La Chine au bord du collapsus

Je retrouve par hasard un papier paru en juillet 2002 dans l’hebdomadaire Politis. Il y a donc plus de douze ans. Si j’ai décidé de le publier à nouveau ce 10 novembre 2014, c’est qu’il me semble illustrer un point important : les écologistes ont raison, mais nul ne sait quand ils auront raison. Des générations d’imprécateurs et de lanceurs d’alerte se sont succédé, qui annonçaient le pire, souvent pour demain matin. À l’échelle du temps, ils étaient dans le vrai, mais on les a moqués, car ils ne sont ni ne seront jamais d’impeccables Pythonisses.

Les humains vivent dans leur temps si bref. La crise écologique se déroule selon un calendrier tout différent, d’évidence plus long, et les calendriers des uns et des autres ne coïncident pas. Il est certain – il était certain en 2002 – que la Chine vit un krach écologique qui conduit ce pays à sa ruine. Mais les artifices techniques et financiers masquent encore pour quelques saisons, du moins pour les grands aveugles nous gouvernent si mal, les effets du drame en cours. C’est en pensant à cela qu’on peut lire avec certain intérêt ce qui suit.

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Tout va pour le mieux en Chine, où la croissance atteint encore 7% par an. La bagnole individuelle triomphe, Shanghaï passera bientôt devant Hong-Kong, et l’Occident y vend centrales nucléaires et bonnes céréales. Mais le krach écologique menace pourtant : le désert est aux portes de Pékin, les villes manquent d’eau, la crise agricole semble sans issue.

Longbaoshan, un village de 700 habitants situé à 70 km au nord-ouest de Pékin, est désormais célèbre dans toute la Chine. Une dune de sable s’en approche à la vitesse fulgurante de 8 à 9 mètres par an, et n’en est plus qu’à une soixantaine de mètres. L’avancée du désert et les tempêtes de sable sont devenus des sujets de conversation obsédants, jusque dans la presse officielle. Pour cause : chaque printemps, Pékin devient jaune, rouge, orange, au point parfois que la circulation s’arrête et que les piétons ne peuvent plus avancer que masqués. Ce smog surchargé de particules vient tout droit de Mongolie intérieure, et il fait trembler les bureaucrates, qui en arrivent à craindre pour les Jeux Olympiques, prévus en 2008.

Que se passe-t-il ? On le sait parfaitement : la déforestation massive, le surpâturage, la surexploitation des sols et un usage devenu fou de l’eau changent la Chine en un grand pays malade. 2,7 millions de km2 – cinq fois la France ! – sont d’ores et déjà désertiques, dont 1,74 million seraient d’origine humaine, et au moins 3 500 km2 de plus le deviennent chaque année. Lester Brown, l’ancien président du World Watch Institute, était sur place fin mai, et ses conclusions sont rafraîchissantes en diable. Selon lui, si l’on ne trouve pas le moyen de lutter contre les tempêtes de sable, des dizaines de millions de Chinois pourraient, à terme, devenir des réfugiés écologiques.

Si cela doit se produire, ils ne seront pas seuls. L’absurde, le démentiel chantier du barrage des Trois Gorges, sur le fleuve Yangtsé (centre) doit chasser, selon des chiffres officiels sans doute sous-évalués, 1,1 million de villageois et créer d’ici 2009 un lac de retenue de…600 km de long. On épuiserait le lecteur à détailler la folie écologique de cette aventure hors-normes. Deux mots, tout de même : les autorités chinoises admettent que 4,4 milliards de mètres cubes d’eaux usées, 6,68 millions de tonnes d’ordures ménagères et près de 10 millions de tonnes de déchets industriels sont déversés chaque année dans le Yangtsé, à l’amont du projet de barrage. Dans ces conditions, l’accumulation de sédiments largement toxiques, à l’arrière de la digue géante, ne pourra que transformer la retenue d’eau en un cloaque. Le poids de l’eau contre l’ouvrage pose un autre problème redoutable. Cet hiver, une centaine d’experts chinois et taïwanais réunis sur le site des Trois Gorges ont conclu leurs travaux en affirmant que la masse de l’eau pourrait provoquer des séismes allant jusqu’à 5,5 sur l’échelle de Richter.

