Quand l’écologie est seule au monde (sur le loup en Lozère)

La nouvelle qui suit, tirée du journal de Lozère en ligne 48 Info (ici), me semble fondamentale. Comme vous le verrez plus bas, une centaine d’éleveurs et d’habitants du Causse Méjean – et alentour – se sont réunis. À ce stade, c’est déjà un exploit, car le Méjean est un (magnifique) désert humain. 450 personnes peuplent 33 000 hectares, dont une grande partie n’est que steppe, à perte de vue. La totalité de ce plateau calcaire fait partie, depuis 2011, du Patrimoine Mondial établi par l’Unesco. Je ne vous en fais pas la réclame, mais sachez au moins qu’à mes yeux, ce territoire est l’un des plus beaux de France. On y oublie qui l’on est. On y oublie de quoi le monde est fait. On y voit aisément des vautours fauves, des circaètes, des faucons de différentes espèces, des pies grièches, des huppes fasciées, des busards.

Les merveilleux chevaux de Przewalski 

Et puis, il y a les chevaux de Przewalski (ici). Des chevaux sublimes que j’ai vus sur place bien des fois, et qui  sont les descendants en captivité des derniers chevaux sauvages de notre planète. Quelques-uns ont été ramenés de Mongolie au XIXe siècle, et ont survécu dans des zoos tandis que leurs frères étaient tués un à un dans leurs dernières îles de liberté. Des naturalistes – mon salut à Sébastien Carton de Grammont et à Claudia Feh – réhabituent ici à la vie sauvage, depuis une vingtaine d’années, de petits troupeaux de Przewalski. Les chevaux disposent de centaines d’hectares achetés par l’association Takh (ici), et forment au gré de leur fantaisie des groupes familiaux, réduisant peu à peu leurs contacts avec les humains. Les soins vétérinaires sont proscrits, ainsi que les compléments d’alimentation en hiver, même quand le gel fait crisser le pied. Les apercevoir, quand ils sont dans un creux du paysage, est parfois impossible.

En 2004 et en 2005, deux voyages extraordinaires ont permis d’envoyer 22 chevaux de Pzrewalski à Khomiin-Tal, dans l’ouest de la Mongolie. Je ne suis plus assez les choses pour vous en dire davantage, mais les chevaux sont toujours là-bas, et le but reste de reconstituer une harde sauvage. D’après les dernières nouvelles que j’ai eues, les chevaux revenus en Mongolie étaient confrontés à un redoutable adversaire local : le Loup. Ce qu’on appelle une belle transition, qui me ramène au Causse Méjean, et à cette réunion assurément historique d’une centaine de personnes à Mas-de-Val, un hameau du Causse.

Précisons de suite que je ne tiens pas ces gens pour des salopards. Beaucoup sont des éleveurs proches de leurs brebis, et certains se sont lancés dans la bagarre contre les gaz de schiste. D’autres et parfois les mêmes sont des néoruraux, qui parlent avec enthousiasme des beautés du Causse. Je suis certain qu’on trouve dans le nombre des altermondialistes. Et pourtant, tous ont trouvé le moyen d’un rendez-vous solennel destiné à la chasse au loup. Vous allez lire, si ce n’est déjà fait : un Collectif des éleveurs de la région des Causses et leur environnement – dont l’acronyme est Cercle – vient donc de se constituer dans le seul but de venir à bout du Loup. Une fois de plus, car cet animal prodigieux a déjà été exterminé en France. Grâce à des primes d’État, grâce au fusil, grâce à la strychnine, Canis lupus a disparu de France à la fin des années 20 du siècle passé. Il occupait ce territoire depuis des centaines de milliers d’années, et en une poignée de saisons, il n’y était plus. Voilà bien un événement que les hommes n’ont pas retenu. Une épidémie bactérienne de listeria qui tue trois personnes âgées devient une catastrophe nationale que l’on commente dans toutes les gazettes. Pas la fin d’un de nos plus vieux compagnons.

Jean de Lescure, président de parc national

Quoi qu’il en soit donc, le Cercle. Il y a aussi des vidéos, que vous pourrez regarder en cliquant dans le lien ci-dessus. C’est assez fascinant, on ne peut le nier. Un éleveur explique vouloir « fédérer les énergies » pour « gérer la difficile problématique du loup ». Et met en cause au passage, lourdement, une « écologie passéiste et répressive » jugée coupable des errements de l’animal et de ses défenseurs. Je passe, vous jugerez. On y voit aussi le président du conseil d’administration du Parc national des Cévennes, présent à la réunion. Jean de Lescure – son nom – est maire divers droite de St-André-de-Capcèze, vice-président du conseil général de Lozère, et il explique sur un ton convaincu des choses idiotes. Je cite : « Ce qu’on gagnerait d’un côté en biodiversité [en protégeant le Loup ], on le perdrait de l’autre au centuple ». Il explique à l’appui de sa thèse baroque que le Loup détruirait les milieux ouverts, ce qui réduirait de manière drastique la richesse naturelle de la région. De nouveau, je n’insiste pas : le président d’un parc national donne son aval à une curée on ne peut plus prévisible contre un animal. Mais l’on sait qu’une délibération récente du parc des Cévennes réclame qu’on puisse tirer sur le loup jusque dans la zone centrale de protection, censée protéger toutes les formes de vie.

