Archives mensuelles : août 2008

When I was eleven years old (complainte)

Lorsque j’étais un mioche, quand j’avais onze ans, un poste de télévision trônait chez moi, sur un meuble kitsch, qui nous regardait du matin au soir. Antédiluvien. Reptilien et tentateur. J’ai alors mangé tellement d’émissions que j’ai dépassé la dose tolérable, et que je me suis définitivement débranché. Mais tel n’est pas le sujet du jour.

Ce poste antique était doté d’entrailles intéressantes. On enlevait le capot fatigué, et l’on regardait briller les lampes et le tube cathodique. Mais parfois, l’image sautillait avant que de s’enfuir chez le voisin, et le drame pointait son mufle. Car déjà, la télé tenait la maison, et ce qui m’a servi de famille. Sans elle, l’angoisse n’était jamais bien loin. Il fallait donc appeler le réparateur.

Quel merveilleux homme ! Il arrivait avec une mallette plus grosse que celle du médecin, allumait le monstre malade, ouvrait bien sûr le capot, et là, je n’aurais cédé ma place à personne. Non, n’insistez pas : à personne. J’étais derrière le maître, lui-même posté à mains nues contre le dos de l’animal souffrant, et nous observions ensemble la bête.

Tout brillait pourtant, à première vue en tout cas. C’est-à-dire que je n’y comprenais rien. La petite lumière fragile cachée dans chaque lampe me semblait y être, partout. Heureusement, le réparateur connaissait la litanie des pannes, et avait tôt fait de débusquer l’absente, la défunte. Une seule lampe manquait à l’appel de la lumière, et le monde en était dépeuplé. L’homme ouvrait sa mallette, y piochait une lampe neuve, faisait l’échange en une grosse seconde, et la télé recommençait à cracher du Pierre Sabbagh (vous les petits jeunes qui ne connaissez pas ce dernier, inutile de tempêter, cela n’en vaut pas la peine, juré).

Aussi étrange que cela paraisse, ce souvenir des temps enfuis a un rapport de taille avec la crise écologique. Car il me permet de comprendre un peu mieux le moment stupéfiant que nous vivons. Quand j’étais un gosse, on réparait, amis de ce blog. Je passais des heures à traquer les bouteilles en verre vide dans les rues, de manière à les rapporter à la mère Noël – notre épicière – qui me donnait un franc pour chaque. Car ces bouteilles étaient consignées. Elles valaient. Et un type faisait la tournée de la ville pour charger dans son petit camion les montagnes de caisses remplies de bouteilles. Le verre n’était pas détruit, il servirait à de nouvelles beuveries.

On voit bien la marche du progrès. De nos jours, nous jetons rigoureusement tout, de plus en plus vite. De plus en plus radicalement. L’univers de l’industrie, je ne vous apprends rien, est celui de l’obsolescence organisée. Il faut tuer l’objet pour qu’il renaisse encore plus beau, plus jeune, plus fun. Essayez donc – je suppose que vous avez essayé – de sauver une machine à laver mal en point. Trois fois sur quatre, telle est en tout cas mon expérience, l’homme de l’art que vous aurez osé déranger aura un rictus. Non seulement vous paierez son déplacement en carrosse, et les menus frais afférents à l’équipage, mais vous devrez acheter un nouvel engin.

Je vais vous confier un secret affolant : cela pourrait se passer autrement. Oui, on pourrait aisément organiser la production d’objets d’une manière toute différente. Prenons l’exemple de la bagnole. Je pense que ce mode de transport, sous sa forme individuelle, est condamné. N’importe : pour l’heure, cette saloperie existe. Or rien n’empêche, techniquement, de concevoir une auto sous la forme de modules. De boîtes ultrasimplifiées contenant l’essentiel de la machine. Disons 15 pour le seul moteur. Chacune dotée d’une prise minuscule dans laquelle nous glisserions un vérificateur coûtant par exemple un euro.

Il nous renseignerait sur l’état du module et nous permettrait aisément de changer ce qui doit l’être, tout comme faisait le réparateur télé de mon enfance. Des magasins installés dans les quartiers permettraient de s’approvisionner à bas prix et de conserver une voiture disons cinquante ans. Ce ne serait certes pas la révolution, seulement une modification sérieuse du niveau de gaspillage voulu et même ordonné.

