Inondations à tous les étages

(Vos mots, si chers amis, sont un aliment, comme le pain. Le vin, je n’y ai pas droit. Hélas. Je viens de passer des jours difficiles, à la suite d’une deuxième opération. Et j’ai faim, de ce formidable aliment que vous servez si bien)

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, jour de la Grande Tuerie.

En avant, vers les débordements de rivières et la submersion marine ! Ceux qui s’en foutent font leurs habituels plans sur la Comète, à coup de SDAGE et de PGRI. Les autres font les comptes : les flots flambent, ce qui s’appelle un oxymoron.

Ne pas se fier à l’hiver, c’est un truand de taille. Il fait le mort pour mieux surgir, armé de son gourdin, mais il peut aussi disparaître sans prévenir. Bientôt les coulées de boue et les inondations ? En tout cas, une vaste consultation vient de commencer, qui s’achèvera le 18 juin 2015. Il s’agit, amis plongeurs, de réviser les « schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage) ainsi que des plans de gestion des risques d’inondation (PGRI) ». Eh ben, on va se marrer.

D’abord la mer, cette grande saleté. Le jugement de décembre condamnant l’ancien maire de la Faute-sur-mer (Vendée) à quatre ans de cabane fait flipper des milliers d’élus du littoral. Car nombre ont accepté des permis de construire  dans des zones inondables en cas de fortes tempêtes, or justement, ces dernières se multiplient sur fond de dérèglement climatique. Trop bête. Ensuite, les rivières. On a conchié le savoir ancien – par exemple ne pas bâtir dans le lit majeur d’un cours d’eau – et l’on commence à en payer le prix. Parmi les causes dont on ne parle jamais, les pesticides.

Dans la vaste plaine qui s’étend au nord de Montpellier, là où nos amis ont infesté leurs vignes de produits chimiques, tout meurt dans le même temps que les villes sont dévastées par les flots. Les vers de terre pourtant, dont le beau monde se tape, creusent gratuitement jusqu’à 5 000 kilomètres de galeries par hectare de sous-sol. Ce qui, affirme le spécialiste mondial des vers de terre Marcel Bouché, « permet une percolation de l’eau dans le sol très rapide. Autour de Montpellier, 160 mm d’eau de pluie peuvent s’écouler en seulement une heure de temps grâce à ces galeries (1) ».

Le drôle est que les assureurs disent vrai depuis longtemps. Dès les années 90, le grand réassureur mondial Munich Re – 45,5 milliards d’euros de primes encaissées en 2010 – alertait sur les risques financiers du changement climatique. Avant que de répéter d’année en année la même litanie. En 2012, Munich Re publiait un rapport portant sur la période 1980-2011. Selon ses chiffres, les catastrophes climatiques ont été multipliées par cinq en Amérique du Nord pendant la période considérée, coûtant au total 1 000 milliards de dollars.

En France, idem. Des centaines de villes et villages ont connu une, deux, parfois trois inondations – surtout dans le Var, le Gard, l’Hérault, l’Aude et les Pyrénées-Orientales – , ce qui commence à faire beaucoup. Juste avant Noël, l’Association française de l’assurance (AFA) a tenté d’estimer la note globale pour les 11 premiers mois de l’année 2014. Tempêtes, grêle et surtout inondations ont entraîné le remboursement de 1,8 milliard d’euros de dégâts matériels, largement au-dessus de la moyenne annuelle pour la période 1988-2007. Commentaire avisé des assureurs : « Ce coût moyen pourrait être amené à progresser fortement si aucune mesure de prévention n’était prise ».

Mais comment faire, ô braves gens qui voulez tant continuer comme avant ? La planète entière est secouée en ce début d’année par des inondations délirantes, du Sri Lanka à la Californie, de la Malaisie au Maroc, et il faudrait donc continuer à s’apitoyer sur qui voit partir à l’eau démontée son écran plasma ? Ben non.

Le Bangladesh, pour ne prendre qu’un exemple, est un pays de 152 millions d’habitants, surtout des pedzouilles, installés à la hauteur de la mer, dans un delta plat comme la main. Ils ont si peu contribué au dérèglement climatique qu’on peut les tenir pour innocents. Mais les eaux montent quand même, bouffant inexorablement des terres agricoles ancestrales.

On peut, pour chialer un coup, se rapporter à un cliché du photographe hollandais Kadir van Lohuizen (2). On y voit le vrai drame : des pégreleux installés sur une digue attaquée par l’eau, couverts de paille et de mauvaises couvertures. Pour quelque temps, la véritable inondation est encore pour les autres.

