Ce qui se cache derrière l’Angolagate

Ce fut sans doute, et longtemps, l’un des plus beaux pays de la terre. L’Angola abrite les sources d’un fleuve unique qui va se perdre dans le désert du Kalahari, l’Okavango, dont les rives sont miraculeusement intactes. Pays de forêt dense, de marais, de savanes, de désert, de mangroves, de mer, pays de plaine et de hauts-plateaux, pays immense peuplé de lions, d’éléphants, de zèbres, de gorilles, de chimpanzés, de (rarissimes) rhinocéros noirs, de chiens sauvages, l’Angola demeure, malgré la folie ambiante, un territoire grandiose. Grand comme deux France et demie.

Les humains, souvent victimes et parfois bourreaux, en ont fait la porte de l’enfer. Rien que de très banal ? Presque. Entre 1993 et 2000, un présumé trafic d’armes à destination de ce pays a permis de vendre au pouvoir en place à Luanda, la capitale du pays, 790 millions de dollars d’armes diverses (lire ici). Des chars, des hélicoptères, des pièces d’artillerie, des lance-roquettes, des lance-flammes, des mines et des armements d’infanterie, excusez du peu. En plein milieu d’une guerre civile. De très braves garçons de chez nous, parmi lesquels Jean-Christophe Mitterrand, Jacques Attali, Paul-Loup Sulitzer, Georges Fenech, Charles Pasqua et Jean-Charles Marchiani sont pour quelques mois devant un tribunal parisien. À des titres divers, ils auraient aidé deux marchands et trafiquants d’armes de haute volée – Pierre Falcone et Arcadi Gaydamak – dans leur philanthropique entreprise.

Tous se récrient et parlent qui de complot, qui de grossière erreur. Rions un peu avant de pleurer. Pasqua : « Je ne sais pas comment cette enquête a été lancée mais je constate que tout a été fait pour me mettre en cause dans des affaires où je n’ai rien à voir ». Le glorieux fils Mitterrand se dit de son côté « totalement innocent » et n’aurait rien su de rien, se contentant d’empocher une belle galette en échange de conseils en placement. L’ancien député UMP Georges Fenech dirige depuis le 19 septembre dernier – merci, Sarkozy – la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Dans le procès de l’Angolagate, il est soupçonné d’avoir touché en 1997 un chèque de 15 000 euros de la société de vente d’armes Brenco International. À cette date, Fenech était juge et même responsable syndical de l’Association professionnelle des magistrats (Apm). Mais si.

Ce qui restera merveilleux, quel que soit le verdict, c’est qu’aucun de ces mis en examen n’a eu envie de gerber quand un marchand d’armes – dont tous savaient qu’il vendait à un pays martyr – leur a proposé une affaire. Pas même cet éternel moraliste de Jacques Attali, grand et noble coeur socialiste. Pas même lui, qui a toujours de si belles choses à dire sur les pays du Sud. Une de ses sociétés a touché 160 000 dollars pour une étude sur le microcrédit en Angola. Au beau milieu d’une guerre civile totale où plus rien ne tenait debout ! Et il a approché Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères, pour tenter d’obtenir un cadeau fiscal en faveur de Falcone, personnage central, s’il en est, de l’Angolagate. Oh quelle jolie bande !

Parlons tout de même de la guerre civile. Opposant deux factions issues de la guerre d’indépendance – le Mpla et l’Unita -, elle aura fait, entre 1975 et 2002, au moins 500 000 morts, directes si j’ose écrire. À l’échelle de la France, cela représenterait plus que 3,5 millions de personnes. Inutile de dire que des centaines de milliers de mutilés doivent être ajoutés à ce bilan inouï. Ainsi que des millions de paysans déracinés, s’installant, encore plus vite qu’ailleurs en Afrique, dans les bidonvilles des grandes cités, Luanda en tête. La guerre civile n’a pas seulement dévasté la société humaine, mais clairement et définitivement bouleversé la structure du pays, l’occupation du territoire, l’avenir le plus lointain.

