For President (et vivement ce soir qu’on se couche)

Alors, heureux ? Même si je fumais des Marlboro au lit, j’aurais du mal à répondre oui. Il va de soi, réellement de soi, que la défaite en rase campagne de McCain – l’homme des bombardements sur les civils de Hanoï – et de Palin – ennemie mortelle de la nature et de la vie – est une bonne nouvelle. J’aurais eu le plus grand mal à supporter leur élection.

Mais pour le reste, non, je ne suis pas heureux. Obama, sympathique,  talentueux, et même Noir si je ne me trompe, est évidemment l’homme du système. Où pensez-vous qu’il aura récolté les 650 millions de dollars réunis depuis janvier 2007 ? Cette somme énorme vient en grande partie de fonds privés, car Obama a refusé, comme la loi le lui permet, toute aide publique. De la sorte, il est libre de recevoir ce qu’il veut, autant qu’il veut.

Je vous le dis sans détour : on ne trouve pas 650 millions de dollars en faisant la manche dans le métro. Seule l’industrie peut engager de tels frais, qui appellent à coup certain un retour sur investissement. On en reparlera, mais gardez cela dans un coin de votre tête. Pour le reste, je ne vais pas détailler la vision qu’a Obama de la crise écologique. Ce serait d’ailleurs vite fait, car à ses yeux, elle n’existe pas. En excellent Américain qu’il est, il pense qu’il n’existe pas de vrais problèmes, seulement des solutions.

Dont les biocarburants, cette idée atroce qui consiste à utiliser des plantes alimentaires pour faire rouler des SUV, les 4X4 de monsieur Schwarzenegger. En ce domaine, Barack Obama est un militant, qui a promis de créer la première station essence permettant de transformer l’éthanol, venu du maïs, en hydrogène. Vive les énergies renouvelables ! Il est vrai que l’Illinois, État où Obama est sénateur, fait partie de cette Corn Belt – la ceinture de maïs – où l’on produit massivement de l’éthanol.

Logique d’airain : Obama est pour le maintien des subventions fédérales aux producteurs d’éthanol de maïs et contre l’allègement des barrières douanières sur l’éthanol brésilien. On appelle cela du protectionnisme, non ? Que meurent les pauvres du Sud, et que vivent les paysans industriels qui changent le maïs en carburant ! C’est beau, aussi beau que la mort. J’ajouterai que selon le New York Times, nombre des conseillers de l’équipe Obama sont consultants ou administrateurs de l’industrie américaine de l’éthanol. Le nouveau président a même utilisé un jet privé fourni par Archer Daniels Midland, transnationale du secteur (ici, l’article en anglais).

Allez, fini. Ce n’est qu’une convention, vous vous doutez. Car le sujet, plus généralement, mériterait un livre. J’ai une claire conscience que (presque) personne n’a envie de lire les lignes qui précèdent un jour comme celui-là. Mais je dois ajouter que je m’en fous. Que chacun fasse comme il veut, comme il peut. Je conclurai par un pied de nez qui ne peut qu’aggraver mon cas. On a beaucoup rapproché Obama du Roosevelt du New Deal. Oubliant au passage l’ineptie de cette soi-disant comparaison. La crise de 29, en comparaison de ce qui vient, était un friselis à la surface d’une mare. Puis, Roosevelt a en effet pris des positions meilleures que bien d’autres à la même époque. Mais sans parvenir à empêcher le pire de se produire en Europe entre 1933 et 1945. Encore a-t-il – peut-être – eu recours à une ruse renversante, à Pearl Harbor, pour parvenir à lancer l’Amérique dans la guerre à mort contre le fascisme.

Ajoutons qu’alors, l’ennemi était désigné. Pas forcément bien analysé, mais en tout cas connu, et désigné. Tel n’est pas le cas de cette guerre écologique qui dévaste la planète. Obama n’a pas la moindre idée générale de ce qui se passe, et n’engagera donc pas les États-Unis dans l’immense combat qui nous attend. Il fera mieux que les Républicains, pensez-vous ? Et alors ? Imaginez qu’un psychopathe s’empare de cinquante otages dans une banque et les tue un à un avant que la police ne puisse intervenir. Quand elle y parvient enfin, elle flingue sans ménagement le braqueur fou. Et l’on voit au journal télévisé du soir le sénateur du coin annoncer fièrement que pas un centime n’a pu être emporté, et que le coupable a été châtié. J’espère que vous avez reconnu Obama en action.