Mais Pékin s’en moque. Mais Shanghai la miraculeuse, qui est en train, avec ses centaines de gratte-ciel, d’éclipser Hong-Kong, a trop besoin d’électricité pour allumer ses paillettes. Un nouveau barrage vient d’être lancé dans le sud-ouest du pays, sur la rivière Hongshui, qui sera, triomphe l’agence de presse officielle Chine nouvelle, « le plus grand de Chine et d’Asie après le projet des Trois Gorges du Yangtsé ». Plus de trois milliards de dollars d’investissement, et un nouveau saccage géant.

Ce n’est que trop clair : la Chine est en train de sacrifier aux mirages du développement la presque totalité de ses grands cours d’eau. En vain ou presque, car les besoins sont désormais démentiels. Sur les 640 plus grandes villes chinoises, 300 connaissent des pénuries d’eau, dont 100 très graves. Pékin n’y échappe pas et le gouvernement a été obligé en catastrophe d’annoncer 3 milliards de dollars d’investissement pour tenter de trouver une solution. L’un des deux grands réservoirs qui alimente la ville en eau potable est fermé pour cause de pollution depuis…1997, et les nappes phréatiques sont surexploitées au point que les quartiers de l’est se sont enfoncés, par un phénomène de dépression, de 70 cm en quarante ans. L’an dernier, la revue Zuojia Wenzhai faisait même état d’un projet de déménagement de Pékin vers des cieux plus cléments !

Et l’on pourrait, et l’on devrait tout passer en revue. La pollution de l’air ? Elle est hors-contrôle. Les villes chinoises, empuanties par la combustion de charbon et la circulation automobile, sont parmi les plus gravement atteintes dans le monde. A Shanghai, entre 65% et 100% des enfants – ! -, selon les quartiers, ont des niveaux de plomb dans le sang supérieurs aux normes américaines. Et malgré les proclamations des autorités, la situation ne peut que se détériorer. Il y a environ 1,7 millions de voitures individuelles à Pékin, mais la ville prévoit qu’elles seront au moins 3 millions en 2008. Au niveau national, c’est encore plus incroyable : le nombre d’automobiles devrait être, d’ici 2020, de 13 à 22 fois ce qu’il était en 1998. Oh, ça va être beau !

D’ailleurs, ça l’est déjà. La ville industrielle de Lanzhou, dans le nord-ouest de la Chine, a carrément décidé l’an passé d’ouvrir une échancrure dans l’une des montagnes qui l’entourent. Vous avez bien lu : on va percer un vaste trou au sommet d’une montagne pour y faire passer un peu d’air. C’est, affirme la municipalité, le seul moyen de soulager les 2,5 millions d’habitants, dont beaucoup ne se déplacent plus qu’avec un masque. Commentaire d’un responsable local : « Lanzhou, c’est comme une pièce dans laquelle on fume et qui n’a ni portes ni fenêtres. »

Une telle soif de consommation, on s’en doute, n’est guère favorable à la nature sauvage. En Chine même, des espèces emblématiques comme le panda ou le dauphin de rivière vivent leurs dernières saisons, du moins en liberté. Le tigre, l’ours, utilisés et martyrisés par la pharmacopée chinoise, ne valent guère mieux, et même les serpents – 43, sur les 209 recensés – sont menacés. Mais les besoins chinois sont tels que toute l’Asie, et notamment ses dernières forêts tropicales, est dévastée pour satisfaire ce que nos libéraux appellent un « marché émergent ». Pékin a ainsi multiplié ses importations de bois provenant de Papouasie Nouvelle-Guinée par 12 en seulement 6 ans.

