Soljenitsyne était-il écologiste ?

Si je reviens une fois de plus à Soljenitsyne, qui est pour moi une fraternelle présence, c’est pour deux raisons. La première, c’est qu’on continue à le calomnier par-delà le tombeau, ici-même dans des commentaires qui me restent au travers de la gorge. On écrit n’importe quoi, on le traite comme s’il était l’un de ces Cent-noirs, du nom des bandes antisémites qui régnaient en Russie avant la Première Guerre mondiale. Je ne le supporte pas. Même si cela semble dérisoire, je ne le supporte pas. La seconde raison, c’est que Marie-Pierre, grande lectrice des auteurs russes dans leur langue, m’a envoyé deux extraits de textes d’Alexandre Issaïevitch. Avant que vous les faire lire, deux mots.

Soljenitsyne n’est pas Tolstoï, mais je ne peux m’empêcher, pensant à l’un, d’évoquer l’autre. Tolstoï croyait en Dieu, comme Soljenitsyne. Il aimait profondément la nature, comme Soljenitsyne. Et l’antique campagne russe, et la liberté, tout comme l’autre. Mais les différences l’emportent évidemment. Car Tolstoï était un rousseauiste, un homme qui croyait en la bonté foncière de l’homme, qu’il suffisait d’aider à émerger, et qui finalement sauverait le monde. C’était un être merveilleux. Mystique, anarchiste, défenseur des animaux. Il n’y a aucun doute à mes yeux qu’il fut un écologiste avant l’heure.

Soljenitsyne avait, et pour cause, une vision bien plus noire de la vie. Il aimait profondément la liberté, mais craignait qu’elle ne fût dérobée, ou qu’elle ne servît les desseins du tyran. Il jugeait nécessaire, absolument nécessaire le constant rappel à la responsabilité individuelle. Il estimait l’homme capable de choisir entre le bien et le mal, entre la soumission et la révolte, entre la beauté et la bassesse. Dans son grand roman La Roue rouge, qui raconte l’ancienne Russie et son basculement dans l’horreur totalitaire, il fait intervenir Tolstoï. Je crois me souvenir qu’un de ses personnages ferraille avec lui. L’un croit au bien – le vieux comte Tolstoï -, l’autre préfère penser aux moyens possibles de combattre le mal. En tout cas, Soljenitsyne n’aura pas eu le temps de réfléchir à la crise écologique. Il était d’un autre monde, fort heureusement englouti depuis. Mais je puis dire, pour le bien connaître, qu’il avait tout pour devenir un formidable et tonitruant écologiste. Les circonstances en ont décidé autrement. Faut-il rappeler – oui, probablement – que je ne partage pas, de loin, tous ses textes et engagements ? Et alors, dites-moi ?

Voici le premier extrait a paru en 1990 dans le texte « Comment réaménager notre Russie ? Réflexions dans la mesure de mes forces ».

L’autolimitation

« “Les droits de l’homme”, c’est très bien, mais comment veiller nous-mêmes à ce que nos droits n’empiètent pas sur ceux des autres? Une société de droits sans fin est incapable de résister aux épreuves. Si nous ne voulons pas nous retrouver dominés par un pouvoir contraignant, chacun doit se mettre à lui-même un frein. Aucune constitution, aucune loi ni aucun vote n’assureront par eux-mêmes l’équilibre de la société, car le propre des hommes est de poursuivre opiniâtrement leur intérêt personnel. La majorité d’entre eux, s’ils ont le pouvoir d’augmenter leur surface et de happer de bons morceaux le font. (Et c’est précisément ce qui a perdu tous les groupes ou classes dirigeants de l’histoire.)

On ne fonde pas une société stable sur l’égalité des résistances mutuelles, on la fonde sur une autolimitation consciente : sur le devoir de toujours céder à la justice morale. Seule l’autolimitation permettra à l’humanité, toujours plus nombreuse et plus dense de continuer à exister. Et sa longue évolution aura été vaine si elle ne se pénètre pas de cet esprit : tous les animaux possèdent en effet la liberté de happer des proies et se remplir le ventre. La liberté humaine, elle, va jusqu’à l’autolimitation volontaire pour le bien d’autrui. Nos obligations doivent toujours dépasser la liberté dont nous jouissons. Puissions nous seulement réussir à assimiler l’esprit d’autolimitation et, surtout, à le transmettre à nos enfants. Car c’est pour lui-même que chaque homme en a d’abord besoin pour acquérir son équilibre et une âme imperturbable ».

