Archives de catégorie : Nucléaire

L’armée et la grande arnaque nucléaire

Publié en avril 2021

Les journalistes sont vraiment des feignasses. Entre janvier et décembre 2013, 182 documents – 2000 pages – sont déclassifiés par le ministère de la Défense. Tous ces gens, et j’en connais, qui suivent les activités de l’armée pour leurs journaux respectifs, avaient le devoir élémentaire de lire. L’ont-ils fait ? Par chance pour nous, un chercheur, Sébastien Philippe, et le journaliste qui sauve l’honneur, Tomas Statius, ont tout dépiauté. Ce qui donne un éblouissante travail, « Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie » (PUF, 15 euros) (1).

Bon, on peut résumer vite, mais il est bien mieux de lire. La France a réalisé en Polynésie 193 essais nucléaires entre 1966 – De Gaulle – et 1996 – Chirac. Soit environ 800 fois Hiroshima. Jusqu’en 1974 – Chirac est alors Premier ministre -, les essais sont aériens, c’est-à-dire qu’ils partent balancer leurs radionucléides dans le monde entier. À partir de 1975, on enterre les explosions, détruisant au passage la structure des lagons.

Le livre rapporte des faits, en partie reconnus par l’armée, mais en reprenant tout depuis le début, et en refaisant patiemment tous les comptes. Sans grande surprise, la sous-évaluation de la contamination est omniprésente. Exemple avec les îles Gambier, habitées bien sûr, qui sont à 400 km de plusieurs tirs aériens. L’armée n’a prévenu personne – elle finira par construire un blockhaus -, et le nuage se moque de toute façon des précautions. Le son de l’explosion se propage à la vitesse de 340 mètres par seconde sur l’océan. En vingt minutes, il atteint les Gambier.

D’abord une boule de feu, puis une masse incandescente de plusieurs milliers de degrés, qui disperse d’innombrables poussières radioactives. Après le seul essai Aldébaran – le 2 juillet 1966 – 61 millions de becquerels se déposeront au mètre carré. Les cancers suivront. Il est plaisant de lire ce que nos responsables écrivaient sur le sujet en temps réel. Par exemple, un médecin militaire adresse une lettre dès le jour de l’explosion au grand ponte du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) Francis Perrin. Pour lui – bonne, mauvaise foi, mélange des deux ? -, le tir a libéré des doses radioactives « très inférieures » à ce qui est admissible.

L’essai – connu – le plus insensé date du 17 juillet 1974 et va contaminer lourdement Tahiti. L’équipe du livre est parvenue à modéliser le trajet du nuage de Centaure – nom de code -, qui n’est pas parvenu à la hauteur souhaitée. Et qui, poussé par les vents, a foncé droit sur la grande île de la Polynésie « française ». 110 000 personnes ont été exposés, dont la plupart ont reçu plus que la dose de radioactivité ouvrant droit à indemnisation. À condition de développer l’une des 23 maladies faisant partie d’une liste officielle. L’armée, qui a su très vite que les retombées de Centaure atteindraient Tahiti, a préféré ne rien dire.

On permettra un commentaire. Le livre fait certes œuvre utile, mais dans le même temps, angoisse. Car passé un intérêt de façade dans quelques journaux, tout retombera, comme autant de poussières, d’une certaine manière radioactives elles-même. L’opinion semble indifférente. Nul ne parle des immonde essais nucléaires français dans le Sahara, bien après l’indépendance algérienne. Nul ne parle des irradiés de Brest, ces prolos cancéreux d’avoir travaillé au plus près des bombes nucléaires des sous-marins d’attaque. Nul ne parle de la base secrète française B2-Namous – et de ses innombrables déchets -, que la France éternelle a conservée en Algérie bien après 1962. Nul ne parle bien sûr de l’atoll Bikini des îles Marshall, où les Américains ont également fait exploser leurs bombes H. Nul ne parle des Anglais en Australie. Des Russes à Semipalatinsk (Kazakstan).

Les journalistes feignasses ont donc bien raison d’être les porte-serviettes de l’armée, qui peut dormir sur ses deux oreilles. Sait-on quoi que ce soit sur ce qu’elle entreprend en notre nom ? Croyez-vous qu’ils ne s’exercent pas, en ce moment même, sur des armes toutes nouvelles ?

(1) Il faut y ajouter le collectif Interprt, lancé dans une toute nouvelle discipline qui promet : l’architecture forensique.

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Les campagnols foutent le grand bordel

Ah bougres ! Les campagnes du cœur de la France – Massif central – sont à feu et à sang à cause d’une bestiole très jolie et ultrachiante, le campagnol. Souvent, on l’appelle le rat-taupier pour l’excellente raison qu’il vit beaucoup sous terre. Et n’oublions pas qu’il est – qu’ils sont elle et lui – des copulateurs hors-pair. Toutes les quelques années, ils peuvent passer d’un individu à l’hectare à 1200.

Pour le paysan, cata garantie. Ceux de Haute-Loire ou du Cantal voient en ce moment leurs prairies retournées au point que l’herbe ne parvient plus à s’y réinstaller. On pourrait remettre des haies ou entasser des pierriers où les prédateurs comme la fouine pourraient s’installer, avant de massacrer du campagnol. On pourrait surtout arrêter de flinguer des renards.

Cet animal somptueux peut être chassé et piégé toute l’année, entre autres parce qu’il dérange les chasseurs. Il boulotte un peu trop à leur goût ces faisans d’élevage relâchés la veille de leurs grandes battues bidonnées. Donc, on le traque. C’est extrêmement con, car un renard mange chaque année des milliers de micromammifères, en particulier des campagnols. Il y est si adroit qu’on a nommé l’un de ses comportements de chasse, le mulotage. Le voir sauter sur place, queue au vent, est une splendeur.

Et justement. Un collectif de dizaines d’associations du Doubs (renard-doubs.fr) a rédigé un argumentaire parfait qui rétablit quelques vérité de base. S’appuyant sur des estimations officielles – franchement, c’est à n’y pas croire -, le collectif écrit qu’un seul renard, par ses prélèvements de campagnols, pourrait rapporter à la collectivité jusqu’à 2300 euros par an. Un seul renard !

Un autre calcul fait rigoler avant de faire réfléchir. Un campagnol mange son propre poids d’herbe chaque jour. L’action énergique d’un renard permet de « sauver » 3,5 tonnes d’herbe par an, soit une tonne de foin. Or, en 2018, dans l’Est de la France, la tonne de foin se vendait autour de 180 euros. Avis sans frais à ceux qui gueulent contre le campagnol.

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Marcher pour le climat, vraiment ?

Le 28 mars, dimanche passé, pas loin de 400 organisations, dont beaucoup chères à mon cœur, ont organisé une nouvelle fois des marches pour le climat. Selon leur appel, il faudrait interpeller les députés de manière qu’ils améliorent la loi en discussion. Il faudrait donc une « vraie » loi sur le climat, car les mesures prises ne seraient pas « à la hauteur ».

Toutes ces excellentes personnes – et nombre le sont vraiment – participent du vaste déni planétaire qui sévit depuis le tout début du dérèglement voici quarante ans. Ils oublient en route cette évidence : la trajectoire officielle nous conduit au pire.

En janvier dernier, Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, clamait dans l’indifférence générale : « Nous nous acheminons vers une augmentation catastrophique de la température de 3 à 5 degrés au cours du XXIe siècle ». Et pourquoi ? Parce que la funeste COP21 de 2015 – les embrassades Fabius-Royal des Accords de Paris – a relancé la machine à illusions, qui consiste à croire qu’on peut s’attaquer au monstre sans rien toucher à notre façon de vivre. Ce n’est pas seulement un conte de fées, c’est aussi un crime contre l’avenir.

Or nos 400 organisations se contentent de se montrer naïves et même niaises, façon si tous les gars du monde voulaient bien se donner la main. Dans la réalité, il est un marqueur décisif : la bagnole. Relancer cette industrie par la voiture électrique, outre les problèmes moraux que cette merde pose, revient à dire qu’on repart pour cinquante ans. Comme avant. Je tends l’oreille du côté des 400, et rien ne vient. Jamais.

