiste. Au moment où je vous écris, nul ne sait précisément quand il y a adhéré, ni quand il l’a quitté. On peut estimer qu’il est resté dans l’orbite de ce si curieux mouvement entre 1960 et 1985, voire 1987. En mai 1968, que Jospin présente en 2010 comme une aventure sympathique, les lambertistes intimaient l’ordre à ses membres, donc Jospin, de ne pas se rendre sur les barricades d’un mouvement jugé comme un complot du pouvoir gaulliste. Quand Jospin ose dire à Rotman et Favier que 68 lui « a paru passionnant par la radicalité de ses remises en question (page 41) », ou bien il ment, ou bien il se ment.

Le fait est en tout cas qu’il adhère au parti socialiste à la fin de 1971, alors qu’il est encore un militant de premier plan, mais secret, de l’OCI de Lambert. Et là, nouveau mystère sidérant, dont semblent se contreficher Rotman et Favier. En 18 mois, ce militant de base sans passé, sans grand charisme – si ? – parvient à un poste stratégique à la tête du PS de Mitterrand. Le voilà intronisé, à la stupéfaction générale, secrétaire national à la formation et membre du Bureau exécutif. Je n’ai pas d’explication, mais je sais qu’il y en a une. On ne me fera pas croire que, dans ce parti d’ambitieux et d’arrivistes, cette ascension de météore a pu être le fait du hasard. Non, vous repasserez plus tard pour les contes de fées.

Je me doute bien que certains d’entre vous se demanderont pourquoi diable je perds du temps dans ces embrouilles passées. Mais il ne s’agit pas forcément du passé. La France a failli élire président de notre République un homme qui a caché des pans essentiels de sa vie, non pas privée, mais politique, intéressant au premier chef les citoyens de ce pays. Il s’était passé exactement la même chose à propos de Mitterrand et de son amitié indéfectible pour le secrétaire général de criminelle police de Vichy, René Bousquet. Nous en faudra-t-il donc un troisième ? Une troisième ? Nous sommes tous, je dis bien tous complices de ces silences aussi révélateurs que bien des paroles. Croyez-moi ou non, tant que la société sera aussi indifférente à la question de la vérité, elle n’avancera pas d’un pas. Dans aucun domaine. Pas davantage dans celui qui m’obsède tant, et qui est la crise de la vie sur terre. Croyez-le ou non, mais cette facilité avec laquelle une société éduquée accepte sans broncher les pires bobards ne prépare pas les lendemains que je continue pourtant à espérer.

Mais comment ai-je pu oublier Tomás O’Crohan ?

 

Alors que s’achève ce lundi 18 janvier 2010, il me revient en tête, avec la force qu’a ce personnage, Tomás O’Crohan. Ou bien plutôt Tomás Ó Criomhthain, son vrai nom gaélique. Tomás était pêcheur, né dans les îles Blasket, sur la côte ouest de l’Irlande. Et si j’ai pensé à lui, c’est pour la raison que je l’ai oublié dans mon article précédent, consacré à Ouessant et à Yvon Guermeur. Or il y avait sa place. Or il y aurait été à sa place. Mais comme je n’ai pas voulu lui consacrer un simple post-scriptum, voici donc quelques mots sur ce prodige.  

Sur les îles Blasket, d’abord. L’étymologie de leur nom pourrait remonter à cette langue médiévale scandinave qu’on appelle le vieux norrois, ou encore le vieil islandais. Il existe bien un mot proche, en norrois, qui est brasker, et qui signifie endroit dangereux. Si c’est vrai, je n’aurai qu’un commentaire : bien vu. Les Blasket, dont l’État a expulsé les derniers habitants en 1953 - pour la raison grotesque de leur offrir le confort « moderne » - sont en effet un archipel où le paysan-pêcheur affrontait de perpétuelles tempêtes.

