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Ce que je n’envie pas (M. Le Fol et Le Point)

J’envie ceux qui, ne pensant rien de précis, vont leur pas, sans se soucier vraiment du coronavirus et de ses conséquences. J’envie, mais bien entendu, je n’envie pas leur concentration sur leur seule personne, leurs proches, l’aujourd’hui. Et d’autant qu’aujourd’hui est déjà demain.

Je lis en ce moment un lamentable article de l’hebdomadaire Le Point, signé Sébastien Le Fol, directeur-adjoint de la rédaction. Comme j’ignorais tout de ce dernier, j’ai fait des recherches rapides, et découvert sans surprise qu’il écrit sans trop savoir de quoi il parle, ce qui arrive, je le crains, fort souvent. On apprend dans un entretien avec Le Télégramme, en 2013, qu’il conseille comme principale lecture du moment le sociologue Gérald Bronner, auquel j’ai été confronté voici quelques années sur France Inter. Je n’ai pas le temps – en outre, je manque d’envie – de parler davantage de ce garçon, soutien déclaré et militant au site scientiste de l’AFIS.

Outre cette belle caution, Le Fol désigne comme étant « le plus grand écrivain français vivant » Gabriel Matzneff. Je n’entre pas même dans le débat sur les ignobles pratiques pédophiles de Matzneff aux Philippines. Cela justifierait la taule pour ce salaud, mais là n’est pas la question. Le penser comme un grand écrivain me conduit à cette grave interrogation : l’est-il ? Et s’il l’est, ce que je ne croirais pas la tête sur le billot, quel rapport avec Miguel de Cervantes, Dostoïevski, Balzac, Dumas, Isaac Bashevis Singer, Rabelais, Philip Roth ?

Mais baste. Le Fol. Dans cet article du Point, il s’en prend à la gauche, à l’extrême-gauche, aux écologistes, au Rassemblement national. Lui, croit-on comprendre, habite la terre illuminée des gens raisonnables, responsables, indiscutables. C’est-à-dire, plus concrètement, le pays en déroute de ceux, libéraux, qui ont conduit jusqu’à ce point les sociétés humaines. Car ce qui unit les bureaucrates totalitaires de Chine, les oligarques russes, les fous déchaînés de Trump, le fou déchaîné de Johnson, Emmanuel Macron, Matteo Salvini, Viktor Orban, c’est bien la croyance que cette forme-là d’économie n’est pas seulement la meilleure, mais la seule.

Le Fol note, le sourire satisfait aux lèvres : « “La nature nous envoie un message […] Le coronavirus constitue une sorte d’ultimatum ”, assure Nicolas Hulot avec des accents millénaristes, comme s’il venait de croiser des extraterrestres sur la plage de Saint-Lunaire ». Que penser d’une pique comme celle-là ? Mais bien sûr, que Le Fol est un complet ignorant. Quand on passe sa vie à admirer un idéologue comme Bronner ou un écrivant comme Matzneff, on n’en a plus pour se cultiver vraiment. Or, pour se pénétrer de l’importance de la crise climatique par exemple, il faut accepter de passer des centaines, des milliers d’heures sur des informations déplaisantes. Déplaisantes, car non seulement elles détournent de rencontres ordinaires et de plaisir, mais elles contraignent à penser notre bref séjour sur terre.

Je le sais, car je m’y essaie depuis des décennies. Un Le Fol, je parie dessus tout le reste de ma vie, se sera contenté de digests rédigés par des gens qui détestent toute mise en cause de ce monde pour la raison évidente qu’ils s’y trouvent bien. À bien y réfléchir, Le Point est le quartier-général d’une presse aussi pernicieuse que l’était celle de l’entre deux guerres du siècle passé. Des ambassadeurs achetaient une ligne éditoriale en apportant dans le bureau des rédacteurs-en-chef des valises de billets.

Ce qui a changé, c’est qu’on n’a plus besoin de payer, et c’est plus grave. L’esprit lui-même est corrompu, qui se croit libre quand il ne fait que hoqueter combien le désastre ambiant est merveilleux. Dans les années 90, Le Point accordait une chronique hebdomadaire à Claude Allègre, climatosceptique et frère de lait du socialiste Jospin. Cet homme détestable aura fait perdre vingt ans à la France face au grand dérèglement en cours. Et Le Point aura récidivé dans les années 2010 avec un autre chroniqueur, lui aussi climatosceptique, le fameux Didier Raoult.

Attention, amis lecteurs. Je ne conteste pas même leur foi libérale. Ce que je ne supporte pas, c’est leur déni. Ils pourraient, après tout, admettre l’existence d’une crise essentielle, attestée par des milliers d’études scientifiques – eux qui disent porter aux nues la science elle-même – et proposer leurs solutions. On verrait bien alors qui déconne. Je serais ravi, personnellement, que tous ces gens disent comment, avec leurs méthodes, nous allons nous en sortir. Mais non, ils nient. Une Le Pen ose penser le monde dans les pauvres frontières de la France, absurde pantomime qui vise à supprimer une complexité qui dépasse le cadre préétabli. Et un Le Fol et ses amis ne font pas autrement. Admettre la réalité d’une crise des limites physiques conduit fatalement à mettre en question une idéologie économique née dans un monde qui se croyait au-dessus de toutes les contingences. Et plutôt mourir qu’en arriver là. On s’en rapproche. De la mort en tout cas.

Un silence de mort

Je vous mets un article que j’ai publié dans Charlie, et qui concerne les conditions de sécurité infernales qui sont celles de l’équipe. Je le fais d’une part parce que cela vous concerne aussi, mais également parce que je suis écœuré. Quoi ! nos « intellectuels » – les Debray, Onfray Plenel, Finkielkraut, Todd, Halimi et tant d’autres – se taisent, eux qui aiment tant les parlotes. Et de même nos médiacrates bien à l’abri de leurs rédactions. Et nos politiques, bien sûr, et toutes ces nobles consciences qui n’ont strictement rien à branler de ce que des gens faisant un journal soient menacés de mort au beau milieu de Paris. Beaux parleurs et négateurs de la morale commune la plus élémentaire, je vous exècre.