Cinquante ans et plus une seule dent

Le ministère de l’Environnement [ ou de l’Écologie, selon ] a cinquante ans et fait semblant depuis cinquante ans. C’est même pas la faute des ministres, ectoplasmes si contents d’être sur la photo. Le mal est plus profond : ceux qui décident sont ceux qui salopent tout depuis deux siècles.

Presque trop facile. Quand le père Pompidou décide la création d’un ministère de l’Environnement en 1971, il confie la tâche à ce bon monsieur Poujade, maire de Dijon, qui se demanderait pourquoi on l’a choisi s’il n’était pas mort. Sans soute parce qu’il avait été le conseiller d’un ministre de la construction oublié, puis en charge d’une « commission du développement » régionale. Lui-même devait écrire ensuite un livre disant l’évidence dès le titre : « Le ministère de l’impossible ». L’époque était à ce qu’on appela le « gaullisme immobilier » : les combines avec les promoteurs, les lourdes valises de liquide, la traversée de Paris en 13 minutes « grâce » à la voie express qui porte d’ailleurs le nom de son créateur, Pompidou. Ce dernier lâcha : « La ville soit s’adapter à la voiture ». Paris fut à nouveau éventrée.

On ne dressera pas la liste de tous les autres, mais regardons tout de même quelques noms. En 1974, Peyrefitte, l’inénarrable Alain Peyrefitte, qui fut ministre de l’information – flic de la télé – sous de Gaulle. De 1978 à 1981, Michel d’Ornano, dont le cabinet ouvre et couvre en automatique les décharges les plus criminelles, comme celle de Montchanin. De 1984 à 1986, Huguette Bouchardeau – fière PSU -, qui se fait enfler par les ingénieurs de son propre ministère dans l’affaire des déchets de Seveso passés en France. De 1986 à 1988, Alain Carignon, qui finit en taule pour avoir vendu l’eau de Grenoble à la Lyonnaise des Eaux.

De 1989 à 1991, Brice Lalonde, qui fait des bulles avant de copiner avec l’ultralibéral Alain Madelin. De 1995 à 1997, Corinne Lepage, qui en tire le livre « On ne peut rien faire, madame le ministre », qui démontre parfaitement qu’un tel ministère ne sert à rien. De 1997 à 2001, Dominique Voynet, qui accepte de siéger au conseil des ministres où trône un certain Claude Allègre, négateur en chef du dérèglement climatique. Et ne fait rien. De 2001 à 2002, Yves Cochet, inaugurateur de chrysanthèmes. De 2007 à 2009, Jean-Louis Borloo, grand ordonnateur de du grandiose enfumage du Grenelle de l’Environnement avec en guest star Nathalie Kosciusko-Morizet, jouant de la harpe dans son jardin pour Paris-Match. Un dernier pour la route : de Rugy en amoureux transi du homard mayonnaise.

Tout ça ne pèse en réalité de rien. Les ministres passent, qu’on oublie la seconde suivante – qui se souvient de Jarrot, Lepeltier, Olin, Bricq, Borne ? qui se souviendra de Pompili ? – et demeurent les structures. Or sans entrer dans le détail, passionnant, retenons que deux grands corps d’ingénieurs d’État se partagent la direction réelle du ministère : les ingénieurs des Mines et ceux des Ponts, des eaux et forêts. Le pouvoir, c’est eux.

Prenons l’exemple de la Direction générale général de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN), qui a dans sa besace la biodiversité, la mer, le littoral, l’eau. En août 2019, son dirlo, Paul Delduc, quitte sa fonction, où il est remplacé par Stéphanie Dupuy-Lyon. Le premier est ingénieur général des Ponts, des eaux et des forêts. La seconde est ingénieure des Ponts, des eaux et des forêts. Idem à la Direction générale de la prévention des risques (DGPR), qui gère le si vaste domaine des pollutions. Son boss, Cédric Bourillet, est ingénieur des Mines et son adjoint, Patrick Soulé, ingénieur des Ponts, des eaux et forêts. Ces grands personnages savent partager.

Troisième exemple : la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), qui s’occupe comme il n’est pas difficile de le deviner, du dérèglement climatique. Patron inamovible : Laurent Michel, ingénieur général des Mines.

Tous ces braves gens font partie de ce que Bourdieu appelait la « noblesse d’État », et ce n’est pas un vain mot, puis le corps des Mines existe depuis 1794. Pour l’autre, résultat d’une fusion, il faut distinguer les Ponts et Chaussées, corps né en 1716 et celui du Génie rural, des eaux et des forêts, que certains font remonter à…1291. La France que nous connaissons, c’est eux.

Les ingénieurs des Mines auront mené au cours des deux siècles passés l’industrialisation de la France. Et dans l’après-guerre, créé ou dirigé ELF – le pétrole, les coups d’État en Afrique -, Renault et la bagnole, le nucléaire bien sûr avec EDF, la Cogema, le CEA. Les Ponts, c’est le programme autoroutier, les barrages sur les rivières, les châteaux d’eau et les ronds-points, le béton armé et les cités pourraves de toutes les banlieues. Les Eaux et Forêts, enfin, ont massacré la campagne en remembrant, en arasant des centaines de milliers de km de talus boisés, en aidant à la diffusion massive des pesticides via les directions départementales de l’agriculture dont ils furent les maîtres.

Joyeux, pas vrai ? On crée un ministère en 1971 et on refile les clés à ceux qui ont tout salopé en leur demandant de faire exactement le contraire de ce que leurs chers ancêtres ont fait. En oubliant en plus leur magnifique formation, qui laisse de côté tout ce que l’écologie scientifique a maintes fois établi. Le ministère de l’Environnement de 1971 ? Le ministère de l’Écologie de 2021 ? On sait se marrer, dans les hautes sphères.

Mange ta soupe chimique

Publié par Charlie

D’abord un coup de chapeau au mouvement des coquelicots, dont je suis le président. Autopromotion. Le 18 avril dernier huit de mes petits camarades et moi-même signions une tribune sur Le Monde pour signaler des liens probables entre épandage de pesticides et coronavirus (1). Ce n’était pas un délire, et d’ailleurs, le texte s’appuyait sur des études sérieuses, chinoise, italienne, américaine. Cela n’a pas empêché les amoureux de la vérité – notamment les défenseurs de l’agro-industrie – de nous accuser de désinformation massive.

Un article paru sur le site américain The Intercept (2) revient en force sur la question, en apportant de nouvelles informations. Début en fanfare : « Près de six mois après le début de la pandémie de coronavirus, il est déjà clair que la pollution est responsable d’une partie des centaines de milliers de décès de Covid-19 dans le monde. Les scientifiques tentent maintenant de déterminer exactement comment les produits chimiques industriels rendent les gens plus sensibles au coronavirus ».

Voyons de plus près avec deux études non encore parues au moment de ces lignes. La première, attendue le 20 juillet (3), se penche sur des données chinoises, et conclut entre autres qu’il y a « une relation significative entre la pollution de l’air et l’infection au COVID-19 », et qu’il existe des « associations positives » entre la présence de particules fines et divers autres polluants dans l’air des villes et des cas confirmés de COVID-19. Je note qu’une partie des particules de pesticides sont récupérées par le vent et s’agrègent aux nuages de particules fines.

La seconde étude paraîtra, elle, en août dans Environmental Research (2) et repose sur des données officielles de Californie. À nouveau, elle démontre une « corrélation significative » entre pollution par les particules fines, d’autres polluants de l’air et coronavirus. Un autre travail montre même une augmentation de 8% de la mortalité du coronavirus à chaque augmentation de polluants de 1 microgramme par mètre cube d’air.

