Publié en mai 2021
Nous sommes à Aytré, au sud immédiat de La Rochelle. Sur le papier, le littoral est une merveille, qui pourrait devenir un lieu unique en France, voire en Europe. Mais la petite ville ouvrière fait face à un projet délirant : transformer un lac littoral – une ancienne carrière – en une immense décharge, là où quelques braves réclament un parc écologique. À l’arrière-plan, un conflit culturel et politique entre Aytré l’ouvrière et La Rochelle la bourgeoise.
C’est
immense. Un vrai lac bleu de plus de 7 hectares, entouré de petites
falaises de calcaire, blanches bien sûr, où s’accrochent des
coquelicots. C’est trop beau. L’eau du bord est cristalline, l’eau du
large turquoise. On vient de surprendre le saut de trois grenouilles,
et on ne serait pas surpris que la huppe fasciée – tête sable,
crête en éventail aux extrémités noires – installe tôt ou tard
un nid dans la pierre. C’est une ancienne carrière abandonnée, où
les eaux du ciel et de la nappe se sont mêlées à celles de la mer.
Car l’océan
est à 30 mètres peut-être, séparé par un minuscule lido de
galets que les vagues attaquent et font glisser sur la plage. De gros
blocs de pierre ont déjà été arrachés au sentier littoral,
menacé de sombrer, lui aussi. Ce matin-là, la marée est haute,
brune, audacieuse et mordante. Il ne reste plus, en haut de la plage,
qu’un liseré blanc. La Rochelle est toute proche, avec à main
droite, au nord, ses immeubles hideux du front de mer. L’imposant
siège du conseil départemental est juste à côté et le port des
Minimes se cache derrière la Pointe du même nom, qu’on pourrait
presque toucher du bout des doigts. Nous sommes pointe de Roux, à
Aytré, petite ville ouvrière de 9000 habitants qui prolonge au sud
La Rochelle , qui en a 78 000.
« Aytré
est devenu le dépotoir de La Rochelle »
C’est de la
carrière – jadis le « trou Rizzo » – que l’on a tiré le
splendide calcaire du port des Minimes,et ses 4500 places de bateaux
de plaisance. Elle est désormais l’objet d’un audacieux projet de
transformation en une décharge géante. Des milliers de camions
défileraient pendant des années, et y déverseraient au total 750
000 m3 de déchets présentés comme « inertes ».
« Je vous le dis, fait Tony Loisel, on prépare les
tentes, et s’il le faut, on fera une ZAD, mais on ne laissera pas
faire. Jamais. ». C’est un autre matin, et l’on boit le
café avec lui dans la salle du conseil municipal d’Aytré, dont il
est le maire. Riss regarde avec attention le grand tableau qui couvre
tout un mur, façon réalisme socialiste : on y voit en détail
un atelier de l’usine Alstom, où l’on assemble encore, en
centre-ville, trams et wagons de TGV. L’ancienne classe ouvrière,
1500 employés avec les intérimaires.
Tony Loisel
a cinquante ans, le crâne à ras, une barbe de trois jours, et des
bras de docker. Avec une sorte de gouaille qui oblige souvent à se
marrer avec lui. Il est apparemment de droite – la gauche locale,
désunie, a perdu en 2020 un bastion historique -, mais il parle
comme un écologiste authentique. Aytré est visiblement sa petite
patrie – sa famille est installée à Aytré depuis les anciens temps
– et entre deux rires, il tonne : « Aytré est
devenu le dépotoir de La Rochelle. Ma ville est assise sur les
déchets. La Rochelle en a mis dans le marais de Tasdon, dans le
marais de Doux, le quartier de Bongraine a été pollué en
profondeur par la SNCF, on a rempli l’arrière-plage d’Aytré avec
des déchets ménagers, et maintenant, il faudrait accepter le projet
Rochevalor ? C’est non, on en a marre ».
L ‘imagination
facétieuse d’une avocate
Rochevalor ?
