Jean Daniel, Denis Olivennes et Lévi-Strauss (Honte !)

L’écœurement n’a rien d’agréable. Je m’en passerais volontiers, mais je mourrai avec quelques-uns de ces sentiments pénibles et pesants à l’intérieur de moi. Tant pis. Il me faut d’abord présenter les protagonistes de ce que je considère, moi, comme un drame. Il passera inaperçu, je le sais, mais il faut néanmoins nommer correctement les choses. Un drame. Et donc des personnages. Le premier, connu de beaucoup, s’appelle Jean Daniel. Né en 1920, il va sur ses 90 ans. Et continue d’écrire inlassablement dans le journal qu’il a contribué à créer en 1964, c’est-à-dire Le Nouvel Observateur.

On ne tire ni sur les ambulances ni sur les vieillards. Malgré mon exécrable éducation, je tâcherai donc d’être modéré. Jean Daniel abuse épouvantablement de son statut d’indéracinable, fondé sur une relation très ancienne nouée avec le propriétaire du journal, Claude Perdriel. Il abuse, car ses éditoriaux, pontifiants et ennuyeux au-delà de ce que je pourrais dire, occupent une place tout à fait disproportionnée. Ce qu’il a à dire, il l’a déjà répété des centaines de fois. Mais il est donc intouchable.

Denis Olivennes doit approcher, sauf erreur, les cinquante ans, et se trouve être depuis l’an passé le directeur général de L’Obs. Sa carrière ? Des sympathies de jeunesse pour le trotskisme, bien sûr, puis pour le socialisme d’État, bien entendu, suivies comme il se doit par une carrière dans l’industrie, d’Air France à la Fnac en passant par Canal +. Le voici donc à la tête de ce que tant de gens continuent, contre l’évidence, à présenter comme un journal intellectuel de gauche. Intellectuel, rions. De gauche, derechef. Quelques amitiés point trop éloignées du monsieur me permettent de vous dire qu’il assouvit le fantasme de tant de nigauds : devenir journaliste, ou du moins faire semblant. Il a tenté à plusieurs reprises d’accompagner des professionnels sur le terrain et s’autorise chaque semaine un semblant d’éditorial. Ajoutons, car il le mérite, que Denis Olivennes est chevalier de la Légion d’honneur, sur le contingent de François Fillon, Premier ministre.

Venons-en au fait. Vous le savez, Lévi-Strauss est mort, et je le pleure. Si les mots conservaient le sens qu’ils ont pu avoir à quelque époque, il me suffirait d’écrire que Jean Daniel, Denis Olivennes et leur hebdomadaire se sont déshonorés en rendant compte de son décès et de son œuvre. Un ou deux courts exemples permettraient alors de convaincre toute personne de bonne foi et de culture raisonnable. L’affaire serait ficelée en quelques minutes. Mais l’inculture comme le sans-gêne absolu ayant gagné la partie, au moins provisoirement, il me faut un peu plus de temps. Réglons tout d’abord le cas Olivennes, le plus simple à n’en pas douter.

Olivennes se moque. De nous tous bien sûr, mais sans se rendre compte, de lui d’abord. Dans le numéro 2349 de L’Obs, en page 3, il signe un texte effarant de sottise sur notre cher disparu (Je le mets à disposition, dans son intégralité, à la suite de cet article, mais dans la partie commentaires, pour ne pas alourdir mon propos). Lévi-Strauss serait une « une telle incarnation du génie national, dans ce qu’il a de composé et de subtil, qu’en cette époque de doute supposé sur notre identité sa “panthéonisation” transmettrait un beau message ». Olivennes, qui ne doit guère avoir dépassé les premières entrées de Google sur l’homme, le rabaisse au rang de génie national, lui l’universel par excellence. Pis, il croit voir dans la mort de Lévi-Strauss la fin d’un « cycle philosophique né au milieu du XVIIe siècle : le sacre du sujet pensant et le rêve de “se rendre comme maître et possesseur de la nature” ». Ce qui s’appelle un total contre-sens de la pensée du maître. Lévi-Strauss abhorrait en effet la culture “humaniste” issue du cartésianisme puis des Lumières, qu’il rendait responsable des pires horreurs passées, dont le colonialisme et le fascisme. Il était tout simplement à l’opposé de celui qu’Olivennes présente comme ayant « poussé à l’extrême le triomphe de la Raison ».