On pourrait faire de même avec la totalité des objets usuels, ce qui nous rendrait fatalement plus maîtres de nos vies, plus économes, plus malins, et sûrement pas plus malheureux. Sûrement pas. Les marchands n’auraient plus cette liberté infâme de rendre les ordinateurs obsolètes au bout de quelques mois d’usage, et les Chinois n’auraient plus l’obligation inouïe (ici, un petit film) de patauger dans nos déchets électroniques.

Ma petite question du jour, la voici : pourquoi le mouvement écologiste ne s’en prend-il pas aux objets eux-mêmes ? À cette manière qu’a l’industrie de les concevoir, de les emballer, de les détruire à peine mis sur le marché ? Pourquoi le mouvement des consommateurs est-il à ce point incapable de poser les bonnes questions ? Pourquoi cette acceptation sans condition de la publicité, reine-mère du mensonge social ? Pourquoi le téléphone portable est-il devenu en quinze ans ce si rutilant objet du désir commun ?  Pourquoi sommes-nous à ce point inertes ?

Peut-être aurez-vous une réponse à l’une au moins de ces questions ? Dans ce cas, n’hésitez pas à éclairer ma toute modeste lanterne. Et si, comme je le crains, vous n’en savez pas beaucoup plus que moi, eh bien, allons derechef nous allonger dans le hamac. C’est encore l’été, il me semble.

Le Prince Charles, le général Ludd et moi

Vous savez quoi ? Si nous étions moins français dans notre manière de voir le réel, je crois pouvoir dire que nous nous porterions mieux. Si nous cessions de voir le monde au travers des lunettes déformantes d’une histoire nationale que nous jugeons admirable et parfois même incomparable, eh bien, nous en saurions davantage sur l’état réel de la planète.

Ainsi des OGM. Nous sommes si fiers des Faucheurs volontaires ! À juste titre, d’un certain côté, puisque tant d’autres se couchent instantanément devant l’ordre marchand. Mais nous oublions au passage à quel point le déferlement de la manipulation génétique est planétaire, tragiquement planétaire. Dernier exemple à ma connaissance : le Vietnam résistant aux B52 – du temps de mon adolescence – est aujourd’hui parti pour en remontrer à la Chine sur la « croissance ». Ce pays martyr expérimente les pires folies du temps.

Pour simplement nourrir son bétail, le Vietnam importe 2,4 millions de tonnes de soja par an, ce qui en fait le champion de toute l’Asie. Ô mânes de Dien-Bien-Phu, de la plaine des Jarres et de la piste Ho Chi Minh ! Les bureaucrates du parti au pouvoir, imitateurs grotesques de cet Occident qui leur a fait découvrir les joies de la dioxine, veulent atteindre 70 % de cultures OGM dans la production nationale du soja d’ici à 2020. Les vendeurs d’OGM leur ont dit que c’était bien, et nos excellents amis en place l’ ont cru. Il faut dire que de gros chèques libellés en dollars, et destinés à des comptes numérotés offshore, favorisent le cours des affaires mondiales.

Le Vietnam. Et le prince Charles. Si je peux me permettre, il n’est pas tout à fait ma tasse de thé favorite. Or, j’aime le thé. Mais le prince Charles, donc, très probable futur roi d’Angleterre. Il vient d’accorder un entretien remarquable à un quotidien de droite, très lu dans les milieux patronaux et à la campagne, ce qui en reste du moins. Dans the Daily Telegraph (ici, en anglais),  Charles – pardon pour cette coupable familiarité – pilonne comme rarement les OGM. Selon lui, les organismes génétiquement modifiés menacent la planète de la pire catastrophe écologique de son histoire.

C’est un point de vue, qu’on peut discuter à l’infini. Car en ce vaste domaine du malheur général, les alarmes sonnent partout en même temps. Il n’empêche que le grand coup de gueule du Prince fait chaud au coeur. Car il s’en prend aussi, surtout, à la formidable puissance accumulée par les transnationales de l’alimentation, et en appelle au sursaut par les petits paysans : « Dépendre de groupes gigantesques pour la production alimentaire plutôt que de petits fermiers ne peut déboucher que sur un désastre total ». J’adhère, je dois le reconnaître.