Tomás a sans doute été l’un des beaux représentants de cette tribu des Blasket, vivant dans une autarcie presque complète. Né en 1856, mort en 1937, il aura mené la vie rude d’îlien perdu, voué à une pêche toujours incertaine, toujours recommencée. Pour quelque obscure raison, il était aussi un écrivain d’immense portée. Spontanément, sans bien entendu le savoir lui-même. Vers 1925 - à 69 ans ! - il commença d’écrire, sous la forme de lettres à un ami, An tOileánach, qui est un chef-d’œuvre. An tOileánach a été traduit du gaélique par Jean Buhler et Una Murphy, sous le titre de L’homme des îles. L’autre jour, il y a un mois peut-être, j’ai supplié un frère, Emmanuel, de l’acheter et de le lire. J’ai pour ma part une édition de poche parue dans la collection Voyageurs, chez Payot. Hélas ! hélas pour lui, Emmanuel m’a annoncé que le livre se trouvait épuisé.

Il va donc falloir me faire confiance. Ce livre est envoûtant de la première à la dernière ligne. Car l’on y mène la vie des Blasket à la fin du 19ème siècle. Réellement. On hisse le cochon de Diarmid sur le char, ce qui n’est pas rien. On entonne en chœur « La douce colline de la femme aux cheveux noirs », avant de boire sa chope de bière, ou deux, ou plus. On hisse la voile pour se rendre à Dingle, au bout de la péninsule. On remonte les casiers à homards, on pêche le maquereau, quand il daigne se montrer. En mer, on trime. À terre, encore plus si cela se peut. Tomás : « Vers le 1er mai de cette année, il y eut du maquereau à prendre, et nous en retirâmes un bon paquet de sous. J’en avais pour cinq livres après une seule semaine. Puis mon père mourut et je dus utiliser mes cinq livres à le mettre au cercueil. Les cercueils de l’époque n’étaient pas aussi chers qu’aujourd’hui. Un enterrement complet coûtait alors dans les dix livres. Il est souvent revenu à trente livres depuis lors.

   » Après avoir connu toutes ces traverses, je dus exiger encore davantage du travail de mes os; tout le travail que j’avais accompli dans le petit champ ne me rapporta pas deux sacs de pommes de terre; je n’en tirai que trois moissons d’avoine, la dernière étant la meilleure ».

Ce pourrait être sinistre, et c’est souvent fort drôle, car Tomás est un homme qui aime rire, faire des farces, et la fête. Est-il toujours fiable ? Je n’en mettrai pas ma main au feu. Il raconte ainsi avoir été sévèrement mordu par un phoque, qui lui aurait arraché un notable bout de chair au mollet. La sorcière de l’île - 160 âmes au total -, présente à la maison quand  Tomás revient avec son affreuse blessure, rapporte alors ce qu’il faut faire pour sauver sa jambe. C’est très simple : il faut appliquer un morceau de phoque sur la plaie vive, serrer avec un pansement, et attendre huit jours. À la suite de diverses péripéties, l’oncle Diarmid réussit à tuer un autre phoque, et ne « s’arrêta qu’après avoir serré dans ma jambe un morceau de chair du phoque et, une semaine après, je me portais aussi bien que je m’étais jamais porté ».

À part cette histoire, qu’il est bien difficile de prendre au premier degré, le reste se lit comme une vie. Il faut que je m’arrête, ou je vais tout vous raconter. Un dernier extrait, où apparaît un autre gosse de l’école, « le Roi » Pats Micky, que Tomás n’aime guère. Et rions ensemble : « Nous avions un poste de garde qui signalait tous les bateaux venant à nous, car des gens déplaisants étaient dans les parages à l’époque, des rôdeurs et des baillis prompts à s’emparer de tout ce qui leur tombait sous la main et qui vous auraient laissé mourir de faim, même s’ils allaient tous finir leurs jours dans les asiles des pauvres, sans être pleurés par personne.