Officiellement, au départ en tout cas, le Mpla était un mouvement marxiste, dans la tradition tiers-mondiste des années soixante, et à ce titre longtemps défendu par les soldats cubains envoyés par Castro, qui faisaient face, au sud, aux troupes de l’Unita manipulées, elles, par l’Afrique du Sud raciste de l’apartheid. La « belle » gauche contre la « sale » droite de toujours. Mais au moment où nos héros entrent en scène en compagnie de Falcone et Gaydamak, la roue a tourné plusieurs fois sur elle-même, et l’Angola est devenu un formidable producteur de pétrole, notamment off-shore, au large des côtes. Le Mpla et l’Unita étripent leur peuple pour une seule et unique raison : qui aura l’argent de la rente ? Qui aura les Mercedes, le champagne, les putes, les villas, les comptes numérotés.

En 1993, quand commence l’immonde vente d’armes au régime de Dos Santos – le président angolais -, notre pays est en situation de cohabitation. Mitterrand est à l’Élysée, Balladur à Matignon. Je constate en passant que Pasqua, Marchiani, Fenech sont assurément de droite, tandis qu’Attali et Mitterrand fils penchent en théorie de l’autre côté. Il y a union nationale, figurez-vous, car Elf et Total ont un besoin absolu d’accès aux puits angolais. Elf, avant d’être racheté par Total, aura largement financé la guerre menée par le Mpla, grâce à la vente du pétrole qu’il lui concédait. Citation : «  Les Français ont permis au MPLA de terminer la guerre. Mais ils ont tué le pluralisme politique, attaque William Tonet, directeur de l’hebdomadaire d’opposition Folha 8. Le pays des droits de l’homme a privilégié ses intérêts pétroliers (ici)». Aujourd’hui encore, Total commercialise le tiers des deux millions de barils de pétrole produits en Angola chaque jour. En 2009 devraient commencer les forages d’un gisement fabuleux situé à 150 km des côtes, Pazflor, par des profondeurs d’eau comprises entre 600 et 1200 mètres. Rien ni personne ne fera dévier ce fer de lance, dont nous profitons tous ici, bien au chaud.

L’Angolagate est réellement une histoire cynique comme on en voit peu. Ainsi, en mai 2008, Son Altesse Sérénissime (SAS) Sarkozy a rendu visite au président angolais, déclarant sur place vouloir « tourner la page des malentendus du passé ». Une allusion évidente, même pour le plus corniaud, à cet Angolagate qui menace aussi la nomenklatura en place à Luanda. Car bien sûr, les chefs locaux ont touché. Encore heureux. Le 11 juillet, notre vertueux ministre de la Défense, Hervé Morin (lire ici) a rédigé une lettre très gentille dans laquelle il affirme qu’après un soigneux examen du dossier, il peut garantir qu’il n’y a pas eu de trafic d’armes, car ces fameuses armes ne sont pas passées par le territoire français. Et en ce cas, la France ne peut sérieusement reprocher quoi que ce soit à Falcone, qui a fait son beau travail hors de nos frontières. Non, cela ne sent pas le pétrole. Cela pue. Et pas seulement le pétrole, mais aussi l’uranium. Car l’Angola en recèle de grandes quantités, dont notre champion du nucléaire, Areva, a le plus grand besoin pour ses – nos – centrales. Surtout depuis que le Niger, grand producteur, gronde. Des équipes hautement spécialisées sont sur place. Faisons-leur confiance.

Bon, je suis déjà bien trop long, j’en ai conscience. Dans ce pays maudit par l’histoire récente, et qui est un bijou de la nature, inutile de dire que l’écologie n’a pas voie au chapitre. De grotesques projets financés en partie par l’aide internationale se perdent un à un dans les sables et les méandres du fleuve Okavango. Les corrompus au pouvoir ont autre chose à faire. Du fric. Vite. Aussi vite que coule le pétrole, ce sang noir des pauvres de toujours.

Luanda n’est plus une ville depuis longtemps. La cité des colons portugais, qui aurait pu contenir peut-être 500 000 habitants, en parque 5 millions. Ou 6, nul ne sait. Sur 13 millions vivant dans le pays. Enverrions-nous nos caniches et nos chats angora dans ce pandémonium ? Sûrement pas, nous avons des principes moraux, tout de même.