So what ? D’évidence, une singulière passion anime les membres de ce tout récent Cercle. Je la connais pour l’avoir vue à l’œuvre chez quantité de gens, et en un nombre surprenant de situations. Comment la qualifier ? En première analyse, on voit bien qu’elle traverse les siècles, les classes, les lieux. En deuxième regard, il n’est pas interdit d’y voir comme une mémoire de l’espèce, une mémoire vivante, et agissante. Je ne vous assommerai pas, sur le sujet, d’une science chez moi inexistante. Simplement, je veux dire qu’intuitivement et sans l’ombre d’une preuve, je pense depuis ma jeunesse que l’homme – l’individu – dispose en lui d’une mémoire profonde, qui est celle accumulée au cours de l’évolution de l’espèce. Je crois que le souvenir de la formidable compétition avec le Loup est en réalité au fondement de la réunion de Lozère. Et j’ajoute que le biologiste américain George Schaller (ici et ici) constate que l’animal le plus proche de l’Homme, sur le plan écologique, c’est le Loup. Le Chimpanzé est certes un frère, génétiquement parlant, mais le Loup et l’Homme ont partagé ce stupéfiant privilège, pendant des centaines de milliers d’années, de chasser en meute.

Un éternel face-à-face

Nul besoin d’être grand clerc pour deviner qu’une telle concurrence a dû laisser des traces. Je gage, moi, que sans y penser une seconde, les participants à la réunion du causse Méjean ont rejoué une des pièces les plus antiques de l’histoire humaine. Lui ou nous. N’est-il pas renversant de constater que la déréliction pourtant presque achevée du pastoralisme, sous le coup de boutoir par exemple – car il en est bien d’autres – de la mondialisation, n’a pas conduit à pareille mobilisation ? Depuis la création en 1972 de l’indemnité spéciale montagne (ISM)  jusqu’à la prime aux ovins et caprins créée en 2010, les subventions ont clairement déconnecté le revenu des éleveurs et celui de leur travail. En clair, sans l’argent de la France et celui de l’Union européenne, il n’y aurait pratiquement plus d’éleveurs de brebis en montagne, fût-elle aussi « petite » que le causse Méjean. Le métier, tel que pratiqué depuis le Néolithique, n’existe plus en France. Et nul ne s’est pourtant mis en travers de cette invraisemblable régression. En revanche, qu’un loup vienne montrer le bout de sa mâchoire sur le Méjean, et une énergie que l’on croyait éteinte mobilise toute la région. Étonnant, non ?

Avant que le malentendu ne brouille tout, je précise que je n’ai jamais pensé, ni écrit, que la présence du Loup en France est une affaire simple. Revenu naturellement en France, depuis l’Italie, il y a une vingtaine d’années, le Loup reconquiert peu à peu ses pays d’antan. D’abord l’arc alpin, puis les Cévennes au sens large, après franchissement de la vallée du Rhône – ligne TGV, autoroute, in fine le fleuve – et même les Pyrénées catalanes françaises. Combien sont-ils ? 250 dit-on, contre 25 000 il y a deux siècles. Non, rien de simple. La revue XXI (ici) publie le 10 janvier un numéro dans lequel j’interroge l’historien Jean-Marc Moriceau sur son très beau travail consacré au Loup. Selon lui, et je le crois, car ses recherches sont remarquables, des milliers d’attaques du Loup sur les hommes ont eu lieu en France entre XVe et XIXe siècles. Non, décidément, ce n’est pas simple.

À bas l’environnement !

Et, non, il va de soi que le Loup ne peut réoccuper toutes les niches écologiques qui étaient les siennes jadis. Mais je ne peux rester sans réaction au spectacle d’hommes se levant encore une fois pour abattre la Bête. Au lieu que de discuter, au lieu que de tenter être meilleurs, un tout petit peu moins lamentables que nos ancêtres, ceux du Cercle entendent répéter les mêmes gestes, et les mêmes tueries. L’affaire, au vrai, plonge au cœur même de cette révolution mentale qu’est l’écologie. Où l’on voit au passage que cette dernière n’a rien à voir avec l’environnementalisme, ce si pénible brouet que l’on sert pourtant sur tant de tables.