Et Charles ne s’arrête pas en si bon chemin, précisant pour les mal-entendants : « Si c’est ça [l’invasion par les OGM] l’avenir, ne comptez pas sur moi ! (…) Nous finirons avec des millions de petits paysans du monde entier chassés de leur terre en direction de villes tentaculaires, d’une horreur indicible, dégradées, ingérables, insoutenables et non fonctionnelles ». Lancé à vive allure, il attaque y compris ces scientifiques imbéciles – ce mot est de moi, pas de lui – qui croient dompter l’avenir et jusqu’aux effets de la crise climatique avec les OGM. Selon lui, la science a conduit à une surexploitation de la nature, qui détruit les équilibres les plus essentiels.

Vous pensez bien qu’une telle charge ne pouvait laisser indifférents les nombreux amis du progrès génétique sans rivage. Même en plein mois d’août. Une mention spéciale pour le parlementaire travailliste Des Turner, qui appartient à l’importante commission Science et technologie du parlement britannique. Dénonçant le supposé obscurantisme de Charles, il a précisé sa haute pensée en déclarant : « It’s an entirely Luddite attitude to simply reject them (GM crops) out of hand ». Ce qui signifie : « Simplement rejeter d’emblée les OGM relève d’une attitude complètement luddite ».

Voilà le gros mot lâché : luddite. En 1780, en Angleterre, un certain John – ou Ned ? – Ludd aurait détruit deux métiers à tisser. A-t-il seulement existé ? En 1811, en tout cas, des ecowarriors du temps passé ont exhumé son nom et envoyé des lettres à certains patrons du textile, signées le plus souvent General Ludd. Des lettres de menace, soyons franc. Des lettres menaçant de sabotage les usines et surtout les nouveaux métiers à tisser qui jetaient dans la misère noire les anciens artisans.

Et du sabotage, il y en eut ! Jusqu’en 1817, les luddites détruisirent à qui mieux mieux ces nouvelles technologies qui avaient – déjà – tout oublié des devoirs humains élémentaires. On pense qu’à un moment de cette grande révolte, l’Angleterre capitaliste naissante a mobilisé davantage de troupes contre les luddites que contre notre grand tyran Napoléon.

Bon, et puis après ? Ils ont perdu, comme nous savons, mais ils se sont bien battus. Depuis cette date, quand on veut disqualifier les ennemis de ce monde, de cette science, de ces technologies, on les accuse de plus en plus souvent de luddisme, du moins en terre anglosaxonne. En France, dans notre petite France provinciale qui déteste le vent du large, on se contente de dire, sur tous les tons possibles : « Alors les écolos, vous voulez revenir à la bougie et à l’âge des cavernes ? ». Après quoi, rigolade pour (presque) tous.

Mes deux conclusions de ce 15 août 2008, les voici. Un, j’aime bien ce quasi-roi d’Angleterre. Je me demande si j’aurais un jour l’occasion de lui serrer la main, mais je n’en suis pas certain. Et deux, je suis absolument, résolument, définitivement un luddite. Vous vous en doutiez, non ?

PS : Au fait, nobles amis écologistes du Grenelle de l’environnement, et ces OGM ? J’espère vivement que vous saurez fêter dignement le premier anniversaire de l’événement qui vous a rendus célèbres et enthousiastes. Octobre sera bientôt là, les gars !

Sur Soljenitsyne et les juifs (Une réponse pour Hacène)

Ce texte est une réponse à l’un des lecteurs de ce blog, Hacène. Comme il parle de Soljenitsyne et de questions qui ne traitent pas du sujet de ce rendez-vous avec vous – la crise écologique -, je souhaite vous en prévenir.

Hacène a envoyé un commentaire à la suite d’un papier récent sur Soljenitsyne, et j’ai jugé bon de mettre ma réponse ici même, pour que chacun la connaisse. Mais d’abord, le petit mot d’Hacène : « Fabrice, parmi vos lecteurs, il y a des ignards, comme moi. Notamment sur le cas Soljenitsyne. On trouve beaucoup d’infos peu développées sur le Net, qui effectivement nous disent qu’il était antisémite. Et d’autres qui nous disent que tout n’était pas si simple. A l’occasion, en quelques phrases, pourrais-tu nous éclairer un peu ? ».

