Une botte de poireaux, trois kilos d’oiseaux (la nature monétarisée)

Cet article a été publié dans Charlie Hebdo le 9 octobre 2013

La nature a-t-elle un prix ? Peut-elle être vendue sur les marchés ? Oui, jure le Conseil économique, social et environnemental, où siègent des « écologistes » bien propres sur eux.

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Belles moquettes, beaux salons, superbes breloques. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE), dont tout le monde se fout, entretient 233 conseillers : des patrons, des syndicalistes, des pedzouilles, et depuis Sarkozy des écolos dûment estampillés, qui savent rester gentiment à leur place. Compter 3800 euros par mois d’indemnités, et jusqu’à 7500 euros pour le président. Le tout siégeant quatre après-midi par mois au charmant palais d’Iéna, à Paris.

Le CESE, purement consultatif, donne des avis au Sénat, à l’Assemblée, au gouvernement, et pond d’ébouriffants rapports. Par exemple, et parmi les tout derniers : « La coopération franco-allemande au cœur du projet européen », « Pour un renforcement de la coopération des Outre-mer », « Quels moyens et quelle gouvernance pour une gestion durable des océans ? ». On ne rit pas, c’est sérieux.

On s’arrêterait volontiers là si une vilaine opération n’était en cours, façon ballon d’essai. Pour bien comprendre la suite, un mot sur les « mesures compensatoires » en cas de destruction d’un milieu naturel. Un aménageur ne peut aujourd’hui tout bousiller que s’il dispose d’un plan  destiné à compenser ailleurs. En remplaçant par exemple un bout de marais ou de forêt, plus ou moins comparables au plan biologique.

C’est con, mais en plus, ça coince. Les mesures proposées en remplacement des 2 000 hectares où Ayrault veut foutre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes sont contestées de toute part. Par les naturalistes de terrain, mais aussi par plusieurs commissions officielles. Or le même Ayrault, s’appuyant sur le rapport Boulard-Lambert (Charlie du 24 avril 2013), ne rêve que d’une chose : contourner les rares lois de protection de la nature, et combattre « l’intégrisme normatif dans le domaine de l’environnement ». La croissance, à tout prix.

Chaussons ces lunettes et lisons le dernier Avis du CESE sur la biodiversité (http://www.lecese.fr). Au détour d’une phrase, on s’attaque sans préavis à près de quarante ans de lois censées protéger la nature. Citation : « Dans le cas où les espaces consommés ne peuvent pas être compensés en surfaces », eh bien, il faudra bien trouver autre chose. C’est le bon sens qui parle. Et le CESE d’ajouter : « Il doit être envisagé, dans les cas où la compensation écologique en surface de terrains est contre-productive, voire impossible, que celle-ci soit monétarisée ».

Cela n’a l’air de rien, mais c’est une révolution. En clair, l’adoption du langage de l’économie et de la finance : tu détruis, mais tu paies. Derrière les mots, des dizaines, des centaines de banques et d’agences, dans le monde entier, se voient en « instruments financiers innovants », veillant aux « paiements pour services écosystémiques ». Commentaire de Maxime Combes, d’Attac (http://bastamag.net), à propos d’une tendance mondiale au « capitalisme vert » : « Niant la complexité, l’unicité et l’incommensurabilité des écosystèmes, cette approche transforme les écosystèmes et les services qu’ils rendent en actifs financiers comparables, quantifiables et échangeables sur des marchés ».

Bien entendu, on n’en est pas là en France, et l’Avis du CESE pourrait n’être qu’un feu de paille. Mais il provoque des secousses dans le milieu associatif. À commencer par les Amis de la Terre, dont la présidente actuelle, Martine Laplante, membre du CESE, a voté sans état d’âme le texte. Plusieurs adhérents, parmi les plus anciens, ne rêvent que de la lourder au plus vite, rappelant l’une des dernières grandes campagnes internationales des Amis de la Terre : « La nature n’est pas à vendre ».

De leur côté, les dirigeants de France Nature Environnement (FNE) – 3 000 associations revendiquées – membres du CESE ont voté l’Avis en bloc. Commentaire d’un responsable, opposant de longue date à la ligne majoritaire : « Sans débat interne, sans égard pour les luttes en cours, voilà nos cadors du CESE qui se lancent dans la financiarisation de la nature ». Sans débat, c’est vite dit, car ils en ont forcément parlé entre eux.

20 réflexions sur « Une botte de poireaux, trois kilos d’oiseaux (la nature monétarisée) »

  1. Un pas de plus vers la legalisation de la corruption. On avait deja la corruption legale avec la loi sur l’enfouissement des dechets, qui prevoit de donner de l’argent sans attribution ni but clair aux collectivites locales qui acceptent l’enfouissement sur leur sol. Le CESE fait un pas de plus. Au fond c’est la logique ultime de la « croissance »: Quand tout se deteriore, on peut toujours « creer de la valeur » en brulant ce qui reste de meubles. Comme au fur et a mesure que l’on brule, les meubles restants vaudront de plus en plus cher, la « croissance » est infinie avec ce processus, sans limites a la destruction. C’est une lutte contre la corruption qu’il faut mener. Ca devra aller beaucoup plus loin. Eva Joly et Laurence Wichniewsky, en leur temps, n’ont fait que commencer!