Peut-on trouver pire ? Non, soyons honnête, cela ne se peut. Mais les deux pages que Daniel consacrent à Lévi-Strauss valent à peine mieux (Voir le texte complet dans les commentaires). Le vieux journaliste y enfile une longue série de perles qui démontrent avec la clarté du cristal qu’il ignore tout de la pensée dont il parle. Et cela s’appelle L’héritage de Claude Lévi-Strauss ! Et cela se trouve publié dans l’un des grands journaux français de cette fin 2009. Eh bien, quelle leçon, et quel héritage ! Je vous passe l’exégèse de ce texte soporifique, que vous pourrez toujours lire quelque soir d’insomnie. Ce qui me choque, ce qui me heurte avec force, ce qui me cloue de stupeur, c’est que Daniel, pour le plaisir du joli reflet de soi dans le miroir, a totalement émasculé Lévi-Strauss.

Oublié le penseur radical de l’altérité. Oublié l’écologiste virulent, qui liait intrinsèquement diversité culturelle et diversité biologique. Oublié l’intellectuel biocentrique, jetant les bases théoriques d’un rapport neuf entre l’homme et les autres créatures partageant la Terre avec lui. Oublié, le révolutionnaire authentique, mettant à bas 250 années d’idéologie du progrès, socle intangible de Jean Daniel comme d’Olivennes. En bref, en un mot comme en cent, L’Obs pratique l’évitement total d’une pensée qui lui demeure étrangère, et d’ailleurs hostile. Je rappelle pour mémoire cette phrase de Lévi-Strauss, prononcée en 2005 : « Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».

Le gras est dans le texte d’origine, je le précise à toutes fins utiles. Ces formulations extraordinaires sont aux antipodes de ce que l’on peut lire chaque semaine dans les colonnes de l’hebdomadaire. Aux antipodes ! Qui oserait le contester ? Et nul lecteur n’aura donc su que Lévi-Strauss était essentiellement un refuznik, un dissident véritable, un opposant définitif aux valeurs marchandes présentes dans chaque publicité, c’est-à-dire sur chaque page de ce présentoir qu’est devenu Le Nouvel Observateur.

Ma foi, il faut conclure. Le Nouvel Observateur n’a pas été fondé par Daniel, quoi que puisse en rapporter la vulgate. Bien entendu, il aura joué un rôle important dans la création du journal. Mais il y en avait bien d’autres, sans lesquels L’Obs n’aurait pas vécu. La manière dont ils ont été effacés du tableau, comme sur les photos sépia du régime stalinien, qui éliminait un à un les vaincus du jour, n’étonne guère. Il reste que, parmi les cofondateurs du Nouvel Obs de 1964, se trouvait un certain Michel Bosquet. Qui n’était autre qu’André Gorz. Qui n’était autre que Gerhard Hirsch, né Autrichien.

Bosquet était un journaliste d’une sagacité proprement inouïe, qui illumina les pages de L’Obs pendant vingt ans. J’ai lu ses ouvrages avec passion dès mes vingt ans, et je les ai presque tous lus. Qui était-il ? L’un des premiers en France à savoir penser la crise écologique. L’un des tout premiers à savoir relier entre eux des fils dispersés, rompus, inconnus même. Pour être sincère, je le considère comme l’un de nos plus beaux intellectuels de l’après-guerre. Le sort fait en 2009 à Claude Lévi-Strauss montre au passage que le mouvement des idées n’a rien de linéaire. D’évidence, L’Obs de 1970 était, notamment grâce à lui, un journal. D’évidence, il est devenu autre chose.

