Quelques mots en courant

Lecteurs et amis, j’ai négligé ma tâche ici, emporté par bien des soucis dont je vous fais grâce. Les jours ne sont pas toujours d’une couleur apaisante, voilà tout ce que je suis capable d’avouer ce soir.

Pour le reste, quoi ? Mon livre Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture sort demain aux éditions Les Échappés. Si tout se passe comme prévu, je serai l’invité de Patrick Cohen sur France Inter vendredi à 8h20. Mais les choses se passent-elles comme prévu dans l’univers baroque des médias ?

Pour le reste, disons que je suis fatigué. Je suis sûr que vous ne m’en voudrez pas. Ça va aller mieux, juré.

Lettre à un paysan sur ce vaste merdier

Je n’attends plus que le goudron et les plumes. Ou la bouse et et les cornes, faudra voir. Car je vais publier le 17 septembre un livre qui ne plaira guère à l’agriculture industrielle. Oh que non ! Son titre :  « Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture », aux éditions Les Échappés. La couverture s’orne d’un dessin de mon cher vieil Honoré, flingué le 7 janvier passé par les frères Kouachi. Et cela n’a rien d’un hasard, car Les Échappés sont la maison d’édition de Charlie.

Ce livre, je l’avais écrit l’an passé, et il devait sortir en janvier 2015. Et puis il s’est passé que mes amis sont morts, que d’autres ont été charcutés par les balles. J’ai pour ma part reçu trois balles, et je prends encore de la morphine. Le livre, bien que sorti de l’imprimerie, est resté en carafe jusqu’à aujourd’hui. Or vous savez que demain est le grand jour du débarquement. 1000 ou 1500 tracteurs vont bloquer le périphérique parisien pour obtenir des aides encore plus massives que celles qui sont déjà accordées aux éleveurs. Il va sans dire que je comprends le désespoir des paysans acculés, endettés, souvent conspués. Je les comprends, mais pardi, je ne partage aucun de leurs points de vue. Je vais donc, une fois de plus, me faire mal voir. Très.

Vous trouverez ci-dessous deux choses. D’abord un extrait de mon livre, qui vous fera envie, je l’espère, d’en savoir plus. Je compte évidemment sur vous pour faire connaître son arrivée. Tous les moyens peuvent être utilisés, du simple carnet d’adresses aux désormais fameux réseaux sociaux. Donc, un extrait, suivi d’un papier publié par Charlie au début du mois passé.

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L’EXTRAIT (un morceau du chapitre 7)

(J’évoque ci-dessous les ingénieurs du génie rural et des eaux et forêts (Igref), structure qui, sous un nom ou un autre, commande)

Je ne peux pas tout te raconter ici, mais je suis sûr que dans ton village ou autour, tu as entendu parler de leurs prouesses. Toute l’architecture du ministère de l’Agriculture – et en partie de celui de l’Environnement, créé en 1971 -, c’est eux. Toutes les administrations centrales, presque toutes les directions départementales de l’agriculture (DDA), l’Office national de forêts (ONF), et un nombre proprement incalculable de trucs et machins publics ou parapublics ont été, sont ou seront dirigés par cette « noblesse d’État » analysée par Pierre Bourdieu dans un livre du même nom. Ils survivent à tous les changements de régime, guerres et révolutions comprises. Comment ne mépriseraient-ils pas ces ministres qui viennent se pavaner un an ou deux sous des ors dont ils ne savent rien, quand les ingénieurs ont tout pensé, planifié et réalisé depuis des dizaines d’années, sinon des siècles ?

Pour en revenir à ton cas personnel, Raymond, je n’aurai qu’un mot, celui de remembrement. Celui-là, je suis certain que tu le connais. Pour les ingénieurs, pour les politiques, pour les « syndicalistes » paysans, pour les chercheurs de l’Inra, il fallait faire exploser le cadre foncier hérité de 1000 ans d’histoire. Je vais te dire : comme c’était chiant ! Comme le lacis des propriétés agricoles était compliqué ! Les héritages et leurs infernales règles, les spoliations, les expropriations, les révolutions avaient transformé la carte du monde paysan en un labyrinthe dépourvu du moindre fil d’Ariane.

Je me souviens d’une discussion d’il y a vingt ans avec Bernard Gérard, alors délégué en Bretagne du Conservatoire du Littoral. Il cherchait à acheter en notre nom à tous des propriétés situées près de la pointe du Raz, dans le Finistère. Et il m’avait montré sur la carte combien c’était difficile. On y voyait les marques du passé, sous la forme de bandelettes de terre de quelques dizaines de mètres de largeur, sur peut-être 200 mètres de longueur. Pour chaque bande, un héritier. C’est ainsi que les familles paysannes réglaient le sort de leur bien. En le divisant sans cesse et sans fin entre les héritiers de la maison, jusqu’à rendre l’avenir impossible.