(1) Terre Sauvage, octobre 2004.
(2) l’article du New York Times, cité par Stéphane Foucart dans Le Monde.

Le président de la République au bout du fil

(Les suites de la Grande Tuerie de Charlie Hebdo, au cours de laquelle j’ai été blessé)

Mes amis, quelques nouvelles. Déjà presque quinze jours d’hôpital, et ce n’est pas fini, car une autre opération s’impose. Dire que j’en ai assez est bien en-deçà de ce que je ressens, mais il me faut aussitôt tempérer. En effet, les soignants – toutes catégories confondues -, se montrent avec moi d’une gentillesse exquise. Quelle chance dans ce malheur !

Quoi de neuf ? Eh bien, j’ai parlé au téléphone avec le président de notre République, François Hollande. Ceux qui me lisent régulièrement savent de quelle manière – et avec quelle fréquence – j’ai étrillé le chef de l’État ici même, sur Planète sans visa. Le comble est que je ne regrette rien. Vers 15h45, ce 19 janvier donc, le téléphone sonne dans ma chambre. Je précise que j’avais été prévenu. Une dame inconnue me dit que je vais avoir le Président en ligne et cinq secondes plus tard, François Hollande.

« Vous avez encore une minute ? »

Comment a-t-il été ? Parfait, en vérité. Je n’ai pas de raison de douter de sa sincérité, ni de l’empathie manifestée pour nous autres, les victimes. Mais comment dire ? J’avais la tête ailleurs, car vous savez, vous les fidèles en tout cas, mon obsession : la tragédie écologique planétaire, qui menace tant de formes de vie, dont la nôtre. Avais-je le droit de passer mon tour ? Bien sûr que non.

Je lui ai dit : « Vous avez encore une minute ? ». Et j’ai ajouté : « Je crois que vous-même, votre gouvernement, les hauts responsables de l’État et des administrations centrales êtes dramatiquement sous-informés de l’état réel, planétaire, des écosystèmes. Avec tout le respect que je vous dois. » J’ai un petit peu développé, insistant sur les inévitables conséquences de cette crise multiforme sur cette France qu’il préside. Et comme il me fallait être « positif », j’ai indiqué qu’il fallait à mon sens créer un instrument adapté.

Modeste, ô combien ! Sous la forme d’un digest – on peut l’appeler abrégé, résumé – qui permettrait, chaque mois par exemple, de hiérarchiser les grandes nouvelles planétaires de cette si stupéfiante destruction de la vie. Ainsi nos gouvernants et leurs proches pourraient-ils savoir sans détour ce qui se passe réellement.

« Vous n’êtes pas obligé, monsieur le Président »

François Hollande n’a pas hésité, et il m’a répondu : « Venez donc me voir quand vous serez sur pied ». Et moi, qui n’avais pas envie de jouer la comédie : « Attendez, monsieur le Président, vous n’êtes pas obligé ! On peut se quitter en se serrant la main par-dessus le combiné, et en rester là ». Lui : « Non, venez me voir, et passez pour cela par mon conseiller Olivier L-C ». Alors j’ai conclu en l’assurant qu’il aurait des nouvelles et que j’irais le voir à l’Élysée.

Pour le reste, j’ai besoin de votre point de vue. Je ne crois pas qu’il s’agisse, en cette occurrence, de sous-information. Chacun sait que les choses vont fort mal, et nul n’ignore par exemple la réalité du terrible dérèglement climatique. Pourquoi diable rien n’est seulement tenté ? Parmi d’autres causes sur lesquelles je ne reviens pas, je souhaite insister aujourd’hui sur le déni, au sens psychologique, et même psychiatrique. Dans sa longue histoire, l’Homme a utilisé quantité de stratégies d’évitement qui lui ont permis d’avancer encore, et toujours.

Le besoin vital du déni

Le déni – la négation d’un réel trop angoissant, trop désespérant – a été d’une utilité vitale face aux épidémies, aux guerres, à la famine, in fine à la mort. Sans ce recours, aurions-nous pu tenir ? Je ne suis pas sûr. Mais ce qui a servi pendant des millénaires se retourne contre nous. Il faudrait un sursaut de tous, et c’est au contraire la désertion et la fuite qui règnent en maîtresses.