L’extraordinaire croissance chinoise, redescendue –  7% tout de même en 2001 – après voir dépassé les 10% annuels, n’est évidemment ni durable ni souhaitable. Elle nous est simplement nécessaire pour qu’Areva – notre nouveau monstre national – puisse continuer à vendre sur place ses centrales nucléaires, pour qu’Alstom installe davantage de turbines géantes, comme celles des Trois Gorges, pour que Renault-Nissan et PSA poursuivent leur belle expansion, pour que nos productions agricoles, dopées par les pesticides et les subventions, inondent le prodigieux marché chinois. Arrêtons-nous sur ce dernier point. A l’automne 1995, le si peu regretté Philippe Vasseur, alors ministre de l’Agriculture, déclarait sans rire à la radio : « La Chine va devenir le premier importateur mondial de céréales. Il faut être sur place, il faut y être, c’est notre chance ! »

Le comble, c’est qu’il avait raison, au moins sur un point : la Chine sera le plus grand importateur de céréales, probablement même de l’histoire humaine. Les raisons en sont multiples. D’abord, l’irrigation, qui est l’une des clés de la productivité agricole, ne pourra jamais suivre le rythme actuel. Tant les cours d’eau que les nappes – par ailleurs, on l’a vu, très pollués -, sont d’ores et déjà surexploités. Les surfaces globales ensuite, déjà fort réduites en Chine, diminuent à grande vitesse, à cause de l’érosion – 37% des sols sont touchés – et de l’explosion des infrastructures – villes, routes, industries -, qui dévorent sans relâche les meilleures terres. Près de 620 000 hectares, selon des chiffres officiels, ont disparu en 2001.

Mais par un paradoxe réellement saisissant, le pire n’est peut-être pas là. L’augmentation du niveau de vie moyen, impressionnante depuis vingt ans, risque de déstabiliser à terme, et dans des proportions géantes, le marché mondial des céréales, clé évident de notre avenir commun. Comment ? Lester Brown, qui fut agronome, a tenté en 1995 dans un livre très dérangeant, Who will feed China ? (Qui nourrira la Chine ?) de montrer ce que pourrait donner, sur fond de croissance, le changement de régime alimentaire des Chinois. Fatalement, ils mangent et mangeront toujours plus de viande et d’œufs, boiront davantage de bière, etc. Or, ils sont 1,3 milliard et sont chaque année 13 millions de plus. Et, rappelle Brown, « produire » une tonne de poulet coûte deux tonnes de céréales, et quatre pour le même poids de porc. Le résultat de tout cela à l’horizon 2030 ? La Chine serait obligée d’importer entre 200 et 369 millions de tonnes de céréales chaque année. Bien plus, en toute hypothèse, que ne pourrait en offrir le marché mondial.

La Chine sera-t-elle le premier pays à connaître un collapsus écologique, qui en entraînerait fatalement d’autres ? C’est désormais ce qu’on est en droit de craindre, et qu’il faudrait éviter à tout prix. A tout prix. Mais comment arrêter une telle mécanique ?

8 réflexions sur « La Chine au bord du collapsus »

  1. Bonjour Fabrice,

    J’en suis justement à ce passage de ton livre, où tu évoques la Chine, les « villages du cancer » et le « krach écologique ».

    À propos de ce magnifique, mais terrible ouvrage : j’ai une question. Je me permets de te la poser ici, j’espère que ça ne te dérange pas. En fait, c’est plutôt moi que ça devrait déranger, car ma question est assez stupide.

    Dans ton chapitre sur l’eau, tu évoques une publicité pour une eau minérale où l’eau « du robinet » (de Paris) est vivement critiquée. À la suite de cette publicité, tu cites une personne critiquant cette publicité… mais sans aller plus loin. Puis tu passes à l’énumération des problèmes touchant cette « eau du robinet »… sans indiquer s’ils s’appliquent, ou non, à l’eau « en bouteille », ou minérale.