Ce jour-là, j’ai compris que les campagnes pouvaient, devaient être changées. Aucune structure ne doit rester trop longtemps dans la poussière du temps. J’en suis bien d’accord. Mais fallait-il vraiment ravager ? Fallait-il imposer la loi abstraite des machines et du fric à ce qui était tout de même une fabuleuse manière de vivre ? Qui étaient ces Igref pour oser détruire le sens d’une présence millénaire, le nom des buttes et des champs et des chemins creux et des rus ?

On trouve dans un article de Jean Roche, Inspecteur général du Génie rural, paru en 1951 (Les aspects essentiels du remembrement rural en France) la teneur, et même la saveur de ce qui allait se passer. Citant Henry Pattulo, auteur d’un livre sur l’état de l’agriculture, en 1758, Roche, 200 ans plus tard, note : « Le remembrement des terres n’est pas, en France, un problème nouveau ; les conséquences néfastes pour la culture du parcellement des exploitations ont été dénoncées depuis fort longtemps (…) Que dirait aujourd’hui Pattullo, en voyant des tracteurs condamnés à évoluer sur nos parcelles de culture actuelles dont la surface moyenne est voisine de 75 ares ? ».

Oui, Raymond, qu’aurait dit ce Pattulo que l’on convoquait ainsi près de deux siècles après sa mort ? L’horrible situation ne pouvait durer plus longtemps : les machines devaient pouvoir passer librement sans tous ces repères dans le paysage – autant d’obstacles – que les hommes avaient imaginés pendant ce si long apprivoisement des terres de France.

Et passant sans entrave, elles feraient des miracles, ainsi que le précisait un peu plus loin, dans le même article, l’Inspecteur Jean Roche : « On conçoit donc que les avantages directs du remembrement, qui sont considérables, ont fait l’objet de nombreuses études et l’on peut traduire d’une manière simple en indiquant qu’en moyenne l’augmentation de rendement peut atteindre 15 % et la diminution des frais d’exploitation 30 %. Mais le remembrement ne peut donner son plein effort que s’il tend, à l’intérieur d’une exploitation déterminée, à donner une structure d’accueil convenable à la traction mécanique ».

Le remembrement avait pu exister et remodeler au passage quelques centaines de milliers d’hectares, mais ce qui commence dans les années Cinquante est une révolution des paysages et un incroyable hold-up sur les terres. Je suis bien certain que tu as vu cela de près, et je serai donc rapide, Raymond. Soit une commune quelconque. Un proprio a l’intuition qu’il a tout à gagner d’une nouvelle répartition des terres. Il envoie une demande au préfet, qui réunit une Commission Communale d’Aménagement Foncier (CCAF). Celle-ci est pleine de proprios triés sur le volet, d’un juge, de trois envoyés de la Chambre d’agriculture, eux aussi triés sur le volet, et de deux représentants de la direction départementale de l’agriculture (DDA), aux mains des Igref. Dans cette sinistre comédie, les Igref sont le moteur et l’accélérateur, car ils ont dans leur tête le schéma d’ensemble : place au neuf !

En théorie, il s’agit d’un échange. Monsieur A donne à monsieur B un bout de terre et reçoit en échange un autre bout de valeur agronomique équivalente. À terme, la carte agricole est redessinée, les propriétés rassemblées, agrandies, et la sacrosainte productivité explose. Une association foncière achève le boulot sous la forme de nouveaux chemins agricoles, de « recalibrage » de ruisseaux, tous travaux sur lesquels les Igref touchent des « indemnités compensatoires ». C’est l’une des clés de la construction. Ils touchent. Sur les installations d’irrigation pour les terres trop sèches, sur le drainage des terres trop humides, sur le moindre arrachage d’une haie ou d’un arbre. Tout le monde est content, sauf les innombrables victimes du changement, auxquelles ce dernier est imposé par la loi. Impossible de dire non ! Inutile !

L’histoire de ce colossal désastre technocratique reste à écrire, et ne le sera peut-être jamais. Où sont les sources ? Mortes sans laisser la moindre adresse à ceux de l’avenir. À l’arrivée, 17 millions d’hectares – 170 000 km2 ! – sur 29,5 millions d’hectares de Surface agricole utile (SAU) ont été remembrés. Sur les cartes les plus fines, celles au 1/25 000, le tracé des parcelles est méconnaissable. Bien sûr ! bien sûr, le remembrement a aussi, au passage, amélioré quantité de situations injustes, parfois infernales. Ce n’est pas le principe du mouvement qui est en cause, mais ses objectifs et son déroulement en Blitzkrieg. Prenons l’exemple affreux de Geffosses, dans la Manche. En octobre 1983 – car cela a duré et dure encore -, Georges Lebreuilly, petit paysan, apprend qu’un remembrement est prévu. Jusqu’ici père peinard, avec ses 25 vaches et ses 20 hectares de prairies naturelles, il va se transformer en activiste.