 

Cette gauche qui s’est toujours couchée devant les despotes

Vous n’y couperez  pas. Hélas ? Je vous livre ci-dessous un très long papier que j’ai écrit pour Charlie de la semaine passée. Il évoque une histoire à laquelle je reste profondément lié, et qui me donne la joie de parler de Victor Serge, l’un des héros de mon Panthéon personnel. Ceux qui auront le courage de s’y mettre constateront que la crise écologique n’est pas, pas tout à fait absente de mon propos.  De toute façon, sans révolution morale et intellectuelle, franchement, l’avenir est noir charbon. Au fait, je publie le mois prochain un livre dont le titre est Ce qui compte vraiment. Je vous en reparlerai.

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Deux ans déjà. Deux ans qu’il nous faut supporter leurs leçons politiques et morales. Charlie serait allé trop loin. Charlie ne respecterait rien. Charlie l’aurait peut-être bien cherché. Mais derrière les dégoûtantes vomissures de nos grands penseurs de gauche, il y a une histoire. La soumission au totalitarisme.

 

 

Vous les Pleureuses, vous les salauds qui avez craché sur Charlie tout en faisant les beaux esprits, voici votre histoire, et elle est sinistre. Elle ne commence pas avec la Russie stalinienne, mais c’est là qu’elle a déployé, pour la première fois avec tant de force, sa bassesse. Entre 1917, date de la révolution d’Octobre et 1991, année de la disparition de l’URSS, les intellectuels de gauche français se seront (presque) tous couchés. Et pourtant ! Un, une classe se forme là-bas dès les premières années, farcie de privilèges. Deux, les anciens bolcheviques de 17 sont arrêtés et assassinés après des procès truqués au cours desquels ils avouent ce que les tortionnaires leur ont dicté. Trois, la paysannerie part à la broyeuse, sur fond de collectivisation et de famine organisée, comme en Ukraine. Quatre, des milliers, puis des centaines de milliers, puis des millions d’innocents partent peupler les nombreuses îles de l’archipel du Goulag.

 

Ces hommes qui ne savaient pas mentir

 

Les témoignages vrais commencent dès le début des années vingt, mais trois d’entre eux viennent de partisans du communisme. Panaït Istrati, grand écrivain roumain, fervent de la révolution, passe seize mois en Union soviétique entre 1927 et 1929. Son drame, c’est qu’il ne sait pas mentir. Il publie au retour Vers l’autre flamme, récit de voyage qui décrit le désastre d’un peuple écrasé par un État policier. Conspué par les staliniens du monde entier, il mourra seul quelques années plus tard.

Parmi l’un des amis russes d’Istrati, il y a Viktor Kibaltchich, que nous connaissons sous son nom d’écrivain français, Victor Serge. Ancien anarchiste, devenu cadre de la Russie soviétique, Serge part au goulag en 1933, mais sera l’un des seuls à en sortir et à émigrer, à la suite d’une campagne de protestation internationale. Revenu du bon côté de l’Europe, Serge publie nombre de textes, qui n’auront pas le moindre effet. Il est pourtant un témoin indiscutable de la tragédie. Boris Souvarine enfin, fondateur du parti communiste en France, publie son monumental Staline en 1935. C’est magistral, mais le livre ne sera pratiquement pas lu à gauche.

En face, des menteurs. Paul Nizan, ce noble écrivain exhumé en 1960 par Sartre dans sa préface à Aden Arabie ? Il passe un an en URSS à partir de 1935 et prend le parti de la dictature, multipliant à son retour articles et conférences. Il déclare au cours de l’une de ces dernières : « Je voudrais, vous demandant de vous fier à mon témoignage d’homme qui a longtemps vécu en URSS, vous crier d’avoir confiance en elle… ». Aragon, ancienne gloire surréaliste, publie en 1931 un poème à la gloire de la police stalinienne : « Vive le Guépéou véritable image de la grandeur matérialiste/Vive le Guépéou contre Dieu Chiappe et la Marseillaise/Vive le Guépéou contre le pape et les poux ».

Pendant que Gide, qui s’est repris après avoir chanté les louanges de Moscou, publie avec courage Retour de l’URSS, suivi de Retouches, Romain Rolland devient la vitrine présentable du mouvement stalinien, surtout pendant le Front Populaire. Rencontrant Staline, il lui déclare d’emblée : « Je regrette beaucoup que ma santé ne m’ait pas permis de visiter plus tôt ce grand monde nouveau qui est notre fierté à tous, et sur lequel nous avons mis nos espoirs ». Henri Barbusse, de son côté ose une biographie innommable de Staline, Un monde nouveau vu à travers un homme. On y trouve ce genre de choses : « Le fait, le voici. Le plus misérable État de l’Europe (…) est devenu en dix-sept ans le plus grand pays industriel d’Europe, le second du monde, et le plus civilisé de tous, sur toute la ligne ».

 

 

Quand il était minuit dans le siècle

 

Tout ce beau monde se retrouve à Paris, en juin 1935, au Congrès international des écrivains, manipulé en coulisses par l’Allemand Willi Münzenberg, au service de Moscou. Il s’agit de s’embrasser au nom de l’antifascisme, mais sans surtout mettre en cause l’URSS. Malraux, à la tribune, aide ses amis staliniens à fermer le bec des rares critiques. Il a d’autant moins d’excuses qu’il n’ignore à peu près rien de la dégénérescence du régime, lui qui a rencontré Trotski en 1933. Pendant la guerre d’Espagne, Malraux ira plus loin encore, justifiant les tortures et assassinats contre les révolutionnaires du camp républicain, POUM et CNT en tête. Un jour de 1937 que Victor Serge, libéré du Goulag, tente de le convaincre autour d’un café, Malraux s’emporte et excuse tous les crimes staliniens. Serge lui jette au visage son verre.

Au plan politique, ce n’est guère mieux. Même un Blum, pourtant informé, refuse de condamner nettement les procès de Moscou, dont le quotidien socialiste Le Populaire rendra compte d’une manière lamentable. Victor Serge trouvera les mots les plus justes pour décrire l’époque en écrivant un grand roman appelé S’il est minuit dans le siècle. Sans point d’interrogation.

Une courte mention pour le mouvement trotskiste, matrice d’Edwy Plenel et de tant d’autres depuis. Quand la guerre éclate, ses rares militants plaquent les analyses de la Première guerre mondiale sur la Seconde, et renvoient dos à dos l’Allemagne nazie et les démocraties de l’Ouest. Ils distribuent des tracts aux soldats allemands – vus comme autant de « travailleurs sous l’uniforme » -, se refusant à toute action armée contre l’envahisseur nazi. Une admirable lucidité face au phénomène totalitaire. Jusqu’à l’entrée des nazis en URSS – juin 1941 -, les staliniens français, de Duclos à Thorez, raconteront à peu près les mêmes sornettes. Qui écoutait alors la vérité ? Qui aura alors écouté des admirables combattants et penseurs comme Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, à la fois antistaliniens et antinazis ?