Deux Angolais sur trois survivent avec moins de deux dollars par jour dans un pays où la vie matérielle est dominée par le grand luxe. Je ne crois pas que vous le sachiez : Luanda, la capitale, est classée la ville plus chère au monde. Au monde, je confirme. Un studio peut se louer 15 000 dollars par mois. Difficile à croire, n’est-ce pas (lire ici) ? L’Angola n’a plus ni industrie ni agriculture, et importe rigoureusement tout par bateaux. Des tomates comme des fleurs coupées, des bagnoles – 5 000 chaque mois – comme des ordinateurs ou même du…pétrole raffiné. Les embouteillages sont là, on s’en doute bien. Sauf pour les innombrables piétons de ce monde qui n’est plus le mien.

Quand vous entendrez parler ces prochains jours du procès parisien, douillet, de l’Angolagate, ayez je vous en prie une pensée pour le peuple angolais, victime de satrapes et d’immenses salauds à leur service. Juste un instant, juste une pensée pour ces gosses qui vendent leur cul et leur âme dans les rues défoncées de Luanda, dont les hôtels de luxe accueillirent Attali, Mitterrand, Pasqua et consorts. Une seconde, une vraie pensée pour eux.

En mai 2008, le vice- ministre angolais de l’Urbanisme et de l’Environnement, Mota Liz, a affirmé que 500 000 hectares de terres agricoles pouvaient être « mobilisées » pour la production de biocarburants. En juillet 2008, le premier ministre, Fernando da Piedade Dias dos Santos, a confirmé que le gouvernement angolais souhaitait « promouvoir l’attribution rationnelle de terres pour les projets de biocarburants ». Nous n’avons encore rien vu.

Un parafoudre qui attire le feu (nucléaire)

On peut toujours rêver, je ne sais rien de plus agréable. Oui, on peut toujours rêver que l’information que je vous fais passer ce samedi 11 octobre fera l’ouverture d’un quelconque journal, fût-il du Maine-et-Loire, mais je dois confesser mes doutes. Il est bien possible que jamais personne – ou presque – ne soit au courant. Notez que je peux me tromper, greffier, et notez aussi que je serais ravi de me tromper. On peut maintenant y aller.

Soit un syndicat CGT d’Auvergne, conseillé par un homme d’exception, que je m’honore de connaître : Henri Pézerat. Je ne m’attarde pas sur son cas ce matin, car je souhaite parler de lui une autre fois, en longueur, en épaisseur. Henri est d’une race peu commune, croyez-moi sur parole en attendant mieux. Donc, ce syndicat, qui lance une alerte sanitaire démente. Démentielle. J’écris ces mots alors que passent en boucle à la radio des avis sur des bonbons et des gâteaux made in China, chargés de mélamine, un poison.

Je ne prétends pas qu’il ne faut pas avertir, cela va de soi. Mais alors, que faudrait-il dire d’un million de sources radioactives dispersées partout en France, qui ne seront jamais récupérées ? L’affaire est simple. Depuis la fin des années quarante du siècle passé, ce qu’on appelait alors l’administration des PTT (Postes, télégraphes, téléphones) a utilisé des surtenseurs et des parafoudres destinés aux lignes du téléphone. Avec un petit problème : ces boîtiers contenaient des éléments radioactifs, dont du radium 226, du tritium et du thorium 232.

En 1978, l’usage des radioéléments est prohibé – preuve, d’ailleurs, qu’on pouvait s’en passer -, mais rien n’est seulement tenté pour récupérer ne serait-ce qu’une partie du million de boîtes utilisées, qui mesurent de 1 à 5 cm en longueur. Et on ne prévient aucun salarié des risques qu’ils auraient pu prendre avec ces saloperies. Dans les conditions concrètes de travail, il est certain que ces sources potentiellement dangereuses sont restées des semaines dans des poches, ont pu être tenues entre les dents le temps d’une manoeuvre occupant les deux bras, et il va de soi qu’elles ont séjourné des mois et des années même dans des locaux plus ou moins publics.

En 1997 – vingt ans ont passé -, France Télécom, qui vient d’ouvrir son capital au privé, créé un groupe de travail. L’année suivante, un médecin, préoccupé par le nombre de cancers qu’il constate, alerte comme c’est son devoir sur les mesures prises à propos des surtenseurs et parafoudres. En 1999, patience, France Télécom demande le recensement, le démontage et le stockage. En 2001, rappel par une note interne.

