Je retrouve un papier non publié, vieux de six mois, que je me décide à mettre en ligne. Il déplaira, comme certains autres, à ceux qui pensent qu’il ne faut pas perdre son temps à guerroyer. Mais je reste d’un avis différent.
L’article qui suit est dans son genre bien à lui emmerdant. Il parle d’un journal qui n’intéresse plus grand monde, mais qui incarne néanmoins, dans le discours commun, la gauche intellectuelle française. Encore Le Nouvel Observateur ? Je confirme : encore une fois. Devenu académique et pontifiant, presque vide d’audace et de recherche, cet hebdomadaire me tombe des mains. Et je vais pourtant passer deux heures à en parler ici. Ce mystère n’en est pas un. Qui n’entend mener, parallèlement à la recherche d’issues de secours à la crise écologique, le combat des idées, oublie à mes yeux une dimension essentielle.
Il faut selon moi affronter les pensées dominantes, aussi moribondes qu’elles paraissent. On ne peut espérer avancer ensemble et pour de vrai en se privant d’une réflexion sans tabou sur ce qui existe, sans défi permanent, voulu, assumé, à la doxa de ceux qui croient tenir pour longtemps encore le pouvoir symbolique. J’oserai un rapprochement avec les dizaines d’années d’affrontements intellectuels qui ont précédé les révolutions démocratiques, dont notre 1789. Sans l’engagement de centaines de polémistes, parfois entendus, mais le plus souvent moqués, notre monde n’aurait pu changer de paradigme, c’est-à-dire de cadre dans lequel déployer une vision nouvelle. Or, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire plus d’une fois, l’heure est – l’heure serait – à une Déclaration universelle des devoirs de l’homme. Pour éventuellement parvenir à cette révolution mentale, et morale, il faut travailler à détruire la légitimité de ceux qui monopolisent la parole publique. Cela passe par la moquerie, par chance. Car les Ridicules sont de tous les temps. Je dois dire qu’au Nouvel Observateur, ils occupent presque tout l’espace éditorial.
Vous voilà prévenus en tout cas. Si vous n’avez pas envie de me lire, ma foi, je n’y peux rien. Et je commence donc.
Faut-il parler d’un sommet ? Oh oui, j’en mettrai ma main au feu. Le Nouvel Observateur 2352 (semaine 3/9 décembre 2009) restera dans mes archives, soyez-en certains. La couverture montre un Daniel Cohn-Bendit heureux, et promu en cette occasion rédacteur-en-chef du journal. Pourquoi ? À cause de la conférence de Copenhague sur le climat, officiellement du moins. Il est une autre cause que le journal n’indique pas. Ceux qui dirigent L’Obs n’entendent pas se faire hara-kiri, et se demandent sérieusement si l’écologisme défendu par Cohn-Bendit ne risque pas de prendre la place centrale à leurs yeux qu’occupe la social-démocratie. Ils ne sont sûrs de rien, mais dans le doute, préfèrent miser deux fois. D’abord sur le PS, leur vieux cheval favori. Ensuite sur Europe-Écologie, pour le cas où.
Et ce numéro ? Je ne peux en faire l’analyse complète, car nul n’irait jusqu’au bout, je le crains. Dommage, car chaque article réserve sa part de merveilleux. En résumé, je puis vous dire que L’Obs distingue scrupuleusement l’écologisme social-démocrate et libéral de Cohn-Bendit et l’écologie, au sens que je donne, moi, à ce mot. Et comme il a raison ! Je n’ai pas grand-chose à voir, pardieu, avec un homme comme Dany le ci-devant rouge. Totalement façonné par le système qui nous mène de désastre en désastre, il en fait évidemment partie, et n’entend le changer que sur quelques-unes de ses marges les plus fines. Il n’est pas écologiste. Il est Vert. Il est realo, comme on dit en Allemagne, où son parti s’allie souvent avec le SPD social-démocrate, et parfois avec la CDU – la droite démocrate-chrétienne – et le parti Libéral.
Il a bien le droit, d’ailleurs. Et pour être sincère, je m’en bats l’œil et le flanc gauche. Alors quoi ? Alors l’Obs, qui donne encore le ton de débats désormais absurdes et le plus souvent picrocholins. Chaque semaine, des tribunes de tel ou telle, pour répéter une fois encore que l’école, la laïcité, Israël, l’Iran, le rapprochement entre la CGT et la CFDT, Obama, quelquefois une crise ordinaire en Ouganda ou la réélection d’Evo Morales en Bolivie. Ce journal est risible, sinistre et risible, car il ignore apparemment qu’une crise de la vie est en train de disloquer un nombre croissant de sociétés humaines. Je dis humaines pour me situer à la hauteur de fourmi du journal. Car n’est-il pas le prince incontestable de cette soi-disant pensée humaniste qui permet de traiter comme vermisseau toute idée critique ? Je dis humaines alors que les sociétés animales souffrent affreusement de nos choix, alors que les principaux écosystèmes menacent ruine à tout moment. Je dis humaines de façon à être un peu, un tout petit peu mieux entendu.