L’après-guerre est aussi terrible. L’URSS et le parti communiste sont devenus intouchables, malgré quelques valeureux comme David Rousset. Rousset a connu les camps nazis, mais sait l’existence des camps russes. À la fin de 1947, il lance l’éphémère Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), qui se veut fermement socialiste mais également antistalinien. Jean-Paul Sartre en est l’un des premiers adhérents.

 

Jean-Paul Sartre au service de Staline

 

Sartre devient ces années-là un salaud. Il sait ce qu’est l’Union soviétique par Rousset, mais se rapproche si près du parti stalinien qu’il aura ce mot dans la revue Temps modernes de juillet 1952 : « Tout anticommuniste est un chien. Je n’en démords pas et je n’en démordrai plus jamais ». Devenu vice-président de l’Association des amis de l’URSS, accueilli à Moscou comme « l’idiot utile » qu’il est devenu, Sartre ose même dans le Libération première manière du 15 juillet 1954 : « Le citoyen soviétique possède, à mon avis, une entière liberté de critique ».

L’étape suivante est le carnaval cubain. En 1959, Castro prend le pouvoir, et commence par fusiller à tour de bras – 600 morts en quelques semaines – et à envoyer en taule pour trente ans ses opposants. Sartre vient y passer un mois en 1960, invité en compagnie de Simone de Beauvoir par Castro lui-même. Au retour, dans le style des voyages à Moscou trente ans avant – le rhum en plus -, Sartre en tire 200 pages, Ouragan sur le sucre, récit qui paraîtra en feuilleton dans France Soir. Sartre, presque toujours dans la Jeep du chef, n’a évidemment rien vu, mais prétend tout le contraire. Il écrit par exemple : « Castro, pour moi, c’était l’homme du tout, des vues d’ensemble. Il me suffit de le voir sur la plage vide, fourrageant passionnément dans un frigidaire détraqué, pour comprendre qu’il était aussi l’homme du plus petit détail ».

D’année en année, le régime s’enfonce dans la dictature, mais nos grandes figures viennent y répéter combien est délicieuse la servitude volontaire. Françoise Sagan, Marguerite Duras, Bernard Kouchner, Robert Merle, Agnès Varda, Siné, K.S Karol, Christiane Rochefort, Gisèle Halimi défilent, accompagnés de centaines d’autres. Sur cent livres parus en France sur la question cubaine dans ces années-là, deux sont critiques.

En juillet 1967, et surtout en janvier 1968 – le pompeux Congrès culturel de La Havane – des flopées d’intellectuels de gauche européens viennent sur place se déshonorer. L’essayiste Dionys Mascolo en tire un article fétiche de ces années-là, « Cuba, premier territoire libre du socialisme ». Jorge Semprun, Michel Leiris, Maurice Nadeau en sont. Même André Gorz, penseur de l’écologie, se croit autorisé à discourir sur l’universalité de l’expérience castriste et la figure christique de Guevara. Claude Julien, alors chef du service Étranger du Monde – il dirigera Le Monde diplomatique entre 1973 et 1990 – lance au milieu des vivats un éloge foudroyant de Guevara, comparé à Jean Moulin et précise ainsi sa haute pensée : « On ne rend pas hommage à des êtres comme le commandant Guevara. On médite sur leur vie et on tire les leçons de leur mort ».

 

Le Monde Diplomatique adore cet excellent Mao

 

Nous sommes donc en janvier 1968, et dès août, le merveilleux Fidel approuve l’invasion stalinienne de la Tchécoslovaquie. Puis la répression contre tout un peuple. Le Cuba réel envoie des centaines d’homos dans des camps de travail. Condamne par milliers les « déviants idéologiques ». Emprisonne en 1971 le poète Heberto Padilla, coupable d’avoir écrit. Fait fusiller bien plus tard –1989 -, le général Ochoa et trois autres militaires après leur avoir arraché des aveux invraisemblables, façon procès de Moscou, car les belles habitudes ne sauraient se perdre.

En France, rien ne dépassera jamais le Monde Diplomatique de Julien, puis d’Ignacio Ramonet et Bernard Cassen, puis de Serge Halimi. Le tiers-mondisme des années 60 et 70 le conduit à défendre les régimes les plus atroces. La révolution culturelle chinoise, qui a tué plu d’un million de Chinois, devient sous la plume de l’insurpassable Alain Bouc un dîner de gala. Dans le Diplo d’août 1968 : « La révolution culturelle se terminera-t-elle dans l’ordre, sans avoir déversé tout son potentiel réformateur et modernisateur de l’Etat et du parti ? ». Il est vrai qu’à Paris, Sartre s’apprête à prendre la direction de la Cause du peuple, journal maoïste où il écrira sans blêmir : « Mao, contrairement à Staline, n’a commis aucune faute ». Le « philosophe de la liberté » aura défendu tous les totalitarismes de gauche.

À sa suite, Philippe Sollers – « Mao libère l’humanité des valeurs bourgeoises » –, Julia Kristeva, Roland Barthes, l’Italienne MariaAntonietta Macchiocchi« La révolution culturelle inaugurera mille ans de bonheur » -, Serge July, André Glucksmann et même ce petit jeune de Bernard-Henri Lévy. En mars 1974, le maolâtre Jean Daubier écrit dans le Diplo : « La Chine vient d’entrer dans une seconde révolution culturelle. Le mouvement a débuté en janvier 1974 et, pour des mois, pour des années peut-être, la République populaire va redevenir le théâtre d’événements tumultueux, de conflits passionnés et fascinants ». Encore des morts, toujours plus de morts, c’est envoûtant.