La réunion de lancement ? Sous la conduite de la DDA bien sûr, et donc des Igref, en présence de propriétaires qui sont aussi conseillers municipaux, le grand chambardement est programmé. Une bataille au couteau commence, qui voit Lebreuilly devenir maire, qui voit Lebreuilly se jeter sous les chenilles des bulldozers, pour sauver un chemin creux. 160 gendarmes rétablissent l’ordre officiel, et pour finir, après la découverte par Lebreuilly de singulières pratiques concernant les travaux « publics », un armistice est conclu. D’un côté, l’essentiel du remembrement est fait, avec par exemple le bétonnage de l’ancien chemin-rivière où Georges allait se promener le dimanche. De l’autre, 80 km de haies ont été sauvés in extremis. Il aurait fallu 10 000 de ce Georges Lebreuilly, qui fit élever sur place, en 1994, un monument aux victimes du remembrement. On y peut lire : « C’est parce qu’ils sont subi la tyrannie du système administratif que des hommes ont édifié ce monument. Opprimés mais debout pour défendre la liberté et les droits de l’homme ».

Je te parlais plus tôt du monument aux morts de Cazalrenoux, et comme tu le vois, il y a bien des manières de mourir. On peut même être vivant et transporter avec soi le souvenir de morts anciennes. Il y a huit ans, j’ai rencontré en Bretagne Bruno Bargain, qui est l’un de nos grands ornithologues. Il passe une partie de chacun de ses étés dans la baie d’Audierne, à baguer des piafs de 12 grammes en partance pour l’Afrique tropicale. C’est aussi un Breton, qui fut un gosse du bocage, quand ce mot désignait un équilibre déroutant entre les ressources du lieu, bêtes comprises, et ses fragiles habitants humains.

À Plonéour-Lanvern, alors que nous étions arrêtés devant une morne étendue, il m’avait dit : « On ne peut pas se rendre compte. La blessure est si profonde ! Est-ce que tu vois ce champ tout au loin, dont le bout touche le clocher ? Dans mon enfance, il y avait à la place dix parcelles, peut-être plus. Avec des centaines de rangées d’arbres dans tous les sens, qui créaient une sorte de mystère. Qu’y avait-il derrière le talus ? ».

Le dimanche de Pâques, Bruno se levait et partait à pied avec son grand-père, passant d’un champ de patates à un carré de luzerne, suivant un chemin creux, poussant la porte d’une haie dense, qui ouvrait sur un nouveau petit pays. Le but du voyage était de ramener dans la casquette des œufs de merle ou de grive, pour préparer à la maison la grande omelette du jour de fête. Bruno : « Il y avait des nids partout, à profusion. Chaque parcelle abritait sa compagnie de perdrix grises ». Et question oiseaux, je répète qu’il sait de quoi il parle.

Ainsi disparut la Bretagne. Selon les estimations de Jean-Claude Lefeuvre, un universitaire de réputation mondiale, 280 000 kilomètres de haies et de talus boisés auraient été arasés dans cette région entre 1950 et 1985. 280 000 km. Soit 7 fois le tour de la Terre. Pour la seule Bretagne.

C’est à pleurer, et je te jure bien que certains soirs, pensant à ce merdier si désespérant, je n’en suis pas bien loin. Mais au fait, ces Igref dont je te rebats les oreilles, que sont-ils devenus dans la tourmente ? Précisons tout de suite que, malgré leur pouvoir immense, ils n’ont jamais été plus de 1500 en activité. Mais quelle activité ! En 2009, l’imagination bureaucratique au pouvoir décide de fusionner le corps des Igref avec celui des Ponts et Chaussées, ce qui donnera une énorme boursouflure techno appelée corps des Ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts (Ipef).

Les ingénieurs des Ponts sont une caste voisine, née en 1716, entièrement vouée à la révolution industrielle. Ses ingénieurs – un peu plus de 1500 en 2009, année de la fusion – ont démembré la France comme bien peu. On leur doit canaux et rivières « rectifiées », équipements touristiques et barrages, routes et autoroutes, ports et aéroports, châteaux d’eau et ronds-points, et même un peu de nucléaire sur les bords. Inutile de dire que l’alliance des Igref et des Ponts nous prépare de nouvelles surprises, dont les nanotechnologies ne sont que l’un des nombreux hors d’œuvres. La droite avant 2012 avait dans ses premiers rangs des Igref de poids, comme Nathalie Kosciusko-Morizet. La gauche, après 2012, aussi. On ne parle pas encore beaucoup de Diane Szynkier, animatrice du pôle écologique du candidat François Hollande. Cela viendra certainement. Elle est jeune, compétente, Igref. Son heure viendra donc.

Raymond, ne va surtout pas croire que je ricane en mon for intérieur d’avoir ainsi ferraillé contre tous ces si braves gens. Même si je rigole un peu, c’est pour mieux cacher le reste. Allons, n’en restons pas là. Le philosophe Paul Ricœur a donné au journal Le Monde, dans son édition du 29 octobre 1991 un entretien dont j’extrais ceci : « Il ne s’agit pas de nier l’existence de domaines où des compétences juridiques, financières ou socio-économiques très spécialisées sont nécessaires pour saisir les problèmes. Mais il s’agit de rappeler aussi, et très fermement, que, sur le choix des enjeux globaux, les experts n’en savent pas plus que chacun d’entre nous. Il faut retrouver la simplicité des choix fondamentaux derrière ces faux mystères ». C’est pas si mal résumé.

