Mais comment ai-je pu oublier Tomás O’Crohan ?

 

Alors que s’achève ce lundi 18 janvier 2010, il me revient en tête, avec la force qu’a ce personnage, Tomás O’Crohan. Ou bien plutôt Tomás Ó Criomhthain, son vrai nom gaélique. Tomás était pêcheur, né dans les îles Blasket, sur la côte ouest de l’Irlande. Et si j’ai pensé à lui, c’est pour la raison que je l’ai oublié dans mon article précédent, consacré à Ouessant et à Yvon Guermeur. Or il y avait sa place. Or il y aurait été à sa place. Mais comme je n’ai pas voulu lui consacrer un simple post-scriptum, voici donc quelques mots sur ce prodige.  

Sur les îles Blasket, d’abord. L’étymologie de leur nom pourrait remonter à cette langue médiévale scandinave qu’on appelle le vieux norrois, ou encore le vieil islandais. Il existe bien un mot proche, en norrois, qui est brasker, et qui signifie endroit dangereux. Si c’est vrai, je n’aurai qu’un commentaire : bien vu. Les Blasket, dont l’État a expulsé les derniers habitants en 1953 - pour la raison grotesque de leur offrir le confort « moderne » - sont en effet un archipel où le paysan-pêcheur affrontait de perpétuelles tempêtes.

Tomás a sans doute été l’un des beaux représentants de cette tribu des Blasket, vivant dans une autarcie presque complète. Né en 1856, mort en 1937, il aura mené la vie rude d’îlien perdu, voué à une pêche toujours incertaine, toujours recommencée. Pour quelque obscure raison, il était aussi un écrivain d’immense portée. Spontanément, sans bien entendu le savoir lui-même. Vers 1925 - à 69 ans ! - il commença d’écrire, sous la forme de lettres à un ami, An tOileánach, qui est un chef-d’œuvre. An tOileánach a été traduit du gaélique par Jean Buhler et Una Murphy, sous le titre de L’homme des îles. L’autre jour, il y a un mois peut-être, j’ai supplié un frère, Emmanuel, de l’acheter et de le lire. J’ai pour ma part une édition de poche parue dans la collection Voyageurs, chez Payot. Hélas ! hélas pour lui, Emmanuel m’a annoncé que le livre se trouvait épuisé.

Il va donc falloir me faire confiance. Ce livre est envoûtant de la première à la dernière ligne. Car l’on y mène la vie des Blasket à la fin du 19ème siècle. Réellement. On hisse le cochon de Diarmid sur le char, ce qui n’est pas rien. On entonne en chœur « La douce colline de la femme aux cheveux noirs », avant de boire sa chope de bière, ou deux, ou plus. On hisse la voile pour se rendre à Dingle, au bout de la péninsule. On remonte les casiers à homards, on pêche le maquereau, quand il daigne se montrer. En mer, on trime. À terre, encore plus si cela se peut. Tomás : « Vers le 1er mai de cette année, il y eut du maquereau à prendre, et nous en retirâmes un bon paquet de sous. J’en avais pour cinq livres après une seule semaine. Puis mon père mourut et je dus utiliser mes cinq livres à le mettre au cercueil. Les cercueils de l’époque n’étaient pas aussi chers qu’aujourd’hui. Un enterrement complet coûtait alors dans les dix livres. Il est souvent revenu à trente livres depuis lors.

   » Après avoir connu toutes ces traverses, je dus exiger encore davantage du travail de mes os; tout le travail que j’avais accompli dans le petit champ ne me rapporta pas deux sacs de pommes de terre; je n’en tirai que trois moissons d’avoine, la dernière étant la meilleure ».

Ce pourrait être sinistre, et c’est souvent fort drôle, car Tomás est un homme qui aime rire, faire des farces, et la fête. Est-il toujours fiable ? Je n’en mettrai pas ma main au feu. Il raconte ainsi avoir été sévèrement mordu par un phoque, qui lui aurait arraché un notable bout de chair au mollet. La sorcière de l’île - 160 âmes au total -, présente à la maison quand  Tomás revient avec son affreuse blessure, rapporte alors ce qu’il faut faire pour sauver sa jambe. C’est très simple : il faut appliquer un morceau de phoque sur la plaie vive, serrer avec un pansement, et attendre huit jours. À la suite de diverses péripéties, l’oncle Diarmid réussit à tuer un autre phoque, et ne « s’arrêta qu’après avoir serré dans ma jambe un morceau de chair du phoque et, une semaine après, je me portais aussi bien que je m’étais jamais porté ».