Le mensuel de ces belles années ne se contente pas de la Chine. Dès la parution du premier tome de l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, fin 1973, Claude Julien met en garde. Dans un édito de mars 1974, il note avec une grande sagesse : « L’affaire Soljenitsyne a surgi à point nommé pour relancer une campagne dont il est difficile de déterminer si elle se veut d’abord anticommuniste ou antisoviétique. Mais comment établir une telle distinction ? ». En bonne logique, le Diplo soutiendra tous les régimes, pourvu qu’ils soient anti-américains. Le Nicaragua des frères Ortega. Le Venezuela de Chávez. Haïti du père Aristide. Tant d’autres où le peuple vrai se retrouve toujours la victime des ganaches et des satrapes. Ignacio Ramonet, patron entre 1990 et 2008, est si proche de Castro que le caudillo mobilisera tous les moyens disponibles sur l’île pour imprimer en urgence l’un de ses soporifiques essais (1). Quand ? En 2002, juste avant que le régime castriste fasse fusiller des gosses de vingt ans pour avoir tenté – sans tuer personne – de détourner un bateau pour s’enfuir du paradis. Implacable humanisme.

 

 

Surtout pas, surtout jamais « Je suis Charlie »

 

Bien des marquis de l’intelligentsia de gauche, en 2017, sont les héritiers de ces mensonges et de ces infamies. Résumons : des générations entières de « penseurs » ont encensé le crime, incapables de comprendre la nature du despotisme moderne. On ne pouvait guère espérer mieux en face de l’islamisme, forme nouvelle du totalitarisme. Au motif grotesque que l’islam est la religion des pauvres – comme le catholicisme en France pendant tant de siècles, comme l’orthodoxie en Russie pendant tant de siècles, comme le judaïsme dans tant de schtetlech d’Europe centrale, comme le shintoïsme, comme le mithraïsme, comme le bouddhisme -, il ne faudrait plus critiquer le fait social religieux. Toute la tradition de la pensée libre l’a toujours fait, mais il faudrait désormais se taire. Qui parlerait quand même deviendrait ipso facto un islamophobe, mot inventé à propos, et donc un raciste. Pour ces perspicaces scélérats, Charlie, journal fait par des antiracistes de toujours, serait donc devenu à notre insu raciste. Nos penseurs de seconde zone assignent aux Arabes, à tout Arabe et bientôt sans doute à tout Noir, l’appartenance à une religion à laquelle ils transmettent un statut d’intouchabilité.

Le lien est là, aveugle en apparence. La complicité de tant d’intellectuels avec le stalinisme et ses divers avatars n’a jamais été purgée. Nul n’aura jamais eu à rendre compte. On chercherait en vain la moindre explication de ce naufrage politique et moral, le moindre rupture mentale. Quand on a avalé de telles quantités de sornettes et qu’on est toujours sur le devant de la scène, aussi réduite soit-elle, on est tout prêt à recommencer.

Faut-il dans ces conditions s’étonner ? On devrait citer de trop longs passages du Diplo de février 2015, qui suit le massacre au siège de Charlie. Dans son édito, Serge Halimi sait ne montrer que le bout de l’oreille. Mais quelle oreille ! Sous le titre équivoque « Choisir ses combats », il pose deux questions jointes, auxquelles il ne répond pas, mais qu’il place sur le même plan : « Un dessinateur est-il libre de caricaturer le prophète Mohammed ? Une musulmane, de porter la burqa ? ». Pierre Rimbert, grand moraliste, s’interroge : être ou ne pas être Charlie ? Si l’on comprend bien sa prose alambiquée, c’est non. Après avoir commencé son article sur l’horrible drame d’un footballeur qui ne veut pas porter un maillot « Je suis Charlie », il écrit : « Voici chacun sommé non seulement de choisir son camp, mais surtout d’accepter l’évidence de cette ligne de démarcation ». Pour ces gens, en effet, il n’y a pas de frontière entre la liberté, aussi incertaine qu’elle soit parfois, et l’assassinat politique. Rien n’a donc changé.

Le blog de Frédéric Lordon, grand héros de leur gauche « radicale », est hébergé par le Diplo, ce qui est bien le moins. Dès le 13 janvier 2015, six jours après la tuerie, Lordon livre son commentaire : « “Je suis Charlie”. Que peut bien vouloir dire une phrase pareille, même si elle est en apparence d’une parfaite simplicité ? ». En effet trop évident pour le grand esprit. Car enfin, « des personnes tuées, il y en a régulièrement, Zied et Bouna il y a quelque temps, Rémi Fraisse il y a peu ».

 

 

Éric Hazan et les « gros racistes »

 

De Lordon à l’éditeur Éric Hazan – la Fabrique –, il n’y a qu’un saut de puce. Les deux hommes ne cessent de débattre entre eux et de se congratuler. Le 16 octobre 2013, 14 mois avant le 7 janvier 2015, Charlie envoie un mail – naïf – à Hazan, lui demandant un entretien pour parler d’un livre intéressant qu’il vient d’écrire. Réponse le même jour : « Désolé, non, je n’ai rien à faire avec ce journal de gros racistes !!!! ». Les points d’exclamation sont d’origine. Charlie, dans la foulée, lui demande des excuses : « [Nous constatons] avec une véritable tristesse combien la calomnie, si chère à la tradition stalinienne, fleurit toujours, et sur des terres qu’on aurait aimées moins accueillantes. Comme [nous n’entendons] pas désespérer tout à fait, [nous vous demandons] sincèrement de vous reprendre. Chacun peut se tromper, déraper, déconner ». Pas de réponse.

Poursuivant leur fantasme – trouver à toute force un sujet révolutionnaire -, ils ont mis la main sur les musulmans, après avoir jeté la classe ouvrière aux oubliettes, puis le tiers-monde, dont aucun d’entre eux ne se hasarde plus à parler. Edwy Plenel est un cas particulier, mais quand il publie en 2014 le livre Pour les musulmans, il se montre aussi indifférent au phénomène totalitaire que tous les autres. Sans gêne apparente, il compare explicitement un article signé par Zola en 1896 – Pour les Juifs  – et son propre texte. Juifs et musulmans ne seraient que les boucs émissaires de sociétés en crise. Où est l’analyse des gouffres séparant les deux ? Nulle part. Veut-il sous-entendre le sort qui attend les musulmans en France ? Mystère. La menace totalitaire de l’islamisme a disparu.