Bienvenue au pays des paysans (Chewa, Chichewa, Malawi)

Avant de vous raconter ce qui est peut-être une formidable nouvelle, je dois évoquer en quelques mots le Chewa. Je vois que cela ne vous dit rien – pardonnez, je devine à distance – et je vais donc m’expliquer plus avant. Le Chewa, autrement appelé le Chichewa, c’est le Malawi. Et tout le monde se contrefout de ce pays d’Afrique, je vous l’accorde.

Pour commencer, il est impossible. On dirait une crotte de nez jetée entre Zambie, Tanzanie et Mozambique. On appelle cela un territoire enclavé, sans aucun accès à la mer. Pour comble, il figure un serpent long de 900 km, effilé, dont la largeur varie entre 80 et 150 km. Quelle surface ? Aux dimensions de l’Afrique, mieux vaut en rire : 118 484 km2, soit un gros cinquième de notre douce France. Et j’ajoute que le quart du territoire est constitué de lacs prodigieux, mais où il est difficile de planter sa houe. Le lac Malawi, qui court sur une grande partie de la frontière Est du Chewa, fait 580 km de long.

Sera-ce tout pour ces messieurs-dames ? Non pas. Au Malawi, on claque des dents depuis bien longtemps. Trop de gens y habitent – 11 millions en 2001, peut-être 13 aujourd’hui – et trop d’infernales sécheresses ruinent chaque fois un peu plus son agriculture. En 2005, l’eau a manqué comme jamais, et le gouvernement a été contraint d’importer en urgence 400 000 tonnes de maïs. Un coût géant pour un si petit pays.

La suite nous est racontée par une journaliste locale, Catherine Riungu (lire ici, mais en anglais). Je dois préciser, par précaution, que je n’ai aucun moyen de vérifier. Et que le Malawi est un pays étrange où la langue officielle, celle du Parlement comme celle de la justice, est l’anglais, que ne parlent qu’une partie des politiciens et des juges, et pas le peuple. Le premier président du pays, Hastings Kamuzu Banda – au pouvoir de 1966 à 1994… – ne parlait que la langue du colonisateur, et devait utiliser les services d’un interprète pour parler à ses « sujets ».

Bon, assez dénigré. Riungu. Elle raconte qu’après la sécheresse de 2005, le gouvernement local a envoyé promener ceux qu’on appelle les « bailleurs de fonds », ces institutions financières qui imposent leur loi aux pauvres, avec les résultats prodigieux qu’on commence à entrevoir. Une mention pour le FMI, dirigé par notre grand ami socialiste DSK ( pour rappel, ici).

Donc, aux pelotes. Le gouvernement de Lilongwe  – la capitale – décide de subventionner ses paysans. Une folie dans un monde où il ne faut surtout pas aider l’agriculture vivrière, qui rapporte si peu aux truands d’ici et de là-bas. N’importe : des subventions massives. Soit 53 millions d’euros sur une année, distribués, officiellement du moins, à 1,5 million de paysans sous forme d’engrais et de semences. La production de maïs double. Double. Peut-on imaginer ?

Depuis, les aides sont passées à 106 millions d’euros par an. Et 14 % du budget national seraient consacrés à l’agriculure. Si tel est le cas, le Malawi est unique en Afrique, et mérite le premier prix Nobel de la paix jamais décerné à un pays. Le président en place serait derrière ce stupéfiant défi à l’ordre du monde. Je vous donne son nom, à tout hasard : Mbingu wa Mutharika. Selon Catherine Riungu, cet homme est fier du travail accompli, et se laisse aller à des phrases dont nous ne savons plus la signification. Il a ainsi déclaré, tout récemment :  « You cannot be proud if you cannot feed your family; everybody looks at you with pity ». Et, oui, c’est l’évidence même : si l’on ne peut nourrir sa famille, on ne peut pas être fier. Et les autres vous regardent avec commisération.

J’y insiste, je ne garantis pas la teneur des informations sur cette révolution agricole. Mais une chose est certaine : des délégations venues du Kenya, de l’Ouganda, de la Tanzanie et du Swaziland se sont succédé sur place, pour essayer de percer le mystère. Mais est-ce un mystère ? Ne sommes-nous pas en face de l’oeuf de Christophe Colomb, tout simplement ?