Je comprends très bien que mon éloge de ce vieux barbu, qui a en effet serré la main de Poutine, paraisse un tantinet bizarre. Je l’ai même présenté comme un frère. Alors ? D’abord, on peut sentir une présence fraternelle sans tout apprécier d’elle. Nous sommes d’accord, n’est-ce pas ? Je ne partage rien de certaines pensées et de plusieurs écrits de Soljenitsyne. Il avait la foi – orthodoxe – chevillée au corps. Pas moi. Il fantasmait une Russie ancienne qui aurait été détruite par le bolchevisme à la racine. Il y a beaucoup de vrai dans cette pensée-là : une structure sociale bien plus intéressante que ce que la vulgate marxiste en a dit pendant des décennies, a bel et bien été broyée par l’expérience révolutionnaire de 1917. La paysannerie, notamment, qui recelait des trésors pour un avenir meilleur de la Russie, a disparu sous le knout de la Tcheka, puis du KGB. Or elle était la colonne vertébrale de ce pays-là, qui ne s’en est jamais remis.Mais Soljenitsyne allait plus loin. Il croyait à une sorte de « génie national » russe, qui n’excluait d’ailleurs pas le respect pour des traditions différentes. Il estimait en tout cas que son pays avait été moqué, sacrifié, calomnié, massacré comme peu d’autres dans l’histoire, et que l’Occident donneur de leçons s’en était désintéressé.

Il est par ailleurs certain qu’une partie des juifs habitants la Russie ont joué un rôle essentiel dans la destruction de l’ordre ancien tsariste. Venons-en donc à l’antisémitisme. C’est pour moi une sorte d’horreur suprême. Je vomis pour sûr le racisme, mais l’antisémitisme, dans un monde où existent encore des contemporains de la tentative de destruction des juifs, me rend instantanément brutal et même violent. J’ai mené le combat contre le racisme toute ma vie, et à certains moments en utilisant sans hésiter des méthodes illégales autant que singulières. Il y a des témoins de ce que je vous écris. Et je ne regrette rien.

Soljenitsyne avait un problème avec certains des juifs de son pays. Pour la raison que j’ai indiquée : le parti bolchevik, la Tcheka dès sa naissance, les « organes », comme on appelait alors l’appareil de répression, ont compté de nombreux juifs dans leurs rangs. Comme sa pensée se déroulait dans un autre espace-temps que le nôtre, celui des vieilles frontières et des nations anciennes, il parlait sans cesse de la Russie et des Russes, comme s’il s’agissait d’une entité. Ou des juifs, de même. N’oublions jamais que l’histoire que nous connaissons, celle de 1789 par exemple, n’a jamais traversé réellement la conscience de beaucoup de Russes de l’époque de Soljenitsyne. Et de bien de ses compatriotes d’aujourd’hui.

L’écrivain avait le sentiment écrasant de la perte, qui se confondait au reste avec une foi religieuse que, pour ma part, je juge obtuse. Pour lui, une immense richesse morale et spirituelle avait été purement assassinée par Lénine, Staline et consorts. Or, des juifs ont concouru à ce désastre, bien plus nombreux dans les hauts échelons, en proportion, que les non-juifs. Cela s’explique aisément, à mes yeux en tout cas. Le juifs de Russie, de nombreux juifs de Russie cherchaient au début du 20ème siècle les moyens d’une émancipation qui leur permettrait d’échapper à la menace des pogroms et des numerus clausus qui leur interdisaient tant de professions.

Excusez, je suis bien long. J’abrège donc. Soljenitsyne a écrit dans la dernière partie de sa vie un livre en deux tomes sur les liens unissant juifs et Russes, Deux siècles ensemble. Mon Dieu, c’est un peu beaucoup barbant, et la deuxième partie, que je n’ai d’ailleurs pas achevée, est chiante. Et il est certain que Soljenitsyne écrit bien des choses désagréables sur les relations entre ces deux peuples. MAIS ! Mais voici aussi ce qu’il écrit sans aucune hésitation : « J’en appelle aux deux parties – russe et juive – pour qu’elles cherchent patiemment à se comprendre, à reconnaître chacune sa part de péché ».

Certes, on peut détester ce ton de religiosité. Mais ces mots sont fondamentaux dans la vision qu’avait Soljenitsyne des juifs de son pays. Il considérait l’histoire comme un affaissement des consciences, dont il fallait constamment ranimer la flamme, une flamme pour lui divine. Il était Russe, d’autres étaient juifs. Mais les deux avaient gravement fauté. Gravement.

