Ce dégoût qui m’étreint (à propos du Loup)

Si je pouvais changer en force matérielle le dégoût qui me ravage, je crois réellement qu’ils seraient tous balayés. Tous les salauds, et ça fait du monde. Je suis au-delà de l’écœurement, au-delà du pleur, mais en pleine souffrance, car d’épouvantables humains sont en train de se livrer à une chasse au Loup, à l’ancienne, comme les barbares qu’ils sont et seront. Vous lirez plus bas deux communiqués, qui disent les faits. Un parc national français met la main à la belle ouvrage, organisant une battue de manière qu’un loup sorte de l’espace soi-disant protégé avant d’être abattu.

C’est immonde, c’est évidemment une régression sans appel, et cela ridiculise un peu, beaucoup, toutes ces excellentes personnes qui ont cru en la pompeuse « politique de protection de la nature ». Cette politique lancée en 1971 par la création du ministère de l’environnement, puis la si fameuse « Loi n° 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature ».

C’est fini, pauvres amis des associations. Les masques ne cessent de tomber depuis tant d’années qu’on est surpris de constater qu’il y a encore quelque chose à dévoiler. J’ai dénoncé dans Qui a tué l’écologie ? la dérive, la dégénérescence des associations officielles, celles qui envoient leurs gens manger les petits fours dans les sauteries ministérielles. Je ne regrette qu’une chose, et c’est d’avoir parfois retenu ma plume, de peur d’être encore moins compris que je ne l’ai été. Mais cette fois, l’Empereur du conte d’Andersen est désespérément nu.

C’est une Bérézina. Et pour m’en tenir au Loup, à mon si cher Loup, animal aussi réel que mythique, et même mythologique, je veux au moins leur dire en face que je leur crache au visage. À toute cette bande qui regroupe chasseurs fanatiques, détrousseurs de subventions de la FNSEA, droite à la façon Estrosi – le maire-histrion sarkozyste de Nice, gauche à la manière Ségolène Royal, qui a osé déclarer qu’il y avait trop de loups – ils sont 300 ! – en France.

Je vois qu’aucun compromis n’est possible avec ces gens-là, qui ne s’arrêteront jamais. Les tueurs de loups, jusqu’à Bové, sont les héritiers d’une histoire maudite, dans laquelle les hommes ont tous les droits, et jamais aucun devoir. La bataille en cours est peut-être perdue, et le long conflit engagé au nom de la vie est peut-être désespéré, mais quant à moi, je le mènerai jusqu’au bout, flamberge au vent. Qu’au moins nous osions dire ce que nous pensons !  Si nous devons plier le genou en face de leur arrogance armée, nous le ferons, mais dans l’honneur, sans jamais renoncer à hurler avec nos frères animaux. Vive le Loup ! Mort aux cons !

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Communiqué de FERUS

le 10 juillet 2014

Autorisation pour tuer un loup du parc national des Écrins : ILS SONT DEVENUS FOUS !

Les autorités françaises touchent décidément le fond… Puisqu’on ne peut pas abattre un loup, espèce protégée, dans le cœur d’un parc national, on va donc faire une battue d’effarouchement (et au passage déranger toute la faune sauvage en pleine période de reproduction notamment pour les chamois, bouquetins, chevreuils, tétras-lyres etc) pour faire sortir le loup du parc et le flinguer ensuite.

C’est ce qui est actuellement en train de se passer dans le parc national des Écrins depuis ce matin, suite à des attaques sur troupeaux dans le Valgaudemar.

« L’opération a été organisée par le parc national des Écrins en concertation avec des représentants des agriculteurs. C’est avec des pétards de forte puissance, qu’une quinzaine d’équipes constituées d’un agent du parc et d’un éleveur, sont parties des crêtes, formant une « ligne » qui, en descendant, doit repousser le prédateur. » indique le parc national des Écrins aujourd’hui sur son site web en tentant de justifier cette opération HONTEUSE. Le parc des Écrins indique également que « le conseil scientifique a donné son accord pour cette démarche. » SCANDALEUX !

Le préfet des Hautes-Alpes a signé de son côté une autorisation de prélèvement pour tuer un loup dès qu’il franchira les limites protectrices du parc.

Le loup est une espèce protégée. Les parcs nationaux sont les ultimes refuges pour la faune sauvage et les moutons ne devraient pas en être la priorité (c’est dans le cœur du parc national que les attaques ont eu lieu).

RENDEZ LES PARCS NATIONAUX AUX LOUPS ET A LA FAUNE SAUVAGE  ET STOP A CES PRATIQUES MOYENÂGEUSES !

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Communiqué de l’ASPAS

Communiqué de presse, le 10 juillet 2014

Ségolène Royal chasse une espèce protégée dans un espace protégé. Où va la protection de la nature ?

Alors que Mme Royal reconnaissait le 28 juin dernier que « pour la première fois les dommages n’ont pas augmenté entre 2012 et 2013 » ses services et préfectures organisent « la chasse au loup » y compris au cœur même du Parc National des Écrins, zone censée préserver le patrimoine naturel des Français.

Le Préfet des Hautes-Alpes vient d’autoriser des battues d’effarouchement en zone cœur du Parc National des Écrins ! Alors que ces espaces sont en théorie les mieux protégés par l’arsenal législatif français (interdiction de perturbation sonore entre autres), des chasseurs, lieutenants de louveterie, agents ONCFS et de parcs nationaux sont depuis tôt ce matin en train d’effaroucher l’ensemble de la faune sauvage du parc des Écrins pour tenter d’en faire sortir des loups, attendus en limite extérieure au parc par des chasseurs pour être abattus !

Cela représente une très grave entorse à la réglementation sur les parcs nationaux, à une période où la plupart des jeunes animaux sauvages sont totalement dépendants de leurs parents. Ces effarouchements à l’aide de pétards et autres moyens sonores vont gravement perturber le milieu, avec de graves conséquences pour une grande partie de la faune sauvage.

L’ASPAS dépose donc un recours aujourd’hui même contre ces arrêtés tout aussi illégaux que dangereux.

Par ailleurs, le même préfet des Hautes-Alpes a annoncé mettre en place une mesure « expérimentale » consistant à ne plus faire de constat et d’expertise lors « d’attaque » sur des troupeaux concernant moins de 5 animaux. Les éleveurs seraient donc remboursés sans constat, et les dégâts directement imputés au loup ! Quelle que soit la cause de la mort …

L’ASPAS demande à Mme la Ministre et aux préfets de ne plus céder au populisme anti-loup qui ne résoudra en rien les problèmes de la crise de la filière ovine. Ceux-ci sont dus à des accords commerciaux internationaux et non à la présence de 300 loups. Nos voisins espagnols cohabitent avec plus de 2500 loups, les italiens avec 1500. Pourtant là-bas, il n’y a pas de battues au loup, ni dans les espaces protégés, ni ailleurs. La filière ovine n’y est pas non plus en crise.
L’ASPAS exhorte la ministre de l’Écologie à passer, enfin, des discours aux actes concernant la protection de la biodiversité, dont le loup est un bel ambassadeur, pour le respect du patrimoine national et des générations futures.

BP 505 – 26401 CREST Cedex – France – Tel. 04 75 25 10 00 – Fax. 04 75 76 77 58
info@aspas-nature.org – www.aspas-nature.org
Association reconnue d’utilité publique – Membre du Bureau de l’Environnement – Bruxelles

Le grand désastre des campagnes silencieuses

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 2 juillet 2014

Le crime était presque parfait. Les transnationales de la chimie fourguent depuis vingt ans des pesticides tuant les abeilles par milliards. Sous les applaudissements de la gauche et de la droite. Mais voilà qu’on apprend bien pire.

Que le Gaucho de nos chers amis de Bayer soit une merde, on le savait. Ce pesticide foudroyant et systémique – il diffuse et circule dans l’ensemble de la plante traitée – n’a cessé de bousiller les abeilles par milliards depuis ses premières applications en France, en 1994. À l’époque, on ne connaissait pas cette nouvelle classe de tueurs, dits néonicotinoïdes, qui a donné naissance à d’autres merveilles comme le Cruiser ou le Poncho-Maïs.

Après une bataille de vingt ans sur laquelle on va revenir, l’Europe a suspendu en 2013  la vente de trois saloperies, dont le Gaucho, pendant trois ans. Mais une étude vient de tomber, qui rebat toutes les cartes et fait claquer des dents (1). On résume : un groupe de chercheurs internationaux – Task Force on Systemic Pesticides – a regardé dans les coins la bagatelle de 800 études publiées dans des revues scientifiques. Un travail de dinguo, qui a duré cinq ans et mobilisé une cinquantaine de savants de quinze nationalités. Ce qu’on appelle une méta-analyse.

Portant à la fois sur les néonicotinoïdes et une autre matière active, le fipronil – son nom commercial est Régent -, elle montre que la situation est beaucoup plus grave que ce qu’on pensait jusqu’ici. Les abeilles et bourdons, dont dépend en large part l’agriculture – par le sublime cadeau de la pollinisation – ne sont pas les seuls atteints par le grand massacre. La moitié des papillons a disparu en seulement vingt ans, et jusqu’à 52 % des oiseaux des champs en une trentaine d’années. Les sols sont également frappés, au travers des micro-organismes et des vers de terre, essentiels artisans de la fertilité.