Lorsque j’avais vingt ans, j’ai lu une trilogie romanesque de Sartre, intitulée Les chemins de la liberté. Je n’aimais pas le romancier, mais je n’osais me l’avouer à moi-même. Car Sartre était une icône, et je me sentais bien peu pour oser m’attaquer à une telle autorité. Le tome deux de cet ensemble s’appelle Le Sursis, et parle, si je m’en souviens bien, de ce désastreux automne 1938 au cours duquel les opinions de chez nous crurent la paix sauvée. La pantomime des Accords de Munich désarma moralement une grande partie de ceux qui auraient dû fourbir des armes contre Hitler. Si j’évoque ce livre, que je n’ai pas rouvert, c’est que, d’une façon plaisante – et désolante -, la direction de L’Obs m’y fait penser. Ces gens se croient à la pointe de la pensée la plus ouverte, la plus essentielle, et demeurent aveugles à la question la plus évidente de toutes. La vie disparaît de cette terre à une vitesse accélérée, et ils comptent les mouches au plafond. Je pousse ? À peine.
Premier arrêt en compagnie de Jacques Julliard, qui signe dans ce numéro 2352 d’anthologie un éditorial grandiose que vous retrouverez in extenso ici. Ce brave monsieur – je le crois honnête, et je n’entends pas l’insulter -, ce brave monsieur de Julliard a peur. Cela ne se voit peut-être pas si facilement, mais pour moi, la chose est entendue. Il a peur. De quoi ? Mais d’un grand fantasme qu’il nomme deep ecology, l’écologie dite profonde. Ce mouvement existe, certes, mais pas de la manière qu’imagine Julliard. Pour lui, qui est un catholique de gauche, la deep ecology n’est pas très loin d’être diabolique. Car elle met en question la place de l’homme. Car elle interroge le droit que se sont octroyé les hommes à détruire sans discernement aucun ce qui paraît contrarier leurs entreprises.
Julliard a peur. L’écologie est pour lui comme une boîte de Pandore, qu’il ne faut donc pas ouvrir. Et le meilleur moyen pour cela, indigne d’un intellectuel, mais pourtant convoqué par le professeur Julliard, est celui de la disqualification morale. Rien de plus simple ! Il existe un bréviaire commun à tous ces gens, qui se trouve être le livre exécrable de Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique (Grasset). Julliard dispose d’une émission sur LCI en compagnie de son ami Ferry, officiellement de droite, comme Julliard est officiellement de gauche. Julliard a-t-il réellement lu son compagnon ? Je n’en mettrai pas ma main au feu, même s’il évoque le « livre lucide de Luc Ferry ». J’en doute un peu, au bénéfice de la personne de Julliard, car le pamphlet de Ferry est proprement lamentable. J’en ai fait une critique serrée en deux occasions au moins (ici, en 2002, mais j’ai perdu la critique parue au moment de la parution).
Donc, disqualification. Et quelle ! L’écologie serait parente, voisine, cousine du fascisme le plus hideux. Dans ces conditions, que répondre ? Mais tout simplement que Ferry a écrit un livre dépourvu d’informations sérieuses, idéologisé jusqu’à la racine, haineux, imbécile. Voyez plutôt, en ligne, la belle étude de madame Élisabeth Hardouin-Fugier (« La protection législative de l’animal sous le nazisme », ici). Elle montre à quel point Ferry se répand en faussetés et sottises. Pour ce qui me concerne, je ne prendrai que deux exemples, tirés de ma propre lecture du pauvre texte de Ferry. S’empêtrant dans ses procédés, il se voit obligé de camoufler en note de bas de page 195 un fait qui ruine toute sa construction. Que dit-elle ? Qu’une loi belge, très voisine de celle édictée par l’Allemagne nazie six ans plus tard, a été votée dès 1929. Autrement dit, la république bon enfant de Bruxelles, faisait la même chose que l’Allemagne nazie, mais avant elle.
Second exemple fâcheux pour Ferry : ne trouvant pas en 1991 – quand il s’apprête à publier son livre – d’exemple suffisamment parlant de deep ecologist, c’est-à-dire d’écologiste fondamentaliste ennemi des hommes, il se rabat sur un texte épouvantable d’un Américain, affirmant : « C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu, d’éliminer 90% de nos effectifs ». Un texte, aucun mouvement, pour cause. Près de vingt ans plus tard, presque rien n’a changé. Il existe probablement un peu plus de cinglés dans le mouvement écologiste, mais ce serait encore à établir. Et c’est en tout cas une foison de syllogismes dignes de l’école primaire qui autorise des Ferry et des Julliard à tracer un trait d’égalité entre l’écologie, celle à laquelle je crois en tout cas, et la peste brune la plus abjecte qui soit, le nazisme.
Comment diable expliquer une telle connerie ? Avant de répondre, ce point d’histoire : la quasi-totalité de la classe politique et intellectuelle française a soutenu spontanément le régime du maréchal Pétain après l’armistice de juin 1940. Les sociaux-démocrates de ce temps, les républicains bon teint de cette époque, qui ressemblent tant aux amis actuels de Julliard et Ferry, ont aidé à la création d’un État qui a organisé la rafle et la déportation de juifs en direction des camps. Comme il me serait facile, si je disposais d’une tribune permanente comparable aux deux compères, d’en inférer que l’actuel « cercle de la raison » auquel ces hommes se piquent d’appartenir a eu partie liée au pire de notre histoire nationale. Ce me serait facile, et ce serait pour comble vrai, mais quant à moi, non, je ne m’abaisserai jamais autant qu’eux.
