On ne sait jamais bien comment les choses viennent. Elles arrivent. À pied, à cheval, à tire d’ailes même. Je pensais à l’instant à un homme aujourd’hui oublié, Miguel Enríquez, dirigeant du Mir chilien abattu en octobre 1974. Et maintenant aux oiseaux de l’anse Saint-Martin, dans l’extrême nord du Cotentin. En janvier 1994 je crois bien, j’y ai croisé la route de trois personnages que je n’ai pas oubliés.
Le premier était alors un jeune homme – qui le connaît doit absolument le saluer de ma part ! – appelé Philippe Spiroux. Il avait failli rester barman, après une école d’hôtellerie, mais une rencontre inouïe avait changé le cours de sa vie. Le 19 avril 1987, Philippe n’avait que 21 ans quand il partit en balade pour la première fois avec Auguste Samson.
Auguste ! Je me rappelle pour ma part un petit homme, qui tenait encore, à 60 ans, un coin de terre et de ferme à Omonville-la-Petite, là où est mort Jacques Prévert. Je me souviens parfaitement de son regard, qui faisait penser au défunt cardinal Lustiger, des murs extérieurs couverts de nichoirs, des autocollants sur son tracteur, tous en défense des oiseaux et de la vie sauvage.
Mais revenons à 1987. Ce jour-là devait décider du destin de Philippe, qui racontait ainsi le grand jour : « Je suis tombé à la renverse ! Non seulement Auguste écoutait les oiseaux, mais il reconnaissait leur chant ! J’ai peu à peu tout redécouvert, mes sens, mon odorat, mes oreilles. Une oreille, mais c’est phénoménal, une oreille ! Prenez un ornithologue, masquez-lui la vue et jetez-le au fond d’une camionnette. Roulez et relâchez-le en pleine nuit quelque part. Immédiatement, à l’oreille, il vous dira où vous êtes : dans un marais, un faubourg, une friche, une lande, un bord de mer. Ah, Auguste ! ».
Eh oui, Auguste. Sept ans plus tard, lors de mon passage, il n’avait pas changé. Il me raconta comment il avait appris le nom de ses premiers oiseaux en lisant Le Chasseur français, dans les années 50 du siècle passé. Il existait alors, dans le journal des chasseurs – ne pas désespérer – une rubrique où le cri des oiseaux était reproduit phonétiquement. Et il ne fallait à aucun prix confondre le ou-roû-coû du pigeon biset avec le hou-rou-(ou) du colombin. Pensez.
Bref, Auguste devint un vertigineux ornithologue amateur, suivant ses chers oiseaux derrière les chevaux de ses labours, plus tard du haut de son tracteur. Traçait-il ses sillons comme il faut ? Mon histoire ne le dit pas. Mais il était devenu un maître, partageant volontiers son savoir unique avec les jeunes des environs.
Dont mon troisième personnage, Laurent Legrand, dont l’oreille fut éduquée en suivant pas à pas Augustin au long de ses champs. L’anse Saint-Martin, que j’évoquais au début, est un lieu d’une grande sérénité, et de repos, le soir venu, pour les oiseaux des rivages. Certain crépuscule, j’y surpris Laurent, qui observait à la longue-vue des mouettes mélanocéphales, un grèbe esclavon, quelque chevalier guignette de passage.
Ce n’était pas seulement beau, mais émouvant. Laurent m’avait réellement ému, car il était doté d’un sens des oiseaux et de la musique que j’ai rarement retrouvé depuis. Il savait par exemple reconnaître, à quelques dizaines de kilomètres de distance, des accents régionaux chez des rougequeues noirs. Et je trouvais splendide que ce jeune maçon, après une journée de rude labeur, trouve encore assez d’énergie pour regarder, écouter.
Le lendemain, je me suis perdu tout seul dans les dunes entre Hatainville et Carteret. Dans cette Mongolie approximative, les herbes folles formaient une chevelure vert-argent, face à la mer. Il y avait des oiseaux. Il y avait des milliers d’oiseaux dans les creux humides, semés de troènes, de sureaux et d’iris. Ma tête était pleine de leurs cris, pleine de tsîe, de tissip, de tsiului. Mais je n’ai jamais su ce qu’ils me disaient. Pour cela, il faut s’appeler Auguste. Il faut et il suffit d’être un magicien.