The Dry Salvages (une rivière vive)

Je n’ai pas les yeux en face des trous. La faute au sommeil qui manque. Bon, je ne vais pas pleurer, non plus. J’ai vu, ailleurs qu’ici, deux merveilles authentiques. Avant toute chose, le prodigieux vallon de mon coeur sous la neige. Alors qu’elle tombait dru, je suis sorti, et j’ai marché dans la tourmente.

Le monde avait disparu. Le monde auquel on s’habitue tant avait sombré, et ses formes connues avaient pris des couleurs, une couleur unique qui semblait une peinture. Des flocons, par millions, étaient empalées sur les épines des buissons. J’ai vu l’orbe parfait d’une tige de ronce, dont les pointes verticales montaient droit au ciel. Elles avaient l’air de guetter les voltigeurs.

Un autre jour, je suis descendu à la rivière, et elle était devenue folle de sa puissance. Elle roulait des flots massacrants. Cinq fois plus lourde et vive qu’à l’ordinaire. Je pense qu’en ces moments de fête, plus rien ne lui résiste. Les arbres, les pierres, les animaux partent au courant. Je l’ai regardée comme on regarde un être vivant qui jamais ne mourra. Avec de l’envie, oui, je crois bien. Une telle fougue pourrait faire perdre le sens des choses communes.

Je n’entends pas jouer les esthètes, mais en écrivant trois mots sur cette déesse, j’ai pensé à un poème de T.S Eliot. Je ne suis, ni de près ni de loin, un spécialiste. Mais j’ai tout de même pensé à un texte, The Dry Salvages. Et comme je l’ai dans une édition bilingue, je peux vous en donner les premiers mots : « I do not know much about gods; but I think that the river/Is a strong brown god – sullen, untamed and intractable ». Ce qui veut dire : « Je ne sais pas grand chose des dieux, mais je crois que le fleuve/Est un puissant dieu brun – buté, sauvage et intraitable ».

Là-dessus, c’était hier, j’ai entendu quelques mots de François Hollande, responsable socialiste autant que je sache. Il définissait les cinq priorités qui seraient celle d’un gouvernement de gauche aujourd’hui. Aucune n’évoquait même la nature ou l’écologie. Pauvre petit bonhomme. Et ce matin, le choc McCain/Obama. D’un côté, je m’en fous intégralement. D’un autre, je souhaite ardemment que le couple maudit soit balayé et que Sarah Palin disparaisse de ma vue, fût-elle lointaine.

Je crois bien que j’appartiens à la race humaine. À condition d’ajouter ceci : la partie la plus profonde de moi, celle de l’âme, celle de l’animal ancien, ne joue plus le jeu. Je m’éloigne, cela ne fait aucun doute.

Un grand merci à Nicolas Hulot

Ne finassons pas : je me suis sévèrement engueulé, courant septembre, avec Nicolas Hulot. Je vous renvoie, pour ceux que cela intéresse, à trois papiers sur la question (ici, ici et ). Je lui avais reproché une déclaration sur les biocarburants, faite à Rennes, à la suite de quoi il m’avait téléphoné. Et nous nous étions heurtés, avant de nous comprendre, je crois. Je vais essayer de ne pas être hypocrite : sincèrement, je ne sais rien du rôle éventuel que j’ai pu jouer dans l’évolution de Hulot, mais nul doute en tout cas qu’il a modifié son propos sur les biocarburants. Et c’est ce qui compte, je le jure bien. Au passage, je voudrais remercier publiquement Nicolas Hulot, comme je l’ai attaqué publiquement.

Cet homme, pour qui j’ai de l’estime depuis de longues années, montre une nouvelle fois ses qualités profondes. Je vous laisse lire la dépêche de l’AFP qui m’a mené à cette mise au point.

Biocarburants: Nicolas Hulot et les ONG dénoncent « l’entêtement » français

PARIS (AFP) — Nicolas Hulot a dénoncé vendredi « l’entêtement » français sur les biocarburants, après les manoeuvres des députés pour protéger les intérêts fiscaux dont ils bénéficient.