Passons aux écrits et revenons au numéro 2352 du Nouvel Observateur. L’essentiel de cette livraison est signé par des ennemis déclarés de l’écologie. Je dis ennemis, car le mot adversaire serait bien trop faible. Prenez l’article d’Olivier Pérétié, page 86. C’est une caricature, mais de ce que L’Obs est devenu : un journal stupide. Bien sûr, il y aura toujours des lecteurs pour trouver Pérétié très fun. Il n’empêche que ce journaliste étale une ignorance plus profonde que les abysses les plus noirs du Pacifique. En déversant au passage ce qu’il faut nommer de la haine. Oh emballée, soi-disant rigolote. Mais de la haine tout de même. Pour lui, il existerait une « église de sciencécologie » (ici). Rions, rions ! L’écologie serait donc, à l’égale de la sinistre Scientologie, une secte de bas étage. Faut-il le prouver ? Faudrait-il prouver un rapprochement aussi infamant ? Non, il suffit de travailler au Nouvel Obs, et de vomir sur un coin de table sous les applaudissements.
Pérétié, nul ne vous le dira, s’occupe notamment d’essais automobiles. Et il écrit de somptueuses merveilles sur les non moins admirables bagnoles à 100 000 euros et plus. Extrait, concernant la “nouvelle Jaguar diesel XJ 2.7D” : « En haut de la gamme, l’indémodable XJ s’est jetée dans l’époque au seuil de ses 40 ans, en allant chercher dans les greniers de la marque une carrosserie en aluminium qui lui donne un poids de demoiselle. Vous avez tout cela en tête tandis que vous vous approchez de l’aristocrate gris sombre qui cuit au soleil de l’Estrémadure. Vous avez ça en tête et aussi une pincée de nostalgie. Car cette XJ, l’«ultimate Jaguar» des puristes, est la première de l’histoire à se propulser au gazole. Au gazole! Coupez les griffes d’un félin, qu’est-ce qui reste? Une peluche… Pour être honnête, le diesel s’est déjà installé dans les Types X et S. Mais la XJ, la quintessence du raffinement anglais, gagnée à son tour par la mode qui touche aujourd’hui près d’une voiture haut de gamme sur deux… Jaguar et diesel sont des mots qui ne vont pas très bien ensemble. Comme du champagne sans alcool ».
Voici Pérétié en majesté. Son article du numéro 2552 est de même qualité. N’ayant rien lu que Tintin et Milou sur le dérèglement climatique, il se permet réellement tout : « Sans entrer dans l’âpre bataille que se livrent les savants, notons simplement que cette doctrine, même majoritairement approuvée, n’est encore qu’une hypothèse. Or ce qui devrait n’être qu’une controverse scientifique est devenu un objet de foi ». Tout est faux, chaque mot ouvre une porte sur le néant de la pensée. J’exagère ? Non. Même pas. Il n’y a pas de bataille entre savants, ni controverse. Il existe un instrument très imparfait, le Giec, qui reste à tout instant contestable. Et qui est d’ailleurs critiqué comme on sait, de la manière qu’on sait, par une poignée de négateurs de la crise climatique. Pérétié se contrebalance de tout et du reste, car son seul horizon est le sien, celui de sa vie et des tours de moteur de sa grosse ouature. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Pérétié, oui.
Notre temps, et ce n’est pas une très bonne nouvelle, a besoin de nombreux Daniel Cordier (lire ici). Cordier, né en 1920, a écrit un livre enthousiasmant, émouvant aux larmes, Alias Caracalla (Gallimard). Catholique, monarchiste, antisémite, ce jeune Bordelais milite en 1940 chez les petites frappes de l’Action française. Il n’a qu’un but politique : abattre la Gueuse, cette République honnie, cette République de tous les péchés. Mais Cordier, à la suite d’aventures que je ne peux rappeler, se retrouve à Londres en juillet 40, avec De Gaulle, toujours antisémite bien sûr. Le reste est une sorte de rédemption, de métamorphose qui le changera en secrétaire particulier de Jean Moulin, et le transformera en un homme admirable.
Oui, mais Cordier n’était pas un plaisantin. C’était un combattant, un fighter, un refusant dans l’âme, un résistant essentiel. Telle est la fibre morale dont ce monde agonisant a besoin. Du courage, de la folie même, et un refus sans rivages. Il est certain que nous ne trouverons pas cela dans un journal comme Le Nouvel Observateur. Il est acquis que nous devrons explorer d’autres voies, ouvrir de nouvelles portes, tenter de nouvelles échappées. Mais pour commencer, et parce qu’il faut commencer, il est crucial de brûler d’abord ses vaisseaux derrière soi. Car il faut désormais avancer, et ce sera sans eux.