 

Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu'est devenue l'agriculture par Nicolino

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LE PAPIER PUBLIÉ PAR CHARLIE LE MOIS PASSÉ

Veaux, vaches, cochons et tueurs

Les éleveurs de bidoche refusent de nommer le vrai responsable de cette énième crise. Car il s’agit de leur système : l’industrialisation de l’élevage et la mondialisation ont conduit droit au chaos. Et les vraies grandes victimes sont les bêtes. Avant ceux qui les mènent à l’abattoir.

On a déjà vu la scène, mais cette fois, c’est la grosse peignée. L’éleveur de charolais étripe le vigile d’Auchan avant d’étrangler le vétérinaire de l’abattoir. Ce que voyant, le charmant porcher industriel attaque à la grenade la sous-préfecture et chourave 28 tonnes d’hormones de croissance pour doper sa production. Sûr qu’il faudrait faire quelque chose pour ces ploucs qui triment au cul de leurs bêtes robotisées. Mais quoi ? Commençons par dire la vérité.

Premier point : ce système délirant est le leur. Celui de Le Foll et Hollande, celui de la FNSEA, ce syndicat qui assassine ses membres depuis 70 ans, celui des éleveurs eux-mêmes. Au jeu de piste appelé mondialisation, il y aura toujours plus de perdants que de gagnants. On sait ainsi les causes vraies de la crise perpétuelle du cochon : dès qu’un marché nouveau apparaît, les porchers s’empressent de produire à tout va de la merde rose. Tel a été le cas avec la Russie, la Chine, et même l’Union européenne après le grand désastre de la peste porcine aux Pays-Bas, en 1997. Et puis tout se referme pour la raison que Chinois, Russes ou Bataves ne sont pas manchots. Au bout de quelques années, ils produisent sur place, ou consomment moins de charcutaille française.

Deuxième point : cette grandiose folie a une histoire, qui s’appelle industrialisation. Imaginée dès l’après-guerre dans les laboratoires de l’Inra par des zootechniciens fous d’Amérique, elle est réellement lancée sous De Gaulle, après 1958. En février 1965, visitant le grand Ouest, le ministre de l’Agriculture gaulliste Edgard Pisani lâche : « La Bretagne doit devenir un immense atelier de production de lait et de viande ». Le triomphe sera total. L’animal devient une chose, soumise à sélection génétique, insémination artificielle, alimentation industrielle, abattage quasi-automatisé. Le maïs-fourrage s’étend, des ports comme Lorient se spécialisent peu à peu dans l’importation massive de soja. Un soja destiné aux animaux, qui ne tardera pas à être transgénique.

Troisième point : il était imparablement logique, dans ces conditions, d’en arriver à des « fermes » de 1 000 vaches, en attendant 10 000. Rappelons que dans la Somme, près d’Abbeville, un industriel du BTP – Michel Ramery – a décidé de construire une usine à lait où les vaches sont parquées en attendant la lame du coutelas. Le plaisant de l’affaire, c’est que les éleveurs locaux, frères jumeaux de ceux qui hurlent aujourd’hui, n’ont strictement rien branlé. Pendant que la Confédération paysanne prenait tous les risques sur le terrain, démontant une partie des bâtiments, la FNSEA gardait le silence. On ne dira jamais assez de mal de ce « syndicat », qui cogère les dossiers agricoles depuis 70 ans. S’il ne devait y avoir qu’un responsable du merdier en cours, ce serait elle. Mais Hollande, qui croit pouvoir s’en servir, adore le monstre.

Quatrième point : la consommation de bidoche baisse inexorablement. Entre 1960 et 1980, elle a nettement augmenté dans un pays qui découvrait les Trente Glorieuses et l’hyperconsommation. Et puis moins jusqu’en 1992. Depuis cette date, c’est la cata. On boulotte environ 89 kilos de viande par an et par habitant, contre 100 kilos il y a 25 ans. Bien que les explications soient complexes, il faudrait être niais pour oublier le veau aux hormones, la vache folle, le poulet à la dioxine ou la grippe porcine. Cela tombe bien, car le modèle est condamné. D’abord parce qu’il occupe des surfaces géantes au détriment des céréales, seules capables de nourrir dix milliards d’humains. Ensuite parce que l’élevage est responsable de près de 20 % des émissions de gaz à effet de serre. Lutter contre le dérèglement climatique, c’est lutter contre l’élevage industriel.

Cinquième point : où sont passés les animaux ? Dans cette histoire, nul ne pense aux millions de porcs, poulets, pintades, oies, canards, bovins encabanés et piquousés de partout. Resplendissants dans les panthéons de l’Antiquité, ils ne sont plus que des ombres dans cet immense pandémonium où grouillent les tueurs. En 2007, un milliard 46 millions et 562 000 animaux ont été butés dans des abattoirs français estampillés. Depuis, le chiffre ne bouge guère. Leur vie, c’est la mort.

