Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 5

Voilà, c’est la fin. Le témoignage de Gaston Dumas, qui suit, éclaire d’une manière sinistre le dossier des digues du Bangladesh. Tout est dit. Tout est clair. Presque trop clair. Je souhaite ardemment que vous pensiez au moins quelques minutes à nos frères paysans du Bangladesh, qui ploient sous l’effort quotidien. Les propriétaires terriens y imposent cette loi que nos ancêtres ont abolie certaine nuit d’août 1789. Pensez à ces êtres aussi aimables, aussi respectables que n’importe lequel d’entre nous. Et pensez à Jacques Attali. Pas tant à sa si médiocre personne qu’à ce qu’il représente en France. Songez à sa place, à ses soutiens, à sa crédibilité dans tant de journaux imbéciles, dont certains prétendent pourtant incarner l’intelligence. Dans le monde tel qu’il est fait, on ne peut être du côté des paysans du Bangladesh et faire des sourires aux si nombreux Attali de la place. Il faut choisir.

L’AFFAIRE DUMAS 
Gaston Dumas part pour une mission d’expertise au Bangladesh le 25 octobre 1990. Choisi par la Caisse centrale de coopération économique (CCCE) – c’est-à-dire l’État – pour sa très grande expérience professionnelle, il doit rester trois mois dans le pays et définir, puis calculer les paramètres hydrologiques permettant une protection contre les crues. Hydrologue, Gaston Dumas a dirigé dans le cadre de l’ONU, de 1964 à 1966, une étude sur le delta du Bangladesh, la plus importante jamais entreprise. Pendant ces deux années, près de 400 personnes, disposant d’une vingtaine de bateaux, ont réalisé des millions de mesures hydrométriques. C’est dire sa compétence et sa connaissance du pays.

Lorsqu’il revient au Bangladesh vingt-cinq ans plus tard, le service hydrologique bangladeshi qu’il avait contribué à créer existe toujours. C’est la seule bonne surprise du séjour. Sitôt arrivé, Gaston Dumas constate qu’il n’a pas les moyens de travailler. Il ne dispose que d’un minuscule bureau provisoire, n’a pas de voiture – celle qui lui était destinée sert à d’autres fins -, pas davantage de micro-ordinateur. Les rapports sont d’emblée exécrables avec Jean-Marie Lacombe, le résident à Dhaka du bureau d’études qui paie sa mission, le BCEOM.

Peu à peu, Dumas est amené à s’interroger sur le sérieux de l’étude de préfaisabilité financée en 1989 par le gouvernement français (voir les 4 articles précédents). Malgré ses demandes répétées, il ne peut obtenir les données informatiques ayant servi de base à l’étude. À peine si l’on consent à lui envoyer à Dhaka une disquette sans intérêt. « Je ne comprends pas, écrit-il dans un fax du 20 novembre 1990 adressé en France à un responsable du BCEOM, pourquoi l’analyse des niveaux d’eau (fondamentale) n’apparaît nulle part, non plus que celle des précipitations journalières (l’analyse commence à quarante-huit heures). J’aimerais avoir les éléments correspondants ». Il ne les aura jamais.

« Ce ne pouvait être qu’une politique délibérée pour me priver de toute information sérieuse », estime-t-il aujourd’hui. En s’appuyant sur des éléments de son travail de 1966, en récoltant à ses frais des données en dehors de son temps de travail, sur un ordinateur prêté, Gaston Dumas progresse néanmoins. Il ne fait bientôt plus de doute pour lui que l’étude de préfaisabilité présente des carences vertigineuses et que beaucoup de ses chiffres sont faux. « Personne ne pensait, dit Gaston Dumas, que j’allais remettre en cause cette Bible en collectant de nouveau toutes les données avec l’aide de mes deux adjoints bangladeshis, et en dehors de toute voie officielle ».

À son retour en France en février 1991, devant les opacités manifestes de sa mission, Gaston Dumas propose sa démission. Dans une lettre au BCEOM, il précise que « si nous nous apercevons, après l’étude [celle qu’il mène à l’époque] que certains ouvrages de protection contre les crues, par exemple des endiguements, ne peuvent jouer leur rôle par suite de la disproportion entre le débit des lits majeurs et celui des mineurs de certaines sections des cours d’eau, il sera difficile de redresser la situation (…). Dans l’obligation d’effectuer une tâche incomplète, [il ne veut pas] être accusé ultérieurement d’avoir négligé la partie hydrologique [qu’il] estime la plus importante ». À la suite d’une réunion au siège de la CCCE à Paris le 13 février, en présence de Joël Maurice, il accepte néanmoins une nouvelle mission de trois mois, « à condition d’avoir un soutien logistique digne de ce nom ».