L’article interroge également de grandes pointures scientifiques. Linda Birnbaum, par exemple, est l’ancienne patronne du très imposant National Institute for Environmental Health Sciences. Selon elle, d’autres polluants que ceux de l’air rendent plus vulnérables face au covid-19, comme les phtalates, le bisphénol A, et ces damnés produits perfluorés (PFAS), famille chimique présente dans les textiles, les ustensiles de cuisine, les tapis, moquettes, vernis, peintures, etc. Les PFAS sont connus pour causer des maladies du rein ou encore élever le niveau de cholestérol dans le sang, ce qui augmente le risque d’un « mauvais » coronavirus.

Bien entendu, tout est entortillé. La soupe chimique dans laquelle nous baignons, jusque dans l’air, jusque dans l’eau, même de pluie, affaiblit les réponses immunitaires du corps face à la maladie. Et certains des composés chimiques peuvent provoquer ou activer des maladies comme l’asthme, le diabète, l’hypertension, l’obésité qui à leur tour rendront le coronavirus plus menaçant.

De son côté enfin, Philipe Grandjean. Ce scientifique danois de 70 ans est l’un des meilleurs spécialistes au monde des liens entre santé publique et pollution chimique. En particulier ceux existant entre les métaux lourds, certains pesticides, le toluène, les PCB, les PFAS et la détérioration évidente de l’équilibre neurologique des enfants. Il travaille notamment à l’école de santé publique rattachée à l’université américaine de Harvard.

Eh bien, Grandjean est lancé dans une enquête scientifique qu’on essaiera de suivre. Il récolte des échantillons de sang de personnes hospitalisées pour cause de coronavirus, et entend les comparer avec ceux de malades du même virus, qui n’ont pas été hospitalisés. Le tout à la recherche de concentration de PFAS dans le sang des contaminés, de manière à voir si cette famille chimique joue un rôle dans l’aggravation de la maladie.

Rien n’est totalement sûr, certes, sauf une chose : nous sommes les cobayes (plus ou moins) volontaires d’une expérimentation planétaire.

(1) lemonde.fr/idees/article/2020/04/18/coronavirus-un-moratoire-sur-les-epandages-de-pesticides-pres-des-habitations-est-une-necessite-sanitaire-et-morale_6036986_3232.html

(2) https://theintercept.com/2020/06/26/coronavirus-toxic-chemicals-pfas-bpa/

(3) sciencedirect.com/science/article/pii/S004896972032221X

(4) sciencedirect.com/science/article/pii/S0013935120305454

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L’horrible tentation éco-fasciste

Et donc, un bon article de réflexion, ce qui n’est pas si fréquent (1). Son auteur, Pierre Madelin aborde des questions que l’on n’aborde à peu près nulle part, et qui ouvrent toutes sur un avenir commun très menaçant. Dites-moi, que va-t-il se passer avec les réfugiés et migrants, dont le nombre – 272 millions en 2019 – explose sans cesse ? Comment cette multiplication se conjugue-t-elle avec la crise écologique planétaire ?

Je précise que Madelin écrit en tant que marxiste – distingué -, ce que je ne suis pas. Selon lui, et je partage, il existe désormais au Nord une tentation éco-fasciste très redoutable. Brenton Tarrant, qui a tué 51 personnes dans des mosquées en Nouvelle-Zélande : « Je me considère comme un éco-fasciste (…) [L’immigration et le réchauffement climatique] sont deux faces du même problème (…) Il faut tuer les envahisseurs, tuer la surpopulation, et ainsi sauver l’environnement. »

Impossible d’ouvrir toutes les portes entrebâillées. J’en reste donc à l’irruption possible et probable d’un éco-fascisme en France. L’automatisation – je dirais plutôt la numérisation – détruit toujours plus d’emplois, créant ainsi des armées de plus en plus nombreuses d’inutiles. Dans ces conditions, l’éco-fascisme serait une réponse cohérente à la double menace – ressentie – de l’immigration sur place d’une part et des perspectives de migrations massives d’autre part.

Le discours d’extrême-droite pourrait bien porter « une politique désireuse de préserver les conditions de la vie sur Terre, mais au profit exclusif d’une minorité ». Cette « épuration socio-écologique » pourrait aisément se présenter sous la forme de l’ethno-différentialisme cher à Alain de Benoist, qui célèbre l’altérité des autres cultures pour mieux célébrer notre supposée Identité. Le but, glaçant, serait de « limiter la population par des méthodes autoritaires pour que [des groupes privilégiés], définis suivant des critères ethno-raciaux toujours plus exclusifs, puissent continuer à s’approprier la nature comme bon leur semble ».

(1) terrestres.org/2020/06/26/la-tentation-eco-fasciste-migrations-et-ecologie/

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EDF en pleine épectase nucléaire

Le nucléaire. L’incroyable gabegie d’une industrie qui promettait la Lune. Ne parlons pas aujourd’hui d’Areva, devenu Orano, qui après avoir arraché 4,5 milliards d’euros à l’État, traîne une dette de 3 milliards, et se voit menacé d’une amende de 24 milliards d’euros aux États-Unis.

Cette fois, évoquons la faillite EDF, groupe national, officiellement endetté à hauteur de 40 milliards d’euros. La folie du groupe s’expose ces temps-ci en Angleterre, où avance le chantier EDF de deux EPR à Hinkley Point. Nos grands ingénieurs se congratulent en ce moment de la pose d’une dalle en béton de 49 000 tonnes. L’ouverture, déjà retardée, devrait avoir lieu en 2025, avec un devis de 11 milliards d’euros au départ, qui a plus que doublé à 23,5 milliards.

Certes, EDF a réussi à obtenir un prix garanti élevé de l’électricité pendant 35 ans, mais du côté anglais, il n’est pas question d’un autre cadeau. Et c’est là que les choses se compliquent. Contrainte à la fuite en avant par sa technologie EPR, EDF a déjà proposé un nouveau chantier EPR aux Anglais, celui de Sizewell, dans l’Est. À nouveau, il s’agit de deux réacteurs EPR, et à nouveau, la note est délirante : 22 milliards d’euros, alors qu’aucun coup de pelle n’a encore été donné. La cerise s’appelle CGN, partenaire chinois d’EDF. Le coronavirus et des menaces américaines – CGN se livrerait à l’espionnage industriel – poussent Londres à écarter les Chinois, ce qui risque de placer EDF dans une position impossible et de faire capoter tout le projet. Le nucléaire, cette bénédiction.

À quand une véritable histoire du mouvement antinucléaire ?

Je ne vais pas vous embêter longtemps. Il va de soi que je soutiens de toutes mes petites forces ceux de Bure, qui bagarrent contre le projet d’enfouissement des déchets nucléaires. Mais dans le même temps, je m’interroge, et je m’interroge depuis des années sur l’incapacité du mouvement antinucléaire à regarder son histoire. Or elle est chargée. Or elle regorge d’étrangetés, de personnages que l’on peut qualifier sans exagération de troubles.

Pourquoi une telle faiblesse de ce mouvement, au moment même où le nucléaire, après nous avoir fait trembler chaque jour, s’enfonce dans une tragique déroute financière et industrielle ? Pourquoi, depuis Malville, n’a-t-on jamais retrouvé l’élan des années 71 à 77 ? Il y a bien des raisons limpides, qui renvoient à l’immaturité et à la stupidité, sans compter l’épuisement du souffle de 68. Certes oui, le mouvement a constamment eu des faiblesses intrinsèques.

Mais à coté de cela, il n’est pas besoin d’être un grand enquêteur pour savoir, ou du moins pressentir, que les appareils au service de l’atome, notamment militaires, auront perpétuellement essayé de détruire nos mobilisations, et de manipuler les groupes. Je ne suis pas en train de vous servir une mauvaise soupe conspirationniste. Je veux juste vous dire que sans un bilan historique honnête de près de cinquante ans de combat contre l’atome, on aura bien du mal à avancer réellement. C’est tout.

Un texte d’Alexandre Grothendieck (1928-2014)

Je sers juste de support à ce texte magnifique publié sur l’excellent site de Sciences critiques.