Certes, les auteurs ne prétendent pas que tout viendrait des pesticides nouveaux. Mais il ne fait plus aucun doute qu’ils jouent un rôle central dans l’effondrement de la biodiversité des campagnes. Et c’est à ce moment précis que Charlie enfile son manteau de justicier sans masque. Car l’affaire du Gaucho et de ses putains de cousins est (aussi) un immense scandale français, qui met en cause les socialos comme la droite. Excusez à l’avance si l’on saute des étapes, car l’affaire en compte des dizaines.

En 2000, alors que l’on sait déjà l’essentiel grâce à des chercheurs comme Jean-Marc Bonmatin ou Marc-Édouard Colin, une certaine Catherine Geslain-Lanéelle devient la patronne de la puissante Direction générale de l’alimentation (DGAL), place-forte du ministère de l’Agriculture. Plus ou moins de gauche, elle est en relation étroite avec le ministre socialo, Jean Glavany, et couvre avec lui une invraisemblable décision : le renouvellement pour dix ans, en janvier 2002, de l’Autorisation de mise sur le marché (AMM) du Gaucho. Son rôle exemplaire lui vaudra dès 2001 une perquise au siège de la DGAL – une première -, mais tout se terminera comme il se doit par une promotion.

Geslain-Lanéelle, nommée en 2006 directrice de l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA), y défendra mordicus Dana Bati, la présidente de l’EFSA, jusqu’à sa démission forcée. Bati cumulait dans le secret son job officiel et un rôle important dans le plus grand lobby agro-alimentaire de la planète, International Life Science Institute (ILSI).

Pour en revenir au Gaucho, la droite française n’a évidemment pas fait mieux. En juin 2002, après la déroute de Jospin, Geslain-Lanéelle est remplacée à la DGAL par un préfet de combat, Thierry Klinger. Pour lui, la cause est entendue : si les abeilles meurent, c’est p’être bien à cause des acariens qu’on retrouve dans les ruches, ou parce que ces cruches d’apiculteurs achètent des reines en Chine, qui seraient de trop basse qualité. Moins drôle : il adresse sans se gêner des courriers à des scientifiques travaillant sur le Gaucho, pour qu’ils rectifient le tir, avant de voir son bureau occupé par une bande de la Confédération paysanne.

Et c’est ainsi que s’installa l’empoisonnement généralisé des campagnes, sur fond d’accord politique parfait entre la gauche et la droite. Pourquoi ? Parce que. Qui se souvient du brave Henri Nallet ? Né en 1939, il devient en 1965 l’un des responsables de l’Institut de formation des cadres paysans, une structure de la FNSEA, le grand syndicat de l’agriculture industrielle. Il est dans la foulée un chargé de mission de cette même FNSEA, qui a accompagné et même réclamé l’industrialisation lourde par les pesticides.

Ensuite ? Il est touché par la grâce et devient socialo. Il est le principal conseiller de Mitterrand pour les affaires agricoles, entre 1981 et 1985, et sera ministre de l’Agriculture à deux reprises. Entre 1985 et 1986. Entre 1988 et 1990. Avant, bien plus tard, de se changer en lobbyiste du laboratoire pharmaceutique Servier – le Mediator – et d’être éclaboussé par le scandale. Comprend-on mieux ?

La situation n’a pas beaucoup changé. Hollande, Valls et Le Foll font une lèche permanente au nouveau patron de la FNSEA, Xavier Beulin, qui leur promet de créer des emplois. Si, il promet. Mais Beulin est en même temps le patron d’une énorme boîte de l’agro-industrie, Sofiprotéol, dont le chiffre d’affaires atteint 7 milliards d’euros. La moitié des pesticides utilisés en France seraient commercialisés par Beulin and Co, si bien qu’on se posera pour finir cette question de bon sens : pourquoi sommes-nous si cons ?

(1) La première synthèse parue, d’une série de sept, est en ligne : http://link.springer.com/article/10.1007/s11356-014-3180-5

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Mais quel rapport avec l’autisme ?

Attention, c’est polémique. Les lettres d’insulte seront évidemment toutes lues. Le monde connaît une augmentation stupéfiante du nombre de cas d’autisme. En partie, sans doute, parce qu’on classe autrement et qu’on regarde mieux. Mais il est manifeste que d’autres causes expliquent ce que la ministre québécoise de la Santé, Véronique Hivon, appelle (le 6 janvier 2014) un « tsunami d’autisme ». Tous les quatre ans là-bas, le nombre de cas double. Et la tendance est mondiale.

Or une nouvelle étude- car il y en a d’autres – pointe des liens entre pesticides et certains cas d’autisme (1). Une équipe de l’université californienne Davis y montre que des femmes, surtout celles exposées au cours des deuxièmes et troisièmes trimestres de grossesse ont un risque bien plus élevé d’avoir des enfants autistes ou souffrant de troubles du comportement. Le cerveau des fœtus pourrait être tout spécialement sensible aux pesticides. Aux Etats-Unis, l’autisme touche en 2014 un gosse sur 68, contre un sur 150 en 2000.

(1) http://ehp.niehs.nih.gov/1307044

Les maladies tropicales débarquent

Publié par Charlie Hebdo le 25 juin 2014

Très folichon. La bilharziose, maladie tropicale transmise par des vers, est en France, où des milliers de touristes pourraient l’avoir chopée. La faute au dérèglement climatique, dont se désintéresse totalement la bande à Hollande.

Schistosoma. Les schistosomes sont de charmant vers plats de 10 à 20 mm de longueur à l’âge adulte. Après s’être introduits dans un mollusque, ils en sortent pour transpercer la peau d’un rat, d’un bœuf ou d’un homme. Il suffit de se baigner dans une rivière ou un lac aux eaux peu profondes pour choper cette maladie appelée bilharziose, qui touche le modeste total de 180 millions d’humains. Mais on s’en fout bien, nous les Francaouis, car ça se passe là-bas, loin des yeux loin du cœur, sous les Tropiques.

Mouais, ben c’était hier. Aujourd’hui, la bilharziose est en Corse, qui tremble de voir niquée sa saison touristique. Ce n’est pas un ennemi de la nation à tête de Maure qui le dit, mais le Haut conseil de la santé publique (HCSP). Dans un document sacrément flippant, on apprend que des baigneurs de la rivière Cavu, près de Porto-Vecchio, ont chopé la bilharziose, au moins depuis 2011. Combien ? Une quinzaine de cas ont été recensés, mais des milliers de clampins pourraient avoir été infectés, sans avoir pour le moment de symptômes évidents.

Que se passe-t-il ? D’évidence, le dérèglement climatique est déjà là et il n’annonce pas forcément de chauds clapotis à la pointe du Raz. Jusqu’à aujourd’hui, la bilharziose était réservée à l’Afrique noire et au Moyen-Orient, mais il va falloir faire avec. Avec une saloperie dont les effets peuvent être redoutables : reins bousillés, troubles cardiaques, cancer de la vessie.

Avec le recul, s’il existe demain des observateurs, on se demandera fatalement pourquoi les sociétés humaines sont restées aussi inertes face au désastre climatique qui vient. Rien n’y fait, absolument rien. Un autre document extravagant montre à quel point nous sommes rendus (www.eaurmc.fr/climat) : le climat de Lyon est désormais celui d’Avignon il y a trente ans. Retroussant leurs manches en lustrine, des ceusses de diverses administrations, sous la coordination du comité de bassin Rhône-Méditerranée, annoncent un bouleversement. Tout le quart sud-est de la France est rapidement menacé d’une crise de l’eau, la neige de printemps va disparaître des Alpes, la flore a gagné 150 mètres d’altitude dans les hauteurs au cours des quinze dernières années, le débit du Rhône devrait considérablement baisser.

C’est juste le moment de se moquer du corbillard qui passe. Que fait le gouvernement socialo ? Que dalle. L’opinion, cette si fameuse opinion dont se gargarisent tous les zozos politiques, a pourtant défait sans l’ombre d’un doute les climato-sceptiques à la mode Claude Allègre et Laurent Cabrol. Selon un tout récent sondage IFOP pour Le Monde, 75% des interrogés pensent que le réchauffement est déjà sensible en France. Et s’en inquiètent davantage que de la pollution de l’air ou du nucléaire.

Il y a donc place pour une politique ambitieuse, audacieuse, tournée vers la sobriété énergétique et un basculement vers les énergies éolienne et solaire. Mais cela n’arrivera pas avec cette gauche, ni avec la droite, bien sûr, si elle revenait demain au pouvoir. Car il faudrait s’attaquer en priorité à des monstres industriels comme Total, une entreprise plus puissante que la plupart des États de la planète.

Or dans les coulisses, et malgré toutes les promesses, Hollande a déjà dealé avec Margerie, le patron de Total, pour une future exploitation des gaz de schiste en France. Sitôt que les ingénieurs pétroliers sauront présenter une technique supposément moins dégueulasse que la fracturation hydraulique. Avez-vous seulement entendu parler de la loi Énergie votée en juillet 2005 ? Celle-ci impose à la France de diviser par quatre ses émissions de gaz à effet de serre sur la période 1990-2050.