Cette entreprise rochelaise spécialiste des déchets, de la
logistique et du terrassement – 800 salariés – présente
l’affaire de plaisante manière. La décharge serait une mise en
sécurité du site – la mer avance -, et même une bonne action
écologique, qui permettrait « la reconquête des milieux
naturels littoraux ». De son côté, l’avocate d’un de
proprios actuels de la carrière – eux-mêmes en cheville avec
Rochevalor – adresse le 20 décembre 2018 au maire de La Rochelle,
Jean-François Fountaine, un courrier désopilant, qui présente
l’ancienne carrière comme l’entrée des Enfers. L’eau y est
« stagnante », propice à l’apparition de
bactéries mortelles – les rares oiseaux y seraient victimes de
botulisme -, les abords sont « en totale décrépitude »,
on n’y voit qu’un « paysage en désolation et l’abandon »,
sans « aucun caractère esthétique », qui
« n’apporte absolument aucun intérêt écologique ».
Maître Daphné Verluise est-elle venue sur place ? Elle réclame
en tout cas un déclassement de la zone – tenue pour un espace
naturel N1 -, tout sauf innocent. Il est en effet nécessaire pour
emporter le morceau. Qui est de roi : l’éventuelle décharge
pourrait à terme générer un colossal chiffre d’affaires, peut-être
250 millions d’euros.
Loisel n’est
pas le seul, de loin, à considérer le projet Rochevalor comme un
outrage. Pierre Cuchet, vif et malin adjoint au maire d’Aytré, offre
quelques clés supplémentaires. « Nous voulons des
relations plus équilibrées avec La Rochelle, et nous voulons sortir
de ce rôle imposé de cité-dortoir. Aytré doit être belle. Belle
et tranquille. En effet, on peut parler d’un tournant. Le projet de
décharge, je le rappelle, est au bord de la mer. Une mer qui a tué
trois personnes à Aytré au moment de la tempête Xynthia, et
détruit 80 maisons. Or elle monte, et fatalement, atteindra la
décharge ».
Christian
Ackerman, de son côté, préside un comité de quartier très
vivant, le « Fief des galères ». Et il ne sera pas le
dernier sur les barricades : « Aucune commune n’a
autant subi dans ce domaine qu’Aytré. Les propriétaires du « trou
Rizzo » ont senti la bonne affaire, et font le siège de la
Rochelle pour obtenir satisfaction. Mais nous demandons aux
promoteurs de ne plus penser à leur projet, même en rêve. Car nous
serons toujours là pour les contrer ».
Le
drapeau jaune et noir du stade Rochelais
Dans ces
conditions, qui en veut vraiment ? Jean-François Fountaine,
peut-être ? Le maire de La Rochelle, homme (très) fort de la
communauté d’agglomération de La Rochelle (CDA, 28 communes, 393
millions d’euros de budget), reçoit Charlie dans son magnifique
bureau de la mairie, surchargé d’une histoire parfois glorieuse. Le
23 juin 1940, le maire d’alors Léonce Vieljeux refuse d’abattre le
drapeau français qui flotte sur une tour, et finit sous les balles
nazies. Ce jour de mai 2021, ce n’est plus le drapeau tricolore qui
domine la ville, mais celui, jaune et noir, du stade Rochelais, qui
dispute le 2022 la finale de la coupe d’Europe de rugby.
Fountaine
est très copain avec Lionel Jospin, qu’il doit voir deux jours plus
tard, et a longtemps été socialiste avant de devenir macroniste,
comme tant d’autres. Skipper de haut niveau, il a créé en 1976 la
société Fountaine-Pajot, qui fabrique des catamarans de croisière.
Sympa ? Oui. Madré ? Certes. Quand on l’interroge sur ce
sentiment très partagé qu’Aytré est écrasée par la Rochelle, il
ouvre de grands yeux, assurant n’avoir jamais entendu parler de cela.
« Mais enfin, il n’y a aucune domination. Nos deux villes ne
font qu’une, et les déchets dont vous parlez ne sont pas ceux de La
Rochelle, mais du territoire. Nous aussi, nous avons nos quartiers
ouvriers et populaires, allez donc voir à La Pallice ou Laleu. Nos
destins sont liés ! ».
Et le « trou
Rizzo » ? Il serait fort simple de dire que cette décharge
ne verra jamais le jour, mais Fountaine, en bon marin qu’il est,
louvoie. « C’est complexe, il faut regarder de près ».
Il dit avoir rencontré par hasard l’un des propriétaires, Jacques
Poentis – il n’a pas répondu à un message de Charlie -, puis
précise qu’il l’a reçu en mairie, ajoutant : « Vous
pensez bien qu’il ne fait pas ça pour la beauté de l’art ».