Comme lui, les Amis de la Terre, Oxfam et Agir ici, membres de la campagne « les Agrocarburants ça nourrit pas son monde », s’insurgent contre le « maintien aveugle » en France d’un objectif d’incorporation de 10% d’agrocarburants dans l’essence d’ici à 2015 qui aura des conséquences « dramatiques » dans les pays du sud, estiment-ils.

« Les agrocarburants ne sont en aucun cas la réponse à nos besoins énergétiques », a déclaré M. Hulot à l’AFP.

« Cet entêtement sur nos agrocarburants a d’ores et déjà en Afrique et dans d’autres pays des conséquences absolument tragiques (…) sur l’accroissement de la misère et de la famine: cette compétition d’usage des sols est inacceptable », a-t-il insisté.

Dans un communiqué, Oxfam et les Amis de la Terre « déplorent que les parlementaires français n’aient pas remis en cause la pertinence du soutien de l’Etat à la filière des agrocarburants ».

Selon elles, la défiscalisation a déjà coûté 800 M euros à l’Etat en 2008: « une somme colossale » comparée à leur bénéfice dans la lutte contre le changement climatique.

« Surtout, insistent-elles, le maintien aveugle d’un objectif français d’incorporation de 10% d’ici à 2015 – une échéance encore plus proche que celle discutée au sein de l’Union européenne, qui vise 10% en 2020 – aura inexorablement des conséquences dramatiques sur l’accès à l’alimentation des populations du Sud.

Alors que la fin des avantages fiscaux consentis aux biocarburants était inscrite pour 2012 dans le projet de budget 2009, des députés ont révisé cet objectif à la baisse, au profit des industriels français.

Fin provisoire des aventures de tata Thérèse (provisoire, si)

Déjà le quatrième volume concernant ma tata Thérèse à moi. Comme le temps passe. C’est fou. C’est fou. J’ai bien peur de devoir me répéter : c’est fou.

Tata et le moineau de Paris

Combien y avait-il de moineaux dans Paris lorsque j’étais encore plus petit que toi ? Laisse-moi réfléchir une seconde. Je dirai 521 milliards, à peu près. Il y en avait partout, bien plus qu’aujourd’hui. Sur les branches, tu t’en doutes. Sur et sous les bancs, en train de se battre, de se poursuivre ou de se rouler dans la poussière. Sur le rebord des toits, au coin des cheminées, picorant le trottoir, occupant de vastes portions du ciel, tombant sous la griffe du chat de la voisine sorti faire un tour sur le boulevard, se baignant dans le caniveau ou dans la flaque laissée par l’orage de la veille au soir, faisant de la balançoire sans se faire remarquer, en compagnie de mes amis Jacky et Bouboule, au square de la rue Jean Beausire. Bref, le moineau se plaisait en ville, je l’affirme haut et fort.
C’est bien pourquoi l’histoire de Nono est étrange. Car Nono le moineau habitait chez ma tante. Et le grand malheur, c’est que je ne peux pas te dire pourquoi. Affreux. Je ne m’en souviens pas, et je te rappelle que ce livre est un livre de souvenirs authentiques. Je n’ai pas le droit de mentir ou d’inventer. Disons qu’un jour, un très beau jour pour moi, j’ai vu Nono. C’était le moineau ordinaire, un monsieur pour être complet. Le moineau mâle a la tête grise, autant que tu le saches. Donc, Nono aussi, avec une bavette noire, des joues et une gorge blanches. S’il avait été une dame, Nono aurait eu une belle robe beige. Nous sommes d’accord ? Alors, je continue.

Un jour, j’ai rencontré Nono, qui était perché sur une armoire de ma tata. Dans la première des petites chambres, à droite, qui s’ouvraient sur la salle de séjour. Je dois te dire que Nono aimait beaucoup le haut de l’armoire. Selon moi, mais cela ne m’engage pas beaucoup, il voulait repérer ses ennemis de loin, de manière à sauver sa peau le plus longtemps possible. Car je te rappelle que l’appartement de la rue Larrey était rempli de prédateurs pour lesquels un plat de moineau est à peu près ce qu’est un goûteux morceau de camembert pour moi. Ou qui sait un gâteau au chocolat avec de la crème dessus pour toi.
Les prédateurs locaux étaient surtout représentés par deux espèces. Il y avait le chat, qui est de la famille du tigre. Ce voyou sait s’approcher d’un moineau de Paris comme s’il était une image de Saint-Pierre collée sur le mur. Je ne te conseille pas d’essayer, car c’est difficile. Le chat traque le moineau parce qu’une petite sonnerie retentit derrière son œil quand il en voit un. Ce n’est donc pas la peine de le gronder ou de tirer sur sa queue, car il n’écoute pas. J’ai déjà essayé, figure-toi.

