Procès de l’Érika : l’impossible condamnation

L’Érika. Soyons bref. Ce pétrolier sous pavillon maltais, affrété par Total, fait naufrage au large de la Bretagne le 12 décembre 1999. Une catastrophe écologique de plus. Le procès de la marée noire, ces derniers jours, a abouti à une condamnation de 192 millions d’euros, incluant les réparations. En première instance.

Bonne nouvelle ? Oui, si nous n’avions atteint les limites physiques de la planète. Oui, si nous avions des milliers d’années devant nous. Oui, si le monde ressemblait, par son organisation et ses lois, à ce que nous connaissons en France. Et donc, non, ce n’est pas une bonne nouvelle, car elle nous fait accroire. Voici pourquoi.

Avant tout, il faut rappeler que les marées noires sont consubstantielles à la mondialisation des échanges. Sur ce front ténébreux, nous avançons, si nous avançons, à la vitesse d’un Helix pomatia, nom savant de l’escargot de Bourgogne. Je rappellerai seulement le naufrage du Torrey Canyon, le 18 mars 1967. Grand émoi sur les côtes françaises de la Manche, grands trémolos. Les premiers du genre, qui devaient servir plus tard, dans des circonstances identiques, pour le Boehlen, l’Olympic Bravery, l’Amoco Cadiz, le Gino, le Tanio, l’Érika et le Prestige. Je ne cite que nos marées noires, bien entendu.

J’ai dans mon fatras quelques discours datés, que je vous épargne volontiers. La tonalité est toujours la même : Plus jamais ça ! Plus jamais, nous sommes bien d’accord. Le procès de l’Érika ne marque nul tournant, j’en suis désolé pour nous tous. Oh, il ne fait pas de doute qu’il modifiera à la marge le comportement de certains armateurs et affréteurs. De nouvelles ruses seront imaginées. Des parades. Des montages. Des écrans. L’imagination est au pouvoir, chez ces importants personnages.

Moi, je suis en train de lire un document glaçant, Gomorra, de l’Italien Roberto Saviano (Gallimard, 21 euros). Il explore le royaume de la Camorra, à Naples et dans toute la Campanie. Avec un premier chapitre consacré au port de Naples. Je n’avais jamais rien lu de tel. C’est le tableau détaillé de l’envers du décor, qu’on soupçonne sans connaître. La plupart des marchandises qui entrent viennent de Chine, dont une fraction décisive n’est évidemment pas déclarée. L’Italie se montre étonnamment accomodante avec ces nombreux Chinois qui achètent des immeubles d’habitation avant d’en abattre les murs intérieurs, pour en faire des entrepôts.

Un autre pays, cauchemardesque, a surgi à l’arrière des transports maritimes débridés. Avec de nouveaux habitants hagards. Avec des conditions de vie et de travail qui nous feraient mourir d’effroi. Avec des camions, par milliers. Avec des rocades, par centaines. Où vont les produits ? Chez nous. Et ailleurs. Mais chez nous.

Je n’ai pas envie de vous noyer sous les chiffres. Si le coeur vous en dit, allez voir les statistiques implacables de la Cnuced (www.unctad.org). J’en extrais, un peu au hasard, deux ou trois clés. En 1970, le monde transportait officiellement 2,566 milliards de tonnes de marchandises par bateaux. En 2005, 7,11 milliards de tonnes. Rien d’autre ne compte ni ne comptera. Aucun procès, aucune tribune.

Ce monde malade ne sait plus que faire circuler des marchandises, de plus en plus souvent frelatées. Des jouets, des fruits, des chemises, des montres, une infinité de babioles et de conneries. Et du pétrole, bien entendu. Et des déchets, évidemment, dont certains sont nucléaires. Pendant ce temps, la géographie physique se maintient vaille que vaille. On ne sache pas que Ouessant ait quitté la mer d’Iroise. On ne sache pas que le détroit de Malacca, entre Malaisie et Indonésie, ait émigré vers la Patagonie. Or ce détroit concentre une part monumentale du commerce maritime mondial, avec une largeur qui, en son point le plus étroit, ne dépasse pas 2,8 kilomètres. Qui pourrait arrêter les accidents dans ces conditions ?