On s’en serait douté un peu. Oui, un mot suffirait, que Fountaine ne
veut pas prononcer. « Je crois qu’il faut une maîtrise
publique du lieu, et ensuite, on réfléchira. Je ne ferme la porte à
rien ».
Les
amitiés particulières de l’entreprise Rochevalor
Étrange
attitude pour un élu qui vante, comme sur catalogue, une
« neutralité carbone » de la ville, prévue en
2040 et la « renaturation » des marais de Tasdon,
que La Rochelle partage avec…Aytré. Des mauvaises langues locales
soulignent que La Rochelle est un petit monde dans lequel l’étendard
du rugby compte beaucoup. Et même énormément pour le maire. Or,
ajoutent-elles, l’équipe du stade Rochelais est sponsorisée depuis
vingt ans par Franck Sarrion, patron de Rochevalor, actionnaire et
administrateur du club, ce qui ne doit tout de même pas trop nuire
aux affaires.
Décidément,
cette histoire de décharge ne tient pas debout. On retourne sur les
lieux du crime possible, par le chemin blanc qui mène, à pied, à
la plage de Roux. Le lendemain, au même endroit, on prendra sur les
épaules, avec Riss, une mémorable averse, mais cet après-midi-là,
plein soleil. Des deux côtés, un marais à sec, grignoté par des
plantes invasives, parcouru par des bandes de passereaux tout
affairés autour de leurs nids. On reconnaît le chant de la
bouscarle de Cetti – une véritable explosion sonore – et la très
monotone tirade de la rousserolle effarvatte, qu’on aperçoit
d’ailleurs une seconde dans la jumelle, planquée par une tige. Tout
est plat, sauf de loin en loin quelques cyprès de Lambert.
Pourquoi
saccager ? On rejoint sur place Martine Villenave, conseillère
départementale de gauche, effarée. « Je suis à l’origine
d’une idée de parc littoral, qui courrait de La Rochelle jusqu’à la
commune d’Angoulins au sud, avec Aytré ses marais littoraux au
centre. C’est une zone de préemption du Conservatoire du Littoral,
et tout reste possible. Mais Fountaine, en qui je n’ai plus aucune
confiance, n’est pas clair, et refuse de s’engager. Pourquoi ? ».
Même propos chez Jean-Marc Soubeste, qui vient de nous rejoindre
près du « trou Rizzo ». Cet ancien adjoint de Fountaine
à La Rochelle est responsable d’EELV et rapporte cette anecdote :
« Il y a une semaine, au cours d’une séance de la
Communauté d’agglo, j’ai réclamé une position claire de cette
Assemblée. Fountaine s’est arrangé pour ne pas répondre. Je n’ai
plus confiance en lui ».
Du côté du
Conservatoire du Littoral, magnifique structure publique qui achète
patiemment des terrains littoraux, on est stupéfait. Dans une lettre
adressée au préfet en janvier, sa directrice Agnès Pince hurle –
diplomatiquement -, affirmant : « Les aspects négatifs
de ce projet industriel sont multiples », car il est « en
totale incohérence avec (…)les politiques publiques menées en
bonne coordination (…) depuis dix ans ». La carte
complète de la zone, en couleurs, montre en effet que presque toutes
les parcelles sont, au fil des années, devenues la propriété de la
CDA de Fountaine, de la ville d’Aytré, du département ou du
Conservatoire. Un miracle qui pourrait facilement transformer le tout
en un lieu unique en France, sinon en Europe.
40
millions d’euros pour le site Delfau
Une autre
affaire empoisonne au sens premier cet espace unique. À 4OO mètres
peut-être du « trou Rizzo » se trouve l’un des lieux les
plus pollués de la région, appelé le site Delfau. Pendant un
siècle à partir de 1899, des générations d’industriels ont
fabriqué des engrais, broyé des os et de la merde humaine et
animale, équarri des bestiaux, vidangé la ville, déposé ou enfoui
des déchets industriels de toute sorte (voir encadré). Il ne reste
que des hangars décatis, un vaste bâtiment dont la charpente
métallique est à l’air, et un vieux proprio qui se planque, mais
n’oublie pas de de louer illégalement des logements en lieu et place
des anciens bâtiments. On essaie d’y aller avant d’être arrêté
par l’une des occupantes, très énervée, qui réclame des papiers
d’identité avant de hurler à l’intrusion dans une propriété
privée. A peine aperçoit-on des caravanes, des bagnoles, des
transats, et les grands portails métalliques de hangars, dont un au
moins cache un vieux transfo électrique qui a vomi des PCB sur le
sol.