C’est abstrait ? Certes oui, mais dans tous les cas, il faudrait commencer à massivement réduire. Les connards qui veulent des gaz de schiste made in France oublient – font semblant d’oublier – qu’une exploitation massive des gaz et pétroles de schiste ferait exploser nos émissions de gaz à effet de serre. Demain la bilharziose à Lyon ? Demain Ebola quai de Seine ?

Le sous-commandant Marcos n’est plus

Je suis bien désolé, mais je n’ai pas le temps de dire tout ce que je dois à la révolte indienne du Chiapas, aux zapatistes insurgés de janvier 1994. Je vous dirai juste que j’ai organisé avec mes petites mains, ces jours glorieux-là, l’occupation du centre culturel mexicain de Paris, pour protester contre l’intervention militaire contre les Indiens. J’ajoute que tout le monde s’en contrefoutait. J’ai eu du mal à trouver dix personnes, parmi lesquelles ma chère Katia Kanas, fondatrice de Greenpeace en France, et Rémi Parmentier, que je salue.

On le sait, cette insurrection indienne a trouvé une voix dans la personne de Marcos, l’homme masqué. Je me répète : je n’ai pas le temps. Mais je viens d’apprendre sa décision de disparaître du paysage. Ses raisons, difficiles à résumer, figurent dans le texte ci-dessous. J’ai toujours aimé sa langue, bien qu’elle soit lente et baroque, bien qu’elle soit quelquefois surchargée d’épithètes et de digressions. Lisez, ou ne lisez pas, mais en ce cas conservez. Vous pourrez toujours y revenir un jour plus favorable. Il est très compliqué de comprendre ces phrases sans rien connaître des vingt dernières années écoulées dans le sud du Mexique, ce pays fabuleux. Mais au moins, songez que les révoltés existent encore, et toujours. Rappelez-vous qu’on peut se lever. Qu’on en a le droit et le devoir. ¡ Contigo, compa !

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Entre ombre et lumière

La Realidad, planète Terre. Mai 2014.

jeudi 19 juin 2014

Compañera, compañero,

Bonne nuit, bonsoir, bonjour, quels que soient la géographie, le temps et les manières qui sont les vôtres.

Bon petit matin !

Je voudrais demander aux compañeras, aux compañeros et aux compañeroas de la Sexta qui viennent d’ailleurs, et en particulier aux médias libres qui sont nos camarades, de faire preuve de patience, de tolérance et de compréhension devant ce que je m’apprête à dire car ce seront les derniers mots que je prononcerai en public avant de cesser d’exister.

Je m’adresse à vous et à celles et ceux qui à travers vous nous écoutent et nous regardent.

Sans doute éprouverez-vous, au début de votre lecture ou au fil de ces lignes, la sensation que quelque chose est déplacé, que quelque chose ne colle pas, comme s’il manquait une ou plusieurs pièces au puzzle qui vous est dévoilé pour pouvoir lui donner un sens. Comme il manque toujours ce qui manque encore.

Sans doute n’est-ce que plus tard, des jours, des semaines, des mois, des années, des décennies plus tard que l’on comprendra ce que nous disons aujourd’hui.

Je ne suis pas inquiet pour mes compañeras et compañeros de l’EZLN à tous les niveaux, parce que c’est notre façon de procéder ici : avancer, lutter, toujours en sachant qu’il manque toujours ce qu’il reste de chemin à faire.

Sans compter — et que personne ne le prenne mal —, que l’intelligence des compas zapatistes se situe très largement au-dessus de la moyenne.

Par ailleurs, c’est pour nous une grande satisfaction et une énorme fierté de savoir que c’est devant nos compañeras, nos compañeros et nos compañeroas de l’EZLN comme de la Sexta qu’est rendue publique cette décision collective.

Et quel bonheur ce sera pour les médias libres, alternatifs, indépendants, de savoir que c’est grâce à eux que cet archipel de douleurs, de rages et de digne lutte que nous appelons « la Sexta » aura connaissance de tout ce que je vais leur dire, où qu’ils se trouvent.

Si d’autres veulent se rendre compte de ce qui s’est passé aujourd’hui, il faudra qu’ils s’adressent aux médias libres pour le savoir.

Alors, c’est parti ! Bienvenues et bienvenus à la réalité zapatiste. I. Une décision difficile.

Quand nous avons surgi et interrompu le cours des choses en 1994, par le sang et par le feu, pour nous les femmes et les hommes zapatistes, ce n’était pas le début de la guerre.

La guerre menée d’en haut, avec son cortège de mort et de destruction, de spoliation et d’humiliation, d’exploitation et de silence imposé au vaincu, cela faisait des siècles que nous la subissions.

Ce qui a commencé pour nous en 1994 n’est qu’un des nombreux épisodes de la guerre que ceux d’en bas mènent contre ceux d’en haut et leur monde.

Cette guerre de résistance qui est livrée jour après jour dans les rues du moindre recoin des cinq continents, dans ses campagnes et dans ses montagnes.

C’était, et c’est, la nôtre, comme celle menée par beaucoup d’hommes et de femmes d’en bas, une guerre pour l’humanité et contre le néolibéralisme.

Contre la mort, nous, nous demandions la vie. Contre le silence, nous exigions la parole et le respect. Contre l’oubli, la mémoire. Contre l’humiliation et le mépris, la dignité. Contre l’oppression, la rébellion. Contre l’esclavage, la liberté. Contre la contrainte, la démocratie. Contre le crime, la justice.

Comment quiconque ayant un tant soit peu d’humanité courant dans les veines pourrait-il, ou peut-il, remettre en question de telles exigences ?

Or à l’époque, beaucoup ont entendu. Cette guerre que nous avons déclenchée nous a accordé le privilège d’atteindre des oreilles et des cœurs attentifs et généreux dans des géographies proches autant que lointaines.

Il restait à faire ce qu’il restait à faire, et il manque encore ce qui manque, mais à ce moment-là nous avons réussi à obtenir le regard de l’autre, son écoute, qu’il ouvre son cœur.

Dès lors, nous nous sommes vus dans l’obligation de répondre à une question déterminante :

« Et maintenant, quoi ? »

Dans les projections étriquées que nous avions faites la veille ne figurait aucunement la possibilité de nous poser une quelconque question. De sorte que cette question nous a conduits à nous en poser d’autres :

Préparer ceux qui suivraient à emprunter le chemin de la mort ?

Former plus de soldats, et qui soient meilleurs ?

Consacrer nos efforts à améliorer notre matériel de guerre en si piteux état ?

Feindre de dialoguer et d’être disposés à signer la paix, tout en se préparant à frapper de nouveaux coups ?

Avoir comme seul destin tuer ou mourir ?

Ou bien devions-nous reconstruire le chemin de la vie, celui-là même que ceux d’en haut avaient brisé, et continuent de briser ?

Pas seulement le chemin des peuples premiers, mais aussi celui des travailleurs, des étudiants, des professeurs, des jeunes et des paysans, sans parler de celui de toutes ces différences que l’on applaudit en haut, mais qu’en bas on persécute et punit.

Devions-nous inscrire notre sang sur le chemin que d’autres conduisent vers le Pouvoir ou devions-nous détourner notre cœur et notre regard vers ceux que nous sommes vers ceux qui sont ce que nous sommes, à savoir, les peuples premiers, gardiens de la terre et de la mémoire ?

Personne n’y a prêté attention à ce moment-là, et pourtant, dans les premiers balbutiements qu’ont été nos paroles d’alors, nous avions signalé que le dilemme auquel nous étions confrontés n’était pas d’avoir à choisir entre négocier ou combattre, mais entre mourir ou vivre.

Quiconque avait saisi à l’époque que ce dilemme des premiers jours n’était pas individuel aurait sans doute mieux compris ce qui a eu lieu dans la réalité zapatiste au cours des vingt dernières années.

Je vous disais donc que nous nous étions heurtés à cette question et à un tel dilemme.

Et nous avons tranché.

Et au lieu de nous consacrer à former des guérilleros, des soldats et des bataillons, nous avons préparé des promoteurs d’éducation et de santé et peu à peu furent érigées les fondations de cette autonomie qui émerveille aujourd’hui le monde.

Au lieu de construire des prisons, d’améliorer notre armement, d’élever des murs et de creuser des tranchées, des écoles ont vu le jour, des hôpitaux et des dispensaires ont été construits ; nous avons amélioré nos conditions de vie.

Au lieu de nous battre pour avoir notre place au Panthéon des morts individualisées d’en bas, nous avons choisi de construire la vie.

Tout cela, au beau milieu d’une guerre qui, bien que sourde, n’en était pas moins létale.

Parce que c’est une chose, compas, de crier « Vous n’êtes pas seuls ! », mais c’en est une autre que d’affronter avec son seul corps une colonne blindée des troupes fédérales, comme c’est arrivé dans la zone des Altos du Chiapas, et que, dans ces cas-là, la seule chose à espérer, c’est : avec un peu de chance, quelqu’un va s’en rendre compte ; et avec un peu plus de chance, ce quelqu’un va s’en rendre compte et aussi s’indigner ; et avec beaucoup de chance, ce quelqu’un va s’indigner et faire quelque chose !

En attendant, ce sont les femmes zapatistes plantées devant elles qui ralentissent les automitrailleuses et, à défaut de machines de guerre, c’est grâce à la bravoure de mères et à des pierres que le serpent d’acier a dû rebrousser chemin.

