Élisabeth Badinter, Publicis et les Précieuses ridicules

Ce qu’est l’esprit d’escalier. Acte un : il y a quelques jours, j’entends sur France-Inter un matin la philosophe Élisabeth Badinter. Et je dresse l’oreille, bien que n’ayant jamais lu le moindre livre d’elle par le passé. J’ouvre l’oreille, car je sais qu’elle représente au mieux l’idéologie « progressiste » de gauche – caviar, s’entend – et féministe. En outre, comme il s’agit apparemment d’une émission consacrée à sa personne, madame Badinter s’en donne à cœur joie sur elle-même et son destin sur terre.

N’ayant pas pris de notes alors, il est possible que je me montre imprécis, mais l’essentiel est dans ce qui suit, il n’y a pas de doute. Madame Badinter disait combien elle regrettait le Siècle des Lumières et des salons intellectuels. Comme cette époque avait été brillante. Comme on y avait pensé pour le plus grand bien de l’homme et des sociétés. Elle déclarait même une flamme posthume à D’Alembert, ce philosphe co-auteur de l’Encyclopédie. Bref, elle avait le sentiment que vivaient alors des géants.

Et maintenant ? Ah, maintenant. Madame Badinter trouvait notre temps et ses usagers médiocres. Très médiocres. Elle se sentait, elle la philosophe quasi-officielle, comme un borgne au royaume des aveugles. Cette dernière expression est d’elle, je l’assure. Elle estimait que notre siècle aurait dû savoir penser la mondialisation – au moins – et qu’il s’en montrait incapable. On lui aurait offert un remontant.

Acte deux, Kempf. Hervé Kempf, journaliste au Monde. C’est un homme que je connais depuis vingt ans et que j’apprécie beaucoup sur le fond, même s’il m’arriva plus d’une fois de me heurter à lui. Hervé est un excellent homme, et un journaliste de grande qualité. Je viens de recevoir son dernier livre ( « Pour sauver la planète, sortez du capitalisme », Le Seuil), dont j’essaierai de faire la critique plus tard. Je précise, et c’est une incise, que c’est un bon livre, très agréable à lire par ailleurs. Un bon livre, même si je pense très différemment de lui.

Kempf, donc. Page 62 de son livre, il attaque madame Badinter. Il y écrit exactement ceci : « On ne verra pas une coïncidence dans le fait qu’une philosophe favorable à la liberté de prostitution, Élisabeth Badinter, se trouve détenir 10,32 % du capital d’une des plus grandes compagnies de publicité du monde – Publicis – au conseil d’administration duquel elle a sa place ». Pour Kempf, que je rejoins intégralement, la publicité a joué un rôle clé dans la marchandisation du corps humain, exploitation sexuelle y compris. Je me souviens de ces féministes qui défilaient aux cris de : « Notre corps nous appartient ». Je criais alors avec elles. Je ne le ferai plus, car nos corps appartiennent désormais à TF1, à Coca, à la pub en général, à tous ces foutus salopards ivres d’eux-mêmes.

Acte trois : je découvre avec près de cinq ans de retard un échange épistolaire entre l’association écologiste Les Amis de la Terre – salut, au passage – et madame Badinter. Il s’agit d’une polémique et je vous invite à lire les courriers (ici), car ils ne manquent pas d’intérêt. En deux mots, nous sommes au début de 2004 et Métrobus – Publicis – réclame un million d’euros à 62 rebelles qui ont osé tagguer quelques saloperies publicitaires dans le métro parisien au cours de l’automne 2003. Un million d’euros. Publicis, où madame Badinter joue un rôle premier. Les Amis de la Terre envoient un courrier précis à la philosophe, dans lequel ils notent « la disproportion manifeste entre les sommes plusieurs fois supérieures aux revenus de toute une vie qui leur sont réclamées et la situation matérielle de ces citoyens souvent très modestes (…) Ce harcèlement judiciaire est d’autant plus choquant que les “barbouillages” qui justifieraient, selon Publicis, cette action, posent des questions légitimes sur la dégradation croissante du service public des transport en terme de cadre de vie, de développement durable et de liberté d’expression ».