 

 

Edwy Plenel invite ce cher Alain Badiou

 

N’osant tout à fait assumer sa détestation de Charlie dans les jours qui suivent le 7 janvier, il se livre à la télévision, le 22 janvier, à une honteuse pantalonnade. Extrait premier : « Je pense que par exemple la haine ne peut pas avoir l’excuse de l’humour. On ne peut pas dire “voilà, j’insulte…” ». Emmêlant ses pauvres pinceaux, il essaie de répondre à une question simple : faut-il défendre « la rigolade et la moquerie » ? Extrait deuxième : « Ça dépend si elle s’attaque à des gens, si elle s’attaque à des personnes, si elle s’attaque à des identités. C’est-à-dire qu’on ne peut pas… Je pense notamment… »

Il y a pire. Sur son site Mediapart, Plenel et ses amis donnent la parole à un militant totalitaire, le célèbre Alain Badiou. Pas en catimini. En lui accordant une tribune filmée régulière – Contre-courant – menée en compagnie de la journaliste Aude Lancelin. Ce n’est pas une erreur, c’est une preuve. Badiou est en effet une pure et simple crapule de la pensée, qui continue à soutenir en 2017 l’aventure maoïste, ses manipulations, ses massacres et ses camps du laogai, qui ont fait au total des dizaines de millions de morts bel et bien vivantes.

En 1969, il créé l’une des pires sectes maoïstes de l’époque, l’Union des communistes de France marxiste-léniniste (UCF-ML), qui défend en bloc le régime maoïste et bien entendu la soi disant Révolution culturelle, qui « est LA grande révolution de notre temps ». Le même texte, drolatique en diable à sa manière, ajoute : « Notre Maxime, c’est : « Dis-moi ce que tu penses de la révolution culturelle, je te dirai si tu es un révolutionnaire marxiste-léniniste. »

Sur le Cambodge des Khmers rouges en 1979, lors que le régime a déjà tué le quart de sa population, Badiou salue dans une tribune les « révolutionnaires cambodgiens », qui ont admirablement su poser la question de l’indépendance nationale. Et conspue l’armée vietnamienne et sa « barbarie militariste », elle qui vient d’entrer dans le pays, arrêtant net le génocide en cours.

De quoi Badiou est-il le nom ? De l’indicible affection de tant de beaux esprits pour la force et la soumission. Aude Lancelin, qui présente avec lui cette émission sur Mediapart, a obtenu à l’automne 2016 le prix Renaudot de l’essai pour Le monde libre, titre qui donne un ton farcesque involontaire au livre lui-même. Elle s’y prosterne devant Badiou, « colosse à l’intelligence ample », qui a su maintenir les droits mondiaux de la French Theory après la mort de Derrida et Lévi-Strauss. Il serait un « géant de la pensée ». Son soutien au totalitarisme ? Pas un mot, car il s’agit bien plutôt de « laver le drapeau rouge du fleuve de boue dans lequel les muscadins de l’antitotalitarisme l’avaient plongé trente ans durant ». Henri Barbusse pas mort.

 

 

Aude Lancelin en imprécatrice stalinienne

 

Sans l’ombre d’une preuve – pour cause -, elle écrit à propos de nos amis morts à Charlie que certains « se livraient à de troubles opérations intellectuelles sous couvert de défense intraitable de la laïcité ». Exactement la base morale du stalinisme intellectuel : une pure et simple calomnie sans seulement présenter le moindre fait. Ce qui n’empêche pas la même de se réclamer aussi de son antithèse absolue : le grand, le véritablement immense George Orwell. L’a-t-elle seulement parcouru ? Orwell, qui était, lui, un homme libre, a reçu dans la gorge une balle fasciste – front de l’Aragon, 20 mai 1937, colonne du POUM -, tout en critiquant ardemment le cauchemar stalinien. Il écrira en 1946, quatre ans avant sa mort : « Tout ce que j’ai écrit de sérieux depuis 1936 a été écrit, directement ou indirectement, et jusque dans la moindre ligne, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique ». Avis sans frais à madame Lancelin.

Restent des cas plus anecdotiques. Passons sur cette andouille d’Onfray, accusant la France de « faire la guerre à un peuple qui est celui de la communauté musulmane planétaire, l’Oumma », et présentant les tueurs de Daech comme étant « l’Islam politique ». Passons sur le « philosophe » slovène Slavoj Žižek, grand radical, grand ami de Badiou, de Lancelin et du Diplo, annonçant peu avant l’élection américaine que s’il le pouvait, il voterait Trump pour faire exploser le système politique américain. En espérant qu’il en sortira quelque chose lui convenant enfin. Le bel esthète.

Encore un mot sur deux têtes de gondole bien connues, Emmanuel Todd et Régis Debray. Todd a on le sait écrit un ridicule essai – Qui est Charlie ? – au long duquel il tord les cartes de France dans tous les sens pour leur faire dire que les manifestants du 11 janvier sont ceux de toutes les vieilles droites françaises depuis deux cents ans. Ils seraient « catholiques zombies », « islamophobes », antisémites bien sûr. En mai 2015, dans une émission de Mediapart, celle-là même tenue par Badiou et Lancelin, on entend Todd s’exclamer que « faire du blasphème sur la religion des faibles, [c’est] un projet national ». Du front islamophobe, dont nous ferions partie. Badiou comme Lancelin sont évidemment d’accord avec lui.

 

Victor Serge le glorieux, le magnifique

 

Todd est vraiment un bon témoin de son époque. Membre du parti communiste en juin 1968, quand le parti stalinien s’en prenait à l’ « anarchiste allemand » Cohn-Bendit, il n’éprouve donc aucune gêne à gentiment dialoguer avec Badiou, qui a applaudi aux massacres en Chine et dans le Cambodge des Khmers rouges. Manifester contre le massacre à Charlie, sûrement pas. Copiner avec le projet de la terreur totale, sûrement oui. Dans un entretien paru en juin 2016, il n’hésite pas à présenter le bilan des socialistes comme un « fascisme rose ». Du sens des mots, de l’immense valeur des penseurs.

Debray enfin, à la manière pateline des vieux renards de la scène publique. Oh non ! il ne conteste pas, lui, les beaux gestes de la grande manifestation du 11 janvier, mais dans un texte paru en avril 2015, il précise : « Ce qui est ennuyeux, c’est qu’on a sacralisé l’état d’esprit pour le moins léger de Charlie Hebdo, l’idée qu’on peut rire de toute chose, qui est en réalité en porte-à-faux avec les données de l’époque ». Il eût donc fallu la fermer. Comme Debray, soutien et soutier du stalinisme à la mode cubaine. Comme Debray, passant sans broncher de Guevara à Mitterrand, de Mitterrand à De Gaulle, de De Gaulle à Dieu. Mais il est si bon d’écrire 64 livres en si peu de temps.