La zone Nord du Chiapas, elle, a été confrontée à la naissance et au développement des « gardes blanches », désormais recyclées en groupes paramilitaires ; tandis que la zone Tzotz Choj subissait les constantes agressions d’organisations paysannes qui ne se donnent parfois même pas la peine de faire figurer le mot « indépendantes » dans leur nom ; quant à la zone de la Selva Tzeltal, c’est la combinaison de groupes paramilitaires et de contras qu’elle devait affronter.

C’est encore une chose de crier « Nous sommes tous Marcos » — ou « Nous ne sommes pas tous Marcos », selon le cas ou la chose —, mais c’en est une autre que d’être persécutés par l’ensemble de la machine de guerre ; de voir les villages envahis par les soldats et les montagnes « peignées » par les forces spéciales ; d’être pourchassés par des chiens d’attaque tandis que les pales des hélicoptères d’assaut chamboulent la cime des ceibas, les majestueux fromagers ; de devoir vivre avec ce « mort ou vif ! » lancé dès les premiers jours de janvier 1994 pour atteindre son niveau le plus hystérique en 1995 et pendant le reste du sexennat de celui qui est aujourd’hui l’employé d’une multinationale, et que la zone Selva Fronteriza a connu à partir de 1995 et à laquelle s’ajouta ensuite la même séquence d’agressions d’organisations paysannes, d’envoi de paramilitaires, de militarisation et de harcèlement.

S’il y a bien un mythe concernant tout cela, ce n’est certes pas le passe-montagne mais le mensonge répété à satiété depuis cette époque, et repris même par des personnes diplômées d’études supérieures, qui consiste à dire que la guerre contre les zapatistes n’a duré que douze jours.

Je ne referai pas les comptes. Quiconque doté d’un tant soit peu d’esprit critique et de sérieux peut aisément reconstruire dans les détails notre histoire, additionner et soustraire pour obtenir le résultat et dire s’il y a eu, et s’il y a, plus de reporters que de policiers et de soldats ; si les éloges furent plus nombreux que les menaces et les insultes et si le prix fixé l’avait été pour voir le passe-montagne ou pour le capturer « vivant ou mort ».

Dans de telles conditions, parfois uniquement avec nos propres forces et parfois avec le soutien généreux et inconditionnel de braves gens du monde entier, nous avons avancé dans la construction, encore inachevée, il est vrai, mais clairement définie, de ce que nous sommes.

Ce n’est donc pas qu’une simple phrase, heureuse ou malheureuse selon qu’on la voit d’en haut ou d’en bas, de dire « nous voici, nous les morts de toujours, mourant à nouveau, mais cette fois pour vivre ». C’est la réalité.

Et quasiment vingt ans plus tard…

Le 21 décembre 2012, à l’heure où la politique et l’ésotérisme coïncidaient, comme en d’autres occasions, pour prêcher des catastrophes qui affectent toujours les mêmes, ceux d’en bas, nous avons répété notre audacieux coup de force du 1er janvier 1994 et, sans tirer un seul coup de feu, sans armes, par notre seul silence, nous avons de nouveau abattu la superbe de ces ville berceaux et nids du racisme et du mépris.

Alors que le 1er janvier 1994 ce furent des milliers d’hommes et de femmes sans visage qui ont attaqué et vaincu les garnisons qui protégeaient ces villes, le 21 décembre 2012 ce sont des dizaines de milliers qui s’emparèrent sans un mot des édifices dans lesquels on célébrait notre disparition.

Ce seul fait incontestable que l’EZLN non seulement ne s’était pas affaiblie, et encore moins avait disparu, mais qu’elle avait au contraire grandi quantitativement et qualitativement aurait suffi à n’importe quel esprit doté d’une intelligence moyenne pour se rendre compte que quelque chose avait bel et bien changé, au long de ces vingt années écoulées, au sein de l’EZLN et des communautés.

Plus d’une personne pensera sans doute que nous nous sommes trompés en effectuant un tel choix et qu’une armée ne peut ni ne doit s’évertuer à rechercher la paix.

Les raisons sont nombreuses, certes, mais la raison principale était, et est, que de cette façon nous finirions par disparaître en tant qu’armée.

C’est peut-être vrai. Peut-être nous sommes-nous trompés en choisissant de cultiver la vie au lieu de vénérer la mort.

Mais nous avons fait ce choix sans écouter les voix qui nous pressaient de l’extérieur. En tout cas, sans écouter tous ceux qui veulent et exigent un combat à mort, à condition que ce soit les autres qui fournissent les morts.

Nous avons choisi en nous regardant et en nous écoutant, nous, conscient du Votán collectif que nous sommes.

Nous avons choisi la rébellion, c’est-à-dire la vie.

Cela ne signifie pas que nous n’ayons pas su que la guerre d’en haut n’essaierait pas, et n’essaie pas, d’imposer à nouveau son emprise sur nous.

Nous savions, et nous savons, que nous allions devoir en maintes occasions défendre ce que nous sommes et comment nous sommes faits.

Nous savions, et nous savons, qu’il continuera à y avoir de la mort pour qu’il y ait de la vie. Nous savions, et nous savons, que pour vivre, il nous faut mourir.

II. Un échec ?

D’aucuns disent que nous n’avons rien obtenu pour nous.

Il est toujours étonnant de constater que l’on avance une telle opinion avec autant de désinvolture.

Ces gens-là pensent donc que les enfants des commandantes et des commandants devraient pouvoir jouir de voyages à l’étranger, bénéficier d’études dans des écoles privées puis obtenir des postes élevés dans les entreprises ou dans la politique. Qu’au lieu de travailler la terre pour lui arracher leur nourriture avec leur sueur et leur acharnement ils devraient briller dans les réseaux sociaux et aller s’amuser en boîte, exhibant leur luxe ?

Ils voudraient sans doute que les sous-commandants procréent et lèguent à leurs descendants leurs charges, leurs prébendes, leurs palaces, comme le font les hommes politiques de tous bords.

Sans doute devrions-nous, comme les dirigeants de la CIOAC-H et d’autres organisations paysannes, accepter des privilèges et être payés en projets et en soutien, en empochant la plus grosse partie des subsides et en ne laissant à nos bases que des miettes, à condition qu’elles exécutent les ordres criminels qui viennent de plus haut ?

Effectivement, c’est vrai, nous n’avons rien obtenu de tout cela pour nous.

Difficile pour certains de réaliser que, vingt ans après notre « rien pour nous » [1], il va devenir évident qu’il ne s’agissait pas d’un simple slogan, une belle phrase pour des banderoles et des chansons, mais d’une réalité, la réalité.

Si être conséquents c’est aller droit à l’échec, alors l’incongruité est la voie de la réussite, la route qui mène au Pouvoir.

Mais nous, nous ne voulons pas aller dans cette direction-là.

Cela ne nous intéresse pas.

En fonction de tels critères, nous préférons échouer que réussir.

III. La relève.

Au cours de ce ces vingt dernières années, une relève complexe et à plusieurs niveaux s’est opérée au sein de l’EZLN.

Certains n’ont vu que ce qu’il y avait de plus évident : la relève générationnelle.

Aujourd’hui, en effet, ce sont celles et ceux qui étaient tout jeunes ou qui n’étaient pas encore nés au début de notre soulèvement qui luttent et conduisent la résistance.

Cependant, certains lettrés n’ont pas eu conscience des autres relèves qui ont eu lieu :

Une relève de classe : le passage d’une origine de la classe moyenne éclairée à une origine indigène paysanne.

Une relève de race : de dirigeants métis, on est passé à des dirigeants nettement indigènes.

Et le plus important, une relève dans la pensée. De l’avant-gardisme révolutionnaire, on est passé au « commander en obéissant » ; de la prise du Pouvoir d’en Haut à la création du pouvoir d’en bas ; de la politique professionnelle à la politique quotidienne ; des leaders aux communautés ; de la ségrégation de genre à la participation directe des femmes ; de la moquerie envers l’autre à la célébration de la différence.

Je ne m’étendrai pas plus sur ce sujet, parce que le cours « La Liberté selon les zapatistes » a été l’occasion parfaite de vérifier si, dans les territoires organisés zapatistes, le personnage vaut plus que la communauté.

En ce qui me concerne, je ne comprends pas pourquoi des penseurs qui affirment que ce sont les peuples qui font l’histoire sont si effrayés qu’il existe un gouvernement du peuple où n’apparaît aucun des habituels « experts » en gouvernance.

Pourquoi sont-ils terrorisés que ce soient les communautés qui commandent, qui décident de leur propre chemin ?

Pourquoi désapprouvent-ils en secouant la tête notre « commander en obéissant » ?

Le culte de l’individu trouve dans le culte de l’avant-garde son extrême le plus fanatique.

C’est précisément cela, le fait que les indigènes commandent et qu’aujourd’hui ce soit un indigène qui est notre porte-parole et notre chef, ce qui les stupéfie, les fait fuir et ce qui fait finalement qu’ils s’en vont ailleurs continuer à chercher quelqu’un qui ait besoin d’avant-gardes, de caudillos et de leaders. Parce que, au sein de la gauche aussi, il y a du racisme, surtout chez celle qui se prétend révolutionnaire.

L’euzétaéellène n’est pas de ceux-là. C’est pour cette raison que n’importe qui ne peut pas être zapatiste.