Pouah ! À bas les environnementalistes ! À bas l’environnement, d’ailleurs. Car ces mots cachent le désastre coutumier de la pensée humaine dominante. Ce qui compte, c’est ce qui entoure les hommes, ce qui les environne. L’Homme est au centre et ne doit considérer que ce qui est à portée de domination et de contrôle. En somme, l’anthropocentrisme est partout. Sauf chez les (si rares) écologistes, pour qui les hommes doivent accepter une place contrainte et limitée, dans le cadre si complexe de relations qui nous font, qui nous tiennent et parfois nous empêchent. L’essentielle bagarre pour la biodiversité ne saurait être une partie de campagne. Elle oblige à tout repenser de la place de l’Homme sur Terre, elle conduit droit à une Déclaration universelle des devoirs de l’Homme, elle exige le partage. Pas seulement, comme prétendent le faire les gauches, le partage des biens entre humains. Non, le grand partage de l’espace, de l’air, de l’eau. Avec tout ce qui vit.

Nous en sommes loin ? Affreusement.

PS : Je suis personnellement pour un vaste contrat, écologique et social, en faveur de la biodiversité, celle-ci incluant bien sûr des prédateurs dérangeants pour l’Homme que sont le Loup, l’Ours et le Lynx. Un contrat ? Oui, un contrat engageant la société entière, et qui permettrait aux éleveurs de faire face dans les meilleures conditions possibles à une cohabitation parfois très dure à supporter. Je crois que les éleveurs auraient à y gagner. Je suis sûr que, lorsque l’on accepte des subventions qui dépassent le revenu « vrai » du travail, il faut en retour accepter des contreparties.

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Ci-dessous, l’article annonçant la création du Cercle

Pour lutter contre le loup, le Cercle est officiellement né

Le Collectif des éleveurs de la région des Causses et leur environnement a pour but de défendre la vie au pays

Ils étaient une centaine d’agriculteurs, éleveurs, élus et représentants du monde agricole, réunis samedi 22 décembre au Mas-de-Val, pour assister à l’assemblée générale constitutive du Collectif des éleveurs de la région des Causses et leur environnement…

Pour lutter contre le loup, le Cercle est officiellement né

Le « Cercle » est officiellement né vendredi 22 décembre, sur le site historique de Mas-de-Val, au cœur du Causse-Méjean, là où ont eu lieu de nombreuses attaques de troupeaux par les loups. L’assemblée générale constitutive « est le résultat de plusieurs mois de travail et de réflexion de la par des agriculteurs et éleveurs », explique Jean-Claude Robert, le porte-parole de l’association. Les membres ont longuement mûri le projet avant de le matérialiser, pour définir « le positionnement et la ligne d’action » d’une association qui veut se donner les moyens de lutter contre « le prédateur loup » et s’inviter à l’élaboration du futur plan de gestion national. L’objectif du Cercle ne se limite pas au Causse-Méjean, mais s’étend à la Lozère et à tous les départements impactés par le prédateur. Le Cercle a aussi pour vocation de défendre les intérêts des paysans contre « une trop forte pression environnementaliste ».

Photos

Les rennes du Père Noël aux mains des ordures

Ce papier a été publié dans Charlie-Hebdo le 26 décembre 2012

Rien ne va plus pour les rennes du Grand Nord canadien. Le plus grand troupeau du monde a perdu 95 % de ses effectifs, et les Innu regardent mourir leur vieux compagnon. La faute à l’exploitation minière.

C’est difficile à croire, mais le renne n’a pas toujours été l’esclave du Père Noël, bondissant sous le fouet. En Amérique du Nord, il a longtemps peuplé le monde sous le nom de caribou. Pendant le Pléistocène, qui commence, jeunes gens, il y plus de deux millions d’années, on le trouvait jusque dans le Nevada – à côté de San Francisco – et le Tennessee actuels. Ses troupeaux, comme ceux du bison, obscurcissaient l’horizon. Et puis l’homme, ses pièges, ses flingues.

L’animal a replié ses bois vers le Nord et les sols acides, vers l’extrême froid, là où la tuerie est moins industrielle. En Alaska, dans le nord du Labrador et du Québec, il conserve quelques vraies hardes, mais plus pour très longtemps. Un communiqué du ministère des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF) du Québec vient de tomber, comme un coup de hache (1). Un inventaire aérien confirme que l’immense troupeau de la rivière George est en train de mourir.

Un mot des lieux : la rivière George se jette dans la baie d’Ungava, à hauteur du village inuit de Kangiqsualujjuaq. Deux connards missionnaires lui ont donné le nom de Georges III, roi d’Angleterre et d’Irlande, mais dans la langue inuktitut, on l’appelle Mushuau Shipu, ou rivière sans arbre. Car ce pays entre Labrador et Québec est une immense toundra posée sur le granit, couverte de mousses et de lichens, que les caribous boulottent.