Réflexions : Allons-nous continuer la recherche scientifique ?

 

Alexander_Grothendieck.jpgMort en novembre 2014, Alexandre Grothendieck (1928 – 2014) était considéré, par nombre de ses pairs, comme le plus grand mathématicien du XXème siècle. Médaille Fields 1966, il était le co-fondateur du mouvement de scientifiques critiques « Survivre et Vivre » qui édita la première revue d’écologie politique française éponyme (août 1970-juin 1975). Nous publions un texte de réflexion qui interpelle fondamentalement chacun-e de nous sur la raison d’être, l’essence et la finalité de la science et de la recherche scientifique. Et celles de nos choix, de nos pensées et de nos comportements.

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Au début, nous pensions qu’avec des connaissances scientifiques, en les mettant à la disposition de suffisamment de monde, on arriverait à mieux appréhender une solution des problèmes qui se posent. Nous sommes revenus de cette illusion. Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas d’un supplément de connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques, mais qu’elle proviendra d’un changement de civilisation.

Grothendieck-Riemann-Roch.jpgLE 27 JANVIER 1972, au Centre Européen de Recherches Nucléaires (CERN), citadelle d’une recherche de pointe, des centaines de techniciens et de physiciens se pressent pour écouter Alexandre Grothendieck.Célèbre pour ses travaux mathématiques, ce dernier l’est aussi, depuis peu, pour ses vigoureuses prises de position antimilitaristes et antinucléaires. Celui qui, un an et demi auparavant, a démissionné de son institut de recherche, pour cause de financements militaires, est devenu un professionnel de la subversion au sein des institutions scientifiques.

Sa conférence au CERN, « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », développe son thème de prédilection, sur lequel on le sollicite de toutes parts, des écoles d’ingénieurs de province aux plus prestigieux laboratoires nationaux.

Loin d’une grande conférence théorique, sa prise de parole, pourtant, ne vise qu’à ouvrir le débat (1). Répondant aux règles de l’art de l’après-Mai 68, elle débute par « quelques mots personnels » qui interpellent les « travailleurs scientifiques » sur leur responsabilité professionnelle (2). L’autocritique de l’un des plus grands savants du XXème siècle se révèle alors édifiante.

Après une enfance et une adolescence hors normes – de l’Allemagne hitlérienne aux camps français de réfugiés espagnols –, le jeune Grothendieck s’est jeté à corps perdu dans la recherche mathématique. Rejoignant le groupe Bourbaki, qui ambitionne d’unifier et de refonder « la » mathématique sur des bases axiomatiques extrêmement formalisées, il embrasse sa conception d’une « recherche pure », dégagée de toute application matérielle. À l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES), fondé pour lui en 1958 et dont il fait la renommée mondiale, il répugne à toute collaboration avec des physiciens. Bâtisseur de nouveaux espaces mathématiques, il préfère, à la résolution de problèmes connus, l’édification de nouveaux (3).

« Un professionnel de la subversion au sein des institutions scientifiques, qui entreprend, après la guerre du Viêt Nam, de moraliser les chercheurs. »

Grand parmi les grands, il vit confortablement dans un petit « ghetto scientifique » (dira-t-il ensuite), partageant avec Jean Dieudonné, son plus proche collaborateur, une idéologie extrêmement élitiste (4) – que Mai-68 n’ébranlera que très partiellement.Le basculement pour Grothendieck provient de la guerre du Viêt Nam. La science y tue par centaines de milliers. Face à la compromission de la quasi-totalité des disciplines scientifiques ? physique, chimie, microélectronique, anthropologie, etc. ?, qui trouvent au Viêt Nam un champ d’expérimentation grandeur nature, il entreprend de moraliser les chercheurs.

Survivre8.jpgPuis, l’été 1970, il découvre les mouvements de scientifiques nord-américains en lutte contre le complexe scientifico-militaro-industriel. Sur un modèle proche, il fonde le mouvement Survivre qui se donne comme objectifs de dégager la recherche de ses liens avec l’armée et de lutter pour la survie de l’espèce humaine, menacée par la puissance de destruction des technosciences. (5)

À Survivre, où il est rejoint par d’autres mathématiciens aux sensibilités plus libertaires, il prend conscience du rôle oppressif qu’il a tenu jusque-là en tant que grand savant. Intégrant la critique soixante-huitarde, il analyse la recherche comme une activité répressive, tant pour les techniciens et les « scientifiques moyens » que pour les profanes.

Pour Survivre, la prétention de la science à l’universalité, son monopole sur la vérité, dépossèdent en effet tout un chacun de formes de connaissances autres, détruisant les cultures non technico-industrielles et nous soumettant à l’autorité hétéronome d’experts de tous poils. Le mouvement s’attache alors à désacraliser la science, et tout particulièrement à déconstruire le mythe de la science pure, qui masque son rôle crucial dans la poursuite d’un développement industriel désastreux.

    « Lutter pour la survie de l’espèce humaine, menacée par la puissance de destruction des technosciences.« 

Survivre, devenu « Survivre et Vivre », participe de l’émergence en France d’une critique radicale de la science, menée par les scientifiques eux-mêmes (6), au sein de laquelle il se signale par ses accents écologistes, libertaires et technocritiques (7). Sa critique du scientisme s’ancre en effet dans celle de la société industrielle et l’amène à se lier aux mouvements écologistes naissants. Au petit groupe de scientifiques parisiens s’adjoignent alors des groupes de province engagés dans des luttes et alternatives locales, tandis que les numéros de sa revue, Survivre… et Vivre, tirés à plus de 10 000 exemplaires, s’épuisent rapidement.Aux côtés de son ami Pierre Fournier, Grothendieck s’investit tout particulièrement dans la lutte antinucléaire. Son invitation au CERN témoigne alors de l’écho rencontré durant les années 1970 par ses critiques radicales de la recherche dans les milieux scientifiques, traversés par le doute et un profond malaise quant à leur rôle social.

Céline Pessis
Coordinatrice éditoriale de l’ouvrage collectif « Survivre et Vivre ». Critique de la science, naissance de l’écologie (L’Échappée, février 2014).

Labo-Contestation-n_2.jpgCi-dessous, trois enregistrements sonores de l’intervention d’Alexandre Grothendieck ? et des débats qui ont suivi ? au Centre Européen de Recherches Nucléaires (CERN), à Genève (Suisse), le 27 janvier 1972, ainsi que la transcription complète de la conférence donnée par le mathématicien. (8)
Dekkers : – Mesdames et messieurs, bonsoir. Dans nos cycles de conférences, depuis dix ans que nous les organisons, nous avons périodiquement demandé à des scientifiques de venir nous faire des réflexions sur la science, sur la responsabilité du savant et je crois que c’est particulièrement nécessaire de le faire parce que nous avons un peu tendance au CERN à nous prendre pour des gens extraordinaires qui font des choses théoriques pas dangereuses du tout, au sein d’une collaboration européenne exceptionnelle. Alors, toujours pris par ces belles idées, on a un peu trop tendance peut-être à s’en satisfaire et à ne pas se poser de questions plus profondes. C’est justement pour aller un peu plus loin qu’il est utile d’avoir des conférenciers comme M. Grothendieck que nous avons ce soir et auquel je cède immédiatement la parole.

Alexandre Grothendieck : – Je suis très content d’avoir l’occasion de parler au CERN. Pour beaucoup de personnes, dont j’étais, le CERN est une des quelques citadelles, si l’on peut dire, d’une certaine science, en fait d’une science de pointe : la recherche nucléaire (9). On m’a détrompé. Il paraît qu’au CERN – le Centre Européen de Recherches Nucléaires –, on ne fait pas de recherches nucléaires. Quoi qu’il en soit, je crois que dans l’esprit de beaucoup de gens, le CERN en fait.