L’autre chasseur de moineaux était le fennec, dont je t’ai déjà parlé. Ce renard, car c’en est un, parvient à ressembler aux hiéroglyphes sur les temples égyptiens. Comme je ne sais pas si tu connais, je t’explique. Il ne montre que son profil, et on a l’impression qu’il est immobile depuis une heure, alors qu’il n’est plus qu’à un centimètre de ton mollet. Je te parle de mollet, mais je pourrais parler de ta fesse, c’est juste une image.

Le fennec présente son profil, c’est-à-dire son museau, mais sans ouvrir la gueule une seule seconde. Car s’il le faisait, on verrait aussitôt que sa mâchoire est emplie d’une collection complète de poignards en forme de dents. Ou de dents en forme de poignards, comme tu préfères. Je crois que telle est la raison pour laquelle Nono préférait se réfugier sur les hauteurs de l’armoire. En cas d’attaque, il prenait un envol instantané.

Mais ces précautions n’auraient probablement pas suffi si ma tante n’avait pas décidé d’isoler Nono dans la petite chambre. Isoler, cela voulait dire refermer systématiquement la porte, de manière que les chats ou les fennecs ne viennent pas tailler une bavette dans le corps athlétique de Nono. Nous avions l’ordre de faire attention en entrant et en sortant de la pièce où le moineau faisait ses cabrioles. Mais ne va pas imaginer qu’isolement signifie solitude. Chez tata Thérèse, on ne pouvait jamais être seul, car il n’y avait pas assez de place.

Dans la petite chambre, il y avait ma cousine Laetitia, qui était la petite-fille de ma tata, et qui vivait avec elle, je ne sais plus pourquoi. Et puis il y avait aussi quelques dizaines de hamsters, dont ma tante faisait l’élevage, je te raconterai plus loin. Et bien entendu des serins, des perruches et des tourterelles. Mais tout ça ne compte que pour du beurre, car ils étaient enfermés dans leurs cages. Tandis que Nono, lui, qui était le roi, vivait en liberté, si je peux dire.

Que mangeait Nono ? Eh bien des graines, vois-tu. Du millet, de l’avoine, du riz. Dans le grand dehors de la ville, le moineau mange tout ce qui tombe dans son bec, ou presque. Quand il vole, par exemple, il avale sans se faire prier les insectes qu’il rencontre. Gloup ! Ou encore slurp ! Il enfourne. Chez tata, il faisait pareil. Des graines, des graines, des graines.

Mais ma tante tenait à sa réputation de diététicienne. Elle savait qu’un régime équilibré de moineau passe à l’occasion par des protéines animales. Les graines, fort bien, mais la viande ? Imagine que la Société protectrice des animaux ait envoyé un inspecteur chez elle, hein ? Et qu’il se soit rendu compte aussitôt que Nono n’avait pas droit à sa ration d’araignées ou de fourmis volantes ? Hein ?

Mais ma tante savait ce qu’elle faisait. Sur un meuble de la petite chambre de Nono, il y avait un bocal en verre qui permettait de voir un joli spectacle. Dedans, en effet, dans ce qui ressemblait à de la sciure, on voyait s’agiter des vers blancs joufflus, mafflus, pétant la forme. Plus d’une fois, avec mon frère Régis, nous avons assisté au repas carnivore de Nono le moineau, et je vais essayer de te décrire comment cela se passait.

Premier mouvement : tata joue avec son dentier et se met à rigoler en faisant tourner ses yeux pour nous faire rire. Deuxième mouvement : elle met son doigt en travers de ses lèvres pour nous faire taire. Là, je pense que c’est pour ne pas alerter ma mère, qui est en train de boire un café dans la cuisine en compagnie des fennecs. Trois, elle nous entraîne, Régis et moi, dans la petite chambre réservée aux loopings et aux entraînements aériens de Nono le moineau.