Le troupeau de la rivière George – de la sous-espèce dite toundrique au Québec – était jusque vers 1993 le plus important de la planète, atteignant alors entre 800 000 et 900 000 têtes. Avant de chuter de moitié – à 385 000 – en 2001. Et à 74 000 animaux en 2010. Et à 27 600 à l’été 2012. En vingt ans, la population a diminué de 95 %. Qui dit mieux ? Personne. Mettez-vous une seconde à la place des Inuits, des Innu, des Cris, des Naskapis, même si c’est rigoureusement impossible. Pendant des millénaires, le sort de ces peuples du Grand Nord a dépendu de l’état de santé des caribous, qui tombent comme des mouches. D’où une légère inquiétude existentielle chez ces pauvres arriérés de primitifs.

Pourquoi cet invraisemblable déclin ? Chez les officiels, aussi cons que les nôtres, la cause est entendue. Les caribous seraient trop nombreux et le surpâturage, au cours de leur migration, empêcherait les mousses et lichens de se reconstituer. Le problème existe certainement, mais permet de mettre au second plan le dérèglement climatique, dont les effets sur la végétation sont d’ores et déjà considérables. Surtout, cette thèse simpliste dissimule les responsabilités écrasantes du pouvoir politique.

L’association Survival (2), qui défend les peuples indigènes partout où l’on empêche de vivre, c’est-à-dire partout, a rencontré les principaux intéressés. George Rich, un vieil  Innu du nord-est du Canada : « L’exploitation et l’exploration minières à outrance sont l’une des principales causes de la disparition des caribous. La compagnie Quest Minerals a, par exemple, récemment annoncé qu’elle projetait de construire une route qui traversera le cœur de l’aire de mise bas du caribou et que des hélicoptères et des avions survoleront la zone pour atteindre les sites d’exploration ».

Le « développement », cet autre nom de la destruction, a en effet détruit massivement les pâturages et les routes de migration des caribous toundriques. Les exemples sont si nombreux qu’ils ne laissent place à aucun doute. Citons la compagnie Cap-Ex Ventures, qui exploite le fer dans la région, après avoir construit barrages hydro-électriques et ligne de chemin de fer. Quest Minerals de son côté, la boîte citée par George Rich, est spécialisée dans l’extraction des terres rares, qui pourrait démarrer sur place en 2016.

Les terres rares, rappelons les bonnes choses, sont vitales pour la fabrication des éoliennes, des cellules photovoltaïques, des ordinateurs, des téléphones portables, des bagnoles électriques. Tu l’as dit, y a un problème.

(1) http://communiques.gouv.qc.ca/gouvqc/communiques/GPQF/Aout2012/16/c7587.html
(2) http://www.survivalfrance.org/

Cyclone à La Réunion (et sur Notre-Dame-du-Littoral)

Que ces gens sont cons. C’est à pleurer. Je vous ai parlé l’an passé, il y a quelques jours, d’un projet de route à La Réunion (ici). Propulsée par le lobby local des BTP,  cette route doit être bâtie sur l’océan Indien, au long de 12 kilomètres seulement, mais pour un coût extravagant qui pourrait atteindre 3 milliards d’euros. Une dinguerie d’autant plus retentissante que l’île est en permanence menacée par des cyclones, dont la gravité ne peut que croître à mesure que s’aggrave la crise climatique.

Au moment où je vous écris – jeudi à 10h11 -, l’un de ces ouragans dévaste l’île et ses côtes. 68 000 foyers n’ont plus l’électricité, et ce n’est visiblement pas fini ( ici). Des vagues de six à huit mètres de  hauteur déferlent, et déferleraient de même sur le chantier de cette folie de route. Que ces gens sont cons.

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Un article piqué à Métro :

 68 000 foyers sans électricité à La Réunion

L’alerte rouge est déclenchée. Depuis 10 heures ce jeudi matin (7 heures à Paris), les habitants de La Réunion sont confinés chez eux dans l’attente du passage du cyclone tropical Dumille, qui arrive par le nord-nord-ouest de l’île. La préfecture interdit aux Réunionnais de sortir de chez eux « pour quelque cause que ce soit » et pour au moins une durée de vingt-quatre heures.

Au moment où l’alerte rouge a été déclenchée, le cyclone était centré à 125 kilomètres au nord-nord-ouest de l’île, et il avançait vers le sud-sud-ouest à une vitesse de 22 km/h, selon Météo France. A La Réunion, l’intensité maximale de la tempête est attendue dans l’après-midi.

Des vents violents ont déjà balayé l’île dans la nuit, jusqu’à 176 km/h sur les hauteurs. Des arbres et des poteaux électriques ont été arrachés. A 11h30 heure locale, 68 000 foyers étaient privés d’électricité, selon EDF.