À part cette histoire, qu’il est bien difficile de prendre au premier degré, le reste se lit comme une vie. Il faut que je m’arrête, ou je vais tout vous raconter. Un dernier extrait, où apparaît un autre gosse de l’école, « le Roi » Pats Micky, que Tomás n’aime guère. Et rions ensemble : « Nous avions un poste de garde qui signalait tous les bateaux venant à nous, car des gens déplaisants étaient dans les parages à l’époque, des rôdeurs et des baillis prompts à s’emparer de tout ce qui leur tombait sous la main et qui vous auraient laissé mourir de faim, même s’ils allaient tous finir leurs jours dans les asiles des pauvres, sans être pleurés par personne.

   » Mais ce jour-là, l’homme du bateau n’était pas de cette trempe ; c’était un inspecteur des écoles. A cette nouvelle, nous n’en menions pas large. Un gars n’arrêtait pas d’aller sur le pas de porte pour voir quand le visiteur serait en vue. Une vigoureuse fille fut la première à le voir. Elle se rua de la porte à sa place avec une expression d’horreur. Il fit bientôt son entrée. On voyait ici et là des gosses avec une main sur la bouche ; quant aux grandes filles, l’une d’elle éclata de rire et une autre suivit bientôt. L’inspecteur avait la tête en l’air, examinant tantôt la paroi, tantôt les poutres du toit, tantôt les écoliers.

       — Sainte Marie ! me glissa le Roi dans un murmure, il a quatre z’yeux ! — Oui, lui dis-je, et une lumière qui se reflète dedans. — Je n’ai jamais vu un homme pareil, dit-il.

  » Chaque fois qu’il tournait la tête, une lueur étincelante brillait dans ses yeux. A la fin, toute la bande éclata de rire ; tous les grands et tous les petits hurlaient de peur. L’institutrice eut tellement honte qu’elle manqua s’évanouir et l’inspecteur ne se tenait plus de rage.

       — Il y aura un meurtre, me dit le Roi dans un souffle, je me demande si personne a jamais vu un homme avec quatre z’yeux.

  » C’était la première personne portant des lunettes que les enfants avaient jamais vue ».

Je ne vois guère quoi ajouter. Si, tout de même : j’aime les îles. Et la littérature, et finalement tant de choses et tellement d’êtres que je ne saurais me plaindre de rien. D’ailleurs, je ne me plains de rien.

22 réflexions sur « Mais comment ai-je pu oublier Tomás O’Crohan ? »

  1. Tu pourras dire à Emmanuel qu’Amazon, Alapage, Fnac, et d’autres probablement, proposent encore le livre !
    C’est pas qu’on ne te croit pas, hein ?, mais il se pourrait bien qu’on aille voir par nous mêmes… 😉
    Merci.

  2. Hacène,

    Mais moi, je te crois. Je redoutais depuis longtemps cette horrible vérité : Emmanuel ne prend pas (totalement) au sérieux mes conseils. Remarque qu’il a tort.

    Fabrice Nicolino

  3. Dans la rubrique « îles et littérature », je vous invite à lire le magnifique roman « Profondeurs » de Henning Mankell. Ceux qui connaissent l’auteur savent le talent qu’il a aussi bien dans le domaine du polar que dans ces livres en rapport avec l’Afrique, comme le troublant « Le Cerveau de Kennedy ».

  4. @Philippe,
    Si vous ne connaissez pas Ouessant, traversez vite la Mer d’Iroise,(peut-être y verrez vous des grands dauphins, des phoques, des fous de bassan…) faites vous ballotez par le Fromveur et découvrez cette île.Vous ne le regretterez pas.

  5. En matière d’ile je viens de lire « Les Naufragés de l’Ile Tromelin » D’Irene Frein. Cette Ile est incroyable, l’histoire également.

  6. Les îles ont quelque chose… et elles inspirent les écrivains. J’ai aussi été fasciné et confirmé dans mes convictions par le poème cosmique/réflexion écologique de richard Nelson : « L’île, l’océan et les tempêtes ».