À l’intérieur de la pièce, le silence. On n’entend plus que les 25 perruches qui jacassent, et les hamsters qui cavalent sur leurs roues. En haut de l’armoire, Nono jette un œil, pas très concerné. Tata rigole encore une fois, et à ce moment, il est évident qu’elle prépare un mauvais coup. Mais lequel ? Elle s’approche du bocal, l’ouvre, plonge la main au milieu de la masse des vers blancs, et en sort un entre deux doigts. Ensuite, elle nous fait une sorte de clin d’œil, et elle coince la bestiole entre ses lèvres, en roulant encore une fois ses yeux dans tous les sens. Je peux t’assurer que certains après-midi, rue Larrey, il ne faut pas avoir peur. On dirait un film d’horreur, fabriqué exprès pour faire grincer les dents des pauvres enfants que nous sommes, Régis et moi.
Tu y es ? Tata a donc coincé un ver de farine entre ses dents, et elle relève soudain la tête en direction de Nono, toujours installé en haut de l’armoire. Je ne suis pas tout à fait sûr, mais je me demande si le moineau n’aurait pas un peu frétillé du bout de la queue. Alors ma tante, tout en serrant autant qu’elle peut le ver au coin de sa bouche, se met à appeler Nono. Et ce n’est pas simple, crois-moi. Si elle laisse entrer assez d’air pour dire distinctement et assez fort : “ Nono ! Nono ! ”, le ver pourrait bien se libérer, et tomber sur le sol. Je suis sûr que tu as déjà lu la fable de La Fontaine appelée Le Corbeau et le Renard. Eh bien, c’est presque pareil.
Si ma tata ouvre son bec, le ver fera le grand saut, et Nono restera haut perché. La minute qui suit est donc très importante. On n’entend au départ qu’un tout petit souffle de grand-mère. Quelque chose comme “ Ohho ! Ohoh ! ”. Moi, je serais Nono, je ne reconnaîtrais pas mon nom, je te jure bien. Mais Thérèse insiste, et tout en serrant le malheureux ver avec ses lèvres, elle réussit enfin à faire entrer un courant d’air dans sa gorge. Et brusquement, on entend enfin le nom du moineau. Un vrai coup de clairon. “ Nono ! ”, “ Nono ! ”.

Cette fois, l’oiseau a compris qu’on le cherchait. Il regarde. Son bec et son cou s’énervent ensemble. En haut, en bas, à gauche, à droite. Je me demande ce qu’il voit, de là-haut. Sûrement une petite bestiole blanche qui bouge en pendouillant d’une autre bestiole beaucoup plus grosse. Et soudain, la magie commence, on se croirait à l’aéroport d’Orly. Nono s’envole, d’abord vers le plafond, et pique ensuite d’un coup sec vers le sol. Va-t-il se crasher ? Va-t-il s’écraser faute d’avoir pu ralentir à temps ? Je ne respire plus, ce qui n’est pas commode. Mais non, Nono se reprend, rase le lino, remonte d’un coup d’ailes, parvient à la hauteur des épaules de tata Thérèse, et je peux te garantir pour l’avoir vu qu’il y a un pilote dans l’avion.

Car que fait Nono, grâce à une impressionnante torsion de ses ailes ? Une manœuvre géniale, qui le place bientôt son bec à la même hauteur que celui de Thérèse. Enfin, pas son bec, tu auras rectifié, sa bouche. Il est encore à soixante centimètres, mais à cet instant précis, je sais, je sens qu’il va réussir son coup. Et j’ai raison. Un dernier coup d’ailes, et le moineau passe sans s’arrêter au ras des lèvres de ma tante adorée. Sans s’arrêter, sans ralentir on dirait, il lui vole au passage le ver blanc, le coince dans son bec et remonte déguster la friandise en haut de l’armoire.

En cette minute d’histoire, d’histoire naturelle, si quelqu’un avait eu la bonne idée de me photographier, il aurait vu un gamin au bord de l’évanouissement, avec la mâchoire dévissée et les yeux perdus dans l’espace. Malheureusement, la seule trace est dans ma tête, et dans celle de mon frère Régis. Mais personne ne la fera disparaître, que cela soit dit. Ma tante, je t’aime.