  2. Merci Fabrice de relever sans dévier de la ligne que tu t’es fixé toutes les aberrations d’un système réellement mortifère. Je crois quand même que le mal absolu c’est l’argent qui rend fou.

    Vouloir guérir le mal avec le mal est la débilité la plus absolue et que ceux qui seraient sensé défendre la nature s’y rallie est plus qu’inquiétant.

  3. Pardon pour le hors-sujet mais j´essaye de diffuser le plus possible :
    http://www.stopvivisection.eu/fr

    S´il vous plait, signez le plus nombreux possible la pétition européenne contre la vivisection. Il faut un million de signatures, nous n´en sommes pas loin mais le temps presse. Il faut que les abominations commises au nom de la science cessent définitivement. La recherche et l´avancée des « connaissances » (mot galvaudé s´il en est) ne doit pas se faire au détriment d´êtres vivants.

    Merci pour eux.

  4. A Fabrice,

    Ce billet est le plus grave de tous ceux que tu as pu écrire sur la santé mentale des Elus Ecologistes Eclairés. A mon sens.

    PS : Exceptionnellement il n’y a pas de « vanne » !

  5. Ils sont excellents les articles de Jean Gadrey! Merci Luline!

    En fait il nous reste beaucoup de travail a faire. Par exemple on admet aujourd’hui de parler du cout de l’education, voire du cout d’un enfant, et de faire des calculs bases sur ces couts estimes, et il ne viendrait a l’idee de personne que cela donne le droit d’acheter ou de vendre des enfants.

    En evitant l’opposition absurde et qui ne profite qu’aux profiteurs hypocrites du statu-quo entre « les droits de l’homme » et « droits de la nature », nous devons entrer dans la nuance, dans l’infinie nuance, et accepter qu’il y a des choses qui ont un prix mais qui cependant ne s’achetent pas ni ne se vendent, et reconnaitre que l’homme n’a jamais ete une ile isolee perdue dans l’ocean hostile et indifferent de la nature, mais reconnaitre l’humanite de la nature et le naturel de l’homme.

  6. Incroyable et quand on aura tout bousillé on sera content parcequ en compensation on aura un gros tas de billets. C est du délire comment on arrive á réfléchir ainsi ceux qui décident de ces choses sont complètement abrutits

  7. Je lis le commentaire de Laurent Fournier : »…et il ne viendrait a l’idee de personne que cela donne le droit d’acheter ou de vendre des enfants…. »

    Je souhaite sincèrement qu’il touche là l’impossible, non à réaliser, mais même pas à envisager. Même si les pires fous de ce système rêvent la création de ce « business ».

    J’ai tout de même une réelle inquiétude avec l’apparition de la GPA. D’autant que l’esclavage pas si lointain que ça se le permettait.

    Toutes ces monstruosités sommeillent toujours et ne demandent qu’à jaillir de la folie qui règne.

    On vit une époque formidable.

  8. Il y a un lien entre cet article et le precedent (sur la nostalgie du scientisme).

    Mon ami Debal Deb dit parfois que la fonction de l’ingenieur est de « transformer la nature en capital ».

    Tout ingenieur se sera reconnu, au moins pour une part… car dans l’immense majorite des cas, la difference entre un batiment dessine par un ingenieur et un autre construit selon la tradition constructive, ce n’est pas la solidite, la beaute ni l’usage, mais le profit! (dont une petite partie paye les honoraires de l’ingenieur, qui en est d’ailleurs conscient 😉

    Mais ce n’est pas tout, car cette « fonction de l’ingenieur » est le point de vue, sans doute legitime, mais aussi tres subjectif, de son employeur!

    Mais il y a une autre tradition: La deontologie. Tous les coups ne sont pas permis.

    En fait, contrairement a ce que notre « quarteron de scientistes » affirme, l’interet pour la science et la technique, l’inventivite et le desir d’innovation vont croissant dans notre societe, ca ne diminue pas.

    Par exemple, le meme Debal Deb, qui d’un cote denonce les ingenieurs comme coupables de « transformer la nature en capital », a un doctorat en economie environementale et est feru d’innovations techniques, y compris de son cru… En cela il est typique de nombreux ecologistes, scientifiques et ingenieurs!

    L’architecte Hassan Fathy a donne le coup d’envoi il y a 50 ans de la « technologie appropriee » (« appropriate technology » en Anglais, que l’on peut traduire de diverses manieres: ecologique, durable, naturelle…)

    Qu’il faille aujourd’hui se battre simplement pour faire admettre l’evidence que la technologie doit avant tout etre « appropriee » montre bien l’ampleur de la deviation dans laquelle les pleins-pouvoirs de l’economie nous ont menes.