J’ajouterai pour finir deux points. Un, Georges Nivat. Il est le traducteur principal de Soljenitsyne, et sans doute est-il le meilleur connaisseur en France de son oeuvre. Car ne l’oublions jamais, ceux qui aboient devant le cercueil n’ont le plus souvent rien lu de l’écrivain, sauf parfois ses tout premiers romans. Nivat est un homme de vaillance, de coeur et d’érudition, et il note (ici) : « Non, Soljenitsyne n’a pas écrit un livre antisémite. Il en est incapable ».

Deuxième point qui n’a (presque) rien à voir : sa seconde épouse est juive, et suivant certaine tradition, ses enfants le sont. Cela ne prouve rien ? Certes, mais signifie quand même quelque chose. Soljenitsyne s’est trompé à de très nombreuses reprises, et son esprit n’était exempt ni de contradictions ni même (parfois) d’injustice. Il serait aisé de pointer ici ou là, notamment à propos des juifs, ce qu’il devait au temps qu’il avait vécu, à l’espace d’où il venait, au cauchemar qu’il avait enduré. Mais je vous le dis, mais je te le dis Hacène, et par pitié, réservons le sceau de l’infamie à ceux qui le méritent vraiment.

PS : Notre France chérie a formé, entraîné, financé l’armée du Rwanda pendant de longues années. Nos officiers présents sur place ont permis au régime génocidaire de contrer plusieurs offensives du FPR, parti de Paul Kagamé aujourd’hui au pouvoir, avant l’offensive finale. Nos services de renseignement sur place avaient toutes commodités pour savoir tout ce qui se disait parmi les initiés – car ils ont existé – de l’immense crime de masse de 1994. Mais nous n’avons rien fait ni tenté, car nous ne savions  rien. Crédible, non ? Qui irait accuser MM.Mitterrand et Balladur d’un quelconque racisme, dites-moi ? Vous ?

Un ours est passé (tout près de moi)

En mai d’il y a deux ans, j’ai eu le bonheur d’aller en Bulgarie. C’est un pays massacré en de nombreux lieux par ses anciens maîtres du parti communiste, mais il abrite aussi des personnages admirables. Dont des loups et des ours. Côté humains, je conseille vivement Petar Beron. Cet homme n’est pas seulement le plus grand naturaliste bulgare. Il est aussi le vice-président de l’Assemblée nationale, député depuis 1990, opposant acharné à la marche des événements, qui signifie ici comme en France la destruction de la nature.

Il m’a reçu dans son bureau de l’Assemblée, en compagnie de son vieux complice Nicolai Spassov, grand spécialiste des mammifères et des fossiles. J’ai pris le café en compagnie des deux, et, je vous l’assure, il existe sur terre des gens avec qui on partirait en vacances. Eux. D’autres.

Dissident de l’ancien système, Petar ne supportait pas beaucoup mieux le nouveau, et s’emportait contre la corruption générale, le bétonnage de la mer Noire, le braconnage, les coupes de bois illégales. « Les “développeurs”, me disait-il, finiront par faire disparaître la Bulgarie. Ils arrivent de partout, achètent des terres, construisent des hôtels, bâtissent tout ce qu’ils peuvent, je crois. À l’avenir, restera-t-il un seul mètre carré de nature sauvage dans ce pays ? ».

Pas d’espoir, alors ? Barrissement de Petar : « Il n’y en a pas. On ne peut pas lutter. Partout où il a quelque chose de beau, de pittoresque, de naturel, quelqu’un arrive avec de l’argent et un projet ». Et Nicolai d’en rajouter, s’il est possible : « J’ai vu notre littoral mourir. À Sozopol, je connaissais une délicieuse petite route de sept kilomètres, sans aucune maison. En seulement trois ans, tout a été construit. On ne voit plus la mer. Les lois ne sont pas respectées, c’est aussi simple que cela. Et des grands animaux comme l’ours et le loup en souffrent aussi. Des chasseurs, qui viennent parfois de chez vous, viennent en tirer ici, en payant fort cher. C’est la première fois de ma vie que je vois la population d’ours commencer à baisser ».
J’ai donc eu une chance magnifique, que je vais partager avec vous. Quelques jours plus tard, je sommeillais encore dans un semblant d’hôtel du village de Kalofer, au pied des Balkans, au pied de Stara Planina, la « vieille montagne » de la Bulgarie. Emil Enchev, un fameux ornithologue, devait me montrer la rivière Tundja, à quelques kilomètres, et ses oiseaux. Ils étaient là, n’attendant plus que mes hourras, qui furent nombreux ce jour-là. Je me souviens d’une buse féroce, originaire d’Asie, pattes jaunes et queue rousse. De guêpiers et de huppes fasciées, de petits gravelots et de chevaliers culblanc, d’hirondelles rousselines, de bondrées et d’autours des palombes. Je me souviens même d’alouettes lulu, celles-là même que j’ai admiré tout juillet devant chez moi, dans le sud de la France. Bon, quand le bonheur se met de la partie, il ne fait pas les choses à moitié.