IV. Un hologramme modulable et au goût de chacun. Ce qui ne sera pas.

Avant l’aube de 1994, j’ai passé dix ans dans ces montagnes. J’ai connu et fréquenté personnellement quelques-uns dans la mort desquels nous sommes morts pour beaucoup. Depuis, je connais et fréquente d’autres hommes, d’autres femmes qui sont ici aujourd’hui comme nous.

En de nombreux petits matins, je me suis retrouvé face à moi-même, essayant de digérer les histoires qu’ils me racontaient, les mondes qu’ils dessinaient avec leurs silences, leurs mains et leurs regards, leur insistance à montrer quelque chose au-delà du visible.

Était-ce un songe ce monde, si autre, si lointain, si différent ?

J’ai parfois pensé qu’ils avaient bondi dans le temps, que les mots qui nous guidaient, et nous guident, provenaient d’époques pour lesquelles il n’y avait pas encore de calendriers, perdus qu’ils étaient dans des géographies imprécises : mais toujours le Sud digne omniprésent sur chacun des points cardinaux.

Par la suite, j’ai compris qu’ils ne me parlaient pas d’un monde inexact et, partant, improbable.

Ce monde-là était déjà en marche.

Et vous, vous ne l’avez pas vu ? Vous ne le voyez pas ?

Nous n’avons jamais trompé personne d’en bas. Nous n’avons jamais caché que nous étions une armée, avec sa structure pyramidale, son centre de commandement, ses décisions prises du haut vers le bas. Nous n’avons jamais renié ce que nous sommes, pas même pour être en bonne grâce avec des libertaires ou pour les besoins de la mode.

Mais quiconque peut vérifier aujourd’hui si notre armée est une armée qui supplante ou impose.

Il me faut ajouter ce qui suit car j’ai déjà demandé au compañero sous-commandant insurgé Moisés l’autorisation de le faire :

Rien de ce que nous avons fait, pour le meilleur ou pour le pire, n’aurait été possible si une armée en règle, l’Armée zapatiste de libération nationale, ne s’était pas insurgée contre le mauvais gouvernement et n’avait exercé son droit à la violence légitime. La violence de ceux d’en bas face à la violence de ceux d’en haut.

Nous sommes des guerriers et, en tant que tels, nous connaissons notre rôle et notre moment.

Au petit matin du premier jour du premier mois de l’année 1994, une armée de géants, autrement dit d’indigènes rebelles, est descendue vers les villes pour ébranler le monde de ses pas.

À peine quelques jours plus tard, tandis que le sang des nôtres était encore frais dans les rues de ces mêmes villes, nous nous sommes rendu compte que les gens du dehors ne nous voyaient pas.

Habitués qu’ils étaient à regarder les indigènes d’en haut, ils étaient incapables de lever les yeux pour nous regarder.

Habitués qu’ils étaient à nous voir humiliés, leur cœur ne comprenait pas notre digne rébellion.

Leur regard s’était figé sur le seul métis qu’ils ont vu porter un passe-montagne, autrement dit ils n’ont pas regardé.

Les hommes et les femmes qui sont nos chefs nous ont dit, à ce moment-là :

« Ils ne voient que la petitesse égale à la leur ; créons donc quelqu’un d’aussi petit qu’eux, pour qu’il puisse le voir et nous voir à travers lui. »

Commença donc une complexe manœuvre de distraction, un truc d’une magie terrible et merveilleuse, un malicieux coup de dés de ce cœur indigène que nous sommes. La sagesse indigène défiait ainsi la modernité dans l’un de ses bastions : les moyens de communication.

Commença alors la construction du personnage appelé « Marcos ».

Je vous demande de bien vouloir me suivre dans mon raisonnement :

Supposons qu’il existe une manière différente de neutraliser un criminel. Par exemple, en lui fabriquant son arme homicide, en lui faisant croire qu’elle est efficace, en l’encourageant à échafauder tout son plan sur la foi de cette efficacité et en faisant en sorte qu’au moment où il se prépare à tirer son « arme » redevienne subitement ce qu’elle a toujours été : une illusion.

Le système tout entier, mais surtout ses moyens de communication, joue à fabriquer des réputations, pour les détruire ensuite si elles ne se plient pas à ses desseins.

Leur pouvoir résidait (plus maintenant car ils ont été évincés sur ce plan par les réseaux sociaux) en ce qu’ils décidaient qui et quoi existait à l’instant où ils choisissaient ce qu’ils daignaient mentionner et ce qu’ils passaient sous silence.

Bon, ne faites pas trop attention à ce que je dis. Comme on a pu le voir au cours des vingt dernières années, j’ignore tout en matière de moyens de communication massifs.

Reste que le SupMarcos, de porte-parole, est devenu moyen de distraction.

Le sentier de la guerre, c’est-à-dire de la mort, nous avait pris dix ans ; celui de la vie a pris plus longtemps et a demandé plus d’efforts, sans parler du sang versé.

Parce que, croyez-le ou non, il est plus facile de mourir que de vivre.

Nous avions besoin de temps pour exister et pour trouver les personnes qui sauraient nous voir pour ce que nous sommes.

Nous avions besoin de temps pour trouver les personnes qui ne nous verraient pas en regardant vers le haut ni vers le bas, mais qui nous regarderaient en face, qui nous verraient avec un regard compañero.

Je vous disais donc qu’à ce moment-là avait commencé la construction de ce personnage.

Marcos avait tantôt les yeux bleus, tantôt les yeux verts, ou couleur café, ou miel, ou les yeux noirs, en fonction de qui l’interviewait et prenait le cliché. C’est comme ça que Marcos fut remplaçant dans des équipes de football professionnel, employé dans des grands magasins, chauffeur, philosophe, cinéaste et tous les etcétéras que l’on pourra trouver dans les médias à gages de ces calendriers et des diverses géographies. Il y avait un Marcos pour chaque occasion, autrement dit pour chaque interview. Et ça n’a pas été facile, croyez-moi : à l’époque, Wikipedia n’existait pas et si les reporters venaient d’Espagne, il fallait que je me débrouille pour savoir si le Corte Inglés [2], par exemple, était une coupe de vêtements typique d’Angleterre, un bazar ou un grand magasin.

S’il m’était permis de définir le personnage de Marcos, je dirais sans hésiter qu’il a été un déguisement, comme le costume d’Arlequin.

Disons, pour me faire comprendre, que Marcos était un « Média Non Libre » (attention : ce n’est pas la même chose qu’être un média à gages).

Dans la fabrication et dans l’entretien du personnage, nous avons commis quelques erreurs.

« C’est en forgeant qu’on devient forgeron », disait le maréchal-ferrant [3].

Dès la première année, nous avons épuisé, comme on dit, le répertoire des « Marcos » possibles. Aussi début 1995 étions-nous bien embêtés et le processus des communautés n’en était qu’à ses premiers pas.

Alors, en 1995, juste quand nous ne savions plus comment nous y prendre, c’est là que Zedillo, main dans la main avec le PAN, « découvre » l’identité de Marcos en suivant la même méthode scientifique que celle qui sert à trouver des squelettes, c’est-à-dire par délation ésotérique [4].

L’histoire de ce Marcos natif de Tamaulipas nous a donné de la marge, bien que la fraude ultérieure de La Paca, la voyante qui conduisit Lozano Gracia au squelette, nous a fait craindre que la presse à gages ne mette également en doute le « démasquage » de Marcos et que l’on découvre qu’il s’agissait d’une fraude supplémentaire. Heureusement, il n’en fut rien. Comme cette fois-là, les médias ont continué d’avaler d’aussi grosses couleuvres.

Quelque temps après, le véritable natif de Tamaulipas en question est venu dans ces parages. Le sous-commandant insurgé Moisés et moi, nous lui avons parlé. Nous lui avons proposé à l’époque de donner ensemble une conférence de presse, pour qu’il cesse d’être pourchassé puisqu’il serait devenu évident que Marcos et lui n’était pas la même personne. Il n’a pas voulu. Il est venu vivre ici. Il est sorti de la forêt plusieurs fois et on peut même voir son visage sur des photographies de la veillée funèbres de ses parents. Si vous voulez, vous pouvez l’interviewer. Maintenant, il vit dans une communauté, à…. Ah ! Il ne veut pas que l’on sache où il habite. Nous n’en dirons donc pas plus, pour qu’un jour il puisse lui-même raconter son histoire depuis le 9 février 1995, s’il le souhaite. Pour notre part, il ne reste plus qu’à le remercier de nous avoir fourni les données que nous avons utilisées régulièrement pour alimenter la « certitude » que le SupMarcos n’est pas ce qu’il est en réalité, à savoir, un Arlequin [5] ou un hologramme, mais un professeur d’université, originaire de la désormais douloureuse Tamaulipas.

Pendant ce temps-là, nous continuions à chercher, à vous chercher, vous tous et vous toutes, celles et ceux qui sont ici maintenant et celles et ceux qui n’y sont pas mais qui en sont.

Nous n’avons pas cessé de lancer des campagnes et autres initiatives pour trouver l’autre, les autres et les autresses, l’autre qui soit compañero. Des initiatives très variées, qui toutes visaient à trouver le regard et l’écoute dont nous avons besoin et que nous méritons.

Pendant ce temps-là, les communautés continuaient d’avancer, ainsi que la relève que l’on a beaucoup ou très peu évoquée, mais en tout cas c’est quelque chose qui peut être vérifié directement, sans intermédiaires.