    « Qu’une recherche de pointe soit associée à une véritable menace à la survie de l’humanité, une menace même à la vie tout court sur la planète, ce n’est pas une situation exceptionnelle, c’est une situation qui est de règle. Cette menace à la survie ne se poserait pas si l’état de notre science était celle de l’an 1900.« 

La recherche nucléaire est indissolublement associée, pour beaucoup de gens également, à la recherche militaire, aux bombes A et H et, aussi, à une chose dont les inconvénients commencent seulement à apparaître : la prolifération des centrales nucléaires. En fait, l’inquiétude qu’a provoquée depuis la fin de la dernière guerre mondiale la recherche nucléaire s’est un peu effacée à mesure que l’explosion de la bombe A sur Hiroshima et Nagasaki s’éloignait dans le passé. Bien entendu, il y a eu l’accumulation d’armes destructives du type A et H qui maintenait pas mal de personnes dans l’inquiétude. Un phénomène plus récent, c’est la prolifération des centrales nucléaires qui prétend répondre aux besoins croissants en énergie de la société industrielle. Or, on s’est aperçu que cette prolifération avait un certain nombre d’inconvénients, pour employer un euphémisme, « extrêmement sérieux » et que cela posait des problèmes très graves.

Qu’une recherche de pointe soit associée à une véritable menace à la survie de l’humanité, une menace même à la vie tout court sur la planète, ce n’est pas une situation exceptionnelle, c’est une situation qui est de règle. Depuis un ou deux ans que je commence à me poser des questions à ce sujet, je me suis aperçu que, finalement, dans chacune des grandes questions qui actuellement menacent la survie de l’espèce humaine, ces questions ne se poseraient pas sous la forme actuelle, la menace à la survie ne se poserait pas si l’état de notre science était celle de l’an 1900, par exemple. Je ne veux pas dire par là que la seule cause de tous ces maux, de tous ces dangers, ce soit la science. Il y a bien entendu une conjonction de plusieurs choses ; mais la science, l’état actuel de la recherche scientifique, joue certainement un rôle important.

Tout d’abord, je pourrais peut-être dire quelques mots personnels. Je suis un mathématicien. J’ai consacré la plus grande partie de mon existence à faire de la recherche mathématique. En ce qui concerne la recherche mathématique, celle que j’ai faite et celle qu’ont faite les collègues avec lesquels j’ai été en contact, elle me semblait très éloignée de toute espèce d’application pratique. Pour cette raison, je me suis senti pendant longtemps particulièrement peu enclin à me poser des questions sur les tenants et les aboutissants, en particulier sur l’impact social, de cette recherche scientifique. Ce n’est qu’à une date assez récente, depuis deux ans, que j’ai commencé comme cela, progressivement, à me poser des questions à ce sujet.

La chose extraordinaire est de voir à quel point mes collègues sont incapables de répondre à la question « Pourquoi faisons-nous de la recherche scientifique ? ». En fait, pour la plupart d’entre eux, cette question est simplement si étrange, si extraordinaire, qu’ils se refusent même de l’envisager.

Je suis arrivé ainsi à une position où, depuis un an et demi en fait, j’ai abandonné toute espèce de recherche scientifique. À l’avenir, je n’en ferai que le strict nécessaire pour pouvoir subvenir à mes besoins puisque, jusqu’à preuve du contraire, je n’ai pas d’autre métier que mathématicien. Je sais bien que je ne suis pas le seul à m’être posé ce genre de question. Depuis une année ou deux, et même depuis les derniers mois, de plus en plus de personnes se posent des questions clés à ce sujet. Je suis tout à fait persuadé qu’au CERN également beaucoup de scientifiques et de techniciens commencent à se les poser. En fait, j’en ai rencontré. En outre, moi-même et d’autres connaissons des personnes, au CERN par exemple, qui se font des idées « extrêmement sérieuses » au sujet des applications dites pacifiques de l’énergie nucléaire, mais qui n’osent pas les exprimer publiquement de crainte de perdre leur place. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une atmosphère qui serait spéciale au CERN. Je crois que c’est une atmosphère qui prévaut dans la plupart des organismes universitaires ou de recherche, en France, en Europe, et même, dans une certaine mesure, aux États-Unis où les personnes qui prennent le risque d’exprimer ouvertement leurs réserves, même sur un terrain strictement scientifique, sur certains développements scientifiques, sont quand même une infime minorité.

Ainsi, depuis un an ou deux, je me pose des questions. Je ne les pose pas seulement à moi-même. Je les pose aussi à des collègues et, tout particulièrement depuis plusieurs mois, six mois peut-être, je profite de toutes les occasions pour rencontrer des scientifiques, que ce soit dans les discussions publiques comme celle-ci ou en privé, pour soulever ces questions. En particulier : « Pourquoi faisons-nous de la recherche scientifique ? » Une question qui est pratiquement la même peut-être, à longue échéance du moins, que la question : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »

     « La chose extraordinaire est de voir à quel point mes collègues sont incapables de répondre à cette question. En fait, pour la plupart d’entre eux, cette question est simplement si étrange, si extraordinaire, qu’ils se refusent même de l’envisager. En tout cas, ils hésitent énormément à donner une réponse quelle qu’elle soit. Lorsqu’on parvient à arracher une réponse dans les discussions publiques ou privées, ce qu’on entend généralement c’est, par ordre de fréquence des réponses : « La recherche scientifique ? J’en fais parce que ça me fait bien plaisir, parce que j’y trouve certaines satisfactions intellectuelles. » Parfois, les gens disent : « Je fais de la recherche scientifique parce qu’il faut bien vivre, parce que je suis payé pour cela. »

url5.jpgEn ce qui concerne la première motivation, je peux dire que c’était ma motivation principale pendant ma vie de chercheur. Effectivement, la recherche scientifique me faisait bien plaisir et je ne me posais guère de questions au-delà. En fait, si cela me faisait plaisir, c’était en grande partie parce que le consensus social me disait que c’était une activité noble, positive, une activité qui valait la peine d’être entreprise ; sans du tout, d’ailleurs, détailler en quoi elle était positive, noble, etc. Évidemment, l’expérience directe me disait que, avec mes collègues, nous construisions quelque chose, un certain édifice. Il y avait un sentiment de progression qui donnait une certaine sensation d’achevement… de plénitude disons, et, en même temps, une certaine fascination dans les problèmes qui se posaient.

    « La production scientifique, comme n’importe quel autre type de production dans la civilisation ambiante, est considérée comme un impératif en soi. Dans tout ceci, la chose remarquable est que, finalement, le contenu de la recherche passe entièrement au second plan. »

Mais tout ceci, finalement, ne répond pas à la question : « À quoi sert socialement la recherche scientifique ? » Parce que, si elle n’avait comme but que de procurer du plaisir, disons, à une poignée de mathématiciens ou d’autres scientifiques, sans doute la société hésiterait à y investir des fonds considérables – en mathématiques ils ne sont pas très considérables, mais dans les autres sciences, ils peuvent l’être. La société hésiterait aussi sans doute à payer tribut à ce type d’activité ; tandis qu’elle est assez muette sur des activités qui demandent peut-être autant d’efforts, mais d’un autre type, comme de jouer aux billes ou des choses de ce goût-là. On peut développer à l’extrême certaines facilités, certaines facultés techniques, qu’elles soient intellectuelles, manuelles ou autres, mais pourquoi y a-t-il cette valorisation de la recherche scientifique ? C’est une question qui mérite d’être posée.

En parlant avec beaucoup de mes collègues, je me suis aperçu au cours de l’année dernière qu’en fait cette satisfaction que les scientifiques sont censés retirer de l’exercice de leur profession chérie, c’est un plaisir… qui n’est pas un plaisir pour tout le monde ! Je me suis aperçu avec stupéfaction que pour la plupart des scientifiques, la recherche scientifique était ressentie comme une contrainte, comme une servitude. Faire de la recherche scientifique, c’est une question de vie ou de mort en tant que membre considéré de la communauté scientifique. La recherche scientifique est un impératif pour obtenir un emploi, lorsqu’on s’est engagé dans cette voie sans savoir d’ailleurs très bien à quoi elle correspondait. Une fois qu’on a son boulot, c’est un impératif pour arriver à monter en grade. Une fois qu’on est monté en grade, à supposer même qu’on soit arrivé au grade supérieur, c’est un impératif pour être considéré comme étant dans la course. On s’attend à ce que vous produisiez.