C’est net, n’est-ce pas ? Le 1er mars 2004, madame Badinter répond. Et c’est beau comme l’antique. Pas comme D’Alembert, mais presque : « Quand vous parlez de dégradation de la qualité de vie dans le métro, note–telle, je suis obligée de vous répondre, que la Régie, depuis quelques années, rénove l’ensemble de ses stations et modernise de manière évidente, pour qui les utilisent, les transports en commun, les matériels comme les stations. Je ne crois pas par ailleurs que les voyageurs de la ligne Météor trouvent que le cadre de vie du métro se dégrade ».

Un premier commentaire : génial. Madame Badinter, qui n’a pourtant aucun rapport autre que commercial – les affiches – avec la RATP, se sent obligée de prendre la défense de l’entreprise. Deux, et même si je n’ai pas la moindre preuve, j’avancerais audacieusement l’hypothèse que madame Badinter ne prend jamais le métro. Ou peut-être de temps à autre entre Saint-Placide et Odéon ?

Deuxième extrait : « De manière plus générale, votre courrier manifeste un rejet de la publicité pour tout ce qui ne convient pas à votre éthique personnelle. On peut certes regretter que notre société produise des biens jetables plutôt que durables. Je pense contrairement à vous, que le consommateur n’est pas dénué de discernement, qu’il a le sens de ses intérêts et sait très bien choisir ce dont il a besoin. Enfin, il me semble qu’il faille rendre grâce à la liberté du commerce et de l’industrie car je ne connais pas de pays démocratiques où elle n’existe pas, même si l’inverse n’est pas toujours vrai ».

Deuxième commentaire, et derechef : génial. Sans publicité, sans désorganisation voulue et accélérée de l’esprit humain, pas de démocratie. N’ouvrez plus la bouche, petits imbéciles des Amis de la Terre, car vous n’êtes en réalité que des fantoches au service de l’entreprise totalitaire. Et comme c’est moi qui vous le dis, moi l’icône du Nouvel Observateur et de toute la gauche bien-pensante, eh bien c’est vrai. Quelqu’un aurait-il l’audace d’ajouter un mot ?

Oui, quand même. Cette pauvre madame Badinter fait franchement pitié. Elle qui aimerait tant que les gens bien élevés réfléchissent ensemble, dans le VIème arrondissement de Paris, à ce que signifie la mondialisation, n’est pas même capable de seulement évoquer la crise écologique. L’événement le plus colossal de l’histoire de l’homme se déroule sous son nez même, et elle ne l’entrevoit pas ! Seulement borgne, vraiment ? On se rapproche ainsi, sans bien s’en rendre compte soi-même, de la sottise la plus fate qui se puisse concevoir.

Je vous invite à relire, madame – à lire, peut-être ? -, une pièce de l’admirable Jean-Baptiste Poquelin, alias Molière. Je sais, il n’est pas du siècle de votre gôut. Il a cent ans de moins. N’importe, Molière a assez bien décrit le monde réel, ce me semble. Quelle pièce ? Mais Les Précieuses ridicules, bien entendu ! Je vous raconte, pour le vif plaisir de me remémorer les scènes elles-mêmes. Soit ce couillon de Gorgibus, père de Magdelon et oncle de Cathos, deux jeunes filles en âge de se marier. Mais les deux se moquent cruellement de leurs prétendants officiels, La Grange et Du Croisy.
Ils ne conviennent pas, car comme elles sont influencées par les salons littéraires qu’elles fréquentent, Magdelon et Cathos attendent mieux. Et trouvent, en la personne du marquis de Mascarille et du vicomte de Jodelet. Lesquels sont faux, faux, FAUX. Ce sont en réalité les valets de La Grange et Du Croizy, que leurs maîtres ont déguisés pour mieux tromper les Précieuses ridicules, qui s’amourachent donc d’ectoplasmes.

Toute ressemblance avec madame Badinter, grande, noble, haute, admirable, miraculeuse figure de l’intelligentsia française de ce début du XXIème siècle, serait à n’en pas douter une curiosité. Mais le monde n’est-il pas curieux, ces temps-ci ?