L’année suivante – 2002 – France Télécom demande un inventaire à un bureau extérieur, Hémisphères. Le bilan est vite fait : presque rien n’a été sérieusement entrepris. Il y aurait entre 700 000 et un million d’appareils encore en place ou en balade. Rien de notable à signaler jusqu’à aujourd’hui, en dehors de cette toute récente prise de position de la CGT.

Belle histoire, dans son genre sinistre. Et qui montre je crois, une nouvelle fois, l’extrême folie du nucléaire. Dans cinquante ans, dans cent ans, combien de sources – probablement bien plus dangereuses encore – auront été dispersées à la surface de la terre ? Et combien grâce à nous, qui supportons encore qu’un Sarkozy se fasse le VRP planétaire des technologies nucléaires d’EDF et d’Areva ? Le radium 226 perd la moitié de sa radioactivité au bout de 1 600 ans. Ce qu’on appelle sa demi-vie. Qui est légèrement plus longue que la nôtre entière.

 PS : Je laisse une adresse électronique pour un éventuel contact, mais ne les dérangez que si vous avez quelque chose à leur apporter. Car vous vous doutez qu’un syndicat local n’a guère de temps à perdre (cgtptt.cantal@wanadoo.fr).

Tazieff, Cousteau et Lorius au café du Commerce (génial !)

Rendons d’abord à César ce qui lui appartient, d’autant que la chose est sublime. Michel R.Tarrier est un naturaliste, excellent connaisseur du Maroc, et il est aussi un essayiste virulent. Je reçois, comme d’autres, certains de ses (vifs) messages par le net, dont le dernier m’a carrément soufflé.

Figurez-vous que Tarrier a dégotté un extrait vidéo d’une émission de la télévision française, datée du 4 septembre 1979. Pour les vieux tromblons dans mon genre, il me suffira de prononcer le nom de Joseph Pasteur, haute figure de ces années-là, pour me faire comprendre. Et pour les autres, il faudra regarder ce morceau d’une émission-phare des années 70, Les dossiers de l’écran (ici), qui ne dure jamais qu’un peu moins de six minutes.

Nous sommes dans l’anthologie, prière de mettre les patins avant d’entrer au salon. Sur l’écran, de gauche à droite, Claude Lorius, Haroun Tazieff, le commandant Cousteau, Joseph Pasteur. Paul-Émile Victor est caché. De quoi parle-t-on ce soir ? De l’Antarctique. Mais dans le morceau choisi, de…réchauffement climatique. Et c’est tout simplement génial.

Quelques mots de présentation. Lorius est alors un de nos grands glaciologues,  spécialiste incontesté des raids en Antarctique. Il a l’air jeune. Je le dis, car je l’ai interrogé il y a deux ans, et nul doute qu’entre-temps, il avait vieilli. Donc, Lorius. Faut-il présenter Tazieff ? D’abord ingénieur agronome, il deviendra volcanologue et sera pendant des décennies une vedette de la télé. Bon, j’en ai souvent fait ma tête de Turc, et si vous voulez savoir pourquoi et que vous avez une patience d’ange, lisez donc ceci. Quant à Cousteau, qu’ajouter ? Tout de même cela : sa formation est celle d’un officier de marine (canonnier, je le jure), point. Et il a également été espion à partir de 1938 au moins. Le reste, vous le savez comme moi : les films sous-marins, la Calypso, les appels au sursaut.

Venons-en au petit film. Pasteur pose une question, inquiet de l’activité volcanique. Pourrait-elle, avec des conséquences majeures, faire fondre les glaces alentour ? À cet instant grave, Tazieff le cabotin s’empare du micro. Un régal. Car il a décidé de faire flipper son monde, ce qu’il commande à volonté. D’un geste ample du bras – façon générosité sans frontières -, il lâche : « Ce ne sont pas les volcans, qui pourront le faire, c’est la pollution industrielle ». En particulier, le gaz carbonique. Ah, on savait cela en 1979 ?