Je vous le demande : ce texte n’entre-t-il pas en résonance profonde avec une bonne part de ce que j’écris ici ? Est-il la marque d’un esprit étroit, d’un ennemi de l’homme ? Je vous laisse juger.

Le deuxième extrait, tiré du même texte, me semble autant nécessaire, en défense intransigeante de la magnifique figure que fut Alexandre Soljenitsyne. Que je salue, que je saluerai toujours.

Adresse aux peuples et nationalités de petite taille

« Enfin, les plus petites nationalités (… ) c’est nous, l’Union soviétique du communisme, qui les avons poussées vers une mort lente. Que de mal leur ont causé notre administration sans foi ni loi et notre industrie rapace et sans cervelle, en saccageant et empoisonnant leur milieu de vie et en enlevant à cette vie sa dernière assise ! Un mal particulièrement grave pour celles dont les dimensions particulièrement restreintes ne leur permettent pas de lutter pour survivre Il faut que nous arrivions à les renforcer, les revivifier et les sauver ! Il n’est pas encore tout à fait trop tard.

Chaque peuple, y compris le plus petit, est une facette irremplaçable du dessein de Dieu. Transposant le commandement chrétien, Vladimir Soloviev a écrit : “Aime tous les peuples comme le tien propre.” Le XXe siècle est secoué et corrompu par une politique qui s’est libérée de toute morale. Ce qu’on exige de tout honnête homme, on en dispense les États et ceux qui les dirigent. L’heure est venue, et nous sommes à la limite extrême, où il faut rechercher pour la vie des États des formes plus hautes qui ne seront plus fondées sur le seul égoïsme, mais aussi sur la compassion ».

Ces mots sont écrits alors que Soljenitsyne a 78 ans. Telle était la position centrale de cet homme sur la si complexe question des peuples et nationalités dans le territoire de la défunte Union soviétique. Et vous voudriez que j’accepte la sanie constamment déversée sur ce mort éternel ? Ne comptez pas sur moi.

16 réflexions sur « Soljenitsyne était-il écologiste ? »

  1. Grand merci Fabrice de me (nous?) faire découvrir plus amplement ce grand bonhomme trop souvent bien mal présenté dans les médias.

  2. « L’homme a la conscience d’être Dieu, et il a raison, puisque Dieu est en lui. Il a conscience d’être un cochon et il a également raison parce que le cochon est en lui. Mais il se trompe cruellement quand il prend le cochon pour un Dieu. » Léon T (Journal intime)

    remplacer cochon par blé… ou fric et çà donne une petite idée des porcs qui gouvernent…

    Bon, reste qd même la question de l’institutionnalisation de l’autolimitation. A la différence de Soljénitsyne je pense comme Sigmund F. que son processus est d’abord inconscient en chacun, et de façon plus ou moins autocontraignante (preuve par les névrosés qui s’autolimitent trop sans savoir à quoi çà tient, ou par les psychopathes -alcooliques par exemple – qui ne s’autolimitent plus du tout ds certaines formes de jouissance).

    je ne te redonne pas une énième fois les références théoriques de ce qui permet de poser le cadre de cette réflexion-action. valider les modèles en question consiste juste à imaginer des mises en situations permettant de tester le sens de la liberté que chacun se donne, inconsciemment, car elle n’est que le résultat de cette dialectique axiologique en chacun…

  3. Pour l’instant je n’ai lu de Soljenitsyne que « Une journée d’Yvan Denissovitch « . J’ai été très déçu par le style tout en appréciant le fond.

    Tes différents écrits sur cet auteur me donne toutefois vraiment envie d’en lire d’autres (la roue rouge?).