     « Mais pourquoi y a-t-il cette valorisation de la recherche scientifique ? C’est une question qui mérite d’être posée. »

La production scientifique, comme n’importe quel autre type de production dans la civilisation ambiante, est considérée comme un impératif en soi. Dans tout ceci, la chose remarquable est que, finalement, le contenu de la recherche passe entièrement au second plan. Il s’agit de produire un certain nombre de « papiers ». Dans les cas extrêmes, on va jusqu’à mesurer la productivité des scientifiques au nombre de pages publiées. Dans ces conditions, pour un grand nombre de scientifiques, certainement pour l’écrasante majorité, à l’exception véritablement de quelques-uns qui ont la chance d’avoir, disons, un don exceptionnel ou d’être dans une position sociale et une disposition d’esprit qui leur permettent de s’affranchir de ces sentiments de contrainte, pour la plupart la recherche scientifique est une véritable contrainte qui tue le plaisir que l’on peut avoir à l’effectuer.

url2-2.jpgC’est une chose que j’ai découverte avec stupéfaction parce qu’on n’en parle pas. Entre mes élèves et moi, je pensais qu’il y avait des relations spontanées et égalitaires. En fait, c’est une illusion dans laquelle j’étais enfermé ; sans même que je m’en aperçoive, il y avait une véritable relation hiérarchique. Les mathématiciens qui étaient mes élèves ou qui se considéraient comme moins bien situés que moi et qui ressentaient, disons, une aliénation dans leur travail, n’auraient absolument pas eu l’idée de m’en parler avant que, de mon propre mouvement, je quitte le ghetto scientifique dans lequel j’étais enfermé et que j’essaie de parler avec des gens qui n’étaient pas de mon milieu ; ce milieu de savants ésotériques qui faisaient de la haute mathématique.

    » Je connais un certain nombre de mathématiciens qui sont devenus fous. »

Pour illustrer ce point, j’aimerais donner ici un exemple très concret. Je suis allé, il y a deux semaines, faire un tour en Bretagne. J’ai eu l’occasion, entre autres, de passer à Nantes où j’ai vu des amis, où j’ai parlé dans une Maison des Jeunes et de la Culture (MJC) sur le genre de problèmes que nous abordons aujourd’hui. J’y étais le lundi. Comme les collègues de l’université de Nantes étaient avertis de ma venue, ils avaient demandé in extremis que je vienne, le lendemain après-midi, pour faire une causerie sur des sujets mathématiques avec eux. Or il s’est trouvé que, le jour même de ma venue, un des mathématiciens de Nantes, M. Molinaro, s’est suicidé. Donc, à cause de cet incident malheureux, la causerie mathématique qui était prévue a été annulée. Au lieu de ceci, j’ai alors contacté un certain nombre de collègues pour demander s’il était possible que l’on se réunisse pour parler un peu de la vie mathématique à l’intérieur du département de mathématiques à l’université et pour parler également un peu de ce suicide. Il y a eu une séance extrêmement révélatrice du malaise général, cet après-midi-là à Nantes, où manifestement tout le monde présent – avec une exception je dirais – sentait bien clairement que ce suicide était lié de très près au genre de choses que, précisément, on discutait la veille au soir à la MJC.

En fait, je donnerai peut-être un ou deux détails. Il s’est trouvé que Molinaro avait deux thésards auxquels il faisait faire des thèses de troisième cycle – je crois que ce n’étaient pas des thèses d’État. Or, ces thèses furent considérées comme n’étant pas de valeur scientifique suffisante. Elles furent jugées très sévèrement par Dieudonné qui est un bon collègue à moi et avec lequel j’ai écrit un gros traité de géométrie algébrique. Je le connais donc très bien, c’est un homme qui a un jugement scientifique très sûr, qui est très exigeant sur la qualité d’un travail scientifique. Ainsi, alors que ces thèses étaient discutées par la commission pour l’inscription sur la liste d’aptitude aux fonctions de l’enseignement supérieur, il les a saquées et l’inscription a été refusée. Ceci, bien entendu, a été ressenti comme une sorte d’affront personnel par Molinaro qui avait déjà eu des difficultés auparavant et il s’est suicidé sur ces circonstances. En fait, j’ai eu un ami mathématicien, qui s’appelait Terenhöfel, qui s’est également suicidé. Je connais un certain nombre de mathématiciens – je parle surtout ici de mathématiciens puisque c’est le milieu que j’ai le mieux connu – qui sont devenus fous.

Je ne pense pas que cela soit une chose propre aux mathématiques. Je pense que le genre, disons, d’atmosphère qui prévaut dans le monde scientifique, qu’il soit mathématique ou non, une sorte d’atmosphère à l’air extrêmement raréfié, et la pression qui s’exerce sur les chercheurs sont pour beaucoup dans l’évolution de ces cas malheureux.

    « je pense même que la science la plus désintéressée qui se fait dans le contexte actuel, et même la plus éloignée de l’application pratique, a un impact extrêmement négatif. »

Ceci concernant le plaisir que nous prenons à faire de la recherche scientifique. Je crois qu’il peut y avoir plaisir, mais je suis arrivé à la conclusion que le plaisir des uns, le plaisir des gens haut placés, le plaisir des brillants, se fait aux dépens d’une répression véritable vis-à-vis du scientifique moyen.

Un autre aspect de ce problème qui dépasse les limites de la communauté scientifique, de l’ensemble des scientifiques, c’est le fait que ces hautes voltiges de la pensée humaine se font aux dépens de l’ensemble de la population qui est dépossédée de tout savoir. En ce sens que, dans l’idéologie dominante de notre société, le seul savoir véritable est le savoir scientifique, la connaissance scientifique, qui est l’apanage sur la planète de quelques millions de personnes, peut-être une personne sur mille. Tous les autres sont censés « ne pas connaître » et, en fait, quand on parle avec eux, ils ont bien l’impression de « ne pas connaître ». Ceux qui connaissent sont ceux qui sont là-haut, dans les hautes sciences : les mathématiciens, les scientifiques, les très calés, etc.

Survivre14.jpgDonc, je pense qu’il y a pas mal de commentaires critiques à faire sur ce plaisir que nous retourne la science et sur ses à-côtés. Ce plaisir est une sorte de justification idéologique d’un certain cours que la société humaine est en train de prendre et, à ce titre, je pense même que la science la plus désintéressée qui se fait dans le contexte actuel, et même la plus éloignée de l’application pratique, a un impact extrêmement négatif.

C’est pour cette raison que, personnellement, je m’abstiens actuellement, dans toute la mesure du possible, de participer à ce genre d’activités. Je voudrais préciser la raison pour laquelle au début j’ai interrompu mon activité de recherche : c’était parce que je me rendais compte qu’il y avait des problèmes si urgents à résoudre concernant la crise de la survie que ça me semblait de la folie de gaspiller des forces à faire de la recherche scientifique pure. (10)

    « J’ai interrompu mon activité de recherche parce que je me rendais compte qu’il y avait des problèmes si urgents à résoudre concernant la crise de la survie que ça me semblait de la folie de gaspiller des forces à faire de la recherche scientifique pure. »

Au moment où j’ai pris cette décision, je pensais consacrer plusieurs années à faire de la recherche, à acquérir certaines connaissances de base en biologie, avec l’idée d’appliquer et de développer des techniques mathématiques, des méthodes mathématiques, pour traiter des problèmes de biologie. C’est une chose absolument fascinante pour moi et, néanmoins, à partir du moment où des amis et moi avons démarré un groupe qui s’appelle Survivre, pour précisément nous occuper des questions de la survie, à partir de ce moment, du jour au lendemain, l’intérêt pour une recherche scientifique désintéressée s’est complètement évanoui pour moi et je n’ai jamais eu une minute de regrets depuis.