PS : les textes de Denis Olivennes et Jean Daniel sont dans la partie Commentaires ci-dessous

11 réflexions sur « Jean Daniel, Denis Olivennes et Lévi-Strauss (Honte !) »

  1. Le texte de Denis Olivennes :

    L’intellectuel capital

    Avec Claude Lévi-Strauss, la France n’a pas seulement perdu l’un de ses intellectuels essentiels (voir l’éditorial de Jean Daniel page 12). Elle a vu se clore un cycle philosophique né au milieu du XVIIe siècle : le sacre du sujet pensant et le rêve de « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Lévi-Strauss a poussé à l’extrême le triomphe de la Raison – soulignant l’empire de la logique jusque dans la « pensée sauvage » – en même temps qu’il en a dénoncé précocement les effets destructeurs, en particulier sur la diversité culturelle du monde.

    Comment la France peut-elle lui rendre un hommage digne de sa stature ? En le faisant entrer au Panthéon, cette « Ecole normale des morts », comme disait si joliment Mona Ozouf. Claude Lévi-Strauss est une telle incarnation du génie national, dans ce qu’il a de composé et de subtil, qu’en cette époque de doute supposé sur notre identité sa « panthéonisation » transmettrait un beau message. Et puis l’auteur de « Tristes Tropiques » y reposerait aux côtés de Jean-Jacques Rousseau, qu’il admirait plus que tout et dont il citait volontiers cette formule : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin. »

    P. S. Sans aucun rapport : Jean Daniel et moi-même recommandons à toute personne qui récuse le tribunal expéditif de l’opinion, pour fonder son jugement sur les faits, de se procurer le DVD bientôt en vente du documentaire américain « Roman Polanski : Wanted and Desired ». Une leçon de journalisme indépendant et scrupuleux.

    (Edito publié dans le Nouvel Observateur du 12 novembre)

  2. Le texte de Jean Daniel :

    L’héritage de Claude Lévi-Strauss

    Qu’est-ce qui peut réaliser l’union consensuelle d’un monde, son unité fusionnelle, sinon la communion dans le deuil ? Voici que, pour la planète entière, au moins, en tout cas, pour ce que l’on appelle ses élites, la mort d’un Français, du nom de Claude Lévi-Strauss, est saluée comme s’il ne pouvait pas avoir de successeur. Cet homme, qui déclarait n’avoir jamais été habité le moins du monde par un besoin de transcendance, est l’objet d’une sacralisation singulière, comme si, à travers sa personne, c’était la dignité retrouvée d’un certain nombre de sociétés dites primitives, à l’origine de l’humanité, que l’on célébrait.

    Je n’ai pas eu le privilège d’être son ami. Il m’a simplement manifesté une attention chaleureuse et précise pendant cinq entretiens que je n’ai jamais oubliés. En tout cas, puisque tout a été dit partout, depuis sa mort, je veux commencer par un des messages de lui qui auront le plus dérouté. Commentant son livre, « le Regard éloigné », paru en 1983, qui contenait une conférence très contestée faite à l’Unesco sur les races et le racisme, il m’a dit que son intention n’était nullement politique. Il a ajouté qu’il s’était, dans le domaine particulier de la politique, trop souvent trompé dans sa vie pour pouvoir encore se faire confiance. Et que l’attitude de l’écrivain « engagé » n’était donc pas son fait. S’étant trompé, il n’en avait pas tiré, comme tant d’autres, la conclusion qu’il était mieux placé pour dénoncer ailleurs les erreurs qui avaient été les siennes.

    Je lui ai fait observer que cela ne l’avait pas empêché de tirer une philosophie de ses observations ethnologiques. Rappelons que pour la société intellectuelle, il est l’homme qui a trouvé dans Montaigne, Rousseau, Bergson et Mauss les bases du concept d’anthropologie structurale qui a renouvelé en profondeur l’anthropologie française. Mieux que tous les autres, probablement, il a conceptualisé l’altérité, la différence, la comparaison, l’accouchement du moi par l’autre.

    Car on peut comprendre l’autre. Le différent n’est pas l’étranger radical. On peut découvrir chez lui un « inconscient structural » guère éloigné du nôtre. La pensée sauvage n’est pas la pensée des sauvages, mais une pensée non encore domestiquée. D’où un parfum de nostalgie pour le « bon sauvage » cher à Rousseau. Tournant le dos à toute une tradition, il a donné à comprendre les mécanismes de la pensée rationnelle dans la mentalité des ex-primitifs. C’était une révolution qui devait avoir des conséquences dans l’histoire des idées et dans la science des m’urs autant que dans la pensée politique.

