Extraordinaire Grenelle de l’Environnement. Je ne pensais pas, en vérité, vous infliger encore un texte sur le sujet, mais hier samedi, au téléphone, tout soudain, X. J’écris X, car il ne voudrait probablement pas que je le cite. Je ne lui avais pas parlé depuis des années, à la suite de sérieuses anicroches qui n’ont rien à voir ici. X est l’un des acteurs principaux de la protection de la nature en France, l’un des plus importants responsables associatifs de notre pays.
Et il venait aux nouvelles, ayant lu quelques envolées de mon blog, souhaitant savoir, apparemment, ce que j’avais en tête concernant l’état du mouvement. Mais nous avons aussi parlé d’autres choses, et à un moment, X m’a expliqué pourquoi, selon lui, la question de l’eau était restée à la porte du Grenelle. Là, j’ai eu un début d’illumination. Car en effet, où est donc passée l’eau au cours de ces semaines héroïques qui ont vu triompher la télé et SAS Sarkozy ?
Nul groupe de travail, nulle avancée, pas la moindre décision significative. X m’a donc donné sa version, que je crois volontiers. Dans les coulisses, où tout le Grenelle s’est en fait réglé, bien loin de nous, la FNSEA a dealé, car c’est là l’une de ses activités principales. En échange de fausses concessions sur les OGM, nécessaires au tintamarre médiatique, le syndicat paysan a exigé que l’explosive question de l’eau ne soit pas posée. Je dois dire que cela se tient.
Car l’eau a de la mémoire, elle. Elle conserve la trace de tous les outrages, elle est un témoin (de moins en moins) vivant. Y a-t-il besoin de le démontrer ? Je ne prendrai que trois exemples, les premiers qui me viennent à l’esprit. La nappe d’Alsace, pour commencer. C’est le plus grand réservoir d’eau potable en Europe, le saviez-vous ? Il s’agit d’un pur trésor, légué par la géologie, et que nous dilapidons sans aucun état d’âme. Surtout, disons-le, l’agriculture intensive, qui l’a farcie de nitrates et de pesticides. Son état réel est dramatique, mais chut ! La dernière campagne de prélèvements, en 2002-2003, révèle que 43 % des points vérifiés dépassent la concentration de 25 mg de nitrates par litre d’eau. Et 11 % celle de 50 mg qui implique un traitement coûteux avant de la rendre potable. J’ajoute que personne ne sait ni ne peut savoir ce qui est en train de se passer dans cette masse d’eau formidable. La seule certitude, c’est notre folie. Nous tuons l’idée même de l’avenir. La pollution de la nappe alsacienne continue sans aucun cri de révolte.
Deuxième exemple, le Marais poitevin. Mes amis Yves et Loïc Le Quellec, Babeth et Christian Errath, le savent bien mieux que moi. La deuxième zone humide de France – ses immenses prairies, sa splendide avifaune, sa culture comme son histoire – a été assassinée par le maïs intensif. Et par les subventions. Et par des administrations d’État au service d’une idéologie, celle du progrès et des rémunérations accessoires. Je ne décrirai pas ici ce qu’il faut oser appeler une tragédie. Le Marais poitevin fut, de profundis.
Troisième exemple, celui de la pollution du Rhône par les PCB, c’est-à-dire le pyralène. Nous nous éloignons ici de l’agriculture, il est vrai. Mais c’est de l’eau que je souhaitais avant tout parler. La pollution du Rhône révèle un secret de Polichinelle : les sédiments du fleuve, sur des centaines de kilomètres, sont gravement contaminés par l’un des pires poisons chimiques connus, le pyralène. Une première alerte, en 1985, avait permis aux services de l’État, une première fois, de balader les nigauds que nous sommes.
Sera-ce différent cette fois ? Non, et malgré les moulinets médiatiques de personnages éminents, au premier rang desquels Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à l’Écologie. Ne croyez pas que je lui en veuille spécialement. Elle est visiblement sincère, ce qui donne toute sa force au processus d’escamotage en cours. Le même principe éternel est à l’oeuvre : cellule de crise, réunions de crise, et surtout communication et falbalas, selon le procédé sarkozien bien connu.