Sur place, bien au contraire, tout se gâte. L’homme du BCEOM à Dhaka, Jean-Marie Lacombe, ne supporte plus les critiques de Gaston Dumas. Il va jusqu’à bloquer l’envoi en France par fax de certains éléments du rapport de l’hydrologue. Utilisant un moyen détourné, celui-ci adresse le 9 avril une lettre à un responsable du BCEOM : « Il n’y a plus de communication entre Agropolis [l’un des sièges du BCEOM] et moi-même parce que Jean-Marie Lacombe bloque l’envoi de fax. Cette situation qui se prolonge nous conduit à l’échec. J’attache une grande importance à votre intervention rapide et à ce que des situations de cet ordre, trop fréquentes dans le passé, ne se reproduisent pas à l’avenir ».

Cette lettre reste sans réponse. Plutôt curieux de la part d’un bureau d’études rétribué sur fonds publics. Entre-temps, le 3 avril, un autre hydrologue, dépêché par le BCEOM, est arrivé à Dhaka. Guy Chevereau est loin d’avoir les connaissances de Gaston Dumas en matière de crues deltaïques, mais il est vrai que sa mission est tout autre. « J’ai été envoyé là-bas, admet-il volontiers, pour “virer” Dumas. L’un de mes responsables m’avait dit : “Dumas pédale dans la choucroute”. Il n’avait pas la formation de statisticien nécessaire. Dumas, c’est la vieille école. Or là, on avait besoin d’analyser des données, pas d’aller sur le terrain. »

Version confirmée par Bernard Lemoine, chef du département « Aménagement et développement rural » au BCEOM : « Il y a des experts qui paraissent compétents dans le contexte français et qui se révèlent incompétents dans le contexte bangladeshi. Il n’a pas fait le travail qu’on lui demandait, et il a été remplacé ». On ne s’étonnera pas que la version de Dumas soit toute différente. Selon lui, Guy Chevereau, mandaté sans ordre écrit pour lui reprendre la responsabilité de l’étude, l’a totalement modifiée sur des points fondamentaux. « Mon analyse des débits et mes mises en garde sévères ont disparu de ce nouveau rapport. De même que mon analyse pluviométrique. Tout a été remplacé par des données soit fausses, soit hautement discutables de l’étude de préfaisabilité de 1989. L’essentiel, semble-t-il, était de ne pas toucher à cette sacro-sainte étude ».

Gaston Dumas va plus loin encore. « A-t-on voulu se servir de ma réputation et de ma signature ? Le BCEOM m’a demandé à Dhaka d’approuver ce nouveau rapport, de le signer et de le parapher page à page, ce que j’ai bien entendu refusé. Quelques jours plus tard, le BCEOM décidait d’abréger ma mission. Son agent à Dhaka, Jean-Marie Lacombe, qui devait s’occuper des formalités, détenait mon passeport et mon billet d’avion. Le 16 mai, j’ai failli en venir aux mains avec lui, car il prétendait échanger ces pièces contre des lettres de reconnaissance concernant mon rapport de mission. Il a fallu que je demande la protection officielle du consulat de France pour en sortir. En trente-cinq ans de carrière, je n’ai jamais connu de telles méthodes ».

Définitivement de retour en France, Gaston Dumas adresse le 27 mai 1991 une lettre cinglante à Joël Maurice, le représentant de la CCCE [donc l’État]. « Je me suis aperçu, mais un peu tard, que mes références professionnelles ont servi d’appât. J’ai appris que [le BCEOM] n’avait plus besoin de mon expérience pour rester au Bangladesh une fois introduit, car il suffit de satisfaire la vénalité des décideurs, coutumiers pour chaque projet, de faire monter une ou deux fois les enchères, par des simulacres techniques. Cette étude a des chances d’être acceptée avec le temps, ne serait-ce qu’après une modification de forme ( …). Les conséquences à moyen terme d’équipements mal conçus peuvent être graves et nous ne pouvons, à mon avis, faire l’économie d’une étude hydrologique sérieuse et selon une méthodologie précise (…), je ne veux pas être mêlé à une étude captieuse dont le but est de couvrir l’étude de préfaisabilité antérieure, “rassurer” le client français et servir d’introduction auprès du client bangladeshi.
»Prenant le risque de ne pas percevoir mes frais de mission, je désire que les responsables bangladeshis soient avisés par voie officielle que je n’ai pas participé à la rédaction du rapport transmis par le BCEOM »
.