Au total, 50 000 navires passent là chaque année, et ce n’est pas fini. Et près du quart du trafic mondial. Et près de la moitié du pétrole consommé sur terre. Sur le continent américain, on a fait mieux encore, en lançant, en septembre 2007, des travaux herculéens pour élargir le canal de Panamá, qui ne suffit plus à la tâche. N’oubliez jamais que les marées noires ne sont qu’une faible partie des relâchers massifs de pétrole dans les eaux de nos océans. Je n’ai pas le pourcentage sous la main, mais il est dérisoire. La pollution par hydrocarbures vient surtout du mouvement quotidien des flottes de commerce. Pour gagner du temps, un euro, un dollar ou un yuan, pressés par des armateurs qui se moquent de l’avenir comme d’une guigne, la plupart des capitaines dégazent en mer, nettoient leurs cuves en mer, dégueulassent tout ce qu’ils peuvent. En mer, loin des quelques regards chargés de la surveillance, cette mission impossible.

Croyez-moi, maudissez-moi, croyez-moi et maudissez-moi si vous voulez. Le problème n’est pas dans la loi. Ni dans la responsabilité, pourtant bien réelle, de tel ou tel capitaine d’industrie. Le problème, c’est la marchandise. L’économie. Cette perpétuelle inflation de la production, pour un bonheur toujours plus douteux. Le problème, c’est cette totalité, insuppportable.

18 réflexions sur « Procès de l’Érika : l’impossible condamnation »

  1. voilà ce que j’essaye de combattre dans l’esprit des gens . le « trop ». cette marchandise qui transite, qui se négocie chaque jour à la bourse de Paris, New-York, Tokio…faisant de notre monde une image de plus en plus virtuelle, de plus en plus lointaine aux yeux des humains . naples, une jeune bénévole a écrit l’année dernière que nos caids faisaient figure d’enfants de coeur en comparaison , Naples, carte postale sur une centaine de volcans prêts à vomir le sang de la Terre n’importe quand . Naples, beauté masquant à peine la saleté, la cruauté Nous avons fait du monde une mégapole du nom de Naples . Certains ont constaté que j’étais plus nerveuse ces derniers temps, c’est que je n’ai pas supporter Noël dernier, et tous ces proches que j’essaye de convaincre depuis des mois, des années, qui acquiesent ; et au pied du sapin, made in china en veux-tu en voilà . Même là je n’arrive pas à convaincre, à mobiliser, j’en suis sincérement malade .
    Lire et faire tourner ce livre, s’il est pertinent comme tu le dis , fabrice . Après je ne sais plus . Dictature écologique ? Nous ne sommes même pas assez nombreux .

  2. Les dégazages se diluent comme notre responsabilité. Total dilue ses crimes dans son actionnariat, ses armateurs, ses sociétés écrans, Bernard Kouchner.
    Recherchons lampistes avec têtes de méchants.

  3. « Sommes même pas assez nombreux »? Pourvu qu’il y ait la qualité pour faire une « politique de civilisation » (des moeurs), qui ne veut rien dire si j’ajoute pas: »moeurs »! Et comment sait-on qu’on y soit parvenu avec certitude. Je vais pas ressortir mon refrain…. c’est là dessus qu’il faut bosser.