L’après-midi même, je suis monté tout seul dans les gorges de la Tundja. La rivière cogne contre les schistes, rebondit au pied des chênes avant de s’épandre au milieu du cresson et des lentilles. La buse féroce était là, et des sangliers, dérangés au milieu de leur bauge. Depuis le promontoire de pierre qui domine le paysage, on voyait tout l’amphithéâtre déployé plus bas. Entre la Tundja et un petit affluent coulait une prairie : une vaste, immense pâture sans limite où quelques vaches, chevaux et brebis divaguaient sans jamais se rencontrer.

Moi, j’ai fini par m’allonger tranquillement dans une petite clairière, au soleil. Il me semble que je pensais à la lumière, au son des feuilles, aux doux insectes qui escaladaient ma main gauche. J’étais dans une minuscule échancrure au milieu de la forêt. Et c’est à ce moment d’une paix totale que j’ai entendu un fabuleux rugissement. Tout proche, venant de la lisière, à moins de cinquante mètres.

J’ai poussé un cri, bien moins saisissant je le crains. Et dans la même seconde, mon corps s’est soulevé sans avoir reçu le moindre ordre, avec les jambes légèrement flageolantes. Mon œil droit a saisi une silhouette noire, lourde, sous les arbres. Un ours. Et je me suis carapaté dans l’autre direction. Cela pourrait s’arrêter là, mais puisque je dis ce qui est, je dois ajouter que je me suis repris au bout de quelques secondes. Je me suis arrêté et j’ai essayé de voir cet immense personnage que je venais de déranger. Car bien entendu, ce coup de gueule n’avait rien d’agressif. Il signalait une présence, et un dérangement.

Pour ce qui me concerne, vrai de vrai, passé le saisissement, je ne ressentais rien d’autre qu’une immense curiosité. Mais la bête marchait, remontait vers son pays de là-haut, j’entendais craquer les branches de son monde à elle. J’étais heureux.

PS : J’ai déjà en partie raconté cette histoire, et si certains la connaissent, eh bien, désolé. Ou non ?

Dansons joue contre joue (Pékin sous la brume)

Vous pensez bien, je l’espère, que je ne regarderai pas une seule image des JO, qui commencent aujourd’hui à Pékin. Si notre monde n’était affublé de ridicules lunettes qui lui font voir la vie comme il aimerait qu’elle soit, il verrait fatalement autre chose. Je reconnais que je ne suis pas allé chercher cela très loin. Au cours des deux derniers jours, malgré les flics par centaines de milliers, malgré l’interdiction d’une grande part de la circulation automobile, malgré la fermeture d’un nombre incalculable d’usines, malgré des mesures administratives qui n’avaient encore jamais été prises sur terre à cette échelle, où que ce soit, la brume a régné sur la capitale chinoise.

Je n’ai, pour ma part, besoin d’aucune autre image. Bien entendu, pour les autorités bureaucratiques, c’est normal. La chaleur et  l’humidité produisent de la brume. Bien entendu. Je note deux compléments. Un, hier matin en tout cas, le Nid d’oiseau, inventif petit nom donné au grand Stade national, était invisible depuis les routes qui l’encerclent. Deux, et pour l’histoire, tant c’est drôle, cette phrase du président du Comité international olympique (CIO), Jacques Rogge : « Il se peut qu’il y ait de la pollution ». Coluche pas mort.

PS : pourquoi danser joue contre joue ? Mais pour se voir, tiens !