Joël Maurice se contente d’une réponse empruntée, regrettant que la mission de Gaston Dumas « n’ait pu se dérouler et produire des effets selon le programme initialement prévu ». Il ne demande pas à rencontrer l’hydrologue et ne cherche pas à en savoir davantage sur ces graves accusations. « C’est un problème, dit aujourd’hui Joël Maurice, entre un bureau d’études et son salarié. Si monsieur Dumas a été remplacé au Bangladesh, c’est qu’il ne fournissait pas le travail demandé dans les délais convenus. Je constate qu’il a commencé à porter des accusations après avoir eu des problèmes avec son employeur ».

Gaston Dumas, quant à lui, se pose de nombreuses questions. Pourquoi la CCCE n’a-t-elle tenté aucune clarification de ce lourd dossier après son retour en France ? Pourquoi n’a-t-elle pas tenu compte de ses mises en garde et propositions techniques ? Pourquoi ce pesant silence ?

PS qui date de ce mercredi 8 avril 2009 : Comme je viens de retaper de texte de 1992, je suis encore sous le coup d’une certaine émotion. L’État, la gauche au pouvoir, notre immense Jacques Attali ont donc couvert de leur autorité cette incroyable histoire des digues du Bangladesh. De vous à moi, pensez-vous que les choses ont changé ? L’affaire des contrats signés par Bernard Kouchner avec Omar Bongo et Denis Sassou Nguesso  n’est-elle pas dans le droit fil de ce qui précède ? Mais bien au-delà, je reste obsédé par ceci : pourquoi tant d’indifférence ? Pourquoi les opinions du Nord se moquent-elles à ce point de ce qui se passe en leur nom au Sud ? Pourquoi ce si pesant silence (bis repetita) ?

20 réflexions sur « Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 5 »

  1. bravo de rappeler cette sinistre histoire. Je signale qu’il existe un excellent rapport du CSE sur la gestion des crues du Gange qui met l’accent sur la responsabilité des digues dans l’aggravation de leurs effets humains et environnementaux.

  2. Pourquoi ?
    Comme dit mon voisin (enseignant !), « ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe dans mon jardin ».
    Et puis, à force d’être « informé » par la télé…

  3. Bonjour,
    je suppose que le projet de digues a été mené à son terme. Mais que s’est-il passé après la construction des digues? Est-ce que les prévisions de Gaston Dumas étaient justes?
    Je ne connais pas la situation au bangladesh, si vous pouvez m’éclairer sur le sujet, merci!

    Mathieu

  4. Mathieu,

    Non, le projet a été abandonné en cours de route. Mais quantité d’argent public a été mobilisé dans le cadre du projet de 1989.

    Fabrice Nicolino

  5. Pauvre de moi ! Je ne suis même pas surpris. Heureusement encore atterré, même si je n’en attendais pas moins. Pauvre Bangladesh, pauvre Asie, pauvre Afrique, pauvres de nous. Ce genre d’exemple, à la hauteur de l’éloignement et du gigantisme des processus en question, est semblable à ce qui se passe à tant d’échelles, en tant d’endroits, … par tant de gens… Qui restent quand même une minorité (agissante). Alors merde, débarquons-les pour de bon !

  6. Pauvres de nous. Mais au moins, ici, dans un pays comme la France, on a les moyens de lutter contre cela, de se faire entendre. On mérite au moins un peu d’être pris pour des cons. En tout cas, moi, qui ne la ramène sans doute pas suffisamment souvent…

  7. Pourquoi Attila se comporte t-il comme cela ?
    Mais c’est pour faire tourner les boites des copains avec l’argent de l’Etat…qui lui renverront l’ascenseur, un jour..
    Cette histoire m’épouvante.Pourquoi les opinions du nord ne réagissent-elles pas ? mais, Fabrice, où trouver l’information ? Tant que cela ne passera pas au journal de 20 heures, la masse des personnes informées sera trop faible pour faire pression.
    Les vrais journalistes qui décident de passer de telles infos ne sont pas à la télé.
    Pourquoi ? parce que ceux de la télé veulent plaire au gouvernement ? et ne peuvent dévoiler certaines choses ? ils se censurent?
    Pourquoi voudraient-ils plaire au gouvernement ?
    voilà la question.

    Ce que j’ai remarqué en allant un jour au Collège de France, où il y avait une remise de prix par un industriel, via la Fondation de France, c’est qu’il règne à Paris une drôle d’ambiance entre les journalistes, les industriels et les politiques.Les journalistes semblaient émoustillés, électrisés par la présence des deux autres…et apparement très contents de faire partie du même monde, qui se comprend, parle le même langage.ils semblaient carrément à leur service.Bon, cela a été mon impression, à moi, sortie de ma province.Mais je ne l’oublierai jamais ,tant ma surprise a été grande.