    La « technologie appropriee » c’est tres technique, ca reclame beaucoup de science, de patience, et de precision. Une toilette seche, une maison solaire, un mur en terre qui tient le coup… cela reclame beaucoup de technique, d’apprentissage, et c’est au coeur de la science. Par exemple, il n’a ete prouve que tout recemment que l’eau se condense et s’evapore continuellement dans les murs en terre, a un niveau microscopique, ce qui explique le confort des maisons en terre, confort qui ne pouvait s’expliquer par l’isolation (faible) de la terre, ni par la masse thermique.

    On peut donc prendre le contre-pied de l’aphorisme de Debal Deb, et dire que les ingenieurs ne transforment pas forcement la nature en capital, et que parfois au contraire, de plus en plus souvent, ils mettent leur art au service de la vie et de la nature, pour les proteger contre l’argent!

    C’est peut-etre cette rebellion montante qui irrite notre quarteron de vieux scientistes, en fait de maniere plus adequate, « fanatiques de l’economisme ».

    Des ingenieurs qui ne soient pas au service de l’argent, (et qui ont le culot de savoir se debrouiller quand meme pour joindre les deux bouts) c’est un peu comme des soldats qui retournent leurs armes contre leurs officiers, c’est un retournement qui va plus loin que leur simple profession!

    Par ailleurs, il ne me semble pas que Jean Gadrey evoque cette dimension technique/professionelle dans sa critique de la monetarisation de la nature.

  9. science sur paillasse de labo décontextualisée, avec un protocole défini, coût/ durée , variants, délais?

    science contextualisée avec une temporalité qui peut dépasser la durée d’une vie humaine?

    La découverte des médicaments à base d’if, de certains antibiotiques, des effets perturbateurs endocriniens de quelques matières synthétiques n’avaient pas été prévues ni programmées par le protocole expérimental.
    C’est le questionnement suite à un « accident » dans l’expérimentation qui a permis de retourner le « raté  » en découverte, à chaque fois dans ces exemples , le contexte, que l’on avait défini comme neutre a priori s’est révélé actif.

    Que dire sinon
    qu’on ne trouve pas toujours ce que l’on cherche et que faute de regarder , de questionner de façon vraiment systémique on ne peut pas vraiment comprendre;
    que se priver du savoir empirique en le considérant comme obscur de façon systématique est stupide;
    que le retour sur expérience et l’analyse a posteriori sont fondamentaux;
    que détruire des forêts et des bocages millénaires est insensé car l’argent vaut moins que tout cela.
    Vivre avec 1( 2, 3, etc. )dollar(s) par jour n’est signifiant qu’en vertu du contexte.
    Comment mettre un contexte dans un tableau cartésien ou pire, un tableur?

  10. Souvenez-vous de la conférence sur la préservation de la biodiversité de Nagoya en 2010: c’est à ce moment que ce type de monétarisation des « services rendus à l’économie par la nature » à été lancée sur le marché des idées pour les « responsables ».

    A l’époque, quasi personne n’avait moufté. Sauf Politis avec un dossier sur « la nature à vendre ».

    Mais c’est vrai que le transhumanisme, c’est plus cool!

  11. « Des fous, ce sont des fous ! » (les pirates, dans Astérix)

    Sérieusement, ça me rappelle bien sûr cette fameuse phrase amérindienne :

    « Lorsque l’homme aura coupé le dernier arbre, pollué la dernière goutte d’eau, tué le dernier animal, alors il se rendra compte que l’argent n’est pas comestible. »

  12. Comme d’habitude, je passe pour le plus bête, suis-je le seul a ne pas comprendre ce texte ? On y découvre que la nature ne serait déjà pas complètement vendue…chaque mètre carré a déjà un propriétaire ; privé ou public(même si aujourd’hui il est difficile de faire une distinction nette)…ça change de main tout simplement…et ça te revient cher la parcelle de prairie=nature(30 ans de mensualités) pour construire un coron amélioré sans compter les taxes immobilières et foncières tous les ans jusqu’à ta mort…si ça c’est pas la nature monétarisée…faudra m’expliquer…on parle de monétariser la nature, mais à qui elle appartient au juste? au plus offrant, au plus puissant, les 2 sont souvent liés…je pourrais bien citer un exemple local mais je suis certain que chacun a vu autour de lui des terrains communaux qui auraient pu servir à installer et faire vivre des maraichers bio terminés en stade, en parking, rond points, lieux de cultes, rocade, déviations, parc à enfants, espaces pour déjections canines…

  13. Au fond, n’est-ce pas la nature humaine? 30 deniers pour une amitié, à peine plus pour une espèce, quelle importance si au final il ne reste plus que la corde pour se pendre?

  14. PS: cette marchandisation de la nature est sans importance. Ce qui compte à ce jour, c’est « Gravity », le nouveau blockbuster (et en passant brainbuster), auquel la soupe est complaisamment et gratuitement servie par tous les médias. Je ne préjuge pas ici de la qualité dudit film, mais constate amèrement l’ordre des priorités médiatiques.

  15. Si vous comprenez l’anglais regardez le film « cheat neutral » sur internet, très éclairant sur le sens des compensation carbone. La compensation biodiversité ou écosystème c’est encore plus infiniment absurde.

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