Penser l’après CRISPR-Cas9 (vite !)

Je laisse la parole à Stéphane Foucart, qui signe ce jour dans Le Monde un article qui, je le crois du mois, fera date.

Editer la nature

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Depuis 2012, CRISPR-Cas9 se répand comme une traînée de poudre dans les laboratoires de biologie, les revues scientifiques, les offices de brevets. CRISPR-Cas9 est partout, sur toutes les lèvres. Pour la plus grande part d’entre nous, ce n’est qu’un acronyme obscur, mais pour un nombre croissant de scientifiques, CRISPR-Cas9 est la clé ouvrant la voie vers d’inimaginables eldorados. Et peut-être aussi vers des périls tout aussi grands.

De quoi s’agit-il  ? CRISPR-Cas9 n’est pas une molécule, c’est une nouvelle technique, révolutionnaire, de génie génétique. Elle permet d’apporter des modifications précises et ciblées à un génome, et ce bien plus rapidement et simplement que les méthodes utilisées jusqu’à présent. Pour mesurer la révolution en cours, il faut se figurer les biologistes en bûcherons disposant de simples haches, et se trouvant tout à coup munis de tronçonneuses dernier cri…

Les espoirs, immenses, concernent d’abord la santé et la recherche biomédicale. Très rapidement, CRISPR-Cas9 a permis des avancées spectaculaires – pour l’heure sur des animaux. Récemment, des chercheurs sont parvenus, grâce à cette technique, à guérir des souris adultes touchées par une maladie génétique du foie, en corrigeant le gène défaillant.

Potentialités vertigineusesDepuis des mois, les perspectives environnementales ouvertes par cette méthode sont au cœur des préoccupations. La science avance vite.  »  L’an dernier, des chercheurs et des experts exprimaient leurs inquiétudes sur les moyens alors hypothétiques d’utiliser les techniques de pointe en génie génétique pour transformer rapidement des populations entières de plantes ou d’animaux, résumait cet été la revue Nature. Ils mettaient en garde sur le fait qu’une telle perspective pourrait conduire à des conséquences écologiques non anticipées.  «  Ces oiseaux de mauvais augure avaient à l’époque été fort critiqués  : pourquoi sonner l’alarme sur quelque chose qui n’existait pas  ? Un an plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, une telle éventualité existe.

De fait, au printemps 2015, des chercheurs américains sont parvenus à utiliser CRISPR-Cas9 pour introduire chez des drosophiles des modifications susceptibles de se répandre très vite dans une population. Relâchés dans la nature, ces quelques individus ainsi modifiés verraient toute leur descendance être en effet porteuse de ces altérations  : les lois de la statistique et de la combinatoire étant ce qu’elles sont, ces traits artificiellement apportés à quelques individus pourraient se généraliser, en quelques années, à l’ensemble de leur espèce.

Là encore, les potentialités sont vertigineuses. L’exemple souvent cité est celui des moustiques vecteurs de maladies comme le paludisme. En mettant en circulation des individus modifiés pour pouvoir se débarrasser du protozoaire responsable de la maladie, et en attendant quelques années que ce trait se généralise, il deviendrait envisageable d’éradiquer totalement un mal qui tue plus de 600  000 personnes chaque année. Une kyrielle d’autres pathologies très désagréables, vectorisées par des insectes, pourraient être aussi vaincues de la sorte  : maladie du sommeil, fièvre jaune, maladie de Lyme, dengue…

Mais une fois cette boîte de Pandore ouverte, où s’arrêterait la course à l' »  édition   » de la nature  ? Il ne s’agirait plus – comme c’est le cas depuis le néolithique – de modifier les espèces animales ou végétales qui nous sont inféodées et qui nous nourrissent, mais d’influer de manière irréversible sur le reste du vivant.

D’autres perspectives surgissent en effet. Pourquoi, suggèrent déjà certains, ne pas utiliser ces nouvelles techniques pour éradiquer localement les espèces invasives, en y introduisant des gènes délétères  ? Débarrasser l’Europe du frelon asiatique, par exemple, ou soulager les lacs américains de la carpe chinoise et de la moule zébrée… Les exemples ne manquent pas.

 »  La question n’est plus de savoir si nous pouvons contrôler des espèces invasives en utilisant le génie génétique, mais si nous devons, ou non, le faire  « , écrivent Bruce Webber et Owain Edwards (Commonwealth Scientific and Industrial Research Organisation, Australie) dans une tribune publiée le 25  août dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences.  »  Pour la première fois, nous avons un instrument suffisamment puissant pour éliminer de manière permanente une espèce-cible de la surface de la Terre  « , préviennent les deux spécialistes de biosécurité, pour qui les risques en jeu – énormes – exigent la mise en place rapide d’un cadre réglementaire ad hoc.