  7. Cher Denis Robert,

    Merci à toi de venir jusqu’ici. J’en profite pour te dire que je crois bien t’avoir aperçu gare de l’Est, avant que tu ne prennes un train pour Metz. Mais c’était en octobre, et tes journées étaient si chargées alors que je n’ai pas voulu te déranger. Bien à toi,

    Fabrice Nicolino

  8. Fabrice ! Qu’il est bien ce blog ! Et les commentaires, quel délice souvent ! Le problème quand on essaie de penser « autrement », de ne pas suivre le modèle médiatico-consumériste, c’est souvent le manque d’oxygène, d’air frais, ce petit truc là qui donne courage, qui ferait dire au milieu du cataclysme : « bon, c’est vraiment mal parti mais on va forcément s’en sortir, je ne suis pas tout(e) seul(e), on va y arriver, au moins un peu, pas tout, pas partout peut-être, mais cette culture de mort et de bêtise ne peut plus avancer ! » Je sais bien que c’est possible, que cette aberration peut continuer mais la bouffée d’oxygène je la trouve ici et elle est tellement important. Une des poches d’air disons.

    Bien sûr par le contenu (même si souvent plombant) de vos articles très bien documentés, mais surtout par votre style, votre manière bien à vous de faire passer les choses. Ce style je le trouve, moi qui suis coincée entre des racines italiennes et françaises, merveilleusement adapté à la France, à cet part de l’esprit français que j’adore et qui, pour l’instant encore, reste tellement peu visible. Ce qui vient de la Résistance évidemment, ce qui vient de certains de nos mythes comme « La grande illusion » et les dialogues d’Audiard, la générosité des gens, l’esprit des campagnes qui fut si sabré quand on demanda aux paysans de remiser leurs savoirs empiriques pour s’équiper en pesticides, certaines auberges qui existent encore, bio ou pas, qui s’attachent à la qualité de la table et de l’accueil, ce terroir, cette diversité, ce pétillement moqueur de l’humour français face aux adversités avant qu’il ne devienne globalement vulgaire. Je sais, c’est rétro, mais sans racines où on va ? Je refuse que ces spécificités là ne soient laissées qu’aux nationalistes et autres grincheux. Née en 1972 et pas en France, je n’ai pas connu cette époque mais elle a bien du être insouciante, et joyeuse, et humaine cette France avant de devenir si globalement abrutie de connerie, elle a du être sacrément belle de partout avant de se laisser quadriller de routes bitumées… Comment faudrait-il qu’elle s’en souvienne bon sang ! Ce que j’aime bien c’est retrouver cette saveur dans ce blog, c’est simple, franc, ça ravigote.

  9. Eva c’est superbe ce que vous dites, je suis incapable d’écrire ainsi. En revanche quel bonheur de vous lire, vous madame Eva et Monsieur Nicolino.

    Merci

    DD/un autre Emmanuel

  10. Livrés pieds et poings liés au business? ou peut-être avant le vote de la loi sur les class action dont ne veut pas entendre parler madame Parisot?

    La DGCCRF n’est plus. Qui protègera les consommateurs ?
    « Je ne vous cache pas que je suis assez scandalisé par cet escamotage. Malgré les assurances données par le gouvernement et Bercy, la DGCCRF (Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes), véritable gendarme de la consommation en France, sera diluée avec d’autres services dans le Direction départementale de la protection des populations (DDPP)… Le tout dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP), le programme supposé faire économiser de l’argent à l’Etat. Au détriment des consommateurs ?
    Car les quelques 3 000 agents de la DGCCRF seront placés sous l’autorité des préfets. »
    ..la suite sur Yahoo.

  11. Un conseil pour les anglophones Neil M. Gunn : The Silver Darlings. Je ne sais pas si Gunn est traduit en français.

    Une communauté de pêcheurs dans le nord de l’Ecosse. Pour moi, un grand moment de lecture…

    MH

  12. A Greg : c’est fait, merci.
    En passant : à propos de M. Mittal, cette blague : il ne pourra même pas aller en enfer car le diable craint trop qu’il y ferme des fours !

  13. loin de la mer, des îles et des oiseaux… Atterrant (pas un mot sur les pesticides!) enfoirés); ils nous vendent çà comme une fatalité!
    Des fleurs le long des routes pour sauver les abeilles:
    Des fleurs vont être plantées le long de certaines routes de France pour venir en aide aux abeilles butineuses en mal de pollen et décimées par les maladies (!), une initiative lancée par le gouvernement qui pourrait être étendue à terme à l’ensemble du réseau routier national.

    http://fr.news.yahoo.com/76/20100119/tsc-des-fleurs-le-long-des-routes-pour-s-5a9d534.html

  14. info aux parisiens, le livre est aussi dispo dans le réseau des bibliothèques parisiennes (au moins en 3 exemplaires) – j’y cours ce soir – c’est pas comme si j’avais rien à lire, mais bon.

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