    Béné, pour te rassurer, les dernières personnes que j’ai vues m’ont demandé un glossaire pour s’y retrouver ds la théorie et mon projet… le seul problème est que le moindre concept s’y définit aussi de ne pas être tous les autres; il faudrait donc rectifier le dictionnaire… ce que je veux te dire est que convaincre d’un chgt d’attitude par rapport à la consommation, ou convaincre de la nécessité de changer de logiciel (ou de concepts, donc un énorme effort épistémologique) est du même ordre ou presque. Ds les deux cas il faut qu’il yait de la part des personnes un minimum d’envie…de changer

  4. 4 syndicats de police de l’environnement mènent actuellement une contestation contre une épreuve sportive de loisirs motorisés dans les Hautes Alpes : la Croisière Blanche, 400 motos, 4X4 et quads pendant une semaine sur 300 km de pistes chemins et GR du parc national des Ecrins. Les agents de police de la nature ont décidé cette action en raisons des nombreuses infractions, dégâts et perturbations constatés chaque années. En raison aussi de la médiatisation qui est faite de cette épreuve et des nombreux effets induits. Dans le même temps, un collectif de 25 associations contre la Croisière Blanche s’interroge sur une possible désobéissance civique. En effet pour permettre aux motoristes de pratiquer leurs loisirs, normalement interdits dans la nature, les maires des communes concernées prennent des arrêtés qui interdisent l’accès à ces 300 km de parcours à toute personne étrangère à la Croisière Blanche. Les opposants ont donc décidé de ne pas respecter ces arrêtés liberticides et de parcourir ces itinéraires, à pieds, à ski ou en raquette, afin de témoigner, de façon non violente, des nombreux dégâts. Si, à titre d’agents de police, nous ne pouvons cautionner ce refus de respecter la loi, nous pouvons toutefois le comprendre et aussi douter du bien fondé des arrêtés municipaux en question. Pour en savoir plus: sneecrins.ouvaton.org
    Cette année, Grenelle oblige, la Croisière Blanche est bio: le partenaire et fournisseur officiel des biocarburants alibis: TOTAL. Une souillure de plus de notre chère compagnie.

  5. désobeissance civile ,oui, de plus en plus inévitable, et toujours informer , orienter nos vies vers ce qu’il est possible de faire .

  6. A propos d’action : votez pour attribuer à AREVA le prix de la multinationale aux comportements socialement et écologiquement les plus irresponsables.

    Participez à la votation du Public Eye People’s Award, un prix contre l’arrogance des entreprises.

    Cliquez sur ce lien maintenant :
    http://www.publiceye.ch/fr/p63000080.html

    Les votes sont pris en compte jusqu’au mardi 22 janvier 2008 à minuit.

  7. @ Eugène, je suis d’accord avec toi . je n’arrête pas de travailler sur le fait de donner l’envie de changer en effet de logiciel : quand on remet en cause sa façon de consommer en profondeur, on va loin dans les changements de ses repères , dans sa compréhension au monde, ect . Donc il faut que l’envie soit à la hauteur de ces changements annoncés qui prennent du temps et de l’énergie . les moteurs sont divers en fonction des personnes : amour et donc générosité, peurs ou libération des peurs, sens du devoir (citoyennenté, et même religion),ect . De même, on défend naturellement ce que l’on connait et apprécie , d’ailleurs, cette année j’axe avec quelques uns le travail de l’asso là-dessus : faire connaitre aux personnes la biodiversité (si maigre soit-elle) dans laquelle ils vivent, redonner le goût du lien, cassé justement par la sophistication des médias et la course effrennée à la consomation : travailler plus pour gagner plus , ect . mais nous avançons , comme le dit Fabrice à la vitesse d’un vigoureux bourgogne , et l’accélération des processus de destruction enclencher par nos modes de consomation me glacent d’effroi .

  8. @ Eugène, je dois avouer qu’il reste quelque chose qui me « dérange » un peu dans ton raisonnement dont je n’ai que l’ébauche, c’est le mot « logiciel » que j’ai repris dans mon précedent commentaire . Peut-on résumer la pensée humaine à cela ? La liberté d’esprit, « la fille aux cheveux de lin » de debussy, justin vali jouant de la vali, Mozart, oui, la photo du loup sautillant gracieusement de face de Vincent Munier, la pieta, un masque Fang, Rabelais, Aristote, Molière , Koltès…tu penses vraiment qu’il y a un formatage possible et de plus universel ?

