Un jour de chance extraordinaire, j’ai rencontré Adrienne. Adrienne Cazeilles. C’était il y aura bientôt douze ans, en janvier 1996. Je tiens sur ma table sa dernière lettre, datée d’août, à laquelle je n’ai pas encore répondu. Shame on me !
J’étais alors – en 1996 – en balade dans les Pyrénées, côté Catalalogne et Canigou. Il faisait froid et bleu, j’avais vu la mer et la montagne, croisé l’hiver et peut-être le printemps, mais le grand moment approchait. Adrienne m’attendait à l’entrée de son mas del Pull, dans cette microrégion des Aspres, contrefort de la vraie montagne. Pull, vous n’êtes pas obligé de le savoir, est un mot catalan qui désigne le peuplier. J’arrivais donc au mas du peuplier, après avoir traversé des collines boisées de châtaigniers et de chênes verts. Elle m’attendait, sur l’antique aire de battage de la ferme.
Car c’était une ferme où des générations s’étaient succédé depuis des siècles. Une tuile du toit, peinte, annonçait l’an 1769. Mais la famille d’Adrienne était installée là depuis bien plus longtemps que cela. Des siècles, comme on dit des jours. Adrienne, je vous le dis, est une formidable conteuse. Ce jour-là, nous nous sommes mis au coin du feu, comme pour une veillée en plein jour. Elle me parla longtemps d’un temps disparu, mais qu’elle avait connu. Née en 1923, elle se souvenait fort bien d’un monde où l’argent était tenu en lisière. Où l’économie, modeste et parfois terrible, pouvait se concevoir à peu près sans lui. Où la richesse relative s’exprimait en herminettes, trusquins, rabots, harnais, serpettes et colliers à mouton.
Vous n’êtes pas obligé de me croire, mais ce n’est pas de la nostalgie. Pas seulement. Nous avons tous besoin de nous rappeler que le clinquant insupportable du monde n’est pas fatal. Qu’il finira, d’une manière ou d’une autre. En tout cas, Adrienne me parla ce jour-là des arbres et des plantes. Le catalan distingue par exemple, pour désigner le bois, les mots el bosc (les bois) la llenya (le bois de chauffage) la fusta (le bois d’oeuvre). Elle me confia : « Mon père connaissait les plantes, mais moins que ma grand-mère maternelle, qui habitait à quinze kilomètres d’ici et chez qui j’allais à pied. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais elle connaissait admirablement les plantes et les tisanes ». Rencogné dans un fauteuil, les genoux près de la flamme, je savourais une à une les figues et les nèfles du jardin.
Le jardin ! Je n’oublierai jamais la visite du jardin d’Adrienne. Jamais. J’avais pris un seau de sable pour aider la jardinière à l’épandre sur ses artichauts. Dehors, le soleil tentait sa chance. Nous circulions entre haies de buis, oliviers, fraisiers, rosiers, lilas. À l’entrée dans le potager, Adrienne cueillit pour moi une feuille de roquette, dont le goût de poivre est encore là. Tandis que j’admirais le verger d’amandiers et d’oliviers, juste au-dessus, elle me dit enfin : « Ici, c’est mon jardin bleu. Revenez donc en mai, vous verrez. Tout est bleu. Il y a de la lavande, des violettes, des nigelles, des asters, des campanules, de l’hysope, des muscaris ».
Un jardin bleu. Un jardin bleu. C’était la première fois que je voyais Adrienne. Du haut des marches du si vieil escalier, elle m’a crié : « Bona pluja ! ». Bonne pluie ! On parlait cette année-là, déjà, de sécheresse. Et Adrienne me souhaitait donc de l’eau, comme les Fremen du roman de Franck Herbert, Dune. Alors je suis remonté, et je l’ai embrassée. Adrienne.