20 réflexions sur « Élisabeth Badinter, Publicis et les Précieuses ridicules »

  1. Si je me souviens bien, Montesquieu avait des parts dans des compagnies qui pratiquaient la traite négrière. Comme quoi, au XVIIIe comme au XXIe siècle, on peut philosopher sur tout mais participer sans état d’âme à l’économie de pointe de son temps.

  2. Pan, sur le bec !
    La tartufferie a de beaux (?) jours devant elle. Il est toujours utile d’avoir de la mémoire en nos temps de zapping effréné. C’est cette mémoire des dires et des actions qui démontre que le ridicule ne tue décidément plus. Les contradictions ne choquent pas plus. Normal, puisqu’il n’y a plus de valeur que monétaire. Le reste, c’est pour les rêveurs, ces doux utopistes qui pensent encore à la beauté d’un monde qui se casse la gueule, ces sentinelles qui espèrent encore le sauvetage d’une humanité agonisante.
    Tiens, un test : prenons le bottin mondain, ouvrons-le à n’importe quelle page, posons le doigt au hasard et je suis certaine que vous aurez une autre Badinter…
    Moi, moi, moi, moi et moi…….
    Aigrie ? Bien sûr ! Comment ne pas l’être face à cette comédie humaine.

  3. Et oui, comme le pitoyable BHL englué jusqu’au cou dans des compagnies forestières qui pillent les derniers arpents boisés de notre planète ou comme l’inénarable professeur Orengo membre du CA d’EDF tout en dirigeant … l’Académie de médecine : les bienfaits de la radioactivité, vous connaissez ?
    Dans le même genre, je connais un gouvernement qui nous bassine avec Grenelle mais dont… le premier ministre est fana de … course automobile !
    La liste est longue, longue et dégoûtante.

    Fabrice, on a envie d’aller se terrer dans le vallon, au bord de la rivière, pour les oublier un peu… mais… n’oublions pas justement et restons actifs, continuons à construire jour après jour cet autre monde auquel nous aspirons. Soyons prêts, de meilleurs jours viendront si nous savons les préparer et NOUS préparer.

    Pour la dignité de l’Homme qui est autre chose qu’un entonnoir à soldes, tout simplement !

  4. A propos des grands people penseurs et autres celebres philosophes francais qui passent a l’antenne, je vous laisse deviner de qui* sont ces paroles:

    « …if you compare the United States with France — or with most of Europe, for that matter — I think one of the healthy things about the United States is precisely this: there’s very little respect for intellectuals as such. And there shouldn’t be. What’s there to respect? I mean, in France if you’re part of the intellectual elite and you cough, there’s a front-page story in Le Monde. That’s one of the reasons why French intellectual culture is so farcical — it’s like Hollywood. »

    C’est pourtant les mots d’un « intellectuel » tres connu, voire l’un des plus cites au monde. Bref, celui qui trouve gagne un voyage aux etats-unis, chez moi, dans le vermont, pas chez lui*, a Cambridge, dans le massachausettes.
    😉
    d

  5. j’ai entendu cette même émission sous la douche d’une oreille discrète mais toute aussi choquée que la votre. Bravo pour cette remise en place, j’espère que Mme Badinter tombera sur votre texte.

  6. Oh ! vous êtes des monstres , des rétrogrades passéistes! madame Badinter mériterait au moins la légion d’honneur . ça tombe bien, elle est actuellement distribuée à tour de bras . Vous croyez que l’on peut demander un tuyau à Pierre Belanger à ce sujet ?
    Sinon, merci de me lire en commentaire à l’article précédent . je vous y donne rendez-vous !

  7. Mas sachausettes ?…Ben voilà!…C’est le premier bas qui goûte !!!. Fait d’hiver: jusqu’à -18°, la nuit, sur la coulée du Renard. Un changement climatique de saison ?.