Mais que
fait l’administration ? Des rapports s’entassent depuis des
années, qui montrent la présence de locataires, d’un jardin potager
au milieu des ruines, d’une balançoire suggérant le séjour
d’enfants. Que fait-elle ? Rien. Le préfet joue les muets du
sérail (voir encadré) et derrière lui, tous les autres. Il
faudrait. Certains penchent pour le cache-misère : étendre des
bâches sur le sol, recouvrir d’argile et faire pousser des fleurs,
pour 1 million d’euros. Une vraie dépollution coûterait 40 millions
d’euros, mais qui paierait pour un site fermé depuis 1992 ?
La nappe
phréatique est évidemment atteinte, et comme son écoulement se
fait du nord-est au sud-ouest, la pollution a très vraisemblablement
atteint depuis longtemps…le « trou Rizzo ». Ce très
vilain serpent se mord donc la queue. Résumons : l’impériale
La Rochelle – ses ports de plaisance, son Vieux-Port tant couru par
les people, ses courses au large, son Aquarium, ses yélomobiles
(vélos en libre accès) – remplit les soutes d’Aytré l’ouvrière,
qui n’en peut plus. Cette allégorie de la lutte des classes peut
sembler une caricature, mais beaucoup, sur place, y croient dur comme
fer. Une seule certitude : la pointe de Roux et les marais
alentour peuvent devenir l’un des bijoux écologiques de la façade
Atlantique. Sauf si on la pourrit une fois encore.
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Un
courrier pour monsieur le préfet
Charlie a
bien entendu demandé un rendez-vous au préfet de Charente-Maritime
Nicolas Basselier, car l’État peut à tout instant régler le lourd
dossier du « trou Rizzo » et du site Delfau. En donnant à
cette haute Excellence plusieurs dates à sa convenance. Mais il a
refusé, préférant l’envoi de questions écrites. En retour,
l’auteur du reportage Fabrice Nicolino lui a adressé le mail
suivant :
Monsieur le préfet,Vous avez refusé de recevoir le journaliste de Charlie que je suis. J’y vois la marque d’un mépris ordinaire et je tenais à vous dire franchement mon point de vue. Dans une vie humaine, il n’y a pas que la conduite d’une carrière. Et un préfet n’est pas au seul service de ses supérieurs dans l’appareil de l’État. Il a également des devoirs vis-à-vis de la société. Et même vis-à-vis de ceux qui tentent de l’informer. Librement, dans mon cas. Je ne vous enverrai aucune question, car j’attendais vos réponses, pas celles piochées dans des documents de la préfecture par l’un de vos collaborateurs. En vous souhaitant le bonjour,
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L’horreur
du site Delfau
L’ancien
site industriel Delfau, évoqué dans l’article principal, est une
bombe à retardement. Utilisé de 1899 à 1992, il a enrichi des
générations d’industriels, qui laissent à la société le soin de
payer les conséquences de leur irresponsabilité. Vieille histoire :
privatisation des profits, socialisation des pertes. Des analyses
montrent une très grave pollution au cadmium et aux métaux lourds,
à l’amiante, aux PCB, au mercure, à l’arsenic, aux hydrocarbures,
au plomb, au chrome, aux Composés
organo-halogénés volatils (COHV).
L’inventaire
exhaustif est impossible, car des fosses ont été creusées sur cinq
mètres et plus. Au total, il faudrait sans doute enlever du lieu la
bagatelle de 140 000 m3
de limon gorgés de poison. La situation est connue de tous,
notamment des administrations DREAL et Agence régionale de santé
(ARS), mais personne ne bouge. Interrogée par Charlie, l’ARS
confirme par la voix de Marc Lavoix qu’aucune « analyse
chimique des eaux littorales n’a été diligentée ».
C’est sans doute plus prudent, mais dans ces circonstances
effarantes, laisser l’ancien propriétaire, encore vivant, louer
illégalement des logements à des particuliers s’apparente sans
aucun doute à une non-assistance à personne en danger.