La tentation d’éditer la nature pourrait aussi faire son chemin au sein de communautés scientifiques où on ne l’attend pas. Les écologues et les conservationnistes, par exemple, redoutent une érosion de 30  % environ de la biodiversité d’ici à la fin du siècle, en raison du réchauffement. A bref ou moyen terme, la tentation pourrait être forte d’utiliser CRISPR-Cas9 pour  »  aider   » certaines espèces à s’adapter. Modifier le plancton pour qu’il tolère des eaux rendues plus chaudes et plus acides par nos émissions de dioxyde de carbone, donner à certains végétaux les armes pour faire face à l’avancée de nouveaux pathogènes, introduire artificiellement de la diversité génétique au sein d’espèces trop dépeuplées pour devenir prospères à nouveau…

Le transhumanisme aura un jour son pendant environnemental. Au lieu d’éviter le saccage du monde naturel, il professera au contraire de poursuivre jusqu’au bout le travail d’anthropisation engagé, pour sauver ce qui peut l’être grâce au génie génétique, mais aussi à d’autres techniques, comme la géo-ingénierie. A côté de ce débat qui s’annonce, celui que nous avons depuis vingt ans sur les cultures transgéniques fera figure de causerie gentillette au coin du feu.

par Stéphane Foucart

 

Attention, problème

 

Je vous prie de m’excuser, mais je rencontre un problème au-dessus de mes forces. Certains commentaires sont rejetés par le système informatique, sans que je sache lesquels. Avant que tout ne rentre dans l’ordre, ne criez pas de suite à la censure, car je n’y suis évidemment pour rien.

Le communisme ? Non merci

Voici plusieurs fois qu’un lecteur, Vegaby, intervient en défense du communisme. Il est bien entendu le bienvenu, mais franchement, je ne peux plus laisser passer sans réagir ses commentaires. Dans le dernier, il écrit d’emblée ceci : « La crise écologique vient d’où ? Elle vient d’une classe minoritaire dont l’ objectif est l’ enrichissement personnel sans aucune retenue et attention pour la planète, des gouvernements qui sont au service de cette classe et une majorité de gens qui sont soit dans la misère et vous pouvez toujours leur faire de la morale pour ne pas couper du bois ou ne pas braconner ou manger autrement …. »

Eh bien, non. La crise écologique est avant toute chose une interrogation, et selon moi métaphysique. Une fois que tous les arguments ont pu être échangés, que reste-t-il ? Une angoisse. Pourquoi ? Oui, pourquoi ce formidable appétit de tout détruire sur son passage ? Je ne peux fournir la réponse, mais la question vous est offerte sans arrière-pensée. Oui, pourquoi ?

Quand cela a-t-il commencé ? De très nombreux textes d’époque montrent sans conteste que, dans la si envoûtante Grèce antique déjà, on déforestait massivement sans aucun souci du lendemain. Et l’on sait désormais que même des populations restreintes comme les Indiens d’Amérique et les Aborigènes d’Australie se sont acharnés à traquer quantité d’animaux prodigieux, jusqu’à provoquer parfois leur extinction. Mais il est vrai que ces catastrophes demeuraient inconnues de la plupart. Au reste, ne l’auraient-elles pas été, cela n’aurait sûrement rien changé. Pour la raison évidente que personne n’avait la moindre perception de l’idée de limite. La forêt, l’eau, l’océan, les animaux et les plantes semblaient à tous une provende qui jamais ne serait épuisée.

Le grand tournant a été, clairement, cette révolution industrielle qui allait mettre entre les mains des humains des moyens matériels – à commencer par les machines – sans commune mesure avec ce qui avait préexisté. Or, dites-moi ? Les hommes étaient-ils, moralement, devenus meilleurs que les ancêtres ? L’évidence commande de dire les choses nettement : les civilisations humaines se sont emparées d’une puissance fulgurante, telle qu’aucun cadre régulateur ne pouvait la contenir. En quelques décennies, en deux siècles au total, l’humanité a créé les moyens de son malheur définitif. Je veux dire, bien entendu, de sa disparition complète.

Je vous l’avoue : je tiens ce tournant pour la Grande Tragédie, dont les autres découlent. Et je pense, avec quelques autres, qu’il serait sage, nécessaire, vital même, de maîtriser lentement les outils de notre intelligence concrète avant que de les répandre comme la peste qu’ils sont jusque dans la dernière des demeures du Sud le plus profond. Ceux qui penseront de moi que je suis l’ennemi du Progrès me feront un très grand plaisir. Car en effet, je le suis. Leur Progrès n’est autre qu’un immense Regrès, néologisme que j’ai retrouvé, après Élisée Reclus,  il y a vingt-cinq ans. Et qui veut dire le contraire de Progrès, bien sûr, mais qui mêle opportunément, selon moi, les mots regret et régression. Car nous sommes d’évidence dans la régression, et comme je regrette cette dernière !