Tazieff atteint vite au magnifique, qui se révèle burlesque. Se tournant vers Lorius, le seul scientifique de l’aréopage,  il précise, toujours à propos, du gaz carbonique  : « C’est Claude qui nous disait tout à l’heure qu’il s’agissait de plusieurs dizaines de milliards de m3 de…». À cet instant, moi, Fabrice Nicolino, qui suis bon public, j’éclate de rire. Car évidemment, Tazieff ne sait de quoi il parle. Et Lorius, légèrement pincé tout de même, le reprend : « Non, il s’agit de 20 milliards de tonnes de CO2 que l’homme rejette chaque année à la suite de ses activités ».

Permettez-vous ? Tazieff n’est au courant de rien. Il est surtout très satisfait d’être soudain le centre de l’attention, ce qui est toujours agréable. Il ne sait rien, mais d’une manière dérangeante et même stupéfiante, il va peu à peu décrire pour nous – en 1979 ! – le scénario même de la crise climatique dans laquelle nous sommes plongés en 2008. Car il ajoute aussitôt : « Ce gaz carbonique risque de changer l’atmosphère en une espèce de serre ». Vous avez bien lu.

Aussitôt, Cousteau grogne : « Ah, ça, c’est du baratin ! ». Regardez Tazieff à ce moment précis. Il a un rictus gêné, et soulève ses mains comme pour s’excuser de ce qu’il vient de commettre. Il est, il me paraît en tout cas manifeste qu’il ne croit guère ce qu’il avance. Mais il continue pourtant, ajoutant, après quelques divagations des uns et des autres : « Il pourrait y avoir un effet de serre général par réchauffement de 2 à 3 degrés de la température. D’où fusion d’une énorme quantité de glaces, tant au nord qu’au sud, et même des glaces de montagne. 2 ou 3 degrés suffisent pour faire monter les eaux, entraînant la noyade de toutes les côtes basses ». Adieu, ajoute-t-il, à New-York, Le Havre, Marseille.

Lorius, le seul vrai savant du lot, s’insurge, et rappelle l’étonnante stabilité des glaces de l’Antarctique, qui n’auraient pas bougé depuis des millions d’années. Et laisse entendre clairement qu’il ne croit pas au réchauffement. Tazieff repart au combat, sous les yeux effarés de Pasteur, qui redoute que les braves spectateurs de l’émission ne s’évanouissent de peur. Haroun met en cause directement l’industrie, « qui vient jeter le trouble sur les grands rythmes naturels ».

Cousteau, alors révulsé, lance: « On commence à me casser les oreilles, avec les histoires de CO2. Il y a des choses bien plus graves, comme les pluies de scories, qui changent la teinte de la glace ». Hélas, le tableau s’achève ici, je n’y peux rien. Quant à chercher la morale de l’histoire, je dois bien avouer ma peine. Mais je vais essayer, puisque je ne suis pas payé pour cela.

Première évidence : en 1979, la vision cohérente de la crise climatique existait. Dix ans avant l’alerte générale. Sauf qu’elle est ici énoncée par un homme qui niera ensuite, farouchement, le dérèglement climatique, et défendra jusqu’au grotesque l’industrie et ses produits les plus dangereux, comme les PCB. Tazieff, on feint de l’ignorer, a terminé sa vie dans un compagnonnage inouï avec les anti-écologistes les plus durs qui soient. En comparaison, Claude Allègre serait un frère d’armes. Pourquoi ces mots, dans cette bouche-là ? Mon hypothèse est que Tazieff les avait glanés de manière inopinée, quelques jours auparavant, et qu’il aura décidé de briller ce soir-là en faisant claquer des dents. Une telle possibilité est conforme à ce que fut cette bête de scène, gravement ignorante dans de nombreux domaines.

Reste cette question, à laquelle je suis incapable de répondre. Qui était, en 1979, à ce point clairvoyant ? Dans tous les cas, cela n’aura servi à rien. Ni à personne. Il est une autre leçon, qui concerne Lorius. Cet homme, sirotant un jour un whisky dans une base antarctique, et voyant éclater dans son verre les bulles d’air contenues dans un glaçon, a eu une illumination. Et si les glaces étaient de parfaites archives climatiques du passé le plus lointain ? Et si, en faisant de longs carottages des glaces de l’Antarctique, on retrouvait, piégées en profondeur, des bulles d’un air vieux de centaines de milliers d’années ? Je vous passe les détails, mais petite cause – le whisky -, grandes conséquences. Les carottages ont fini par révéler l’essentiel du drame climatique en cours. Et précipité l’alerte mondiale en 1988.