  8. Oui, il y a une « minorité agissante » dans le sens de ses intérêts (et avec des collusions diverses entre journalistes, industriels et politiques) mais il y a surtout la « majorité silencieuse » qu’invoque régulièrement notre omniprésident pour justifier ses « réformes ».

  9. La majorité restera silencieuse tant qu’elle aura de quoi se nourrir, se loger, se déplacer, se soigner, et qu’elle aura l’illusion d’exister au travers d’équipements superficiels…
    Le capital humain et judicieusement preservé et asservi par la « minorité agissante ».

  10. A Marieline,

    Les journalistes dont vous parlez ne se censurent pas et le gouvernement ne fait pas pression sur eux : tout cela n’est pas nécessaire puisqu’ils défendent les mêmes intérêts. Comme vous le suggérez ils font partie du même monde. Noam Chomsky a analysé avec finesse la manipulation de l’opinion, notamment dans « La fabrication du consentement ».

  11. L’illusion d’exister dont parle Chanee n’est-elle pas en train de fondre comme la glace aux pôles ? Le problème, ça va être d’exister tout court !

  12. Dans les années 90 on croyait encore dominer la nature, on n’arrête pas le progrés disait-on.
    Etre contre de tels projets c’était vouloir retourner à l’époque du moyen âge.(comme pour la bio)
    L’opignon a évolué mais ces lobbys restent toujours aussi puissants.
    L’agriculture intensive se porte à merveille.
    L’année 2008 à été trés bonne pour le machinisme agricole.
    Plus 36% de ventes de moisonneuses batteuses.
    Le niveau des études sur les risques sanitaires aussi bien pour l’élevage industriel médicalisé, que sur le nucléaire ne doit pas être meilleur que celle sur les digues du Bangladesh.
    En France à chaque innondation on parle toujours de barrages anti-crues comme solution miracle.
    Comme la France c’est le centre du monde on propose les mêmes solutions tout simplement.

  13. Pour revenir sur tes coins de nature Fabrice, j’étais ce matin dans un fond de vallée relativement en état (sauf l’eau)et là j’ai vu les dégats occasionnés par les motos à quatre roues.
    Des fondrières incroyables, les pentes couvertes de pervanches labourées, passages dans la rivière.
    Comment peut’on être aussi con.

  14. « Comme dit mon voisin (enseignant !), “ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe dans mon jardin” : Dans le fond c’est cela qui est « terrifiant », cette absence de curiosité et d’implication de la part de la classe moyenne propre sur elle, anti violente. Des « méchants » on n’attend rien, ils sont dans leur rôle. mais de nos pairs, de nos voisins, de nos amis, de nos familles aussi? Comment accepter sereinement que ces gens, par leur ignorance et leur manque de conscience, le déni de réalité parfois fassent le lit de ces aberrations, de ces absurdités? de ces connards prétentieux et aveuglés, moi, moi, moi, ah là là! il y a comme une sorte de correspondance entre les mentalités de la classe moyenne et les exactions commises par ces pseudos esprits supérieurs à l’Attali; Je suis lasse des moeurs de cette classe moyenne.
    « Tu t’es roulé en boule dans ta sécurité bourgeoise, tes routines, les rites étouffants de ta vie provinciale, tu as élevé cet humble rempart contre les vents et les marées et les étoiles. »
    Tu ne veux point t’inquiéter des grands problèmes, tu as eu bien assez de mal à oublier ta condition d’hommes ». TERRE DES HOMMES. Antoine de St-Exupéry.

  15. Bruno, peu de gens existent vraiment, la plupart se contente de vivre, le corps et l’esprit formatés, et d’autres essayent de survivre.
    Et bientôt, en effet, tous embarqués dans cette locomotive économique sans rails écologiques, nous n’aurons d’autre choix que de tenter de survivre.

  16. Rien ne change, ou si peu. Colloque les 3 et 4 juin prochains sur les risques d’inondation. Organisateur : CEMAGREF ! Beaucoup de gratte-papier des ministères et des ingénieurs… Comme maîtres et possesseurs de la nature…

  17. Des études? des missions d’expertise? les hommes pressés comme Jacques Attali ne s’embarrassent pas d’études ni de principes de précaution (la commission Attali avait d’ailleurs préconisé sa suppression…). Leur savoir est incontestable et leurs rapports indiscutables. En janvier 2008, lors de la présentation de son rapport au Théâtre du Rond Point, Jacques Attali avait eu ces mots lumineux :
    « Le rapport pour la libération de la croissance française n’a pas à être mis à l’étude puisqu’il a été étudié ». hi hi!
    merci d’avoir ressorti cette enquête de vos cartons. merci, vraiment.

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