Il reste la deuxième motivation : la science, l’activité scientifique, nous permet d’avoir un salaire, nous permet de vivre. C’est en fait la motivation principale pour la plupart des scientifiques, d’après les conversations que j’ai pu avoir avec un grand nombre d’entre eux. Il y aurait aussi pas mal de choses à dire sur ce sujet. En particulier, pour les jeunes qui s’engagent actuellement dans la carrière scientifique, ceux qui font des études de sciences en s’imaginant qu’ils vont trouver un métier tout prêt qui leur procurera la sécurité. Je crois qu’il est généralement assez bien connu qu’il y a là une grande illusion.

A force de produire des gens hautement qualifiés, on en a produit vraiment de trop depuis le grand boom dans la production de jeunes savants, depuis le Spoutnik il y a une quinzaine d’années, et il y a de plus en plus de chômage dans les carrières scientifiques. C’est un problème qui se pose de façon de plus en plus aiguë pour un nombre croissant de jeunes, surtout de jeunes scientifiques. Aux États-Unis, on doit fabriquer chaque année quelque chose comme 1 000 ou 1 500 thèses rien qu’en mathématiques et le nombre de débouchés est à peu près de l’ordre du tiers de cela.

    » Les activités scientifiques que nous faisons ne servent à remplir directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de nos proches, de gens que nous puissions connaître. Il y a aliénation parfaite entre nous-mêmes et notre travail. »

D’autre part, il n’en reste pas moins que lorsque la science nous permet d’avoir un salaire et de subvenir à nos besoins, les liens entre notre travail et la satisfaction de nos besoins sont pratiquement tranchés, ce sont des liens extrêmement abstraits. Le lien est pratiquement formé par le salaire, mais nos besoins ne sont pas directement reliés à l’activité que nous exerçons. En fait, c’est cela la chose remarquable, quand on pose la question : « À quoi sert socialement la science ? », pratiquement personne n’est capable de répondre. Les activités scientifiques que nous faisons ne servent à remplir directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de nos proches, de gens que nous puissions connaître. Il y a aliénation parfaite entre nous-mêmes et notre travail.

Ce n’est pas un phénomène qui soit propre à l’activité scientifique, je pense que c’est une situation propre à presque toutes les activités professionnelles à l’intérieur de la civilisation industrielle. C’est un des très grands vices de cette civilisation industrielle.

En ce qui concerne les mathématiques plus particulièrement, depuis quelques mois, j’essaie vraiment de découvrir une façon dont la recherche mathématique, celle qui s’est faite depuis quelques siècles – je ne parle pas nécessairement de la recherche mathématique la plus récente, celle dans laquelle j’étais encore impliqué moi-même à une date assez récente –, pourrait servir du point de vue de la satisfaction de nos besoins. J’en ai parlé avec toutes sortes de mathématiciens depuis trois mois. Personne n’a été capable de me donner une réponse. Dans des auditoires comme celui-ci ou des groupes de collègues plus petits, personne ne sait.

survivre9.jpgJe ne dirais pas qu’aucune de ces connaissances ne soit capable, d’une façon ou d’une autre, de s’appliquer pour nous rendre heureux, pour nous permettre un meilleur épanouissement, pour satisfaire certains désirs véritables, mais jusqu’à maintenant je ne l’ai pas trouvée. Si je l’avais trouvée, j’aurais été beaucoup plus heureux, beaucoup plus content à certains égards, du moins jusqu’à une date récente. Après tout, je suis mathématicien moi-même et cela m’aurait fait plaisir de savoir que mes connaissances mathématiques pouvaient servir à quelque chose de socialement positif. Or, depuis deux ans que j’essaie de comprendre un petit peu le cours que la société est en train de prendre, les possibilités que nous avons pour agir favorablement sur ce cours, en particulier les possibilités que nous avons pour permettre la survie de l’espèce humaine et pour permettre une évolution de la vie qui soit digne d’être vécue, que la survie en vaille la peine, mes connaissances de scientifique ne m’ont pas servi une seule fois.

    » Depuis que j’essaie de comprendre un petit peu le cours que la société est en train de prendre, les possibilités que nous avons pour permettre la survie de l’espèce humaine et pour permettre une évolution de la vie qui soit digne d’être vécue, mes connaissances de scientifique ne m’ont pas servi une seule fois. »

Le seul point sur lequel ma formation de mathématicien m’ait servi, ce n’est pas tellement par ma formation de mathématicien en tant que telle ni mon nom de mathématicien, c’était que, puisque j’étais un mathématicien connu, j’avais la possibilité de me faire inviter par pas mal d’universités un peu partout. Ceci m’a donné la possibilité de parler avec beaucoup de collègues, d’étudiants, de gens un peu partout. Cela s’est produit pour la première fois au printemps dernier où j’ai fait un tour au Canada et aux États-Unis. En l’espace de trois semaines, j’ai visité une vingtaine de campus. J’ai retiré un bénéfice énorme de ces contacts ; mes idées, ma vision des choses ont énormément évolué depuis ce moment-là. Mais c’est donc de façon tout à fait incidente que ma qualité de mathématicien m’a servi ; en tout cas, mes connaissances de mathématiciens n’y étaient vraiment pour rien.

Je pourrais ajouter que j’ai pris l’habitude, depuis le printemps dernier, lorsque je reçois une invitation pour faire des exposés mathématiques quelque part, et lorsque je l’accepte, c’est en explicitant que cela ne m’intéresse que dans la mesure où un tel exposé me donne l’occasion de débattre de problèmes plus importants, tels que celui dont on est en train de parler maintenant ici. En général, cela me donne aussi l’occasion de parler avec des non-mathématiciens, avec des scientifiques des autres disciplines et également avec des non-scientifiques. C’est pourquoi je demande à mes collègues mathématiciens qu’au moins une personne du département s’occupe de l’organisation de tels débats. Cela a été le cas, par exemple, pour toutes les conférences que j’ai faites au Canada et aux États-Unis. Jusqu’à maintenant, personne n’a refusé une seule fois cette proposition d’organiser des débats non techniques, non purement mathématiques, en marge de l’invitation mathématique au sens traditionnel. D’ailleurs, depuis ce moment-là, j’ai également modifié un peu ma pratique en introduisant également des commentaires, disons, préliminaires, dans les exposés mathématiques eux-mêmes pour qu’il n’y ait pas une coupure trop nette entre la partie mathématique de mon séjour et l’autre.

Donc, non seulement j’annonce le débat public plus général qui a lieu ensuite, mais également je prends mes distances vis-à-vis de la pratique même d’inviter des conférenciers étrangers pour accomplir un certain rituel – à savoir, faire une conférence de haute volée sur un grand sujet ésotérique devant un public de cinquante ou cent personnes dont peut-être deux ou trois peuvent péniblement y comprendre quelque chose, tandis que les autres se sentent véritablement humiliés parce que, effectivement, ils sentent une contrainte sociale posée sur eux pour y aller.