Or donc, Lorius, le grand sceptique de la télé, en 1979, est aussi celui – avec quelques autres tout de même – qui aura alerté l’humanité sur la réalité du réchauffement général. Cela fait réfléchir. L’un des plus grands glaciologues planétaires, il y a trente ans, nie pratiquement que l’Antarctique puisse fondre. Or il fond, en partie du moins.

Et Cousteau ? Eh bien, il se révèle ici un Allègre écologiste. Un homme qui abuse de son statut public pour tenir des propos de Café du Commerce qui ne reposent sur rien. Qu’on ne lui parle pas de C02 ! Qu’on lui parle plutôt de ces terribles scories ! Franchement, ce ton d’autorité pour énoncer de telles conneries…

Enfin, et j’en ai terminé, ce débat de basse qualité mais de grande intensité comique révèle surtout l’extrême confusion de l’esprit des humains. En y réfléchissant comme il faut, je crois que telle devrait en être la principale conclusion. Les hommes étant ce qu’ils sont, c’est-à-dire ignorants, hâbleurs, arrogants, il ne faut surtout pas les doter d’outils qui dépassent leurs pauvres petites capacités. Il ne faudrait pas. Car c’est fait, vous le savez comme moi. On a confié le Grand collisionneur de hadrons (LHC) du Cern à des clones de nos trois personnages de la télé. Et la bombe. Et les filets de 100 km de long. Et les nanotechnologies. Et les marchés financiers électroniques, etc. On a confié les clés de l’enfer à de simples couillons qui nous ressemblent comme deux gouttes d’eau.

Bienvenue dans un monde meilleur.

Vie et trépas d’un vieux dinosaure (sur l’UICN)

Je sens bien qu’on ne me croira pas, mais au fond, qu’importe : je ne cherche pas à me fâcher avec l’UICN. L’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) est un machin de plus, qui n’est pas le pire. En 1945, à la sortie de la guerre mortelle contre le fascisme, tout le monde y allait de son utopie universaliste. On sait la chanson de cette époque-là, qui avait déjà tourné la tête après 1918 : plus jamais ça. Plus de guerre, plus de massacre, plus d’affrontements meurtriers entre peuples frères.

L’Europe, qu’on confondait alors avec le monde, méritait mieux que cela. Il fallait donc des institutions, meilleures que cette SDN (Société des nations) qui avait si lamentablement échoué à entraver Hitler et ses plans criminels. D’où l’ONU, la FAO, l’accord dit de Bretton Woods, la Banque mondiale – appelée alors Banque internationale pour la reconstruction et le développement – et l’UICN. Entre autres.

Créée en 1948 à Fontainebleau – cocorico -, l’UICN rassemble 83 États, 114 agences gouvernementales, au moins 800 ONG et davantage que 10 000 experts et scientifiques du monde entier. Bon, osons le mot : c’est une formidable bureaucratie. Qui, comme telle, encombre le tableau et prend bien plus de place qu’elle ne le mérite. En France, le comité national est présidé par un homme que je connais et que j’estime, François Letourneux, ancien haut fonctionnaire au ministère de l’Écologie, ancien directeur du Conservatoire du Littoral.

Je me rends compte à l’instant, alors que j’ai discuté bien plus d’une fois avec lui, que j’ignore quelles sont ses opinions politiques partisanes. Preuve, si besoin en était, que je m’en fous. En tout cas, le réseau mondial UICN est réuni à Barcelone ces jours-ci, pour un congrès de plus dans la litanie des rendez-vous absurdes en défense de la biodiversité.

Celui-là bat tous les records, et c’est normal, car la situation n’a jamais été pire. Peut-être avez-vous lu quelques titres dans la presse qui vous convient (un aperçu ici). Je refuse de vous noyer sous les chiffres. Disons simplement, pour ce qui concerne les mammifères – nous en sommes, savez-vous ? -, qu’un sur quatre est menacé d’extinction. Peut-être même, car on ignore bien des choses, 36 % au total.