Dans notre recherche de l’autre, nous avons échoué encore et encore.

Chaque fois que nous trouvions quelqu’un, soit il voulait nous commander, soit il voulait être commandé par nous.

Il y a ceux qui venaient vers nous et qui le faisaient dans le but de nous utiliser, ou alors pour regarder vers le passé, soit avec nostalgie anthropologique, soit avec nostalgie militante.

Ainsi donc, aux yeux de certains nous étions communistes ; pour d’autres, trotskistes ; pour d’autres, anarchistes ; pour d’autres, maoïstes ; pour d’autres, millénaristes, et je vous laisse un stock de « istes » pour que vous complétiez avec ce que vous trouverez.

Il en a été ainsi jusqu’à la Sexta Declaración de la Selva Lacandona (Sixième Déclaration de la forêt Lacandone), la plus audacieuse et la plus zapatiste des initiatives que nous ayons prises jusqu’ici.

Avec la Sexta, nous avons enfin trouvé des gens qui nous regardent en face et nous saluent et nous enlacent fraternellement, et c’est comme ça qu’on se salue et qu’on s’enlace.

Avec la Sexta, nous vous avons enfin trouvés, vous.

Enfin des gens qui comprenaient que nous ne cherchions ni berger pour nous servir de guide ni troupeau à conduire à la terre promise. Ni maîtres ni esclaves. Ni caudillos ni masses écervelées.

Il restait cependant à vérifier s’ils allaient pouvoir regarder et écouter ce qu’en nous-mêmes nous sommes.

À l’intérieur, les progrès effectués par les communautés étaient impressionnants.

Puis est venu le cours intitulé « La Liberté selon les zapatistes ».

En trois sessions, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait déjà une génération qui pouvait nous regarder dans les yeux, qui pouvait nous écouter et nous parler sans voir en nous des guides ou des chefs, sans chercher une quelconque soumission ou l’obéissance aveugle.

Marcos, le personnage, n’était plus nécessaire.

La nouvelle étape dans la lutte zapatiste pouvait commencer.

C’est à ce moment-là qu’il s’est passé ce qui s’est passé et nombre d’entre vous, compañeras et compañeros de la Sexta, le savent pour l’avoir vécu directement.

On pourra toujours dire par la suite que ce truc du personnage a été oiseux. Mais un passage en revue honnête de ces journées dira combien de femmes et combien d’hommes auront cessé de nous regarder, par satisfaction ou par dégoût, à cause des grimaces facétieuses d’un déguisement.

De sorte que la relève dans le commandement n’a lieu ni pour cause de maladie ou de décès, ni pour mutation interne, ni pour purge ou épuration.

Elle a lieu le plus logiquement du monde, en accord avec les changements internes qu’a connus, et que connaît, l’EZLN.

Je sais bien que cela ne colle pas avec les schémas carrés qui existent dans les différents « en haut », mais à dire vrai nous nous en fichons éperdument.

Et si cela devait ruiner la laborieuse et pauvre spéculation des rumorologues et zapatologues de Jovel, eh bien, tant pis !

Je ne suis ni n’ai été malade, je ne suis ni n’ai été mort.

Ou alors si, bien que l’on m’ait tué tant de fois, que tant de fois je suis mort et me voilà de nouveau.

Si nous avons encouragé de telles rumeurs, c’est parce qu’il le fallait.

Le dernier grand truc de l’hologramme a été de simuler une maladie incurable, y compris toutes les morts qu’il a subies.

Au fait, ce « si sa santé le lui permet » que le sous-commandant insurgé Moisés a employé dans le communiqué annonçant le partage avec le CNI n’était qu’un équivalent de « si c’est la volonté du peuple » ou de « si les sondages me sont favorables » ou « si dieu m’en donne le temps » et autres lieux communs qui ont servi de béquilles à la classe politique ces derniers temps.

Si vous me permettez de vous donner un petit conseil : vous devriez cultiver un tant soit peu votre sens de l’humour, pas seulement par souci de votre santé mentale et physique, mais aussi parce que sans aucun sens de l’humour vous ne comprendrez pas le zapatisme. Or qui ne comprend pas, juge ; et qui juge, condamne.

En réalité, ce fut la partie la plus facile du personnage. Pour alimenter la rumeur, il a suffi de dire à certaines personnes exactement : « Je vais te confier un secret mais promets-moi de ne le répéter à personne. »

Évidemment qu’elles l’ont répété.

Les principaux collaborateurs involontaires de la rumeur concernant ma maladie et ma mort ont été les « experts en zapatologie » qui, dans la hautaine Jovel et dans la chaotique Mexico, se targuent d’être proches du zapatisme et vantent leur profonde connaissance en la matière, sans parler, bien entendu, des policiers qui empochent aussi de l’argent comme journalistes, des journalistes qui touchent aussi des sous comme policiers, et des journalistes, femmes et hommes, qui sont seulement payés, et mal, comme journalistes.

Merci à elles toutes et à eux tous. Merci de votre discrétion. Vous avez fait exactement ce que nous pensions que vous alliez faire. Le seul « hic » dans tout cela, c’est que je doute sincèrement que quelqu’un vous confie maintenant un secret.

C’est notre conviction et notre pratique : pour se rebeller et pour lutter, il n’y a nul besoin ni de chefs, ni de caudillos, ni de messies, ni de sauveurs. Pour lutter, il faut juste un peu de courage, une pointe de dignité et beaucoup d’organisation.

Le reste, ou bien cela apporte quelque chose au collectif ou ça ne sert à rien.

Il a été particulièrement cocasse de constater ce que le culte de l’individu a entraîné chez les politologues et les analystes d’en haut. Hier, ils disaient que l’avenir de ce peuple mexicain dépendait de l’alliance de deux personnalités. Avant-hier, ils ont dit que Peña Nieto se séparait de l’influence de Salinas de Gortari, sans se rendre compte que, du coup, en critiquant Peña Nieto ils se rangeaient du côté de Salinas de Gortari ; et qu’en critiquant ce dernier, ils soutenaient Peña Nieto. Aujourd’hui, ils disent qu’il faut choisir un camp dans la lutte d’en haut pour le contrôle des télécommunications, de sorte que, soit on est avec Carlos Slim, soit on se retrouve avec Azcárraga [6]-Salinas. Et plus haut, tant qu’on y est, ou avec Obama ou avec Poutine.

Ceux qui soupirent et regardent vers l’en haut peuvent toujours continuer à se chercher un leader ; ils peuvent toujours penser que, cette fois, on va respecter le résultats des élections ; que, maintenant, Slim va soutenir la gauche parlementaire ; que, maintenant, il va enfin y avoir des dragons et des batailles dans la série Game of Thrones ; que, maintenant, dans la série télé The Walking Dead, Kirkman va enfin rester fidèle à la BD ; que, maintenant, les outils fabriqués en Chine ne vont plus se casser la première fois qu’on s’en sert ; et que, maintenant, le football va enfin redevenir un sport et non un business.

Et il se peut, ma foi, que dans certains cas l’avenir leur donne raison, mais de toute façon il ne faut pas oublier que, dans tous ces cas, eux ne sont que de simples spectateurs, autrement dit des consommateurs passifs.

Celles et ceux qui ont aimé ou détesté le SupMarcos savent maintenant qu’ils ont détesté et chéri un hologramme. Leurs amours et leurs haines ont donc été également inutiles, stériles, vides, creuses.

Il n’y aura donc aucune maison-musée ou plaques de cuivre là où je suis né et où j’ai grandi. Pas plus qu’il n’y aura quelqu’un qui vive d’avoir été le sous-commandant Marcos. On n’héritera ni son nom ni son poste. Il n’y aura pas de séjours tous frais payés pour donner des conférences à l’étranger. Il n’y aura pas de transfert ou de soins dans des hôpitaux de luxe. Il n’y aura ni veuves, ni héritières, ni héritiers. Il n’y aura ni funérailles, ni honneurs, ni statues, ni musées, ni prix, ni rien de ce que le système fabrique pour promouvoir le culte de l’individu et pour mépriser le collectif.

Le personnage a été créé et maintenant nous les zapatistes, ses créateurs et ses créatrices, nous le détruisons.

Si quelqu’un comprend cette leçon que donnent nos compañeras et nos compañeros, il aura compris l’un des piliers fondateurs du zapatisme.

Ainsi, au cours des dernières années, il s’est passé ce qui s’est passé.

Et nous avons constaté que le déguisement, le personnage, l’hologramme, quoi, n’était plus nécessaire.

Plus d’une fois nous avons planifié et avons attendu et attendu encore le moment indiqué : le calendrier et la géographie précises pour montrer ce que nous sommes en vérité à ceux qui sont vraiment.

Alors est arrivé Galeano avec sa mort pour nous indiquer la géographie et le calendrier : « Ici, à La Realidad ; maintenant : dans la douleur et la rage. » V. La douleur et la rage. Cris et chuchotements.

Quand nous sommes venus ici au Caracol de La Realidad, sans que personne ne nous le demande, nous avons commencé à parler en murmurant.

Tout doucement parlait notre doleur, tout bas notre colère.

Comme si nous voulions éviter que Galeano ne soit repoussé par des bruits, des sons qui lui étaient étrangers.