Un bulletin de vigilances « fortes pluies » a été déclenché sur l’ensemble de l’île. Plus de 150 millilitres d’eau (soit 150 litres par m2) ont été enregistrés à Cilaos, dans le sud de l’île, et jusqu’à 300 millilitres d’eau sur le piton de la Fournaise. Plusieurs routes sont inondées. Sur la côte nord, des vagues de 6 à 8 mètres, et jusqu’à 10 mètres de haut sont observées, selon la préfecture.

En raison de l’alerte rouge, toute l’activité économique de La Réunion est paralysée. Les deux aéroports et le port de commerce sont fermés depuis mercredi et le trafic des bus a été suspendu. Des centres d’hébergements ont été ouverts dans les communes de l’île pour accueillir d’éventuels sinistrés.

 Rajout à 15h54, cet extrait du Parisien :

15 h 20. Les fondations du pont de la rivière Saint-Etienne emportées par les flots. Submergés, fermés à la circulation puis emportés, les radiers de la construction ont fini par céder dans le sud de l’île. En 2007, c’est le pont entier qui avait été emporté après le cyclone Gamède.

Une belle année 2013 (et ceci n’est pas un hoax)

D’abord mes excuses pour avoir employé dans mon titre le mot hoax, qui signifie bobard. Pour une raison que j’ignore, le son m’en est agréable. Et pour le reste, du fond de mon âme, je vous souhaite, amis lecteurs de Planète sans visa, une vraie belle année 2013. D’un côté, nul n’est dupe, car la roue continuera sa route. Et de l’autre, cela fait du bien de partager un moment de paix et de joie. Aussi incroyable que cela paraisse, en ce moment précis, je suis heureux.

Heureux, pas béat. Aucun politique français – aucun responsable à ma connaissance – n’aura évoqué dans ses vœux la crise écologique, à quoi rien ne peut être comparé. Et dans ces conditions, dites-moi, pourquoi les écouter ? Moi, je pense en cet instant au marché aux poissons de Soumbédioune, sur une des plages de Dakar. Le retour des pirogues, le cri des gosses, les rires des mamas se disputant le poisson à peine débarqué, toute cette algarabía – un foutoir sonore – danse dans ma tête. Un jour d’il y a un moment, je suis allé avec l’un des pêcheurs juste en face, sur les îlots de la Madeleine, aujourd’hui parc national. J’y ai vu ce matin-là des milans noirs, plusieurs phatéons à bec rouge, un balbuzard. Le monde semblait pouvoir être sauvé. Et voilà ce que je pense, au moins quelques fragiles secondes : le monde peut être sauvé. Je vous embrasse.

Un chef-d’œuvre signé Victor Serge (aux éditions Agone)

Préambule indispensable : exceptionnellement, ce qui suit ne concerne pas la crise écologique. Nul n’est obligé de s’intéresser à Victor Serge, qui habite les hauteurs les plus élevées de mon Panthéon personnel. J’ai connu cet homme en 1971, lors que j’avais 16 ans. Je l’ai aussitôt aimé, avant de l’admirer. Qu’on se le dise : j’ai l’admiration bien rare. Mais Serge est clairement à part, et je lui dois d’ailleurs le nom de ce lieu imaginaire appelé Planète sans visa (ici). Je lui dois bien plus que cela. Je lui dois d’avoir choisi la liberté comme valeur conductrice de la vie humaine. Je lui dois d’avoir compris ce qu’est le vrai courage, moi qui n’ai (presque) jamais eu à en éprouver l’existence. Je lui dois l’exigence qu’on est en droit d’attendre des relations avec les autres humains. Je le salue souvent encore, dans le silence de ma tête, comme un père lointain, comme un frère réel.

Ajoutons que la lecture de ce livre n’est pas facile pour qui ne s’intéresserait pas à l’époque dont il est question. De très nombreuses références à l’histoire politique, notamment celle de la première moitié du siècle précédent, peuvent dérouter le lecteur.

Et voici le vrai début : gloire aux éditions Agone, de Marseille (http://atheles.org/agone/). Cette petite maison publie souvent des livres formidables – parfois plus discutables -, mais celui-ci m’aura secoué comme bien peu. Il s’agit des Carnets (1936-1947) de Victor Serge (840 pages, 30 euros), et la première singularité de ces textes, c’est qu’ils n’ont pas été modifiés, élagués, censurés pour complaire à quelque vivant que ce soit. Ce que nous avons en main, c’est ce que Serge a écrit de sa propre volonté au cours de ces onze et si terribles années du siècle passé. Mais bien entendu, commençons par le commencement : qui est-il ? Sa vie est telle qu’on se ridiculiserait à paraître la résumer. Trois mots, et le reste attend ceux que ça intéresse. Serge est né Viktor Lvovitch Kibaltchitch en 1890, de parents émigrés politiques russes, réfugiés à Bruxelles. À Paris, il est anarchiste individualiste, et croise la route de quatre membres de la future Bande à Bonnot. Bien que n’ayant jamais soutenu leurs actions, bien qu’ayant critiqué leur dérive, Serge est condamné à cinq ans de prison, pour complicité. En somme, un innocent, dans nos républicaines prisons de 1912.