Jamais depuis 65 millions d’années – autant que nous pouvons le savoir – la vie n’a été à ce point menacée sur terre. Et jamais – je l’espère du moins – nous n’aurons entendu autant de baratin sur un sujet aussi grave. À Barcelone, au congrès de l’UICN, entre autres imbécillités – voyez comme je sais me tenir -, on aura entendu évoquer la naissance d’un indice Dow Jones de la biodiversité. Je ne ricane pas à cause du krach en cours, qui donne fatalement de curieuses couleurs à cette trouvaille calamiteuse, non. Mais parce que mettre la nature, sur quoi tout repose, au rang de l’économie, mère de toutes les tragédies, c’est comme annoncer qu’on a renoncé à lutter. C’est comme servir de guide aux braconniers pour tuer les dernières merveilles du monde.

À Barcelone, et j’arrête là, car la nausée me vient, on aura vu aussi Veolia Environnement devenir partenaire du Comité français de l’UICN. L’ancienne Générale des Eaux est une transnationale des métiers dits de l’environnement, qui gagne de l’argent, beaucoup d’argent, en prouvant chaque matin que l’eau est un bien privé, en tout cas privatisable. À ma connaissance, l’ancien patron de la Société Générale – celle qui nous réserve tant de belles surprises -, Daniel Bouton, fait toujours partie de son Conseil d’administration.

Qu’est-ce qui cloche avec l’UICN ? Mais la liberté, bien sûr, la démocratie, la vie, le changement, le coup de torchon ! L’UICN est l’héritière d’une tradition aujourd’hui plus désuète que le drapeau à fleur de lys : celle des sociétés savantes. Pendant un bon gros siècle, à partir du milieu du XIXème siècle, des professeurs dignes entre tous, certains admirables et d’autres pontifiants, ont monopolisé le discours public sur la nature et sa protection. La société les ennuyait, en laquelle ils ne voyaient qu’aveuglement et ignorance. lls régnaient. Sur un monde immobile à jamais. Sur une terre qu’ils seraient seuls à parcourir. À jamais.

La crise écologique brutale où nous sommes plongés rend ridicule toute l’institution. Laquelle, ayant grossi, a besoin de toujours plus d’argent qui lui est donné par ceux-là mêmes qui organisent la destruction ou l’autorisent : l’industrie et les États. C’est pourquoi l’UICN est à mes yeux définitivement incapable de parler de la nature et de la biodiversité en notre nom commun. À la suivre, nous pérorerons encore jusqu’au moment où nous serons seuls dans la cage, face à quelques arthropodes.

Nous sommes les contemporains d’une crise jamais vue depuis des dizaines, peut-être des centaines de millions d’années, et il faudrait suivre le chemin indiqué par les vieilles barbes du temps jadis ? Je sais que ce n’est pas agréable à lire, et je redis mon estime pour Letourneux, non pour des raisons diplomatiques. Je le sais sincère. Mais il est temps de faire la sociologie, l’histoire et même l’ethnographie des associations dites de protection de la nature. Il est temps d’être rebelle, il est temps de dynamiter, ce n’est plus l’heure des falbalas. Le moment est venu d’agir, ce qui n’a strictement rien à voir.

La lettre volée (un beau casse automobile)

Il y a des jours où l’on a envie d’écrire deux fois. Aujourd’hui, par exemple. Voyons si ces mots vous disent quelque chose : « J’étais à Paris en 18… Après une sombre et orageuse soirée d’automne, je jouissais de la double volupté de la méditation et d’une pipe d’écume de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet d’étude, rue Dunot, n° 33, au troisième, faubourg Saint-Germain ».

Ce n’est pas un test de culture générale, rassurez-vous. Moi, je ne souhaite qu’une chose pour vous, et c’est que vous ayez reconnu le début de La Lettre volée, d’Edgar Allan Poe, traduite soit dit en passant par Charles Baudelaire. Oui, je vous le souhaite, car il s’agit d’un bref mais véritable chef d’oeuvre du genre.

Par précaution, je résume. Dupin, un détective de la veine d’Holmes, est amené à aider le préfet de police de Paris, un véritable balourd. La preuve immédiate par le texte, où le préfet s’adresse à Dupin :  « Voilà encore une de vos idées bizarres, dit le préfet, qui avait la manie d’appeler bizarres toutes les choses situées au-delà de sa compréhension, et qui vivait ainsi au milieu d’une immense légion de bizarreries. ».