Comme si nos voix et nos pas l’appelaient.

« Attends, compa ! », disait notre silence.

« Ne t’en va pas », murmuraient nos mots.

Mais il y a d’autres douleurs et d’autres rages.

En ce moment même, en d’autres lieux du Mexique et du monde, un homme, une femme, un•e autre•e, un petit garçon, une petite fille, un vieil homme, une vieille femme, une mémoire est frappée en toute impunité, encerclée par un système devenu crime vorace ; est bastonné, frappé à coups de machette, tué par balle, reçoit le coup de grâce, est traîné par terre sous les moqueries, est abandonné, son corps est retrouvé et veillé, sa vie enterrée.

Quelques noms seulement :

Alexis Benhumea, assassiné dans l’État de Mexico. Francisco Javier Cortés, assassiné dans l’État de Mexico. Juan Vázquez Guzmán, assassiné au Chiapas. Juan Carlos Gómez Silvano, assassiné au Chiapas. El compa Kuy, assassiné au DF. Carlo Giuliani, assassiné en Italie. Alexis Grigoropoulos, assassiné en Grèce. Wajih Wajdi al-Ramahi, assassiné dans un camp de réfugiés à Ramallah, en Cisjordanie. Âgé de quatorze ans, il a été assassiné d’un coup de feu dans le dos tiré d’un poste d’observation de l’armée israélienne ; il n’y a eu ni marches, ni manifestations, ni rien dans la rue. Matías Valentín Catrileo Quezada, mapuche assassiné au Chili. Teodulfo Torres Soriano, compa de la Sexta disparu à Mexico. Guadalupe Jerónimo et Urbano Macías, communeros de Cherán, assassinés au Michoacán. Francisco de Asís Manuel, disparu à Santa María Ostula Javier Martínes Robles, disparu à Santa María Ostula Gerardo Vera Orcino, disparu à Santa María Ostula Enrique Domínguez Macías, disparu à Santa María Ostula Martín Santos Luna, disparu à Santa María Ostula Pedro Leyva Domínguez, assassiné à Santa María Ostula. Diego Ramírez Domínguez, assassiné à Santa María Ostula. Trinidad de la Cruz Crisóstomo, assassiné à Santa María Ostula. Crisóforo Sánchez Reyes, assassiné à Santa María Ostula. Teódulo Santos Girón, disparu à Santa María Ostula. Longino Vicente Morales, disparu au Guerrero. Víctor Ayala Tapia, disparu au Guerrero. Jacinto López Díaz « El Jazi », assassiné à Puebla. Bernardo Vázquez Sánchez, assassiné à Oaxaca Jorge Alexis Herrera, assassiné au Guerrero. Gabriel Echeverría, assassiné au Guerrero. Edmundo Reyes Amaya, disparu à Oaxaca. Gabriel Alberto Cruz Sánchez, disparu à Oaxaca. Juan Francisco Sicilia Ortega, assassiné à Morelos. Ernesto Méndez Salinas, assassiné à Morelos. Alejandro Chao Barona, assassiné à Morelos. Sara Robledo, assassinée à Morelos. Juventina Villa Mojica, assassinée au Guerrero. Reynaldo Santana Villa, assassiné au Guerrero. Catarino Torres Pereda, assassiné à Oaxaca. Bety Cariño, assassinée à Oaxaca. Jyri Jaakkola, assassiné à Oaxaca. Sandra Luz Hernández, assassinée à Sinaloa. Marisela Escobedo Ortíz, assassinée à Chihuahua. Celedonio Monroy Prudencio, disparu dans le Jalisco. Nepomuceno Moreno Nuñez, assassiné dans le Sonora.

Les migrantes et les migrants disparus contre leur volonté et probablement assassinés n’importe où sur le territoire mexicain.

Les prisonniers que l’on veut tuer vivants : Mumia Abu Jamal, Leonard Peltier, les Mapuche, Mario González, Juan Carlos Flores.

L’enterrement continu de voix qui furent des vies, rendues silencieuses à jamais par le poids de la terre déversée et la fermeture des grilles.

Et la plus grande moquerie, c’est que, à chaque pelletée de terre jetée par le sbire de service, le système répète : « Tu ne vaux rien, tu ne comptes pas, personne ne te pleure, ta mort ne fait enrager personne, personne ne suit ton chemin, personne ne relève ta vie. »

Et avec la dernière pelletée, il assène : « Même si on attrape et on punit les nôtres qui t’ont tué, j’en trouverai toujours un autre, une autres, d’autres qui te feront tomber à nouveau en embuscade et qui répèteront la danse macabre qui a mis fin à tes jours. »

Et il termine : « Ta justice toute petite, naine, fabriquée pour que les médias à gages fassent semblant et obtiennent un peu de calme pour freiner le chaos qui s’apprête à les engloutir, elle ne me fait pas peur, à moi, elle ne me fait aucun mal, elle ne me punit pas. »

Que devons-nous dire à ce cadavre que l’on enterre dans l’oubli le plus total, n’importe où dans le monde d’en bas ?

Que seules notre douleur et notre rage comptent ?

Que seule notre honte importe ?

Que pendant que nous murmurons notre histoire, nous n’entendons pas son cri, son hurlement ?

L’injustice porte tant de noms et les cris qu’elle provoque sont si nombreux.

Non, notre douleur et notre colère ne nous empêchent pas d’écouter.

Et nos murmures ne servent pas qu’à déplorer nos morts tombés injustement.

Ils sont prononcés pour pouvoir entendre d’autres douleurs, pour faire nôtres d’autres rages et poursuivre ainsi ce long et tortueux chemin qui veut unir tout cela en un hurlement qui se transforme en lutte libératrice.

Et à ne pas oublier que, tandis que quelqu’un murmure, quelqu’un d’autre crie.

Et seule une oreille attentive peut entendre.

Au moment où nous parlons et écoutons, un cri de douleur, de rage est lancé.

Et de même qu’il faut apprendre à diriger son regard, l’écoute doit trouver le cap qui la rende fertile.

Car tandis que certains se reposent, d’autres gravissent une pente ardue.

Pour apercevoir un tel acharnement, il suffit de baisser les yeux et de lever son cœur.

Vous y arrivez ?

Vous y arriverez ?

La justice petite ressemble tant à la vengeance. La justice petite est une justice qui distribue l’impunité car lorsqu’elle châtie certains, elle en absout d’autres.

La justice que nous voulons, nous, celle pour laquelle nous nous battons, ne se limite pas à trouver les assassins de notre compa Galeano et à s’assurer qu’ils soient châtiés (ce qui se fera, que personne ne s’y trompe).

Cette quête patiente et obstinée recherche la vérité et non le soulagement que donne la résignation.

La justice grande s’exprime déjà dans le fait de savoir notre compañero Galeano enterré décemment.

Parce que nous ne nous demandons pas quoi faire de sa mort, mais ce que nous devons faire de sa vie.

Pardonnez-moi de me laisser entraîner dans les sables mouvants des lieux communs, mais ce compañero ne méritait pas de mourir, pas comme ça.

Tous ses efforts, son sacrifice quotidien, précis, invisible pour tout autres que nous, n’avaient qu’un seul but : la vie.

Et je peux tranquillement affirmer qu’il fut quelqu’un d’extraordinaire, mais qu’en plus — et c’est cela qui est stupéfiant — il existe des milliers de compañeras et de compañeros comme lui au sein des communautés indigènes zapatistes, qui partagent le même entrain, le même engagement, la même clarté et un seul but : la liberté.

Tant qu’à faire des comptes macabres : si quelqu’un mérite la mort, c’est quelqu’un qui n’existe pas et n’a jamais existé autrement que dans la fugacité des moyens de communication à gages.

Notre compañero, chef et porte-parole de l’EZLN, le sous-commandant insurgé Moisés, a déjà dit qu’en assassinant Galeano ou tout autre des zapatistes ceux d’en haut voulaient assassiner l’EZLN.

Non pas en tant qu’armée, mais en tant que rebelle naïf qui construit et fait germer la vie là où eux, ceux d’en haut, ne veulent voir pousser que le désert des industries minières, pétrolières ou touristiques, la mort de la terre et celles et ceux qui l’habitent et la travaillent.

Il a aussi dit que nous étions venus, en qualité de Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale, pour exhumer Galeano.

Nous pensons qu’il faut que l’un de nous meure pour que Galeano vive.

Aussi pour que cette impertinente qu’est la mort soit satisfaite, au lieu de Galeano nous mettons un autre nom, pour que Galeano vive et que la mort emporte non pas une vie, mais uniquement un nom, quelques lettres vidées de sens, sans histoire propre, sans vie.

Ainsi avons-nous décidé que Marcos cesse d’exister aujourd’hui.

Il s’en ira main dans la main avec Ombre le Guerrier et Petite Lueur, pour qu’il ne se perde pas en chemin. Avec lui s’en ira aussi Don Durito, de même que le Vieil Antonio.

Les petites filles et les petits garçons qui auparavant se rassemblaient pour écouter ses contes ne le regretteront pas car ils sont grands maintenant, ils font déjà preuve de jugement, ils se battent déjà comme les meilleurs pour la liberté, la démocratie et la justice, qui constituent les devoirs de tout zapatiste.

Le chat-chien, et non un cygne, entonnera maintenant le chant des adieux.