Autrement exprimé, je ne sais pas si l’idée que j’ai soufflée à François Hollande puisse servir notre cause commune, si même elle devait devenir réalité. Mais enfin, ne faut-il pas tout tenter ? Je vous le dis sans hésitation : je suis prêt à la manœuvre. Si par extraordinaire notre Président entrouvrait la porte, j’entrerais. Et j’aiderais à réaliser ce travail d’information pour nos Hautes Sphères. Sans illusion, mais non sans un minuscule espoir.

La morphine est une très étrange compagne. Vivement que je la quitte ! J’espère que ce qui précède tient à peu près debout.  Avec mon affection, chers amis d’ici et d’ailleurs.

Mes si chers amis d’ici et d’ailleurs

(à propos de la tuerie du 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo)

Je vais aussi bien que possible dans une telle situation. Après une grosse perte de sang, deux transfusions et une opération longue, retour au calme. J’ai reçu des balles dans chacune de mes jambes, j’ai une plaie à la hanche et une autre à l’épaule. Et pas mal d’éclats dans le corps, qui n’en repartiront pas. Ils rejoignent ainsi l’éclat d’une bombe fichée dans mon pied gauche depuis le 29 mars 1985. Ce jour-là – fatalitas ! -, j’ai été victime d’un attentat au cinéma parisien le Rivoli-Beaubourg.

Retour au présent : à la vérité, je n’ai vraiment recommencé à écrire un peu que ce 15 janvier 2015. Et je n’ai pu parcourir mes mails que ce même jeudi, huit jours après la Grande Tuerie. J’ai reçu pour l’heure près d’un millier de messages par toutes les sources possibles, et le bien que m’ont fait  ceux que j’ai pu lire – une cinquantaine – défie déjà tout commentaire. Je vous le demande sans fausse honte : continuez ! Oh oui, continuez ! La quasi-totalité expriment une chaleur et une amitié dont j’ai désormais un besoin quotidien.

Je n’ose penser

Coupé de l’extérieur – sans journaux, longtemps sans télé ni téléphone -, je ne sais que les très grandes lignes de ce qui s’est passé. Ce qui suit pourrait donc tomber à plat, mais dans ce cas, vous me pardonnerez. Première évidence : la réaction si spectaculaire de la société française est évidemment un puissant baume pour les blessures du corps et de l’âme. Je n’ose penser à mon état si les manifestations de solidarité n’avaient rassemblé que quelques milliers de personnes.

Bien entendu, à cette hauteur de mobilisation, le malentendu est partout. Des gauchistes antisionistes ont défilé avec des Juifs à Kippa, des pieux musulmans avec des cathos anti-mariage gay, des sarkozystes et des zemmouristes avec des mélenchonistes. Et c’est vraiment ce qui pouvait arriver de mieux. Un tel déferlement crée nécessairement un substrat, au sens agricole, un compost sur lequel pousseront les réponses que nous saurons formuler ensemble.

Nul ne peut connaître le résultat de tels ébranlements, qui touchent à l’intime des cœurs. Mais on peut du moins dire que sans ces fondations, sans cette fondation, rien n’aurait pu germer demain sur la terre dévastée de ce si petit pays de France. Nous sommes désormais face à une possibilité. Ce qui fait peu, mais surtout beaucoup.

Les contours du Grand Partage

Vous le savez, je tiens la crise écologique, si dramatique, comme le cadre neuf dans lequel penser notre avenir commun, aussi compromis qu’il puisse paraître. Sous ma plume, il ne s’agit pas d’une formule, mais d’une conviction définitive. Elle implique, et je ne vais pas plus avant sur ce terrain instable, une politique révolutionnaire.

Et démocratique, cela va de soi. Il faut définir les contours du Grand Partage. Partage de l’espace et des ressources, évidemment. Mais à condition d’y inclure nos frères les animaux, dont le sort maudit ne cesse d’aggraver celui de la psyché humaine. Hors ce cadre-là, selon moi, il ne peut y avoir que ravage, destruction du monde, mortels affrontements.

Depuis que je suis hospitalisé, et dès que j’ai pu m’adresser à mes soignants, je me suis mis à parler. Ceux qui me connaissent savent qu’il s’agit chez moi d’une maladie chronique, qui ne disparaîtra qu’à ma mort. La plupart, depuis les aides-soignants jusqu’aux chirurgiens, passant par les infirmières – et infirmiers – m’ont paru admirables. Écrivant cela, je ne veux pas les désigner comme des êtres hors du commun. Ils ne le sont pas.