À peine sorti, en 1917, il est à Barcelone, une ville alors traversée de part en part par le souffle de la révolution sociale. Après bien des entraves, il arrive au début de 1919 dans la Russie bolchevique, dont il deviendra lui, le si vibrant libertaire, l’un des dirigeants. Il côtoie tous les chefs de ce mouvement, de Lénine à Trotski, passant par Staline. Mais l’anarchiste n’est pas mort en lui. Il voit avec stupéfaction, bientôt avec horreur, la révolution devenir une prison. Il aide qui il peut aider. On le sollicite de partout, car c’est un homme, qui aime les hommes. Année après année, il affermit son opposition à la dictature. Il est arrêté, libéré, déporté en Asie centrale, où il va passer trois ans. Des milliers, des millions d’autres sont broyés sous la meule stalinienne. Serge est l’un des rarissimes révolutionnaires de la première époque de la révolution bolchevique à échapper au grand massacre. In extremis, une campagne menée dans les milieux intellectuels français et belges – il est connu pour être un écrivain – le sort du goulag. Romain Rolland arrache sa grâce a cours d’un entretien privé, à Moscou, avec le grand maître de l’Union soviétique.

Serge s’installe à Bruxelles, car à Paris, les flics n’ont toujours pas oublié Bonnot, pourtant si éloigné de Victor. Il suit les déchirements de l’Espagne d’après le 19 juillet 1936. Il voit, comme bien peu, combien le stalinisme a tout gangréné. Est-il trotskiste, comme l’en accusent faute de mieux ses nombreux adversaires ? Non, c’est un révolutionnaire. Et c’est un démocrate. Et c’est un humaniste incandescent. Il soutient la révolution espagnole étranglée à la fois par Hitler et Staline, et c’est à cet instant que commencent les Carnets publiés par Agone.

Première note, en novembre 1936, à Paris. Serge rencontre André Gide, dont il trace le portrait, entre photo, vidéo avant l’heure, aquarelle. Il a l’art du portrait, une sorte de génie de l’instantané. Voilà l’entrée de ces stupéfiants Carnets, où Serge montre l’une des facettes d’un esprit qui en eut tant : le goût de la culture, de la littérature, de la pensée, de l’intelligence. De Gide, qui avait tant intérêt à rester dans le giron stalinien, il loue la « vitalité du vieil intellectuel », qui a osé écrire ce qu’il avait vu en URSS, quand la plupart des visiteurs mentaient. La politique n’est jamais plus loin que le pas de la porte : fin mai 1937, Serge est touché au cœur par la disparition d’Andreu Nin, responsable du Poum, parti espagnol révolutionnaire antistalinien. Les tueurs du Guépéou, aidés par les communistes locaux, ont enlevé, torturé et assassiné l’une des âmes de la révolution espagnole de juillet 1936. Commence une litanie. Une interminable série d’épitaphes pour tous ceux qui, tués par les staliniens, sont en outre diffamés, traînés dans l’ordure, accusés de collusion avec Hitler, Mussolini, quand ce n’est pas le Mikado japonais ou les services secrets britanniques.

Cette liste des martyrs est insupportable et n’en finit d’ailleurs pas. Les staliniens, et parmi eux des crapules aussi retentissantes que le Français Jacques Duclos, qui conserve une station de métro à son nom, ont proprement massacré une génération politique, qui incarnait la possibilité d’une autre Histoire. À l’heure où, écrit Serge, « l’Urss est la plus vaste prison du monde », les bourreaux qu’elle a envoyés partout où elle le peut éliminent les militants qui gênent le pouvoir de Staline. Victor note des éléments précis concernant Krivistki, Reiss, et tant d’autres, qui ne serviront à rien ni à personne. Il échappe de peu à la police vichyste, et donc à la Gestapo, attrape le Capitaine-Paul-Lemerle, un navire qui quitte Marseille, comme on le ferait du dernier métro. Nous sommes en mars 1941, et Serge finira, après tant d’aléas, à débarquer au Mexique.