Et pour finir, celles et ceux qui comprendront sauront que ne part point qui n’a jamais été là, ne meurt point qui n’a jamais vécu.

La mort s’en ira donc dupée par un indigène du nom de guerre de Galeano et sur ces pierres que l’on a posées sur sa tombe, à nouveau il marchera et enseignera à qui voudra l’essence même du zapatisme, à savoir : ne pas se vendre, ne pas se rendre, ne pas vaciller.

Ah, la mort ! Comme s’il n’était pas évident qu’elle libère ceux d’en haut de toute responsabilité partagée au-delà d’une oraison funèbre, d’un hommage gris, d’une statue stérile, d’un musée enfermant.

Et nous ? Eh bien, nous, la mort nous engage pour ce qu’elle a de vie.

Aussi sommes-nous là, trompant la mort dans la réalité.

Compas,

Au vu de tout ce qui précède, à exactement 2 h 8 du 25 mai 2014 sur le front de combat sud-oriental de l’EZLN, je déclare que cesse d’exister celui qui est connu sous le nom de sous-commandant insurgé Marcos, l’autoproclamé « sous-commandant en acier inoxydable ».

C’est bien ça.

Par ma voix ne parlera plus la voix de l’Armée zapatiste de libération nationale.

Bien. Salut et hasta nunca… ou hasta siempre, c’est selon, quiconque a bien compris saura que cela n’a plus d’importance, que cela n’en a jamais eu.

De la réalité zapatiste.

Sous-commandant insurgé Marcos. Mexique, le 24 mai 2014.

P-S 1 : « Game is over ? » P-S 2 : Échec et mat ? P-S 3 : Touché [7] ? P-S 4 : À la revoyure, les potes. Et envoyez du tabac ! P-S 5 : Mm… Alors, c’est ça, l’Enfer… Alors ça, c’est ce bon vieux Piporro, et Pedro, et même José Alfredo ! Quoi ? Pour machisme ? Nan… J’y crois pas. Mais moi, jamais je… P-S 6 : Autrement dit que comme qui dirait, sans le déguisement, est-ce que je peux marcher tout nu ? P-S 7 : Hé ! Il fait vachement sombre, ici ; j’aurais bien besoin d’une Petite Lueur.

(…) (On entend une voix off)

Bons petits matins, mes chères compañeras et mes chers compañeros. Mon nom est Galeano, sous-commandant insurgé Galeano.

Y’a quelqu’un d’autre qui s’appelle Galeano ?

(On entend des voix et des hurlements)

Ah ! Je comprends mieux pourquoi on m’avait dit que quand je renaîtrai, ce serait en collectif.

Qu’il en soit ainsi.

Bon voyage. Prenez bien soin de vous, prenez bien soin de nous.

Des montagnes du Sud-Est mexicain. Sous-commandant insurgé Galeano. Mexique, mai 2014. Traduction et notes : SWM. Relecture : “la voie du jaguar”. Source du texte d’origine : http://enlacezapatista.ezln.org.mx/… Source de la traduction : http://www.lavoiedujaguar.net/Entre…

Notes

[1] ¡Para todos, todo, nada para nosotros ! : « Pour tous, tout ! Rien pour nous ! » Cri de guerre zapatiste de la première heure. (Remarque : les notes sont du traducteur.)

[2] El Corte Inglés : (littéralement : la coupe anglaise, en parlant de vêtements) nom d’une chaîne espagnole de grands magasins ; un média avait effectivement rapporté que Marcos avait travaillé dans un magasin de cette enseigne.

[3] Dans le texte original, Marcos dit : « “Es de humanos el herrar”, dijo el herrero. » ; jeu de mots entre errar (au sens figuré, se tromper) et herrar (forger du métal ou ferrer les chevaux). « Es de humanos el errar » (sans le h) signifierait donc : « L’erreur est humaine ».

[4] En 1996, une voyante, Francesca Zetina La Paca, avait conduit un procureur à des ossements enterrés dans la propriété El Encanto (sic !) appartenant à Salinas de Gortari, ossements que l’on a longtemps pensé être ceux du cadavre de Muñoz Rocha, à qui on attribuait le meurtre de José Francisco Ruis Massieu, secrétaire général du PRI jusqu’à son assassinat en 1994. Tout n’était qu’une supercherie, les os ayant été « semés ».

[5] Rappelons que dans la commedia dell’arte Arlequin n’est visible qu’aux seuls yeux du public : les actrices et acteurs devaient donc jouer en ignorant ses facéties et ses remarques, souvent satiriques et cruelles.

[6] Emilio Fernando Azcárraga, né en 1968, homme d’affaires mexicain et président du conseil d’administration du Groupe Televisa (note de “la voie du jaguar”).

[7] En français dans le texte.

Les dégueulis de la guerre sont éternels

Publié par Charlie Hebdo le 18 juin 2014

Des millions d’obus et de bombes sont planqués dans le paysage français. Saurez-vous les retrouver sans vous faire sauter le caisson ? On retrouve chaque jour ou presque des explosifs venant des guerres de 1870, 14-18, 39-45. Vivement la prochaine !

Coucou, la guerre. On fête cette année deux splendides anniversaires. Un, les cent ans des débuts de 14-18, cette grande bagarre virile. Et deux, les 70 ans du grand Débarquement sur les côtes normandes, qui a permis le 6 juin dernier une belote entre Hollande, Merkel, Obama et Poutine.

C’est bien joli, mais qu’est-ce qu’on fait de celle de 1870 ? Ne surtout pas croire qu’elle a disparu, car ce serait une abominable offense à la mémoire. Le 23 mars 2012, des démineurs repêchent dans la Seine, non loin de notre bonne vieille Samaritaine, un obus rempli de poudre noir, en pleine forme, sous 6 mètres de vase. Un coup des Uhlans de Bismarck ? Voui. Des engins de la guerre de 70, on en trouve encore chaque mois, parfois chaque semaine, et beaucoup sont capables d’arracher une jambe ou de niquer un bras.

L’association Robin des Bois (http://www.robindesbois.org) vient de publier un inventaire – après déjà bien d’autres – des déchets de guerre retrouvés dans six régions de la façade Manche-Atlantique. Mes aïeux, on croirait pas. En seulement six ans, de 2008 à 2013 inclus, 95 000 personnes ont été évacuées de chez elles pour cause de munitions dangereuses. En tout, on a retrouvé 14 000 de ces dernières, qui ont réussi à buter un type et à blesser quatre couillons.

Est-ce bien étonnant ? 600 000 tonnes de bombes ont été larguées sur 1700 communes françaises entre 1940 et 1945, et une partie de ces petites chéries restent bloquées dans les fondations d’immeubles, sous des autoroutes, dans des marais, au milieu des champs, et bien sûr au bord des plages. Une équipe de géologues américains a analysé des échantillons de sable collectés en 1998, à Omaha Beach, en Normandie, et y a retrouvé de minuscules éclats métalliques de 0,06 à 1 mm de diamètre, indiscernables à l’œil.

Encore faut-il compter avec les décharges sous-marines de bombes et obus, dont certains sont chimiques. Selon Robin des Bois, il y aurait entre Normandie et Aquitaine 62 dépôts sous l’eau, où nos belles armées ont englouti tout ce qui les gênait à terre. Exemple entre mille : que sont devenus les gigantesques stocks nazis abandonnés à Lorient, Saint-Nazaire, Brest, Cherbourg ?

Il va de soi que l’eau érode et finit par tout éventrer. Qui contrôle ? Personne. Les mines explosent au hasard des courants, le mercure, le plomb, l’antimoine, l’arsenic et une infinité de poisons se répandent doucement sans que personne ne s’en rende compte. Sauf les poissons, le plancton, les mammifères marins.

La guerre précédente, celle des Poilus, a laissé le Nord et l’Est de la France sous un océan de métal. On pense que dans ces régions, un milliard d’obus ont été tirés entre 1914 et 1918, ce qui correspondrait à environ 15 millions de tonnes. Un quart des engins, dont 6 % contenaient des gaz de combat, n’ont pas explosé. Où sont-ils ? Comme les autres, dans les prés et les champs, dans les forêts, dans les villages, dans les villes. Les sols et sous-sols, les lacs et rivières, les canaux, sont pollués. Au total, entre 500 et 800 tonnes de munitions anciennes, toutes guerres confondues, sont retrouvées chaque année en France. Une seule certitude : trinitrotoluène – TNT -, nitrobenzène, nitrophénol, nitro-anisol et nitronaphtalène, qui sont les principaux composés des munitions conventionnelles des deux guerres mondiales, forment en se dégradant des sous-produits très toxiques. Qui ont nécessairement gagné pour partie l’eau dite potable.

Que fait la France éternelle, celle de Dunkerque à Tamanrasset ? Rien. Aucune enquête publique n’a été menée, ce qui semble le plus prudent compte tenu de l’énormité des enjeux. Robin des Bois se plaint depuis des années de l’absence d’une filière d’élimination « propre » des explosifs découverts, qui finissent le plus souvent explosés dans des carrières ou des terrains militaires, provoquant inévitablement des pollutions. On attend depuis des lustres la création d’un centre spécialisé dans l’élimination des munitions chimiques, à Mailly-le-Camp, dans l’Aube. Et l’on attendra encore longtemps, car on prépare surtout la prochaine, la plus belle, la der des ders.