    Lévi-Strauss est frappé par un passage des « Essais » dans lequel Montaigne décrit les sauvages de la côte du Brésil qui mangent leurs ennemis. Montaigne les juge supérieurs à certains fanatiques des guerres de Religion qui tuent et découpent les cadavres, non pour les manger, mais pour les jeter en pâture à des cochons. Exceptionnelle modernité de Montaigne. Si chaque homme porte en lui la substance de l’humaine condition, il n’y a pas plus de hiérarchie possible entre les êtres qu’entre les peuples.

    Lévi-Strauss cite un extrait de la lettre de Rousseau au président Malesherbes : « Dans une société policée, il ne saurait y avoir d’excuse pour le seul crime vraiment inexpiable de l’homme qui consiste à se croire durablement ou temporairement supérieur et à traiter des hommes comme des objets : que ce soit au nom de la race, de la culture, de la conquête, de la mission ou simplement de l’expédient. » On n’a jamais instruit contre le colonialisme un procès plus définitivement implacable que ne le fait Lévi-Strauss en s’appuyant sur Montaigne et sur Rousseau. Ayant eu professionnellement à traiter des soubresauts, des convulsions et des tremblements du colonialisme comme des luttes émancipatrices des colonisés, je me suis souvent inspiré de Lévi-Strauss avec gratitude.

    Mais sont arrivées les déferlantes de la globalisation et des flux migratoires. D’une manière si dévastatrices qu’elles ont bouleversé les études anthropologiques, qui réclamaient en d’autres temps ? et refusent aujourd’hui ? une immobilité et même une essentialisation de leur objet. Claude Lévi-Strauss en a été conscient très tôt et, dans ses derniers essais, a infléchi son regard à cette lumière, faute de pouvoir corriger son ?uvre initiale. Mais sur la nécessaire diversité des cultures, la mission de les protéger, le caractère éventuellement meurtrier du progrès et sur l’affrontement des civilisations ; sur l’idée que les victimes peuvent devenir des bourreaux, et les colonisés des colonisateurs, sur le constat que des peuples émancipés peuvent opprimer leurs minorités, Lévi-Strauss a fait preuve d’une audace et d’une indépendance d’esprit exemplaires. Dès que les civilisations, d’abord agressées dans leurs cultures par la modernité, passent de l’émancipation à l’expansion, alors elles peuvent devenir aussi dangereusement racistes que les autres. Pour des raisons la plupart du temps idéologiques, on ne revient pas souvent sur ses dernières réflexions. Elles sont pourtant aujourd’hui essentielles dans nos débats et elles peuvent être d’ailleurs instrumentalisées par n’importe quel imposteur. Mais c’est un fait que Lévi-Strauss faisait une distinction très nette entre l’agression coloniale, qui détruit une structure, et la mobilisation d’une société qui estime devoir se défendre contre les perturbations que pourraient causer chez elle l’arrivée d’une communauté homogène d’étrangers. Claude Lévi-Strauss m’a dit que François Mitterrand avait eu tort de regretter d’avoir évoqué le « seuil de tolérance ». Ce n’est pas une question de droit mais de fait : le seuil existe, il faut en tenir compte si l’on veut espérer le vaincre.

    Il était d’autre part à la fois amer et impitoyable devant ces nations nouvellement libérées qui n’avaient de cesse de célébrer leur indépendance qu’en massacrant et même en exterminant leurs minorités. On peut avoir été exterminé parce que l’on prétendait affirmer sa différence, puis faire de cette différence dominatrice un instrument d’extermination. Comment Lévi-Strauss pouvait-il concilier le respect de l’identité nationale avec la fatalité qui accompagnait les incontournables flux migratoires ? Il n’a répondu à cette question que par l’inquiétude et le désenchantement. Pendant quelques années, il a eu tendance à tout expliquer par la démographie. Nous avons eu aussi des conversations sur l’islam. Il m’a dit qu’il pensait encore plus fortement ce qu’il pensait auparavant et dont il m’avait fait confidence. Il ne pensait pas que l’on puisse arriver à séparer dans ce monothéisme précis ce qui relevait de la croyance et ce qui relevait de la culture. A propos du débat sur le voile, il se contentait d’une réflexion faite en souriant : « Pour moi, il s’agit tout simplement d’une impolitesse. »