Les grands intellectuels qui précèdent n’ont pas tous insulté notre journal. En tout cas, pas tous de la même manière. Mais tous valent, un cran au-dessous, les Guesde, les Aragon, les Malraux, les Sartre du passé. La preuve absurde par la crise écologique planétaire, à laquelle pas un ne consacre une pensée ou un texte. Le dérèglement climatique menace de dislocation les sociétés humaines, l’extinction des espèces est la plus grave depuis 66 millions d’années, les sols agricoles disparaissent, les océans meurent, des dizaines de millions de gueux errent d’un bout à l’autre d’une planète dévastée, et ces crétins se taisent.

Crétins ? Cent fois oui. Ils s’accrochent à leurs pantomimes et quand surgit un attentat contre la liberté de tous, ils détournent les yeux, au motif qu’il leur faut défendre les pauvres. Dans ses inoubliables Mémoires d’un révolutionnaire, Victor Serge énonce les trois principes auxquels nul ne doit pouvoir toucher. Cela date du 1er février 1933. D’abord, « la défense de l’homme, le respect de l’homme (…) Sans cela, tout est faux, raté, vicié ». Ensuite, la « défense de la vérité (…) Je tiens la vérité pour une condition de santé intellectuelle et morale ». Enfin « la défense de la pensée (…) le respect de l’homme sous-entend le droit de tout connaître et la liberté de penser ».

Vous dire merde, Ramonet, Badiou, Lordon, Plenel, Debray, si dérisoires esprits de poche ? Assurément. Merde à vous, qui jamais n’avez aidé la société à mieux comprendre sa destinée. Merde et honte sur vous, qui blablatez et serez les premiers à fuir quand tout cela tournera mal. Vous êtes dignes du Jorge de Burgos, dans Le Nom de la Rose : le rire vous fait peur, car il libère l’esprit comme aucune autre artillerie humaine. Or vous êtes du côté des pouvoirs et de l’arrogance, malgré vos proclamations. L’évidence est que nous ne sommes pas du même monde. Nous du côté de la liberté, avec ses faiblesses et ses ridicules. Vous toujours près des maîtres et des tribunaux de l’esprit, toujours proches du knout.

 

 

(1) Voir le beau papier de notre ami Philippe Lançon dans Libération du 15 février 2002.

Trump fait monter le prix du somnifère

 

Amis lecteurs, trumpistes et non-trumpistes, je vous livre ci-dessous le billet que j’ai écrit vers 14 heures pour le site de Charlie, et qui y est encore visible. Il est court, comme vous verrez, et ne contient donc pas les méandres habituels de ma pensée. Mais enfin, il dit quelque chose que je pense. J’en ai réellement marre des  sérénades et des lamentations. Je viens de lire un papier de Reporterre, dont le titre m’a fait sursauter : « Trump, candidat de l’anti-écologie ». Par Dieu, Clinton ne l’était-elle pas, elle qui était la candidate des transnationales, moteur essentiel de la crise climatique ? Comme je suis fatigué, je ne vais pas plus loin. Mais mon point de vue essentiel, le voici : nous avons grand besoin d’un point de vue écologiste sur la marche du monde. Indépendant des modes, des truismes, des habitudes de pensée. C’est urgent, cela brûle même. Assez de jérémiades : Trump est ce qu’il est, mais Clinton tout autant. Au passage, la question du Tafta – et du Ceta – est un sujet-clé, car son sabordage rendrait un immense service à nous tous. Allez-y de vos commentaires.

 


Le billet de Charlie sur son site :

 

Comme il n’est pas encore intronisé, ce ne peut être considéré comme injure à chef d’État : Trump est un gros empaffé, et le restera. Dans le domaine si décisif de la crise écologique, il va probablement frapper très fort. Ainsi qu’on sait peut-être, il ne croit pas au dérèglement climatique, ce qui risque quand même de plomber l’ambiance à Marrakech, où se déroule en ce moment le 22e épisode des sommets climatiques internationaux. Royal et Fabius passeront moins à la télé.

Répétons : ce gros empaffé – bis – n’en a rien à foutre de rien. Mais est-ce bien une raison pour tout à fait regretter Clinton ? Cette si Grande Dame, défendue par tant de si Braves Gens, était pieds et poings liés au pied du big business américain et se demandait ces derniers temps comment se tirer du bourbier du Tafta, ce projet de traité commercial avec l’Europe. La pauvrette était coincée entre, d’un côté, ses supporters des transnationales et, de l’autre, la révolte de plus en plus vive d’une Amérique qui ne croit plus à la mondialisation.

Trump, ce gros empaffé – ter -, vole au secours des altermondialistes et, s’il tient parole, flinguera le Tafta à la hache et au couteau, comme il aimerait faire avec les Mexicains et les musulmans. Est-ce à dire, docteur, qu’on a mal au fion et qu’il n’y a pas de remède ? Certains jours, oui. Certains matins, on ferme les volets, on se bouffe un somnifère et on oublie le monde.

Jacques Attali, grand déconneur à pleins tubes

Je le sais, ce sera un moment pénible. Mais croyez-moi sur parole, la lecture d’un récent texte de Jacques Attali dans L’Express mérite notre intérêt à tous. Vous pourrez le lire après mon billet, ou mieux encore, avant. Mais dès maintenant, et malgré la profuse réputation du Sieur, quelques mots de présentation. Jacques Attali est sûrement l’un des meilleurs résumés vivants – et agissants – de notre monde. Mais encore ?

Attali, avant de devenir le héros planétaire que l’on sait, aura tout réussi. Polytechnique, dont il sort major – il devient dans la foulée Ingénieur des Mines -, l’ENA bien sûr en 1970, quantité de lourds diplômes universitaires et j’en oublie probablement. Il tombe sous la coupe de Mitterrand en 1973 et ne le quittera qu’en 1991, un peu plus de quatre ans avant la mort du Grand Homme de poche, devenu président de la République.

Combien de livres a-t-il écrit ? Je n’ai pas le courage de lire sa page Wikipédia. Quarante ? Cinquante ? On l’a accusé plusieurs fois de plagiat, sans que, autant que je me souvienne, il sot condamné. En vérité plate, je m’en fous. N’aurait-il pas été, chemin faisant, un auteur de théâtre et un romancier ? Je le crains. Et musicien, et parolier de chanteurs ? De même. Il a aussi dirigé dès sa création en 1990 la Banque européenne pour la reconstruction et le développement ou BERD, chargée de développer l’économie capitaliste dans les pays d’Europe précédemment staliniens. Il a dû quitter la banque sous les huées, car celle-ci dépensait plus pour elle que pour les pays de son périmètre. Et avait refait pour des raisons que j’ai oubliées le marbre de son siège londonien.