   » Mais ce jour-là, l’homme du bateau n’était pas de cette trempe ; c’était un inspecteur des écoles. A cette nouvelle, nous n’en menions pas large. Un gars n’arrêtait pas d’aller sur le pas de porte pour voir quand le visiteur serait en vue. Une vigoureuse fille fut la première à le voir. Elle se rua de la porte à sa place avec une expression d’horreur. Il fit bientôt son entrée. On voyait ici et là des gosses avec une main sur la bouche ; quant aux grandes filles, l’une d’elle éclata de rire et une autre suivit bientôt. L’inspecteur avait la tête en l’air, examinant tantôt la paroi, tantôt les poutres du toit, tantôt les écoliers.

       — Sainte Marie ! me glissa le Roi dans un murmure, il a quatre z’yeux ! — Oui, lui dis-je, et une lumière qui se reflète dedans. — Je n’ai jamais vu un homme pareil, dit-il.

  » Chaque fois qu’il tournait la tête, une lueur étincelante brillait dans ses yeux. A la fin, toute la bande éclata de rire ; tous les grands et tous les petits hurlaient de peur. L’institutrice eut tellement honte qu’elle manqua s’évanouir et l’inspecteur ne se tenait plus de rage.

       — Il y aura un meurtre, me dit le Roi dans un souffle, je me demande si personne a jamais vu un homme avec quatre z’yeux.

  » C’était la première personne portant des lunettes que les enfants avaient jamais vue ».

Je ne vois guère quoi ajouter. Si, tout de même : j’aime les îles. Et la littérature, et finalement tant de choses et tellement d’êtres que je ne saurais me plaindre de rien. D’ailleurs, je ne me plains de rien.

Pour Yvon Guermeur, découvreur d’Ouessant

 

J’aime la mer, et La Mer aussi. C’est un roman que peut-être certains d’entre vous ont lu. Je dis peut-être, car je crois qu’il n’est guère connu. Édité en Allemagne en 1911, il a ensuite été traduit en français, avant de tomber entre mes mains. Son auteur ? Bernhard Kellermann, qui a séjourné à Ouessant pendant quelques mois de 1907. La Mer parle de cette île du bout du continent européen, où l’océan est la seule vraie puissance.Le narrateur y rapporte, à la première personne, des amours compliquées et des amitiés confuses, avant qu’il ne quitte Ouessant, sans doute pour n’y plus revenir. Roseher est blonde, au milieu des femmes noires de l’île. Yann est un pêcheur merveilleux. Yvonne est une fille qui ne refuse guère ses grâces. Le narrateur habite pour sa part la « Villa des tempêtes ». Au cours d’un de mes séjours sur l’île, il ne m’a pas été difficile de retrouver sa trace. Car cette « villa » existe, bien qu’elle soit en ruines. C’est un bâtiment près de la pointe de Pern, qui abrita, jusque vers 1900, une corne de brume, actionnée, je crois bien, par une paire de nobles chevaux de labour.

Qui n’a jamais vu la pointe de Pern est un insolent veinard. Il lui reste au moins cette merveille-là à visiter, qui n’est pas si loin d’ici. Et qui l’a vue est encore plus chanceux, car jamais il n’oubliera. Jamais je n’oublierai les nunatak de Pern. Ce sont des rocs face à la mer, qui font songer aux statues de l’île de Pâques. L’homme n’est pour rien dans ces sculptures naturelles, léguées par la dernière époque glaciaire, qui continueront de défier longtemps encore nos frêles existences. La première fois que je me trouvai auprès d’eux, je reconnus aussitôt quantité de personnages. Il y avait là un vieux pirate, tête renversée, qui riait à gorge déployée. Aussi une bête étrange dont je ne savais le nom, avec une corne de rhinocéros en lieu et place du front. Un rocher isolé s’était fait une tête de chien, et disposait même de deux pattes avant, étirées jusqu’à la lande. Partout, des Indiens à crête de Huron paraissaient dormir en fourbissant leur tomahawk. Je n’en menais pas large.