  8. Là j’ai bien gloussé. Mme Badinter n’a en effet de féministe que le nom, et c’est en effet un remarquable produit de la gauche-caviar !
    Quand elle écrit que la prostitution est un « droit pour les femmes », est-ce qu’elle sait au moins dans quel état (drogue, sida) sont ces femmes-là ? c’est sûr qu’elle doit pas beaucoup arpenter le périph’, les sous-bois ou autres endroits sordides en talons aiguilles (ou baskets pourries), la nuit.
    Bouffonne, va !

  9. A Fabrice:
    Quel brillant rapprochement entre ces prises de position! Il est indéniable (cela a déjà été dit et redit, je rapporte) que voir la prostitution comme une simple transaction marchande s’inscrit parfaitement bien dans le contexte de notre société néolibérale où tout doit pouvoir se vendre et s’acheter! Et où, forcément, la publicité joue un rôle central.

    A David Rosane:
    à l’ère de Google on ne peut pas ne pas trouver des réponses à des questions comme la vôtre! C’est Noam Chomsy! (vous payez le voyage en plus de l’accueil? 🙂 ).

  10. « Le discours publicitaire est devenu le maître des discours. » Bon, n’ayant pas de voyage aux States à vous offrir, je préfère vous dire tout de suite que l’auteur est Dominique Quessada.

  11. A Bruno. Ne pas en faire « école » tout simplement.Super ton Grand-père de t’avoir filé un « truc » sur les Indiens. Merci à Hacène pour sa réponse, je pense que l’Oiseau Tonnerre est d’accord et qu’il est prêt à l’accepter dans le cercle.

  12. À propos de l’acte deux de Fabrice :

    Samedi, au marché, le copain Gael nous conseille de récupérer sur internet l’émission « Terre à Terre » de France Culture, où passait il y a quelques jours Hervé Kempf pour présenter donc son bouquin : « Pour sauver la planète, sortez du capitalisme ».
    C’était – disait-il – si bon d’entendre quelqu’un dire ce qu’on pense soi-même (c’est vrai, ça relaxe !)

    Hou la la la la la la ! Pas de relaxation en vue pour moi. Je ne m’étendrai pas puisque la belle plume de Fabrice a l’intention de se mettre au travail un peu plus tard, sur le sujet (peut-être en total désaccord avec moi, qui sait ?)

    D’après ce que j’ai entendu, en tout cas, Kempf semble ne tout simplement pas savoir ce qu’est le capitalisme et surtout il ne tient vraiment pas à en sortir. Je n’achèterai pas ce bouquin. Il y a arnaque sur le titre.

    Cordialement à tous

    Jeanne Guiader

  13. Bien vu, allez encore un peu de patience et si l’histoire balbutie on remettra ça dans pas trop longtemps et cette bonne Élisabeth montera les marches de l’échafaud.

  14. Le 11 février 2010
    Je viens d’entendre ce matin Elisabeth Badinter, sur France Inter, s’en prendre à Cécile Duflot, Hervé Kempf et tous ces zigotos d’écolos qui oseraient « culpabiliser » les femmes et leur imposeraient une régression sociale. Comme quoi le féminisme peut très bien s’accommoder du capitalisme et de la société de consommation…
    Je suis atterrée qu’une philosophe, dont je partage par ailleurs nombre de combats (contre la burqa par exemple) brandisse l’argument populiste de la « culpabilisation » pour déconsidérer ses adversaires. C’est l’argument de ceux qui n’en ont pas, qui se refusent à voir la réalité en face, à se remettre aucunement en cause. Imaginons, pourquoi pas, les esclavagistes s’en servir contre les abolitionnistes: « Arrêtez de nous culpabiliser avec les droits de l’homme! » Aujourd’hui, c’est: « Arrêtez de nous culpabiliser avec la défense de la planète et des pays pauvres! »
    Je suis féministe ET écologiste (ET socialiste) et c’est en tant que féministe que je suis solidaire des femmes des pays du sud dont la survie dépend de notre comportement ici et maintenant. Notre choix de société et de consommation influe sur notre avenir à tous, hommes et femmes, de tous continents. Mais c’est peut-être beaucoup demander à une actionnaire de Publicis, fût-elle philosophe, que de l’admettre!

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