Personnellement, je déteste Attali depuis une longue enquête que j’ai menée sur un projet français d’endiguement des fleuves du Bangladesh (en cinq parties ici). Vous lirez ou non, comme vous le voudrez. Il s’était alors hissé à la hauteur des plus hautes infamies. Je le déteste, mais guère plus que quantité d’intellectuels de cour et de salon qui ne font jamais que distraire de l’essentiel. Il n’est  évidemment pas lu, mais ses livres encore intacts figurent dans nombre de bibliothèques mortes, ainsi que j’ai pu le constater moi-même plus d’une fois. Il n’est pas lu, ce qui est au fond normal, car qu’a-t-il à apporter, qui n’ait déjà été réalisé, vendu et plusieurs fois échangé ? Attali est presque synonyme de marchandise. Il n’est pas lu, nul ne se souvient de bonne foi d’une seule de ses si fortes sentences, mais il trône partout où le pouvoir se donne à voir.

Socialiste en peau de lapin – quelle sombre injure aux ancêtres ! -, lèche-bottines de Mitterrand, il est aussi « ami » de Sarkozy et a présidé pour le compte des puissants quantité de commissions Tartempion, dont une désopilante Commission destinée à « libérer la croissance » – par la grâce de Sarkozy, en 2007 – et rédigé pour ce malheureux Hollande un puissant rapport sur « l’économie positive », en 2012.

Histrion ? Assurément, mais pas seulement. Car Attali, grand « intellectuel » s’il en est, sert d’alibi à toutes les pratiques de destruction de la nature et de ses écosystèmes. On chercherait, peut-être en vain, un domicile d’Ingénieur des Mines, d’Ingénieur des Ponts et du Génie Rural, d’énarque de plus de 55 ans, de sous-préfet et de préfet, de haut-fonctionnaire même, où il n’y aurait pas un opus du grand Attali. Et n’oublions jamais que ces excellentes personnes, celles qui décident du malheur de chacun de nos jours, se parlent entre eux, s’invitent à dîner, voire s’offrent des livres. D’Attali. En bref, ce personnage insignifiant joue un rôle, et quel !

J’ai été long, mais ma foi, tel est mon bon plaisir. Venons-en au texte ci-dessous. Je vais tâcher de ne pas faire de paraphrases, car vous savez lire tout comme moi. Mais je dois écrire quelques commentaires, qui seront exceptionnellement numérotés.

1/ Attali présente comme autant d’évidences ce qui n’est que pur branlotage destiné à préparer la suite. Lisez avec moi le début : « De tout temps, l’humanité a oscillé entre des visions du monde et de l’histoire négatives (…) et des visions positives ». Cela ne veut rien dire, ou cela veut dire tellement peu de choses que cela revient au même. De tout temps ? Depuis le Paléolithique ? Chez les Carolingiens ? Dans l’empire en formation des Inca ? À l’époque de la dynastie Han ?

2/ Une telle introduction rigolote était nécessaire, car danger il y a. Massif.  En effet,  « deux dangers construisent deux nouvelles idéologies négatives et enfantent des projets portant les germes d’un totalitarisme ». Le mot totalitarisme renvoie, comme on sait, à deux formes extrêmes de la dictature : les fascismes, les stalinismes. Peut-être verra-t-on pire dans l’avenir, mais pour l’heure, il n’est rien de plus abominable.

3/ Ces deux idéologies négatives mortellement menaçantes sont ce qui tourne autour du Front National d’une part – ou leurs équivalents ailleurs – et ce que notre puissant penseur voit grouiller du côté de l’écologie. Quelle écologie ? Ma foi, Attali ne s’embarrasse pas de le préciser. À l’instar de cet autre géant connu sous le nom de Luc Ferry (Le Nouvel Ordre Écologique, 1992), il reste prudemment caché dans les fumerolles de son esprit si distingué. Il n’a pas lu et méprise à l’avance George Perkins Marsh,  Vladimir Vernadsky, Fairfield Osborn, Rachel Carson, Murray Bookchin, Barry Commoner, Paul Crutzen, Jared Diamond, Hans Jonas, Nicholas Georgescu-Roegen, Edward Goldsmith, Ivan Illich, Aldo Leopold, Arne Næss, John Muir, Anil Agarwal, Peter Singer, etc, etc. Et chez nous, de la même manière, Élisée Reclus, Bertrand de Jouvenel, Jacques Ellul, Simon Charbonneau, André Gorz/Michel Bosquet, Jean-Pierre Dupuy – lui aussi Ingénieur des Mines, ballot d’Attali ! -, Claude Levi-Strauss, René Dumont, etc, etc. Il n’a rien lu de cela, car il savait l’essentiel au berceau. Que ce monde était fait au premier chef pour rendre hommage à l’extraordinaire Jacques Attali.

4/ D’où vient cette affreuse pulsion écologique ? Attali, qu’on découvre aussi comique, désigne la crise climatique comme la maman du monstre. Le mouvement écologiste, y compris ses branches les moins anthtropocentriques, date d’au moins cinquante ans, bien avant qu’on ne parle du dérèglement climatique. Mais qu’importe, puisqu’il s’agit d’une pétition préalablement enregistrée, qu’il s’agit d’illustrer par des exemples simples et simplistes.

5/ Ce mouvement soi-disant né de la crise climatique conduirait, les amis, « à penser une idéologie de fermeture, faite d’interdiction de produire ou de consommer, ou de prendre quelque risque que ce soit ». J’hésite. Attali ne saurait être aussi con que cela. Même si l’écologie était un totalitarisme, il faudrait se lever de très bonne heure pour établir qu’elle vise à l’interdiction de la production ou de la consommation. Il ne s’agit que de critiquer, parfois de manière radicale – j’en sais quelque chose – les formes dominantes de la production – quels objets pour quelle utilité ? – et de consommation, qui impliquent et glorifient les pollutions les plus générales qui soient. Ce n’est déjà pas si mal.