    Et il avait poursuivi : « Je n’ai jamais ressenti un besoin quelconque de transcendance. Le christianisme exerce sur moi des séductions esthétiques qui n’ont rien à voir avec les inventions des Conciles. La Trinité, la transsubstantiation, la communion des saints, je ne sais pas ce que cela veut dire. Je ne comprends pas. Je n’ai même pas envie de comprendre. Evidemment, il en va autrement pour le phénomène religieux. C’est vrai que je ne me suis jamais senti juif. Je le suis, évidemment. Mes parents l’étaient. J’ai vécu les difficultés ce peuple, de cette communauté ou de ces populations. Mais enfin, cela ne représente rien pour moi. Je suis allé une fois en Israël. J’ai dit à mes interlocuteurs que je les considérais comme les acteurs de la neuvième croisade. Ils m’ont répondu que c’était vrai, mais eux avaient amené leurs femmes. Pendant ce voyage en Israël, le seul endroit où je me sois vraiment senti chez moi est une église franciscaine. A peine une chapelle, je crois. Vous me dites que vous allez défendre la thèse selon laquelle Dieu a été vicieux avec son peuple. Mais c’est une manière encore de réintroduire Dieu. »

    L’histoire des idées s’est dégradée comme toujours, en France, en chronique des modes. Il y a eu une mode structuraliste, dont Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Lacan et parfois Jacques Derrida étaient censés faire partie. Quand on a prétendu l’y faire entrer, Lévi-Strauss a protesté. Les seuls structuralistes auxquels il consentait d’être associé, c’étaient Georges Dumézil, Emile Benveniste et Roman Jacobson. Reste que le grand livre de Lévi-Strauss que l’on commente aujourd’hui encore date de 1949 et le titre est bien « les Structures élémentaires de la parenté ». Après avoir lu quelques ébauches de vulgarisation, je ne crois pas inutile de rappeler à un jeune lecteur que l’idée centrale repose non sur une certitude mais sur une intuition, celle que des structures inconscientes régissent jusqu’au moindre détail le fonctionnement des sociétés et même des cultures. Il faut relire plusieurs fois cette dernière phrase. Nous ne sommes pas conscients du processus par lequel nous sommes devenus ce que nous sommes en vivant ensemble.

    Pour conclure, je voudrais dire que ce qui peut attacher chez Lévi-Strauss, ce n’est pas seulement sa pensée mais sa prodigieuse sensibilité. Qu’il s’agisse de l’art, des paysages, des lectures, de son aptitude à exprimer un « ébranlement admiratif » devant des ?uvres, alors on est face à une sorte de maîtrise digne des grands classiques. Rien n’est plus émouvant, par exemple, que le passage où il décrit son émotion en lisant l’essai de son maître Marcel Mauss sur le don. Il y a là un transport racinien et comme un émerveillement amoureux. Comment un texte philosophique peut-il susciter ce que Rousseau ne cherchait que dans la nature ?

    Là, il faut revenir où nous avons commencé, c’est-à-dire à « Tristes Tropiques ». Avide de comprendre la nature d’une vérité qui « transparaît déjà dans le soin qu’elle met à se dérober », le promeneur décèle dans une sorte d’extase les fêlures de plusieurs millénaires : « Je me sens baigné par une intelligibilité plus dense au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent et parlent des langages enfin réconciliés. » Il faudrait aussi parler des pages exceptionnelles sur la musique, à laquelle Claude Lévi-Strauss accorde une importance ethnologique aussi grande qu’à la cuisine. Décidément, tout était déjà contenu dans « Tristes Tropiques ».

    Une des dernières fois que j’ai vu Claude Lévi-Strauss, il m’a cité Rousseau, encore lui, qui disait qu’avec le temps les idées deviennent des sensations. Les siennes étaient pessimistes sur un monde voué à une lente et sûre autodestruction. Mais il lisait Ronsard, le comparait à Mallarmé et au moment où l’âge lui inspire le détachement de toutes les vanités, il se sentait comme inspiré par une raison « cosmique et non mystique » de survivre. J.D.