Venons-en au communisme. Je crois sincèrement que je pourrais venir à bout d’un livre sur le sujet, mais j’ai pitié de mes potentiels lecteurs. En deux mots, le mouvement ouvrier s’est globalement fourvoyé. Et cela m’attriste, car cet élan prodigieux, qui s’est empalé sur la guerre de 14-18, puis sur le stalinisme, était de civilisation. Nul ne peut dire ce que cela aurait pu donner, mais sait-on jamais ? On comptait dans ses rangs de très beaux esprits, qui auraient peut-être donné des fruits inattendus. Et merveilleux.

Marx ? Oh ! comme j’en ai marre. Pas de lui, certes, que j’ai beaucoup lu dans mes jeunes années, et qui est en effet un penseur. Mais ses héritiers et thuriféraires m’emmerdent, et voici pourquoi en trois points, comme aurait fait l’illustrissime Eraste Petrovitch Fandorine, personnage admirable du romancier Boris Akounine (B.Akounine pour les intimes). Et d’un, Marx n’a qu’un seul héritage dans le réel des humains, et c’est le totalitarisme. Les bolcheviques russes, les maoïstes chinois, les barbudos cubains, les Vietnamiens, Laotiens, Khmers, Jacques Duclos et Maurice Thorez, les assassins d’Andreu Nin, les tueurs de la Stasi et du KGB sont tous des femmes et des hommes qui se réclamaient de Marx.

Et de deux, Marx n’est pas coupable, j’en suis d’accord. Mais peut-on raisonnablement le débarrasser de toute responsabilité ? Pour être direct et employer une phraséologie pour le coup adapté, ce serait pur idéalisme ! Une démarche matérialiste – ce mot pour les lecteurs marxistes – commanderait tout au contraire d’établir pourquoi une pensée pareille a pu être reliée à de telles abominations. Marx lui-même aurait été probablement d’accord, qui notait dans Les origines du coup d’État du 2 Décembre 1851 : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants ».

Et de trois, Marx n’est pas et n’a jamais été écologiste. Le pauvre ! Mais pour une raison extrêmement simple : on ne pouvait considérer en 1848 ou en 1871 les limites physiques d’une planète qu’on croyait encore être une exubérante corne d’abondance. La vérité, mille fois répétée dans l’œuvre de Marx, c’est que l’industrialisation est la grande chance historique de l’humanité. Qui doit permettre, à terme, une production de biens matériels si imposante que l’on passerait « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». L’expression a été formulée ainsi une première fois par le socialiste français Louis Blanc en 1839, puis reprise par Marx dans son célébrissime Kritik des Gothaer Programms (Critique du Programme de Gotha) : « Jeder nach seinen Fähigkeiten, jedem nach seinen Bedürfnissen ! ». Parlant sous le regard perçant de Martine V. – Guten morgen ! -, je traduis cette phrase ainsi : « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Or, les « besoins », revus et corrigés par l’industrie, sont insatiables. N’est-ce pas la base même de la destruction de tout pour la satisfaction de personne ?

Prétendre contre toute évidence que Marx a été écologiste me semble aussi funeste que de tirer un trait d’égalité entre lui et le Goulag. Ce me semble une manière tarabiscotée d’utiliser l’ombre du philosophe pour éclairer notre géante caverne. Faut-il le préciser ? L’ombre est une parcimonieuse dispensatrice de clarté.

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Quant au reste, de quel communisme nous parle donc Vegaby ? De celui des bolcheviques russes, qui a donné, sans compter le reste,  la mer d’Aral, le polygone de Semipalatinsk, la diminution drastique de l’espérance de vie ?  Ou peut-être veut-il dire que Trotski à la place de Staline aurait fait autrement ? Relisons ensemble l’essai Art révolutionnaire et art socialiste, publié au milieu des années 20 du siècle passé. Léon Trotski, y écrivait ceci : « L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans ».

Cela veut tout de même dire quelque chose, non ? Emprisonner les océans ! Même Jean-Luc Mélenchon, qui rêve d’industrialiser la mer, n’aurait pas osé. Cela prouve, au milieu de milliers d’autres paroles et surtout d’actes que le communisme réel partageait l’imaginaire du capitalisme le plus débridé. Il fallait bâtir de toute urgence, grâce à ces pauvres neuneus manipulés que l’on appelle les stakhanovistes, des hauts-fourneaux par milliers et millions, des cités ouvrières ignobles, des complexes militaro-industriels plus criminels les uns que les autres, Le programme a été réalisé à Prague, à Nowa Huta, en Roumanie, dans la Chine du Grand bond en avant, à Hanoï, à Cuba, en Lituanie et en Lettonie, en Biélorussie, en Ukraine, dans toute l’Asie centrale, en Bulgarie, en Yougoslavie, en Albanie, rigoureusement partout. Et il l’aurait été en France si les crapules staliniennes nommées Duclos, Thorez, Fajon avaient par malheur pris le pouvoir en 1944.