Le bonheur des nuits d’insomnie

Mais leur comportement réel, dans le quotidien sinistre des services de réanimation, montre qu’il est possible de vivre comme des hommes, dans le respect de ces valeurs essentielles sans lesquelles la vie perd à jamais ses repères. J’ai été heureux, au milieu des nuits de l’insomnie, de parler de la campagne d’avant du côté de Monpazier (Périgord), du sort des cités oubliées dans tant de villes détruites, de mes copains d’enfance et d’adolescence – Arabes, Juifs, Portugais ou Blacks – de Villemomble, Montfermeil, Noisy-le-Sec, Gagny, Bondy. La Seine-Saint-Denis de jadis annonçait la suite, sans que nous en ayons la moindre conscience.

Mais j’ai aussi suivi comme un cours accéléré d’écologie, au sens que je donne à ce mot transformateur. À propos du crime global qu’est l’agriculture industrielle, des folies de l’agroalimentaire, des délires de la chimie de synthèse, de ces maladies créés par l’exposition à tant de toxiques, du terrifiant problème posé par le stress hydrique – une raréfaction des ressources en eau -, du climat.

Le monde inquiet des questions angoissées

Je vous le jure : j’ai davantage écouté que parlé. Car ce sont eux qui racontaient, montrant à quel point la société française sait être loin des misérables clichés déversés chaque jour par ses « élites » politiques et médiatiques. Il existe un espace inexploré, considérable, où de  nouvelles questions, centrales, pourraient enfin être débattues. En somme, ces quelques urgentistes rencontrés ici m’ont paru comme les représentants d’un monde inquiet, qui cherche des réponses à des angoisses désormais évidentes.

Et c’est bien pourquoi je vomis notre classe politique. Aucun de ses membres ne saura se mettre au service de notre peuple et de l’humanité. Chacun joue sa partition attendue. Hollande prend la voix grave, espérant regagner quelques points de popularité, ce qui est d’ores et déjà acquis. Sarkozy, fidèle d’entre les fidèles à lui-même, essaie de se placer sur la photo. Valls peaufine son personnage bien connu de Clemenceau.

La plus merveilleuse des nouvelles

Et pourtant, l’espace existe. Il n’y a aucun doute qu’un politicien qui romprait avec l’ancien crèverait le plafond, et l’écran. Je vous parlais à l’instant de compost. Le soulèvement moral de notre peuple – pas tout le peuple, ne délirons pas – est la plus merveilleuse des nouvelles. Ce mouvement des profondeurs ne saurait disparaître tout à fait, et il ne pourra, en toute hypothèse, conserver des formes aussi belles. Considérons que s’est ouverte une fenêtre, que des forces hostiles tenteront de refermer au plus vite. Ce serait donc l’heure idéale du tournant, mais je redoute que l’occasion historique d’avancer dans la seule direction possible – la fin de la tragédie écologique – ne soit encore gâchée par la petitesse des idées et des caractères.

Malgré cela, avançons, mes si chers amis. Premier impératif catégorique : luttons contre toutes les formes de régression, au premier rang desquelles le racisme, qui trouvera là de primordiales raisons de flamber. Sur ce terrain si difficile, parlons à tout le monde, sans exclusive, car le feu est aux portes. Cela signifie pour moi rechercher l’unité la plus large, y compris – par définition – avec des groupes et personnes éloignés du combat pour la vie.

Et nous fûmes 100 000 en arrivant aux portes

Parallèlement – et en même temps –, considérons avec ceux qui le souhaitent la stupéfiante gravité de la crise écologique mondiale. Dans ce cadre très général, il faudra tout à la fois ouvrir en grand nos yeux, nos oreilles et notre cœur. Jamais la situation n’a été aussi favorable à notre cause, et il me semble possible de réunir à terme, dans un réseau dense, 100 000 d’entre nous. Ce serait un véritable tsunami. Une telle masse critique pourrait entraîner dans une autre direction la société tout entière. Vous n’y croyez pas ? Moi, si.