Que cette île soit de sortilège, chacun le sait. Moi, je l’ignorais encore. Il me fallait voir l’océan. À Pern, il vient buter contre la roche depuis les houles si profondes venues d’Amérique. Entre ce continent que nous, Européens, avons tué avant de le comprendre, et Ouessant, il n’y a rien. C’est-à-dire tout. Une masse qui réduit nos dimensions à celles qui sont les nôtres. « Quand je rentrai chez moi, raconte le narrateur de La Mer, la Villa des Tempêtes était comme couverte d’une lèpre. Des ballots d’écume tourbillonnaient dans l’air. La fureur de la marée déchirait l’eau entre les brisants en une mousse sale que le vent emportait par blocs entiers ». L’Atlantique, à Pern, ne fait que tolérer le granit. Une marée ordinaire, une poussée habituelle des flots transforme le lieu en un violent concours de gris et de blancs. De blancs au pluriel, car il en est de nombreux.

Quant à décrire la tempête, cela dépasse mes forces maigrelettes. J’ai vu la pluie de mer, cette poussière humide poussée par les vagues, mêlée de cailloux, de goémon et bien sûr d’écume aussi dense qu’une soupe, passer par-dessus le phare du Créac’h, dont la hauteur approche 55 mètres. Encore le dominait-elle de bien plus haut. Dans les moments où la mer parle, il faut se taire, car de toute façon, on n’entend plus qu’elle. L’air est blanc. L’eau est blanche. Le vent est blanc. La lande est blanche. La pierre est blanche. Il faut attendre que le silence revienne, qui ne revient jamais tout à fait, à Pern en tout cas. Je pourrais aisément encore parler d’Ouessant, car ce lieu fait partie des rares qui me font pleurer. Je n’éprouve aucune honte à vous dire que l’île m’a fait pleurer plus d’une fois, comme ce jour d’hiver au ciel bleu, tandis que je regardais l’îlot Keller. Keller est un bloc d’herbe, quarante mètres au-dessus de la vague, séparé par un court bras de mer d’Ouessant. Quand on se trouve au bord extrême, côté Ouessant, on ne voit de Keller qu’une lande, qui s’arrête aux falaises. Il y a une maison. Si j’étais Merlin le magicien, c’est là que j’habiterais.

J’ai pleuré d’autres fois, mais je vais prudemment en rester là. Car tout cela, après tout, n’était que préambule, figurez-vous. Mais oui ! Juste une façon de vous faire comprendre à quel point Yvon Guermeur aura marqué ma vie. Il ne le sait évidemment pas. Il ne s’en doute pas davantage, mais c’est ainsi. Je n’ai rencontré cet homme que deux fois, peut-être trois. Il est ornithologue. L’un de nos plus beaux ornithologues. Un passionné, un connaisseur hors-pair de l’avifaune de Bretagne, qui dirige sur place le Centre d’étude du milieu d’Ouessant (CEMO). Ce centre, créé grâce au legs du père de l’ornithologie bretonne, Michel-Hervé Julien, est connu dans le monde entier par une petite tribu, dont les membres sont dispersés. Chaque automne, une partie d’entre eux, venus de toute l’Europe, se retrouvent là pour des observations de terrain. Car Ouessant, qui ne fait que 8 kilomètres de long et 4 de large, au mieux, est placée le long d’une voie migratrice importante. Les oiseaux qui descendent du Nord suivent le tracé de la côte avant de parvenir à destination, qui se trouve parfois en Afrique tropicale. Ils suivent la côte, mais dans la nuit, ils se détournent quelquefois, surtout quand les feux du Créac’h les attirent irrésistiblement. Alors, ils viennent se cogner, et s’étendre au pied du phare.