  9. Oui, Fabrice, nous qui te lisons, nous savons que ce procès n’arrêtera pas cette machine absurde de la production/consommation.

    Noël 1999. Je protestais devant mes proches regardant les images noires et disant seulement « c’est dégueux » la larme à l’oeil. Et en profiter pour remettre en cause son utilisation irrationelle de la bagnole apparaissait à tous comme un incongruité bien plus grosse, et apte à gâcher bien mieux la fête, que les nappes visqueuses des ilmages de la télé.
    Depuis, rien n’a changé. Que de temps perdu.

  10. @ bene,

    logiciel= ensemble des concepts et des modes de raisonnements voire des dictons, implicites ou explicites, avec lesquels on s’explique le monde ds lequel on vit.

    Pour l’immense majorité de nos concitoyens, cette doxa, cet ensemble d’idées reçue scientifico- empirico-économiscistes par laquelle ils « pensent » comprendre la « réalité »,mais ds laquelle étymologiquement ils sont ‘pris avec’. Bon, çà fait beaucoup de guillemets tout çà, comme si qqe part je possédais un nouveau logiciel qui me donnait un point de vue – disons – de Sirius; en fait tout simplement une anthropobiologie avec un paquet de concepts justifiés pour rendre compte aussi bien de l’individu sain que de celui affecté d’une (de) pathologie(s) de culture quelconque…. bref un truc un peu fou qui fait se poser tout un tas de questions.

    Je te rassure, je ne suis ni hermétique ni insensible à la poésie, je vais juste éviter de t’en donner la définition glossologique qui en dépoétiserait les effets; comme j’oublie volontiers cette façon ‘hard’ de décortiquer les pb qd je me repose derrière un clavier…

  11. Comment ça dépoétiser, Eugène, ce n’est pas par exemple parce qu’on connaît l’anatomie qu’on n’aime plus la chair (les médecins font des enfants comme tout le monde 😉 ) !

  12. @ eugène, bah, j’en ai lu des définitions psy, phi, socio, mais quand j’entends un chant qui me touche…non, même en glossologiquant, tu ne pourrais pas en dépoétiser les effets ! je rejoins Miaou dans s

  13. @ eugène, bah, j’en ai lu des définitions psy, phi, socio, mais quand j’entends un chant qui me touche…non, même en glossologiquant, tu ne pourrais pas en dépoétiser les effets ! je rejoins Miaou dans sa réflexion .

  14. @ Eugène , et oui ! Non mais plus sérieusement, dans tes explications sur tes réflexions que tu nous fournis par bribes, il me semble qu’il manque l’imprévu, et le siège des émotions, sans lequel, par ailleurs, il ne pourrait y avoir de morale . Malgré l’éducation, la religion, ect, sans oublier le phosphore en nous, sans les sentiments de joie, peine, pitié, amour, ect, pas de partition, pas de musique , pas de société .

  15. Je m’éloigne un peu du droit fil de l’article, mais l’allusion aux travaux herculéens d’élargissement du canal de Panama m’a remis en mémoire le coût de ces quelques kilomètres de travaux, soit 5 milliards (d’euros ou de dollars je ne sais plus très bien et je n’ai pas vérifié cette information).
    Ca peut sembler énorme, mais c’est à quelques centaines de millions près, ne chipotons pas, le budget prévisionnel avancé par Réseaux Ferrés de France pour le projet de TGV entre Bordeaux et la frontière espagnole (arrondissons la encore à environ 250 km).
    Je n’ai en revanche aucune idée précise de ce qu’une telle somme représenterait en terme de desserte locale de l’Aquitaine par des moyens de transport tels que le TER ou en terme de ferroutage de proximité (pour l’exploitation forestière des Landes par exemple)…

  16. Béné,

    Dac avec toi, ce qui nous émeut nous met en mouvement, mais ce n’est pas pour autant que l’on s’autorise à faire n’importe lesquels, en public ou en privé….

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