    En revanche, et peut être car mes origines sont dans ce vaste pays, je voue un réel culte littéraire à Tolstoï, Dostoïevski (fabuleux de modernité) mais aussi à Vassili Grossman (son génial « Vie & Destin) et bien d’autres dont Michaïl Cholokhov (le don paisible) et bien entendu Gogol & Pouchkine, etc…

    Tous ces auteurs sont tous des rebelles et nous enseignent la beauté du monde et la complexité de l’âme humaine.

    C’est cette même complexité qui me rend parfois très pessimiste en regard de l’état du monde et des difficiles décisions à prendre par cette même fragile âme humaine.

  4. Salut Fabrice,

    Tous tes posts passionnés sur Soljenitsyne m’ont donné envie de le lire. Et comme les vacances arrivent…

    J’ai bien compris que tu n’aimes pas trop donner des conseils mais puis-je quand même de te demander si je peux m’attaquer aux « pavillon des cancéreux » ou à « l’archipel du goulag » sans trop de risques de caler en route ? Un autre titre est-il plus accessible ou plus indiqué comme première lecture de cet auteur ?

    Un grand merci pour ton aide !

  5. Pour Freddi,

    Désolé de t’embêter, mais Cholokov a eu une carrière servile d’écrivain stalinien, et des doutes subsistent sur l’identité de l’auteur du Don paisible, qui lui a valu le Prix Nobel. Quant à Grossman, dont j’ai lu en son temps Vie et Destin, je le tiens pour un écrivain authentique. Mais avant d’avoir des ennuis avec le régime, il en a été le héraut pendant des décennies, notamment pendant la guerre.

    Pour Freddi et Sancho,

    La lecture de Soljenitsyne n’est pas aisée. Elle déconcerte, je crois, la plupart des Français qui s’y risquent. La Roue rouge, par exemple, est très difficile à lire. Je crois que les deux romans les plus accessibles demeurent Le pavillon des cancéreux et le Premier cercle, qui ont le bon goût d’être en poche. Bien à vous deux,

    Fabrice Nicolino

  6. Fabrice,

    Au temps pour moi concernant Cholokhov, vous avez raison même si ce roman est splendide.

    Concernant Grossman, je pense qu’il cru en la révolution mais l’antisémitisme stalinien lui permit d’ouvrir définitivement les yeux sur cette folie.

    Allez va pour le Premier Cercle !

  7. Pour Dumetz,

    Je vois que vous êtes un grand spécialiste de l’humour. Je vois aussi que vous aimez émettre des avis sous la forme de slogans, ce qui a été la règle commune jusqu’en 1991 dans le beau pays de vos rêves.

    Fabrice Nicolino

  8. Merci Fabrice pour tes indications précieuses…

    Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de lire les auteurs russes (à part Dostoïevski : les pauvres gens et L’idiot, deux oeuvres superbes).
    Un ami monte actuellement « Le journal d’un fou de Gogol » pour des représentations prévues en 2011. Le texte est magnifique et poétiquement subversif. Je suis impatient de le voir sur les planches…

    Au passage un hommage à l’immense Laurent Terzieff. J’ai eu la chance de le voir interpréter « Philoctète » au TNP de Villeurbanne, quelques mois avant qu’il tire définitivement sa révérence. Quel comédien d’exception, quel grand bonhomme !

    Bonne soirée à tous.

  9. N´ayant pas encore lu Soljenitsyne je ne peux rien dire à ce sujet mais permettez-moi de rappeler un grand nom un peu oublié de la littérature russe: le poète Ossip Mandelstam, arrêté en 1934 pour une épigramme sur Staline et mort de faim, de froid et de maladie alors qu´on l´emmenait vers un camp du goulag.
    Voilà l´épigramme en question:
    « Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds,
    A dix pas personne ne discerne nos paroles.

    Mais lors de la moindre conversation,
    C´est du montagnard du Kremlin qu´il s´agit.

    Ses doigts sont gras comme des vers,
    Des mots de plomb tombent de ses lèvres.

    Sa moustache de cafard nargue,
    Et la peau de ses bottes luit.

    Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet,
    Les sous-hommes zélés dont il joue.

