Lorsque j’étais un mioche, quand j’avais onze ans, un poste de télévision trônait chez moi, sur un meuble kitsch, qui nous regardait du matin au soir. Antédiluvien. Reptilien et tentateur. J’ai alors mangé tellement d’émissions que j’ai dépassé la dose tolérable, et que je me suis définitivement débranché. Mais tel n’est pas le sujet du jour.
Ce poste antique était doté d’entrailles intéressantes. On enlevait le capot fatigué, et l’on regardait briller les lampes et le tube cathodique. Mais parfois, l’image sautillait avant que de s’enfuir chez le voisin, et le drame pointait son mufle. Car déjà, la télé tenait la maison, et ce qui m’a servi de famille. Sans elle, l’angoisse n’était jamais bien loin. Il fallait donc appeler le réparateur.
Quel merveilleux homme ! Il arrivait avec une mallette plus grosse que celle du médecin, allumait le monstre malade, ouvrait bien sûr le capot, et là, je n’aurais cédé ma place à personne. Non, n’insistez pas : à personne. J’étais derrière le maître, lui-même posté à mains nues contre le dos de l’animal souffrant, et nous observions ensemble la bête.
Tout brillait pourtant, à première vue en tout cas. C’est-à-dire que je n’y comprenais rien. La petite lumière fragile cachée dans chaque lampe me semblait y être, partout. Heureusement, le réparateur connaissait la litanie des pannes, et avait tôt fait de débusquer l’absente, la défunte. Une seule lampe manquait à l’appel de la lumière, et le monde en était dépeuplé. L’homme ouvrait sa mallette, y piochait une lampe neuve, faisait l’échange en une grosse seconde, et la télé recommençait à cracher du Pierre Sabbagh (vous les petits jeunes qui ne connaissez pas ce dernier, inutile de tempêter, cela n’en vaut pas la peine, juré).
Aussi étrange que cela paraisse, ce souvenir des temps enfuis a un rapport de taille avec la crise écologique. Car il me permet de comprendre un peu mieux le moment stupéfiant que nous vivons. Quand j’étais un gosse, on réparait, amis de ce blog. Je passais des heures à traquer les bouteilles en verre vide dans les rues, de manière à les rapporter à la mère Noël – notre épicière – qui me donnait un franc pour chaque. Car ces bouteilles étaient consignées. Elles valaient. Et un type faisait la tournée de la ville pour charger dans son petit camion les montagnes de caisses remplies de bouteilles. Le verre n’était pas détruit, il servirait à de nouvelles beuveries.
On voit bien la marche du progrès. De nos jours, nous jetons rigoureusement tout, de plus en plus vite. De plus en plus radicalement. L’univers de l’industrie, je ne vous apprends rien, est celui de l’obsolescence organisée. Il faut tuer l’objet pour qu’il renaisse encore plus beau, plus jeune, plus fun. Essayez donc – je suppose que vous avez essayé – de sauver une machine à laver mal en point. Trois fois sur quatre, telle est en tout cas mon expérience, l’homme de l’art que vous aurez osé déranger aura un rictus. Non seulement vous paierez son déplacement en carrosse, et les menus frais afférents à l’équipage, mais vous devrez acheter un nouvel engin.
Je vais vous confier un secret affolant : cela pourrait se passer autrement. Oui, on pourrait aisément organiser la production d’objets d’une manière toute différente. Prenons l’exemple de la bagnole. Je pense que ce mode de transport, sous sa forme individuelle, est condamné. N’importe : pour l’heure, cette saloperie existe. Or rien n’empêche, techniquement, de concevoir une auto sous la forme de modules. De boîtes ultrasimplifiées contenant l’essentiel de la machine. Disons 15 pour le seul moteur. Chacune dotée d’une prise minuscule dans laquelle nous glisserions un vérificateur coûtant par exemple un euro.
Il nous renseignerait sur l’état du module et nous permettrait aisément de changer ce qui doit l’être, tout comme faisait le réparateur télé de mon enfance. Des magasins installés dans les quartiers permettraient de s’approvisionner à bas prix et de conserver une voiture disons cinquante ans. Ce ne serait certes pas la révolution, seulement une modification sérieuse du niveau de gaspillage voulu et même ordonné.
On pourrait faire de même avec la totalité des objets usuels, ce qui nous rendrait fatalement plus maîtres de nos vies, plus économes, plus malins, et sûrement pas plus malheureux. Sûrement pas. Les marchands n’auraient plus cette liberté infâme de rendre les ordinateurs obsolètes au bout de quelques mois d’usage, et les Chinois n’auraient plus l’obligation inouïe (ici, un petit film) de patauger dans nos déchets électroniques.
Ma petite question du jour, la voici : pourquoi le mouvement écologiste ne s’en prend-il pas aux objets eux-mêmes ? À cette manière qu’a l’industrie de les concevoir, de les emballer, de les détruire à peine mis sur le marché ? Pourquoi le mouvement des consommateurs est-il à ce point incapable de poser les bonnes questions ? Pourquoi cette acceptation sans condition de la publicité, reine-mère du mensonge social ? Pourquoi le téléphone portable est-il devenu en quinze ans ce si rutilant objet du désir commun ? Pourquoi sommes-nous à ce point inertes ?
Peut-être aurez-vous une réponse à l’une au moins de ces questions ? Dans ce cas, n’hésitez pas à éclairer ma toute modeste lanterne. Et si, comme je le crains, vous n’en savez pas beaucoup plus que moi, eh bien, allons derechef nous allonger dans le hamac. C’est encore l’été, il me semble.