Le stalinisme, nom du communisme réel, a détruit avec plus d’application que certains pays capitalistes pour la raison évidente que l’opinion publique y était constamment réprimée. L’objectif était le même que celui des États-Unis – que Khrouchtchev appelait d’ailleurs à rattraper en 1960 – ou de la France, ou de l’Allemagne. Il s’agissait de produire, produire, produire pour, officiellement du moins, massivement redistribuer. Sauf que les bureaucraties communistes, tout occupées à se partager le festin, ont partout ponctionné leurs sociétés pour pouvoir jouir d’un niveau de vie comparable à celui des nations capitalistes. Lesquelles faisaient la même chose, répugnante à mes yeux, mais sans cette hypocrisie inouïe qui consistait à prétendre travailler pour la classe ouvrière. Avez-vous idée du fossé matériel sans fond séparant les peuples sous le knout et leurs dirigeants « bien-aimés » ? À côté, comparant ce qui était comparable, la France, notre France tellement inégalitaire, aurait paru un pays de fraternité.

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire. Par exemple sur cette absurdité théorique – et fondatrice – selon laquelle la classe ouvrière étant la seule classe universelle, celle capable d’émanciper la société entière, toutes les autres devaient lui être subordonnées. À commencer par ces milliards de paysans – la vraie colonne vertébrale du monde – que les marxistes de toutes les époques et de tous pays ont toujours considéré comme de la merde. Je répète : de la merde. Dans la Russie bolchevique de 1923, bien avant donc le triomphe de Staline, une voix ouvrière valait 25 000 voix paysannes (ici). Quel sens merveilleux de l’égalité et de l’universalité !

Cela n’est pas réparable, car nous parlons là du cadre d’une pensée, qui ne saurait être réinventé. Un seul exemple suffira, même si je sais que le malentendu en surgira. Nous venons de dépasser le 13 août les ressources renouvelables de la planète pour toute l’année 2015 (ici). Tout ce qui sera boulotté d’ici décembre le sera sur le dos de la bête, l’épuisant mortellement, d’année en année. La conclusion crève les yeux : la promesse d’abondance capitaliste ne vaut pas mieux que la billevesée communiste sur le règne de biens matériels inépuisables pour tous.

Oui, il faut tout repenser et admettre un Grand partage des espaces et des biens entre tous les hommes, toutes les bêtes, toutes les plantes. Dans le domaine dérisoire de la politique française, cela commande de se battre contre la prolifération des objets. Contre la bagnole. Contre la vitesse. Contre l’omnipotence du numérique. Contre le nucléaire bien sûr. Ce qui signifie au passage reconnaître ce fait : les pauvres des pays riches ne sont pas des « pauvres absolus ». À l’échelle du monde, ils sont de très grands riches. Mais oui. Je sais que c’est choquant. Mais j’ajoute qu’il faut évidemment dynamiter les sociétés de classe du Nord, et faire disparaître les monstres sociaux et moraux que sont les bourgeoisies d’Occident. Ceci posé, j’estime avoir le droit, moi qui ai grandi dans le sous-prolétariat de la banlieue, de rappeler une seconde mon enfance.

Dans ces années lointaines – le début des années 60 -, nous n’avions à peu près rien. Nous achetions à crédit la nourriture quotidienne. Nous ne pouvions pas même rêver d’une voiture. Eh bien, lorsque que je vois des « pauvres » d’aujourd’hui disposer de tant d’objets matériels, j’ai le sentiment immédiat qu’ils auraient fait figure de grossiums en 1960. Je ne crois pas que les dominés d’ici ou d’ailleurs ont besoin de davantage de pouvoir d’achat. Ils ont besoin de dignité, de respect, de pouvoir, de beauté, d’égalité. Je suis définitivement du côté de mon cher grand poète Federico García Lorca. Dans un discours clamé en 1931 pour l’inauguration d’une bibliothèque, il a ces mots fabuleux, face à une foule de vrais miséreux : « No sólo de pan vive el hombre. Yo, si tuviera hambre y estuviera desvalido en la calle no pediría un pan; sino que pediría medio pan y un libro ». Ce qui veut dire, amis lecteurs : « L’homme ne vit pas seulement de pain. Et si j’avais faim, si j’étais désemparé dans la rue, je ne demanderais pas un pain. Non, je demanderais la moitié d’un pain et un livre ».

Quel mouvement « communiste » endosserait un tel dossard ? Je n’en vois pas. Je n’en vois pas car il ne peut y en avoir aucun. L’écologie, au sens que je donne en tout cas à ce mot désormais démonétisé, est la seule voie de l’avenir, s’il en est une. Elle contient le meilleur de l’expérience humaine, et trace les contours d’une construction enfin universelle. Dans ce monde possible et souhaitable, un ouvrier ne vaudra jamais 25 000 paysans et un Bill Gates sera traité à l’égal d’un paysan du Gange ou des plateaux andins. Ni plus ni moins. Quant à l’homme – tous les hommes -, il sera remis à sa place, ce qui donnera de l’espace et de l’espoir à toutes les espèces vivantes que nous jetons gaiement au tombeau.