Que cherche le flic ? Une lettre, potentiellement dévastatrice pour le pouvoir. Dupin : « Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en erreur ? ». Le préfet : « Quel non-sens nous dites-vous là !  ». Comme on s’en doute un peu, c’est Dupin qui a raison. Il retrouve la lettre volée, qui n’était en réalité nullement cachée. Au contraire, elle se trouvait en évidence sur la table de travail du voleur. Seulement, elle « était fortement salie et chiffonnée. Elle était presque déchirée en deux par le milieu, comme si on avait eu d’abord l’intention de la déchirer entièrement, ainsi qu’on fait d’un objet sans valeur ».

Bien joué Dupin ! Et tentons de lui rendre hommage. Y a-t-il un rapport entre La Lettre volée et l’industrie automobile ? Eh, eh, sait-on jamais ? Je vous rappelle ou vous informe que l’Association des constructeurs automobiles européens (ACEA) vient de demander une aide publique de 40 milliards d’euros, sous la forme de prêts à intérêts réduits (lire ici). Avec en prime cette phrase goûteuse de Christian Streiff, directeur de PSA (et président de l’ACEA) : « Cette mesure donnera un signal important pour rétablir la confiance des consommateurs et des marchés financiers ».

Ce n’est pas tout, non, trois fois non. Le lobby de la bagnole réclame également des subventions pour inciter les possesseurs d’engins à se débarrasser de leurs vieilles voitures pour en acheter des neuves. On atteint droit au sublime avec ces mots figurant dans le communiqué de l’ACEA, en anglais bien entendu : les aides publiques « would provide conditions under which the objectives of the CO2 legislation as currently debated by the European Parliament and the EU member states could become more realistic, enabling manufacturers to achieve the desired results ». C’est une langue si désolante que je me contente de vous en traduire la substance. Des subventions permettraient de rendre plus réalistes les objectifs européens de réduction d’émission de gaz carbonique, en aidant les constructeurs à parvenir aux « résultats désirés ».

Pour le cas où les politiques seraient définitivement sourds, l’ACEA rappelle, tout en finesse, le poids économique de la bagnole. Les millions d’emplois directs, qu’il faut multiplier par près de cinq en y incluant la chaîne – le mot exact – de boulots de toutes sortes qui y sont associés.

Alors ? Au risque d’être une nouvelle fois vulgaire, il appert de ce qui précède que l’industrie automobile tient le système par les couilles. Pardonnez, il faut appeler de la sorte ce qui se déroule sous nos yeux. Et qui est aussi évident – nous y voilà – que La Lettre volée sur la table. L’industrie, arguant de la crise financière, arguant de la crise écologique même, veut faire payer une deuxième fois ses tas de ferraille. Et les deux fois par les mêmes : nous. Bon, moi, je ne paierai qu’une fois, car je n’ai pas de voiture. Mais tous les autres ?

L’affaire est d’une grossièreté exceptionnelle. Profitant du chaos, camouflée derrière le rideau de fumée du krach en cours, la bagnole individuelle entend se relancer. Non pas seulement survivre, mais bel et bien repartir à l’assaut de ce qui résiste encore, notamment dans les pays du Sud. Pas de doute, la manoeuvre est écologique : on jette ce qui roule parfaitement, et qui pèse son poids lourd de matières premières plus précieuses que l’or. Et puis on tape à nouveau dans le stock d’acier, de pétrole, et de souffrance humaine au travail.

Franchement, si ces salauds obtiennent satisfaction…

PS : je rajoute un mot, vers 13 heures, ce mercredi 8 octobre 2008. En épigraphe de La Lettre volée, Poe place une citation latine :  Nil sapientiae odiosius acumine nimio ( « Rien en fait de sagesse n’est plus détestable que d’excessives subtilités »). Poe l’attribue à Sénèque, mais ces mots n’ont jamais été retrouvés dans les textes de ce dernier. On peut donc penser à une (belle) invention. Une trouvaille qui fait réfléchir, et dont on voit l’intérêt quand il s’agit de décrire et de combattre le monde dans lequel nous sommes condamnés à vivre.