  3. « Voici que, pour la planète entière, au moins, en tout cas, pour ce que l’on appelle ses élites (…) » ! Avec ce genre de formule journalistique à deux balles, Jean Daniel, pour ne pas le nommer ( 😉 ), montre qu’il n’est qu’à peine dans la forme plutôt que dans le fond : la Terre entière, ou en tout cas une toute petite partie de l’humanité… On sait où on met les pieds et du coup assez peu surpris. Ca a le mérite d’être clair, ou en tout cas pas complètement obscur ! 😉

    En étudiant l’homme, Claude Lévi-Strauss est devenu ce qu’il me semble devoir être appelé un deep ecologist (ce qui l’ont lu plus et mieux que moi me corrigeront si je suis à côté de la plaque). Mais ce courant de pensée est si décrié et mal interprété que le grand homme à laquelle le Patrie est reconnaissante ne peut avoir eu de telles idées, surtout en partant de l’étude de l’Homme ! Avoir été cultivé, aimé les livres, la musique, les arts, exercé sa raison, mais aussi avoir eu une relation sensible au monde et à ses habitants, tous ses habitants, avoir sans doute préféré la vraie forêt au jardin à la française… Il ne pouvait qu’être incompris sur l’essentiel de ce qu’il était.

  4. « Qui prête à rire n’est jamais sûr d’être remboursé. »
    J’emprunte ce cher ange nommé « Devos » . Merci pour ce fou rire en pleine grippe !
    Et oui, ce n’est pas tous les jours qu’on enterre Hugo.
    Vite , vite, des estrades aux plantureux héros de notre époque ,et une brique en or de plus à notre glorieux panthéon ! Houdelali, vive la France et toutes ces sortes de choses !

    Des hommages rendus, je n’ai rien voulu savoir . En hommage réel, si nous laissions la parole et , soyons fou, une part des richesses à ceux que Claude Levi Strauss défendait ? Si nous choisissions la dignité ?

  5. J’ai gagné ! J’avais parié qu’ils nous feraient le coup du Panthéon. Ils l’ont bien fait à Césaire – Césaire qu’ils avaient si fort et si longtemps détesté, Césaire qui avait si fort exalté la révolte et si bien épinglé le larbinisme. Pour Levi-Strauss, eh bien espérons qu’il a pris ses dispositions.

  6. Est ce que ces clampins ont accordé (au moins une fois) une tribune à Levy Strauss au cours de ces dix dernières années?

  7. Bruno, je l’ai tant aimé le nouvel obs! je j’ai attendu chaque semaine comme Pilote ou autre Pim Pam poum! de vrais friandises. maintenant c comme l’autre: Beark.

  8. N’en déplaise aux altruistes, Claude Lévi-Strauss, farouche ennemi de la surpopulation, déclarait encore en 2005 :

    « Ce que je constate, ce sont les ravages actuels, c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales;

    et que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne

    – si je puis dire – et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime »

    A quand le passage de flambeau de la lutte contre la surpopulation sur ce site qui apprecie tant ce grand homme …?

  9. Peterpan,

    Et pourquoi diable le ferai-je ? Je vais te dire une chose simple : je pense que la crise démographique est l’un des éléments lourds de la crise écologique globale. Mais d’un autre côté, je sais qu’en parler signifie ouvrir une boîte de Pandore qui ne sera jamais refermée. Tous les salopards du monde en sortiraient aussitôt.

    Je ne dis pas qu’il ne faut pas évoquer cette crise démographique. Je dis que je ne connais pas la manière humaniste d’en parler. Or, envers et contre tout, je suis un humaniste. Au sens de Lévi-Strauss, qui aurait sursauté en s’entendant traité de la sorte. Oui, un humaniste qui considère que l’heure est venue d’une déclaration universelle des devoirs de l’homme. Dont l’article premier dirait que toutes les espèces vivant à la surface de la terre ont le droit d’y vivre, et que c’est le devoir de l’homme d’imposer cet impératif catégorique.

    Voilà. En gros.

    Fabrice Nicolino

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