    Du coup, j’ai eu l’impression que, selon ton approche, l’eau en bouteille serait de meilleure qualité que l’eau du robinet. Est-ce que j’ai mal compris ? Je serai évidemment très heureux d’avoir mal compris. Enfin, heureux… non, parce que dans tous les cas, le poison est là.

    Si je pose cette question, c’est parce que je vis à côté d’une magnifique usine Bolloré (là où ils fabriquent des batteries pour voiture électrique) où les ouvriers jonglent avec des matières tellement spéciales qu’il faut faire venir une brigade spéciale en cas d’incendie, parce que certains liquides qu’ils utilisent prennent feu quand on les mets en contact avec… de l’eau !

    Et avant ça, il y avait les papèteries. Enfin bref, l’eau de mon robinet, je m’en méfiais un peu avant de lire ton livre, qui n’est pas pour rassurer mon côté hypocondriaque. Mais merci quand même. Un grand merci.

  2. Bonne initiative que de republier ce papier de 2002, si prémonitoire en effet…
    Je me souviens avoir connu ta plume – si indépendante de la ligne éditoriale de Politis – par ce journal : je l’appréciais d’autant plus… tout comme par ailleurs le billet de Jacques Bertin sur la rubrique culture. Vous avez tous les deux quitté ce journal, sans doute à cause de cette indépendance. Et Politis s’en est appauvri, tant pis pour eux et nous, surtout…
    Pourrais-tu, un jour, réactualiser ton billet : qu’en est-il aujourd’hui des « Trois Gorges », etc.?

  3. François,

    L’eau dans des bouteilles en plastique pose des problèmes. Certains sont connus : comment fabriquer et éliminer ce plastique, justement ? Mais d’autres le sont moins : qu’en est-il d’une éventuelle migration de molécules de synthèse en direction de l’eau. Pour ce que l’on sait, et pour ce que l’on dit en tout cas, avec ce type de plastiques, le problème serait presque inexistant. Tu te doutes que je demeure profondément sceptique.

    Reste que cette eau reste de l’eau, constituée normalement, ayant le plus souvent percolé au travers de couches géologiques profondes. De l’eau, donc. Ce n’est pas le cas du liquide qui sort du robinet, matraqué par des dizaines de traitements physico-chimiques pour en extraire – mission impossible – ce qui y est entré au fil des usages et des irresponsabilités.

    En bref : ce liquide est un produit industriel, et ne porte le nom d’eau que pour nous rassurer. En ce qui me concerne, c’est raté. Et merci pour ton mot et tes encouragements.

    Fabrice Nicolino

  4. Fabrice,

    L’eau en bouteille pose d’autres problèmes, comme le transport et le stockage. Personnellement, j’y vois de plus lourds dangers que la toujours possible migration de molécules de synthèse…

    Concernant l’eau du robinet, il existe quelques rares coins de l’hexagone où l’eau distribuée n’est pas traitée. C’est le cas à Mulhouse, où j’habite : http://www.sivom-mulhouse.fr/index.php?id=82 – on a ici de l’eau labellisée « eau de source » directement à la sortie du robinet !

    Et sinon, merci à nouveau pour votre blog, si utile et si bien informé. (PS : j’ai commandé votre livre pour mon petit Noël…)

  5. Concernant l’eau du robinet, j’ai aussi lu le passage du livre ou tu en parles Fabrice, et je n’y ai pas du tout lu la conclusion qu’il fallait boire de l’eau en bouteilles!

    Il faut se souvenir que les bouteilles sont en plastique, et donc absorbent inevitablement le plastique, mais aussi finissent en particules dans les oceans ou en dioxine dans l’air, mais aussi parceque les nappes phreatiques sont polluees elles aussi, et enfin parceque de l’eau transportee en camion c’est quand meme beaucoup plus d’energie que de l’eau pompee dans des tuyaux, qui en general est beaucoup plus locale.

    Mais je suis d’accord avec toi il faut voir au cas par cas, car (surtout quand on se pose la question de quelle eau donner a ses gosses ou a leur mere qui allaite) la premiere responsabilite c’est de veiller a leur sante!

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