Franchement, qui aurait pu imaginer cette « insurrection des consciences » réclamée depuis si longtemps par mon cher grand ami Pierre Rabhi ? Qui ? Personne. Nul ne savait qu’il existe encore dans ce pays une société vivante et fraternelle. Amorphe en apparence, gorgée de pub et de télé, se battant à l’occasion pour un téléphone portable, obsédée par les écrans plats et les bagnoles dernier cri, la France vient de montrer le visage du bonheur commun. À la stupéfaction générale. La tragédie qui nous a frappés a réussi l’impossible : créer de l’harmonie avec les gestes et les mots de millions de personnes anonymes. Le grand fleuve rentrera dans son lit, mais on se souviendra que la crue régénératrice n’est jamais loin de l’étiage.

La meilleure part de nous vient de montrer ce qu’était la beauté. Ce qu’était la Beauté.

PS :  Comme vous l’imaginez, j’enterre mes morts. Cela me prendra bien des mois. J’aimais personnellement certains des assassinés. Je clame à toutes les familles de tous les disparus que je les serre contre ce qui me reste de cœur.

Nouvelles

Je me fais ce jour la voix de Fabrice avec qui j’ai parlé avant hier.
Il va mieux, se soigne et reprend doucement le pas sur les évènements.
Il m’a demandé de valider vos messages d’encouragement, d’amitié, d’amour.
Je vais les lui faire parvenir.
Il vous remercie d’ores et déjà pour votre soutien qui le touche énormément.

Alban

Vers la mort des touristes (Hourra !)

Ce papier a été publié le 31 décembre 2014 par Charlie Hebdo, sous un autre titre.

Vive le dérèglement climatique ! Si tout continue dans la bonne direction, le tourisme de masse vit ses dernières saisons. Il y a de moins en moins de neige en montagne, et les plages de l’été disparaissent à vive allure.  Il était temps, on n’en pouvait plus.

Manions le scalpel sans trembler : Charlie, c’est l’Anti-France. On ne se contente pas ici de rester au lit quand tressaute la musique militaire, on crache sur le monument aux morts, plutôt deux fois qu’une. Le tourisme de masse, voilà l’ennemi ! Et c’est donc avec un infini plaisir qu’on vous annonce, en ces jours de fête, le désastre des stations de skis. Pourquoi ? Parce que la neige n’est pas au rendez-vous, lecteur ballot ! Les stations de ski pleurent leur neige d’antan et additionnent les annulations.

Pour bien comprendre l’ampleur du drame, ami de la nature, se rapporter à l’histoire, qui donne au passage l’occasion de dégueuler la dinde de Noël farcie aux antibiotiques. Que dire ? Parmi les premières stations, Megève, née dans les années 20 du siècle passé des envies pressantes de la famille Rothschild à la neige. Le vrai boom date des années soixante – les horribles Trente Glorieuses -, quand les premiers technocrates gaullistes conçoivent sur leurs tables à dessin à la fois les villes nouvelles et les domaines skiables associés à des parkings et des dortoirs.

On urbanise alors à coup de « stations intégrées » où les Dugenou peuvent soigner rhumes et gerçures dans la boîte de nuit dégoulinante où la coke remplace lentement et gentiment le martini-gin. On nie au passage la montagne et la dureté de ses pentes en inventant remontées mécaniques, télécabines et téléskis. Les Jeux Olympiques de 1968 à Grenoble, dont on ne dira jamais assez la merde qu’ils ont semée, achèvent le mouvement.

C’est l’effroi. La montagne devient un lieu aussi artificiel que Marne-la-Vallée ou l’autoroute A-4 au pont de Nogent (banlieue parisienne). Et puis vient le dérèglement climatique, auquel auront tant contribué les générations de connards qui ont fait la fortune des stations, rebat toutes les cartes. On ne discutera pas ici de sa responsabilité exacte, mais il y a pour le moins superposition entre la crise en cours du climat et la raréfaction des neiges dans les hauteurs de France. Tous les glaciers des Alpes reculent à une vitesse confondante et la célébrissime Mer des Glaces a perdu depuis 1830 2,5 kilomètres de longueur. Et continue à fondre de 4 à 6 mètres en profondeur chaque année qui passe. Depuis 1958, la température moyenne, dans les Alpes, a baissé selon les coins, entre 1 et 3 degrés.

Voilà la bonne nouvelle : y a plus de neige, les tarés. Il y a quelques jours encore – Charlie n’étant pas monsieur Météo, les choses ont pu changer -, plus de 150 stations sur 200 n’avaient pas pu ouvrir leurs portes maudites. Il fallait monter au-dessus de 2 000 mères pour pouvoir étrenner ses skis Salomon à 800 euros. Cocorico ! Comme il n’est pas question de perdre tout le fric investi dans le carton-pâte et les colifichets, il ne reste plus aux stations les plus friquées qu’une solution : les canons à neige. Val d’Isère, par exemple, vient d’investir deux millions d’euros dans ces vaillants phallus. Val d’Isère, 1600 habitants, mais 15 000 lits l’hiver et 7 supermarchés.