Il faudrait, pour sortir si peu que ce soit de ce schéma, pointer les véritables responsabilités. Et c’est impossible, car cela est explosif. Je note la présence dans le dossier du Rhône du président en titre du Cemagref, l’ancien préfet Thierry Klinger. Vu le rôle qu’il a joué dans le dossier des pesticides (voir le livre que j’ai écrit avec François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français), je crois pouvoir écrire que la pollution par les PCB est dans de bonnes mains.
Au-delà, sachez que de nombreux acteurs souhaitent charger la barque d’une entreprise de dépollution, la Tredi, installée dans l’Ain, à Saint-Vulbas. Pendant des décennies, la Tredi a traité des milliers de transformateurs chargés de pyralène, qu’il fallait décontaminer après l’interdiction des PCB. Beaucoup affirment que la source principale de la pollution du Rhône proviendrait de cette activité-là. Et, de fait, notre grand fleuve est tout proche, et des rejets importants de pyralène ont bien eu lieu.
Alors, coupable ? Je crois que je vais vous surprendre, mais j’assumerai ici la défense de la Tredi. Laquelle est une entreprise, ce qui implique bien des entorses aux règles et aux normes. Mais sachez que cette entreprise a, dans les années 70 et 80 tout au moins, constamment travaillé sous le regard de l’administration publique. Notamment la Drire – anciennement direction de l’industrie, dépendant du ministère du même genre – et les services centraux de ce qu’on appelait alors le ministère de l’Environnement. C’est-à-dire le Service de l’environnement industriel ainsi que la Direction de la prévention des pollutions et des risques.
Parmi les responsables de l’époque, permettez-moi de citer trois noms. Le premier est celui de Thierry Chambolle, qui fut Directeur de l’Eau, de la Prévention des Pollutions et des Risques au ministère de l’Environnement de 1978 à 1988, avant de rejoindre, en cette même année 1988, le staff de (haute) direction de la Lyonnaise des eaux, dont il contrôlait pourtant une partie des activités. Il travaille aujourd’hui pour Suez, mais aussi pour l’État, puisqu’il préside le comité scientifique du BRGM, le Bureau des recherches géologiques et minières. C’est un ingénieur du corps des Ponts.
Le deuxième personnage s’appelle Jean-Luc Laurent, et il a eu à connaître, dès la fin des années 70, de la stupéfiante affaire de la décharge de Montchanin (Saône-et-Loire). Laurent, ingénieur des Mines, était le chef adjoint de l’autorité de surveillance des installations dites classées – en l’occurrence, la décharge – à la Drir, nom utilisé à l’époque par l’administration. C’est à ce titre qu’il a supervisé un terrifiant programme expérimental, sur lequel la lumière n’a jamais été faite. Retenez que 150 tonnes de déchets violemment toxiques ont été enterrés à proximité des habitations, dans des conditions indignes d’une démocratie. J’ai écrit voici vingt ans que des déchets provenant de l’explosion de Seveso en faisaient partie. Laurent le savait-il ? Je n’en sais rien. Mais il a été par la suite Directeur de l’eau au ministère de l’Environnement, poste stratégique s’il en est.
Mon troisième personnage est Philippe Vesseron. Ingénieur des Mines lui encore, il a été longtemps Directeur de la prévention des pollutions au ministère de l’Envrionnement, tout comme Chambolle. Puis directeur de l’IPSN (Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire). Il est l’actuel président du BRGM. Comme le monde est petit. Vesseron a été un acteur clé de l’affaire des déchets de Seveso en France, et il l’est l’un des meilleurs connaisseurs de l’incroyable dossier de Montchanin.