Naguère, il y a bien peu de temps encore, des milliers de bécasses et de grives étaient achevées autour, puis mangées à la suite, ou revendues. Yvon a donc créé le CEMO, et le dirige encore, aux dernières nouvelles du moins. Il est celui qui a tout vu. Des troglodytes et des accenteurs, des rouges-gorges et des merles, évidemment. Mais aussi une chouette harfang des neiges, le 2 mai 1993, égarée de l’Arctique. Mais encore des bruants nains venus de Sibérie, sans oublier une fauvette à joues grises, qui ne vit pourtant qu’en Amérique, attrapée dans ses jumelles le 25 octobre 1986. Ce qu’il m’a appris ? Qu’on pouvait être insolemment heureux seul. Pas seul tout le temps, non. Mais souvent, oui. Et qu’un bout de pierre est un pays enchanteur, pourvu qu’on sache l’habiter.

Ce n’est pas rien, mais il y faut ajouter un éloge de la lenteur, qui se changerait, pas à pas, en grandeur. Yvon Guermeur est un homme lent, qui a parcouru Ouessant à pas calmes des centaines, peut-être des milliers de fois. En tous sens. Modeste à un point préoccupant, il s’est laissé déposséder d’une reconnaissance qui lui revenait pourtant, d’évidence. Car cet homme est aussi un archéologue-né, bien qu’amateur. Marchant, baissant parfois la tête pour ne pas offenser le vent, il a vu, à terre, ce que personne ne soupçonnait avant lui. Il a entrevu l’histoire ancienne de l’île, avant tout le monde, pour tout le monde. À Porz Arland, par exemple, il a découvert les traces de ce qui pourrait bien avoir été un petit port de l’époque romaine. En gratouillant dans la microfalaise. Mais son chef-d’œuvre s’appelle Mez-Notariou, le champ du notaire.

En 1987, il se balade aux abords d’un chantier au centre de l’île. Dans une tranchée creusée par une pelle mécanique, il aperçoit des fragments de poterie et des pierres un rien curieuses. Il emporte le tout, brosse ses échantillons au coin du feu, et commence une expertise sauvage. La pierre a été cuite, et d’un. Certains fragments semblent être d’apparat, et de deux. Le tout semble remonter à une époque située entre l’âge de fer et l’âge de bronze, et de trois. Il ne faut pas croire, Yvon Guermeur sait lire dans les plus vieux grimoires.

Après tant de péripéties que je ne peux pas même les évoquer, Mez-Notariou est devenu un grand chantier archéologique européen. Le site a été occupé au moins entre le quatrième millénaire avant notre ère et jusqu’à 500 ans après. Des haches néolithiques jusqu’à la fin de l’Empire romain. Il y a 3000 ans, ce village-là comptait sans doute près de 400 habitants, soit presque la moitié de la population actuelle. Pourquoi diable avoir bâti un village en bois – les preuves abondent – sur une île en pierre ? Ouessant, selon l’étude des pollens, n’a pas abrité de chênes, qui ont pourtant servi aux fondations de Mez-Notariou. Faut-il imaginer du bois flotté, dans les terribles courants de la mer d’Iroise ? Les habitants n’étaient pourtant pas à plaindre. L’on sait qu’ils mangeaient des coquillages et des oiseaux à profusion, du requin, et même du…cerf, venu, lui aussi, et fatalement, du continent. Je donnerais gros pour savoir quelles embarcations utilisaient les îliens d’il y a tant d’années. Gros.

La suite ? Mais quelle suite ? Ouessant poursuit sa route, qui me semble moins heureuse qu’elle ne fut. Le pays se vide, les forces vives s’en détachent, les vieux dominent. À moi, il me plaît de constater, une fois de plus, que l’histoire des hommes n’est que marée. Flux et reflux. Trangression marine, inéluctablement suivie d’un retrait des mers et du rivage. Le monde ne nous appartient pas. Nous lui appartenons corps et âme. La renverse est au centre de nos vies. Yvon Guermeur n’est-il pas un splendide berger du temps ?

PS : Yvon Guermeur vient de publier son opus magnum, Ornithologie en Bretagne, chez Pallantine. Mais je ne peux en parler, car je ne l’ai ni vu ni lu. Je me l’offrirai dès que possible, malgré son prix exorbitant de 120 euros.