Dans les Alpes du Sud, selon le site en ligne Dici.fr, 1500 canons sont déployés dans le cadre explicite d’une « guerre de la neige » pour « sauver le début de saison et toute l’économie des Alpes du Sud ». Défense de se moquer des indigents. À Risoul (Hautes-Alpes), même tableau. Le maire du village Max Brémond, également patron de la station déclare avec fierté : « Nous avons investi des millions d’euros dans [la] neige de culture ».

De culture ? Les communicants du tourisme ont inventé une expression nouvelle, euphémique en diable, de manière à pouvoir cracher du dépliant publicitaire sans risquer de déplaire au petit-bourgeois en goguette. Ne jamais plus dire « neige artificielle », qui sent son gros canon à eau, mais « neige de culture », qui évoquera, selon, le champ de blés aux corbeaux de Van Gogh ou  le dernier film de Jim Jarmusch. Et d’ailleurs, puisqu’on en est au vocabulaire autorisé, éviter de dire canon, qui rappelle fâcheusement la tuerie, mais enneigeur. Enneigeur pour enfumeur.

Reste la technique pour « cultiver » les beaux cristaux des cimes. La station de Flaine, en Haute-Savoie, a été la première à s’équiper de canons à neige en 1973, et depuis cette date, des milliers, des dizaines de milliers ont été installés. Pourquoi ? Parce que les petits mecs qui ont craché pour financer les stations exigent au moins 5 % de rendement par an. Comme le nombre de skieurs stagne, il faut absolument augmenter le nombre de jours skiables. La neige est de l’or et le canon est son prophète.

Sauf qu’il faut, avant de lancer de gros ventilateurs qui vont vomir la neige dans les tuyaux, trouver de l’eau. Compter en moyenne, d’après les chiffres de l’association Mountain Wilderness, 4  000 m3 de flotte par hectare de piste, lors que le maïs, pourtant soiffard, n’en utilise que 1 700. Dans l’arc alpin, 95 millions de m3 d’eau seraient détournés chaque année pour la neige, soit la consommation d’environ 1,5 million d’habitants. Au détriment des cours d’eau, des pluies et même du réseau d’eau potable.

Ne parlons pas, car Charlie compte des lecteurs sur les pistes, des adjuvants chimiques ajoutés souvent à l’eau pour faciliter la cristallisation, ni de la note énergétique délirante – 25 000 kWh par hectare de piste par an -, ni du bruit assourdissant des installations. Seule consolation : tout va s’effondrer. Quand ? Bientôt. Quand ? Jamais assez tôt.

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ENCADRÉ

Nos plages se font la malle aussi

Trop, trop génial. On n’est pas sûr à 100 % de la responsabilité du changement climatique, mais comme c’est probable, commençons par lui dire merci. Les plages du Grand Ouest français, surtout sur le littoral aquitain, reculent ou disparaissent à une vitesse qui stupéfie les spécialistes.

L’alerte majeure a été lancée il y a quelques semaines par le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM) et l’Office national des forêts (ONF). Dans un rapport sur « l’impact des tempêtes de l’hiver 2013-2014 », ces deux établissements publics notent un recul du trait de côte – sur 200 kilomètres de côtes aquitaines – de 5 à 20 mètres, et jusqu’à 40 mètres par endroits, menaçant des immeubles les pieds dans l’eau, construits au temps de l’insouciance technocratique. On n’avait encore jamais vu cela en soixante ans, depuis qu’on surveille les mouvements de la houle et l’érosion côtière.

Le plus grave, pour l’industrie touristique, c’est qu’un nombre croissant de plages, jusque dans l’île de Ré chère au cœur du bourgeois, s’aplatissent au point de devenir parfois plates comme des galettes. Et le sable arraché par les tempêtes refuse de revenir, l’ingrat, pour la saison des parasols.

Au plan mondial, il faut ajouter à cette érosion de moins en moins naturelle le travail de sape du BTP. Les besoins démentiels de sable pour la construction se combinent au phénomène, et au total, entre 70 % et 85 % des plages seraient aujourd’hui menacées de disparition. Adieu Mimizan, adieu Bali.