S’il est un lien entre mes invités de ce jour – et sachez-le, il y en a plus d’un -, c’est bien celui du traitement des déchets industriels et de la qualité de nos eaux. Je me vois en premier lieu obligé de vous surprendre à nouveau : ces gens-là sont responsables, mais sont-ils à ce point coupables ? Cela se discute. Car dans les années 70 et 80, où tant de pollutions invisibles mais majeures se sont répandues en France, tout le monde se foutait de tout. Et ces très hauts fonctionnaires, tout comme le héros de Vian La Gloïre, se chargeaient pour nous de la sale besogne. Ils ont assumé, comme on dit de nos jours. Je n’oserai dire que je leur en suis reconnaissant, mais enfin, ils ont oeuvré.
Le malheur, c’est que, chemin faisant, il leur a fallu s’accomoder d’une situation de pleine folie. Et comme la France entière leur laissait la bride sur le cou, ils ont avancé sans jamais rendre le moindre compte à une société indifférente. Or, sur la route, il y avait de bien étranges personnages. Des courtiers en déchets dangereux, avec lesquels il fallait bien toper. Mais oui ! Entre deux portes, sur un coin de table, sans jamais rien contresigner vraiment, que je sache du moins.
Parmi cette faune, Bernard Paringaux, aujourd’hui décédé. Ancien agent secret, à moins qu’il ne le soit resté, Paringaux est la personnalité centrale du scandale des déchets de Seveso. Mais c’est aussi et surtout un homme qui a gagné une fortune en dispersant aux quatre coins de la France les pires résidus de notre monde industriel, y compris nucléaires. Chambolle, Laurent et Vesseron l’ont bien connu. Et c’était inévitable, je le précise, car les égoutiers n’étaient pas si nombreux.
N’empêche que les dégâts sont là, et largement devant nous, je vous l’assure. Je ne prendrai qu’un exemple, qui nous ramène à la pollution du Rhône. À Dardilly, petite commune au nord de Lyon, une décharge a ouvert ses portes en 1975. La décharge des Bouquis est un tel scandale qu’un livre serait nécessaire. Je suis obligé de me limiter à deux ou trois phrases. Là-bas, pendant des années, Paringaux a déversé par milliers de tonnes ce qu’il voulait, sans contrôle. De l’arsenic, du baryum, du vanadium, de la pyridine, et un nombre colossal de substances cancérigènes.
Dont du pryralène ? Je n’en ai pas de preuve directe, mais j’ai d’excellentes raisons de le penser. À la fin de l’année 1989, je me suis rendu à Dardilly. Plus personne ne « gérait » le site, abandonné. Il y avait, dans une zone saturée en eau, 100 000 m3 de déchets. Et 50 000 m3 d’eau très lourdement polluée risquaient à tout instant de franchir une digue non étanche, avant de polluer les cours d’eau et les nappes d’alentour.
La décharge de Dardilly a-t-elle été dépolluée ? Vous savez bien que non. Au début 2007, la situation, telle que rapportée par une association locale, était celle-ci : « Le vrai problème, qui devrait nous préoccuper en priorité, demeure, à savoir que la décharge continue à polluer, que l’on ne connaît toujours pas la nature exacte de la pollution et que rien n’est fait à ce jour, pour protéger les Dardillois » (www.dardilly-environnement.org).
Vous n’avez guère besoin de moi pour la conclusion. La pollution par les PCB du Rhône est le résultat d’un inconcevable laxisme. Certes, il ne faut pas commettre d’anachronisme, et ne pas accabler, en tout cas pas a priori les responsables du désastre. Mais les questions fondamentales demeurent. Combien y a-t-il de Dardilly le long du Rhône et de ses affluents ? Ceux qui avaient la charge du contrôle, et qui ont si complètement failli, sont-ils en situation, aujourd’hui, d’apurer les comptes ? N’y a-t-il pas besoin, avant toute chose, d’une vaste opération Vérité ? Ne comptez pas sur le ministère de l’Écologie pour nous y aider. Car il ne saurait être juge et partie. Ou la justice, ou le travestissement. Je ne m’attends pas de sitôt à l’annonce du printemps.
PS : Ayant commis une erreur au moment de la rédaction, je la rectifie le lundi 13 décembre 2010. Thierry Chambolle est ingénieur des Ponts, et non des Mines. Mes excuses.