Commencent alors les dernières années de la vie de Serge. Il mourra en novembre 1947 à Mexico, probablement d’une crise cardiaque. Mais avant cela, jour après jour, il note rencontres, voyages sur les routes mexicaines, réflexions, inquiétudes, projets. Pour un Journal, c’est remarquablement écrit. Et ce qui me frappe peut-être le plus, aujourd’hui du moins, c’est l’insatiable curiosité de Serge, lors même qu’il est réellement menacé de mort. Il passe du pire à l’émerveillement pour les codex précolombiens. À Oaxaca, au Monte Albán, il dit son émotion devant « le travail de mains inconnues ». Devant le temple de Teotihuacan, il note : « J’ai l’impression de contempler une des plus grandes choses que nous puissions voir ici-bas : d’être en contact avec une humanité tout à fait différente de la nôtre (…) ». Les paysages, les volcans, les pauvres villages indiens, le soleil, l’horizon, la Terre lui sont l’occasion de pages aussi simples que belles. En février 1944, il écrit : « En entrant dans le Michoacán, le sites changent, verdissent : amples vallées, champs clairs, cela fait aux yeux un bien inestimable. Je sens combien la vie végétale nous est proche et nécessaire ». Comme il a vu beaucoup de pays, il peut lier telle vue du Mexique et tels panoramas d’Europe centrale, ou d’Italie, ou de la Lozère. Ou encore comparer les merveilles aztèques et les antiquités hellénoscythes.

Est-il un écologiste avant l’heure ? Bien sûr, je me suis posé la question, et la réponse est : non. Il ne l’est pas. Car il est entier dans ce monde englouti où les nazis et les staliniens s’unissent contre l’espoir. Et pourtant ! Pourtant, je le jurerais, Serge n’est pas loin du grand combat de notre siècle. À Mil Cumbres, à 2600 mètres d’altitude ce 19 août 1943, il s’exclame : « C’est l’écorce terrestre que l’on voit ». Car Serge voit, à la différence de tant d’aveugles. Il voit. Le contact sur place avec Paul Rivet, fondateur du Musée de L’Homme, lui permet de saisir la sensationnelle beauté du monde, malgré la tragédie toujours présente. En août 1943, toujours : « Pendant que le volcan reprend du souffle, sa silhouette se ternit, puis noircit. On suit la montée des météores et leur chute. Il en est qui s’en vont parmi les étoiles vertes et y planent un long moment. La Voie lactée tombe sur le volcan, de sorte qu’il semble avoir deux prolongements à l’infini : le prolongement obscur, lourd et menaçant des nuées et celui, aérien, glacial, doucement lumineux de la Voie lactée. Par contraste avec l’embrasement terrestre, les étoiles sont d’un bleu d’acier scintilant et virent au vert. »

Il me serait aisé d’extraire des morceaux suggérant, davantage encore, que Serge le prophète envisageait cette épouvantable crise de la vie dans laquelle nous sommes désormais tous plongés. Mais ce serait tordre la réalité. Victor, extralucide à n’en pas douter, était quoi qu’il en soit de son temps. Eût-il vécu, peut-être aurait-il rejoint notre si noble combat. Intimement, je le crois. Mais je ne le sais ni ne peux prétendre le savoir. Quant au reste, il me faut dire encore à quel point Victor Serge, alors qu’il est décidément minuit dans le siècle, est admirable.

Redisons calmement que Victor est un survivant. Le splendide survivant d’une génération politique fracassée. Mexico est la ville où Léon Trotski a été assassiné par un sbire stalinien, quelques mois avant l’arrivée dans la ville de Serge. Le face-à-face avec ce mort si troublant est un moment difficile pour le lecteur. Car Serge a beau admirer celui que l’on appelait Le Vieux, il n’est pas un dévot. Après sa mort, il va visiter à plusieurs reprises sa veuve Natalia Ivanovna Sedova, et constate qu’ils sont tous deux les derniers représentants en vie de ceux qui ont mené la révolution bolchevique de 1917. Moi qui n’ai pas de sympathie pour Trostki, moi qui ne suis pas d’accord avec les choix faits par Serge entre 1919 et 1930, je dois dire que ces souvenirs sont poignants.

Je résume, pour ceux qui ne savent pas. La totalité de ceux qui ont incarné octobre 1917 ont été déportés et plus souvent assassinés par la dictature stalinienne. Serge rend hommage – pour ma part, je suis sur la réserve – à ces révolutionnaires qui crurent dynamiter le vieux monde. Je crois, moi, que la structure mentale et politique des bolcheviques les condamnait à l’arbitraire et à la répression de la différence. Serge croit qu’une autre voie fragile était possible. Que Trotski aurait dû arracher le pouvoir à Staline quand il était encore temps, en 1926 ou 1927. Qu’alors, l’Union soviétique ne serait pas devenue un immense camp de concentration. Attention ! il n’a pas la naïveté de penser que tout aurait été différent. Il juge qu’en l’absence d’une révolution européenne salvatrice, en 1920-1922, Trotski aurait pu représenter une sorte d’absolutisme socialiste éclairé. En tout cas, il ne s’absout pas. Le 14 mars 1946, il admet cette terrible évidence : « L’erreur de pensée la plus grande (…), ce fut de ne pas voir que nous construisions un État totalitaire ».