7/ La pensée unique n’est nullement celle d’Attali et de ses nombreux clones. Elle n’est pas celle qui occupe tous les fenestrons. Elle n’est pas celle des radios, des télés, des journaux, de FaceBook. Non pas. Elle « est dans une juxtaposition, dans tous les projets de tous les partis, des idées des écologistes les plus radicaux et des xénophobes les plus virulents ». On notera avec circonspection qu’aucun nom de ces écologistes « les plus radicaux » n’est avancé. Ils existent parce qu’Attali a grand besoin qu’ils existent, car que deviendrait autrement sa chronique de L’Express ?

8/ Fort logiquement, « En France, l’idéologie dominante est donc écolo-frontiste ». Et « si l’on n’y prend garde, on verra se mettre en place une sorte de dictature vert-brune ». Pardi ! Ce que c’est de penser, hein ?

J’arrête là, car la bile me monte le long de la trachée. Bien entendu, Attali ne sait strictement rien de la crise écologique. On ne peut pas s’intéresser à ce point à sa personne et considérer le sort des humains et de tous les êtres vivants. On ne peut pas, et Attali n’essaie même pas. Comme dans un vieux sketch mille fois vu, il accuse les autres de qu’il commet lui-même sans aucune gêne : un festival d’idéologie concentrée. Et je ne parle pas de ses erreurs factuelles, dont celle sur le Principe de précaution vaut le détour. Que dit Attali ? Que ce principe de précaution serait d’abord celui des « écologistes les plus virulents », qui aurait contaminé la gauche, puis la droite. Pauvre lecteur malvoyant ! Le principe de précaution a été défini par des scientifiques, adopté par l’ONU en 1992, puis adapté chez nous par…Jacques Chirac.

Un dernier point, qui montre comme les tensions réelles montent. Un Attali considère l’écologie comme un ennemi, au sens militaire. Et comment finit-on par traiter un ennemi ? Je vous le demande. Est-il une brêle ? Eh non, en tout cas pas seulement. Il exprime un moment vrai dans une Histoire qui redécouvre le tragique. Et à ce titre, oui, je devais longuement parler de lui.

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LE SI BEAU TEXTE DE JACQUES ATTALI

Sortir des idéologies négatives !

Paru dans L’Express | Publié dans Géopolitique – 8 février 2016

De tout temps, l’humanité a oscillé entre des visions du monde et de l’histoire négatives, dans lesquelles le projet humain se résume à organiser une parade face à une menace, réelle ou imaginaire, et des visions positives fondées sur des utopies, qu’il s’agit ensuite de concrétiser par des projets. Les idéologies négatives finissent toujours par prendre prétexte des menaces pour bafouer les libertés. Parfois, des visions positives deviennent négatives quand des adversaires les mettent en péril.

Dans le passé récent, on peut citer comme idéologie négative le national-socialisme, construit sur la menace imaginaire des Juifs ; comme idéologie positive dévoyée dans le négatif, le communisme dans un seul pays, devenu totalitaire, en réaction à des ennemis de classe, plus ou moins imaginaires. Et comme idéologies positives, qu’on peut approuver ou refuser, le libéralisme et la social-démocratie.

Aujourd’hui, deux dangers construisent deux nouvelles idéologies négatives et enfantent des projets portant les germes d’un totalitarisme. La menace du fondamentalisme, mêlée à celle d’un afflux incontrôlé de réfugiés, conduit à une idéologie refusant l’un et l’autre, et proposant de dresser des barrières institutionnelles et physiques. On voit cela partout, par exemple dans les discours de Donald Trump aux Etats-Unis et dans ceux des partis extrémistes en Europe. La menace climatique conduit aussi à penser une idéologie de fermeture, faite d’interdiction de produire ou de consommer, ou de prendre quelque risque que ce soit. On voit cela aussi partout, dans les discours des plus radicaux des écologistes, aux Etats-Unis, en Europe ou au Japon. La dynamique en est tout aussi totalitaire, comme le montrent les comportements de ceux qui s’opposent violemment à certains projets d’infrastructures, au mépris des procédures démocratiques qui les ont autorisés.

En l’absence d’idéologies positives, ces deux idéologies négatives déteignent sur les partis politiques dominants : les propositions d’extrême droite en matière d’immigration se retrouvent dans les programmes de la droite, puis de la social-démocratie quand elle est au pouvoir ; celles des écologistes les plus virulents, tel le principe de précaution, sont aussi reprises dans les plateformes de la gauche, puis dans celles de la droite dite de gouvernement.

Au total, contrairement à ce qu’on prétend trop aisément, la pensée unique n’est pas celle qui rassemblerait libéraux et sociaux-démocrates. Elle est dans une juxtaposition, dans tous les projets de tous les partis, des idées des écologistes les plus radicaux et des xénophobes les plus virulents. En France, l’idéologie dominante est donc écolo-frontiste ; et partout, si l’on n’y prend garde, on verra se mettre en place une sorte de dictature vert-brune.

Rien ne serait pire, aux Etats-Unis et en Europe, en particulier en France, que de laisser les partis de gouvernement se contenter de devenir ainsi les chevaux de Troie des dogmes les plus totalitaires. La démocratie n’y survivrait pas. Ce n’est pas un discours théorique : à voir ce qui se passe aux Etats-Unis, on n’a jamais été aussi proche d’y voir réunies les conditions d’un coup d’Etat. Après tout, ce pays est la dernière des démocraties nées du siècle des Lumières à ne pas en avoir subi un.

La réponse, pour les partis de gouvernement, n’est pas dans une surenchère extrémiste : les électeurs préféreront toujours les originaux aux copies, même s’il faut en passer par l’abandon des libertés. Elle est dans la construction d’une ou plusieurs idéologies positives nouvelles. Pour ma part, elle est claire : être au service des générations suivantes ; c’est la condition de notre propre bonheur, et c’est dans cet altruisme rationnel qu’il faut penser un projet de société fondé sur l’empathie, la collaboration, le plaisir de rendre service. Une telle idéologie positive donne une réponse bien plus séduisante que les idéologies négatives aux menaces du climat et du terrorisme : c’est en agissant dans l’intérêt des générations suivantes qu’on fera les mutations énergétiques nécessaires, sans avoir besoin pour cela d’interdits totalitaires. Et c’est en aidant chez eux ceux qui déferlent et déferleront bientôt plus encore chez nous, et en recevant dignement ceux que nous devons accueillir, qu’on évitera les frustrations créatrices, chez les uns, d’un sentiment d’humiliation et, chez les autres, d’une impression d’envahissement. Et c’est ainsi qu’on créera les conditions d’un développement équilibré, durable et démocratique du monde, respectueux de la vie, sous toutes ses formes.