    Ils hennissent, miaulent, gémissent,
    Lui seul tempête et désigne.

    Comme des fers à cheval il forge ses décrets,
    Qu´il jette à la tête, à l´oeil, à l´aine.

    Chaque mise à mort est une fête,
    Et vaste est l´appétit de l´Ossète.

  10. la russie est pleine de ces écrivains tourmentés,réfléchies,et graves.peuple attachant avec des dirigeants ,qui eux ne le sont pas,depuis très longtemps.

  11. Soljénitsyne est un homme rare.
    Rare par son courage, dans une lutte incessante contre le mensonge alors que tant de ses contemporains faisaient avec.
    Rare par son honnêteté intellectuelle et sa force de travail. La plus grande part de son œuvre est témoignage et réflexion sur l’histoire. Cela lui a demandé un travail de documentation, de tri, d’analyse proportionnel à une exigence toujours intacte d’être en permanence au plus près de la vérité ( que ceux qui le calomnient en fassent autant).
    Il est un homme rare par sa résistance physique (8 ans de camp, un cancer, l’exil, vexations et persécutions…) et par sa force morale : lutter encore et toujours contre le mal.
    Il est rare par son talent. Ses œuvres ont de réelles qualités littéraires. Pour les aborder, on peut commencer par les petits formats : “Une journée d’Ivan Dénissovitch”, “La maison de Matriona”, “Le pavillon des cancéreux”, “Le premier cercle”.
    l’autobiographie tient une place importante dans ces récits, ce qui leur donne une dimension particulière. L’enfermement dans les camps a “permis” à Soljénitsyne, comme à Dostoïevski avant lui, de côtoyer toutes sortes de personnes, c’est peut-être pourquoi il arrive à représenter les personnages les plus divers avec autant de justesse.
    Enfin, ce qu’il y a de remarquable également dans l’écriture de Soljénitsyne, c’est le style, la langue : jamais de stéréotype, jamais d’associations automatiques mais le mot juste, la liberté, la vraie, pour moi le bonheur !

  12. @ Eugène:
    halte au feu pour les porcs (ou cochons), ces êtres intelligents, sensibles et attachants qui ne méritent pas d’être comparés à ceux qui nous gouvernent!

  13. Hou la la, Je n’ai jamais été un admirateur de l’URSS et de ces horreurs.

    Simplement je voulais corriger l’amalgame que l’on fait trop souvent entre Marxisme (socialisme) et stalinisme.

    Salutation Fabrice, j’espère encore te lire longtemps.

  14. @ Marie-Pierre et Fabrice :

    Suite à vos témoignages plein d’enthousiasme et de louanges concernant Soljénitsyne, mon choix n’est pas encore fait, mais il semblerait à vous lire que « le premier cercle » ou « le pavillon des cancéreux » soient tout indiqués pour le découvrir. Merci à vous.
    Je vais donc essayer de trouver un de ces titres (ou les deux) en poche, plus pratique pour les vacances…

    Bonnes lectures !

    PS… : Je ne donnerai pas non plus mon bulletin à DSK en 2012… Mais d’ailleurs s’y risquera-t-il ?

  15. Si Alexandre Soljénitsyne était énormément proche des gens de la terre, des paysans ( comme Tolstoï d’ailleurs ) c’est très, très discernable par exemple entre autre dans un roman comme « La Maison de Matriochka ».
    On se rend compte que « l’Archipel du Goulag », son autre oeuvre monumentale à côté de « La roue rouge » – mais tous est monumental chez Aexandre Soljènitsyne, jusqu’à la moindre impression, monumental de clarté …
    (descriptions magnifiques des forêts et des chemins forestiers russe dans ce dernier juste avant, pendant et juste après la « fameuse » guerre- on sent qu’Alexandre Soljénitsyne était un très grand amoureux des Forêts avec un grand F)…
    nous montre l’annulation de toutes natures d’homme par la nature de l’homme anéantie, donc l’essence de la Nature anéantie de la même façon ( la Nature au sens propre comme au sens figuré )

    A Bientôt, très bonne continuation pour ce site.

    Carl Larmonier

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