Certes oui, et ce constat est glaçant. Quant au reste, Serge est d’une intelligence qui foudroie sur place. Ayant été parmi les premiers à comprendre la nature du stalinisme, il ne peut que mettre en garde, mais en vain, ceux qui continuent à rêver de révolution. Car l’affrontement n’est pas seulement, comme de ni nombreux combattants l’ont cru, entre le fascisme et la démocratie. Le stalinisme est devenu un ennemi mortel. Serge décrit avec une prescience sidérante les objectifs de l’URSS après la chute de Hitler. Il voit, et il écrit que l’Europe centrale va passer dans le camp soviétique, sur fond de manipulations, d’assassinats, de calomnies sans fin et sans frein. Héraut du mouvement socialiste d’avant Staline, Serge « apprend le métier de vaincu » (19 février 1944). Car « l’époque est celle de la conscience obscurcie » et des « valeurs falsifiées ».

Permettez-moi d’insister encore. Victor nous parle d’un temps capital. Lorsqu’il arrive à Paris en 1909, alors anarchiste de 19 ans, le mouvement ouvrier est une splendeur. Une merveilleuse création humaine, le fruit d’une authentique civilisation. Les bourses du travail, les mutuelles, les syndicats, les causeries, les livres, le lien vivant avec la recherche scientifique font espérer des temps nouveaux. Tout est en place pour une société meilleure. La Première guerre mondiale met tout à bas. Et le stalinisme, atroce maladie de l’esprit avant tout – le mensonge, la calomnie, le dénigrement, la manipulation, la violence – détruit à la racine l’espérance révolutionnaire. Serge est un homme des ruines. Et ce qui me touche plus que tout dans ce livre, c’est que, ayant vécu dans sa chair la tragédie – sa femme russe, Liouba, est devenue folle, ses manuscrits ont été volés, ses amis assassinés, ses deux enfants récupérés par miracle -, il ne renonce pas.

Non, Serge ne renonce pas. Car il est un combattant. Un révolutionnaire mais un humaniste. Il continue de rêver d’une meilleure organisation des hommes. De respect. D’amour, je crois, bien que le mot lui soit inconnu. Le 16 mai 1946, dans la petite ville de Morelia, il est pris de vertiges. Avec le recul, on comprend sans peine que son cœur si fabuleux est sur le point de lâcher. « Je me sens en état de disponibilité, dit-il, prêt à partir, disparaître simplement ». Son fils Vlady, peintre de valeur, va lui survivre. De même que sa fille Jeannine. De même que sa compagne Laurette Séjourné. Comment vous le dire autrement ? J’aime Victor Serge.

PS 1 : Honneur aux éditions Agone, je l’ai déjà dit, et à Charles Jacquier, directeur de la collection Mémoires sociales. Honneur également à Claudio Albertani et Claude Rioux, auteurs de cette édition impeccable.  Honneur aux préparateurs de cette même édition : Michel Caïetti, Thierry Discepolo, Gilles Le Beuze, Philippe Olivera.

PS 2 : France 5 a diffusé le 25 mars 2012 un film de la Chilienne Carmen Castillo, Victor Serge L’insurgé. Castillo a partagé les derniers instants dans la clandestinité de Miguel Enriquez, responsable du Mir abattu par la soldatesque de Pinochet en 1974. Je ne souhaite rien dire du film, que je n’ai pas aimé. En revanche, un mot sur l’insupportable présence – pour moi – de Régis Debray en grand témoin de la vie de Serge. Je considère cette incongruité comme une insulte faite au mort. Debray a en effet été pendant de longues années un soutien décidé à la dictature de Castro à Cuba, et n’a en fait jamais rompu son lien originel avec l’esprit du stalinisme. Autant dire qu’il n’avais pas sa place dans un film présenté comme un hommage. On le voit pérorer et déclarer notamment : « Au fond, ce qui me passionne, c’est la tragédie de la solitude ». Ce psychologisme de bazar cache des dizaines d’années de répressions staliniennes, qui incluent l’histoire lamentable des gauches latino-américaines après la prise de pouvoir de Castro en 1959. Et cette histoire concerne au premier chef Régis Debray. Je ne peux croire que le Victor Serge que je connais eût pu être l’ami de cet homme-là.

PS 3 : Il me manque un mot. Le singulier itinéraire de Victor Serge signifie, entre mille choses, qu’un autre destin social était possible. Comme je l’ai écrit ici : une autre Histoire était concevable. Le stalinisme n’était pas fatal. Les fascismes n’avaient rien d’une certitude. La guerre elle-même aurait sans nul doute pu être évitée. Serge et ses camarades sont depuis longtemps des cendres froides, mais le souvenir de leur existence menace toujours les édifices les plus solides.