   « A l’intérieur de la civilisation occidentale ou de la civilisation industrielle, il n’y a pas de solution possible. L’imbrication des problèmes économiques, politiques, idéologiques et scientifiques est telle qu’il n’y a pas d’issues possibles. »

La première fois que j’ai posé la question clairement, c’était à Toulouse, il y a quelques mois, et j’ai senti effectivement une espèce de soulagement du fait que ces choses-là soient une fois dites. Pour la première fois depuis que je faisais ce genre de conférence, spontanément, sans que rien n’ait été entendu à l’avance, après la conférence mathématique qui était effectivement très ésotérique et qui, en elle-même, était très pénible et pesante – j’ai eu à m’excuser plusieurs fois au cours de la conférence parce que, vraiment, c’était assez intolérable – ; eh bien, immédiatement après, s’est instaurée une discussion extrêmement intéressante et précisément sur le thème : « À quoi sert ce genre de mathématiques ? » et : « À quoi sert ce genre de rituel qui consiste à faire des conférences devant des gens qui ne s’y intéressent rigoureusement pas ? »

Mon intention n’était pas de faire une sorte de théorie de l’antiscience (11). Je vois bien que j’ai à peine effleuré quelques-uns des problèmes qui sont liés à la question « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », même parmi ceux qui étaient indiqués sur ce tract dont j’ai vu une copie. Par exemple, sur les possibilités de développer une pratique scientifique entièrement différente de la pratique scientifique actuelle et sur une critique plus détaillée de cette pratique. (12)

J’ai parlé plutôt en termes assez concrets de mon expérience personnelle, de ce qui m’a été transmis directement par d’autres, pendant une demi-heure. C’est probablement suffisant ; peut-être sera-t-il préférable que d’autres points soient traités un peu plus en profondeur au cours d’une discussion générale. Je voudrais simplement indiquer, avant de terminer mon petit laïus introductif, que j’ai ramené ici quelques exemplaires d’un journal que nous éditons qui s’appelle « Survivre… et Vivre ». Il s’agit du groupe dont j’ai parlé au début et qui a changé de nom depuis quelques mois. Au lieu de Survivre, après un certain changement d’optique assez important, assez caractéristique, il est devenu Survivre et Vivre.

sv2.gifAu début, nous avions démarré sous la hantise d’une possible fin du monde où l’impératif essentiel, pour nous, était l’impératif de la survie. Depuis lors, par un cheminement parallèle chez beaucoup d’entre nous et d’autres ailleurs hors du groupe, nous sommes parvenus à une autre conclusion. Au début, nous étions si l’on peut dire overwhelmed, écrasés, par la multiplicité des problèmes extrêmement enchevêtrés, de telle façon qu’il semblait impossible de toucher à aucun d’eux sans, en même temps, amener tous les autres. Finalement, on se serait laissés aller à une sorte de désespoir, de pessimisme noir, si on n’avait pas fait le changement d’optique suivant : à l’intérieur du système de référence habituel où nous vivons, à l’intérieur du type de civilisation donné, appelons-la civilisation occidentale ou civilisation industrielle, il n’y a pas de solution possible ; l’imbrication des problèmes économiques, politiques, idéologiques et scientifiques, si vous voulez, est telle qu’il n’y a pas d’issues possibles.

   « Le problème de la survie a été dépassé, il est devenu le problème de la vie, de la transformation de notre vie dans l’immédiat ; de telle façon qu’il s’agisse de modes de vie et de relations humaines qui soient viables à longue échéance et puissent servir comme point de départ pour l’établissement de civilisations post-industrielles. »

Au début, nous pensions qu’avec des connaissances scientifiques, en les mettant à la disposition de suffisamment de monde, on arriverait à mieux appréhender une solution des problèmes qui se posent. Nous sommes revenus de cette illusion. Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas d’un supplément de connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques (13), mais qu’elle proviendra d’un changement de civilisation. C’est en cela que consiste le changement d’optique extrêmement important.

Pour nous, la civilisation dominante, la civilisation industrielle, est condamnée à disparaître en un temps relativement court, dans peut-être dix, vingt ou trente ans… une ou deux générations, dans cet ordre de grandeur ; parce que les problèmes que pose actuellement cette civilisation sont des problèmes effectivement insolubles. Nous voyons maintenant notre rôle dans la direction suivante : être nous-mêmes partie intégrante d’un processus de transformations, de ferments de transformations d’un type de civilisation à un autre, que nous pouvons commencer à développer dès maintenant. Dans ce sens, le problème de la survie pour nous a été, si l’on peut dire, dépassé, il est devenu celui du problème de la vie, de la transformation de notre vie dans l’immédiat ; de telle façon qu’il s’agisse de modes de vie et de relations humaines qui soient dignes d’être vécus et qui, d’autre part, soient viables à longue échéance et puissent servir comme point de départ pour l’établissement de civilisations post-industrielles, de cultures nouvelles.

Alexandre Grothendieck

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> Post-scriptum : ce texte a été reproduit avec l’aimable autorisation des enfants d’Alexandre Grothendieck dans la revue Écologie et Politique, n°52, 2016.
> Publication dans la revue : https://sciences-critiques.fr
> Image de Une : un extrait des notes manuscrites d’Alexandre Grothendieck datant de 1971 (source : math.stanford.edu / Licence CC).
> photo de Alexandre Grothendieck : AKonrad Jacobs / Licence CC.
> Le 10 mai dernier, l’Université de Montpellier a mis en ligne un « Fonds Grothendieck », regroupant environ 28 000 pages – dont 18 000 sont accessibles actuellement – des archives du mathématicien, de 1949 à 1991. Y figurent des manuscrits, des tapuscrits, des documents imprimés ainsi que des correspondances d’Alexandre Grothendieck.

Notes:

1  ? L’ensemble de la discussion, incluant le passionnant débat qui s’en est suivi, a été réédité en 2005 par Bertrand Louart. Voir le verbatim sur le site Snadiecki. / https://sniadecki.wordpress.com/2012/05/20/grothendieck-recherche/
2  ? NDLR : Lire la tribune libre d’Isabelle Stengers, Que serait une science responsable ?, 10 avril 2017. / https://sciences-critiques.fr/que-serait-une-science-responsable/
3  ? Dans le beau film qu’Hervé Nisic lui a consacré, Jean-Pierre Bourguignon dira de lui qu’« il fabriquait la montagne dont on verrait le paysage » (L’espace d’un homme, 2010, 52 minutes). / ?
4  ? Cf. Pierre Samuel, « Buts d’un mathématicien », La gazette des mathématiciens, n° 5, juin 1970, p. 40. L’élitisme et l’ésotérisme de la communauté bourbakiste (dont la conférence de Grothendieck évoque les conséquences dramatiques) furent vivement dénoncés dans les années 1968. Sur l’exclusion des femmes, cf. Michèle Vergne, « La femme et la science. Témoignage d’une mathématicienne », Impascience, n° 2, printemps-été 1975, p. 3-7, reproduit dans Céline Pessis (dir.), Survivre et Vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’Échappée, Montreuil, 2014, p. 404-412. / ?
5  ? NDLR : Lire la tribune libre de Geneviève Azam, Dominique Bourg et Jacques Testart, Subordonner les technosciences à l’éthique, 15 février 2017. / https://sciences-critiques.fr/subordonner-les-technosciences-a-lethique/
6  ? NDLR : Lire la tribune libre de Jacques Testart, Pourquoi et comment être « critique de science » ?, 16 février 2015. / https://sciences-critiques.fr/pourquoi-comment-etre-critiques-de-sciences/
7  ? Céline Pessis, « Petit panorama de la critique des sciences des années 1970 », dans Céline Pessis (dir.), Survivre et Vivre, op. cit., p. 343-360. / ?
8  ? La transcription a été réalisée par Jacqueline Picard, à partir de l’enregistrement magnétique originel de la conférence. / ?
9  ? NDLR : Lire la tribune libre d’Olivier Rey, Nuclear Manœuvres in the Dark, 17 mars 2016. / https://sciences-critiques.fr/nuclear-manoeuvres-in-the-dark/
10 ? NDLR : Lire le texte du Groupe Oblomoff, Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, 4 mars 2015. / https://sciences-critiques.fr/pourquoi-il-ne-faut-pas-sauver-la-recherche-scientifique/
11 ? NDLR : Lire la tribune libre de Fabrice Flipo, Y’a-t-il des « antiscience » ?, 7 décembre 2015. / https://sciences-critiques.fr/y-a-t-il-des-antiscience/
12 ? NDLR : Lire le texte de Jean-Marc Lévy-Leblond, Pour une critique de science, 17 mars 2015. / https://sciences-critiques.fr/pour-une-critique-de-science/
13 ? NDLR : Lire la tribune libre d’Alain Gras, Qu’est-ce que le progrès technique ?, 26 août 2015. / https://sciences-critiques.fr/quest-ce-que-le-progres-technique/