J’ai choisi cette fois un titre un poil abscons, en tout cas peu clair au premier abord. Et c’est volontaire, car je tiens à vous garder ici jusqu’à la fin. À l’heure du net et du survol, ceux qui lisent un article jusqu’au bout son rares, je le sais. Et je sais de même que je perdrai des lecteurs en nombre avant le bas de cette page. Je tente donc une pauvre ruse, et voyons ce qu’elle donne.
Ce que je vais écrire n’est pas ordinaire, et si j’étais vous, je prendrais cet avertissement au sérieux. Je sais de longue date, pour avoir observé de bien près certaines industries mortifères que le crime a joué et joue son rôle dans leur déploiement vertigineux. Je l’ai vu au sujet de l’amiante, au sujet des déchets – je me suis occupé professionnellement, pendant des années, de la sinistre décharge de Montchanin (Saône-et-Loire) -, au sujet des pesticides, des biocarburants, de la viande. Je sais donc de source sûre et certaine que les grandes chaînes hiérarchiques, démesurément étendues, produisent sous le règne du profit maximum des comportements ignobles, immondes et, oui, criminels.
Avant de savoir qui est responsable, éventuellement justiciable, je dois vous parler d’un article qui constitue un choc. Cela ne m’arrive pas toutes les cinq minutes, car je n’ai jamais cessé de lire les journaux depuis l’âge de dix ou onze ans, ce qui commence à dater. Cet article signé Stéphane Foucart, a paru dans Le Monde sous le titre : Les conspirateurs du tabac. Exceptionnellement, je vous en donne l’intégralité dans la partie Commentaires, ci-dessous, mais vous pouvez aussi le lire online, en cliquant ici. Foucart évoque la sortie d’un livre aux États-Unis, écrit par le professeur de Stanford Robert Proctor. Cet intellectuel de haut vol a passé des années à dépiauter des millions de documents internes à l’industrie du tabac. Quoi qu’on puisse penser du reste, ce n’est pas chez nous que l’on verrait cela. Car en 1998, après un procès historique mené par 46 États américains contre les industriels de la clope, il a été décidé, outre le versement d’une menue amende de 188 milliards d’euros, la publication forcée de mémos, courriels, documents internes en tous genres. Et dans cet immense fatras, comme on se doute, d’innombrables révélations qui donnent sa chair au bouquin de Proctor, Golden Holocaust.
Bien sûr, je savais que les fabricants de tabac savaient. Et qu’en toute conscience, ces crapules avaient continué d’inonder les marchés de leur poison mortel. J’avais compris – il aurait fallu être bien aveugle – que cette industrie était comme l’archétype de tant d’autres. Dès les années 20 du siècle passé, raisonnablement, le doute n’était plus permis : le tabac était bien un puissant cancérigène. Confrontés au péril d’une chute sans fin de leurs profits, les pontes de la clope eussent pu tenter une reconversion, mais ils décidèrent en conscience la tuerie de masse. Savez-vous qu’au moment du Plan Marshall pour l’Europe dévastée par la guerre -1947 -, les cigarettiers ont obtenu du gouvernement américain que l’aide directe se décompose en deux dollars de nourriture pour un dollar de tabac ?
En 1953, les mêmes lancent une stratégie extraordinaire qui vise à tromper l’opinion et ces benêts de journalistes en organisant méthodiquement un soi-disant « doute scientifique » sur la dangerosité de la clope. On achète des scientifiques – je croyais la chose rare, Proctor montre que non -, on finance des études biaisées, montées en épingle ensuite dans les journaux adéquats, et de la sorte on crée du bruit, des écrans de fumée, de la confusion. Il faut donc, pour y voir plus clair, de nouvelles études, lesquelles se montrent comme par hasard aussi contradictoires que les précédentes. Ô ne me dites pas que vous ne reconnaissez pas cette musique ! Elle est jouée en ce moment au sujet des antennes de téléphonie mobile.
Osons parler de chef d’œuvre. Il a permis de gagner des dizaines d’années, et il continue d’ailleurs de travailler les esprits dans ces pays d’avenir pour la mort que sont la Chine, l’Inde, et tant de contrées plus exotiques encore. Le savoir-faire accumulé a bien entendu servi aux autres, avec en France par exemple ce qu’on a appelé le Comité permanent amiante (CPA), créé pour tromper sur les risques de contamination par ce qu’on appelait jadis, The Magic Mineral. Mais revenons au tabac. Comment décrire ? La clope tue 5,5 millions d’humains chaque année, soit davantage que le sida, le paludisme, la guerre et le terrorisme réunis. Au cours du XXème siècle, la cigarette aura flingué prématurément 100 millions d’hommes et de femmes. Chiffre à rapprocher – et pourquoi n’oserait-on le faire ? – des 50 à 60 millions de morts de l’infernale Seconde Guerre mondiale.
Des statisticiens ont même calculé ce que tuerait la cigarette au cours de ce siècle si les tendances devaient rester les mêmes, ce qui est pour sûr impossible. Il n’empêche que l’estimation est, disons, intéressante : 1 milliard. Oui, d’authentiques ordures cousues d’or pourraient être responsables de la mort d’un milliard d’entre nous. Par commodité, je vous prie, laissons de côté le débat périphérique – et légitime – sur la responsabilité propre au fumeur, cela nous perdrait. Et d’ailleurs, Proctor raconte dans son livre les incroyables ruses de l’industrie pour rendre toujours plus accros et dépendants les malheureux consommateurs imbéciles. Car imbéciles ils sont, j’en disconviens d’autant moins que j’ai clopé pendant quinze années.
Quoi d’autre ? Eh bien, les fabricants ont infiltré en professionnels qu’ils sont l’Organisation mondiale de la santé (OMS). De nouveau, je le savais, mais dans les grandes lignes seulement. Comme je sais que toutes les structures onusiennes comme la FAO, le Codex Alimentarius – créé par l’OMS et la FAO pour édicter des normes alimentaires…-, le Pnue, le Pnud et bien d’autres le sont. Je vous renvoie à un document de l’OMS, en anglais hélas, qui est proprement stupéfiant. Je ne prétends pas avoir lu les 260 pages, mais j’y ai passé suffisamment de temps pour recommander le texte à quiconque, et c’est ici.
Quoi d’autre ? La clope est radioactive, et un paquet et demi par jour équivaut, grossièrement, à 300 radios du thorax en une année.
Quoi d’autre ? J’arrête là, et je vous dis que nous sommes vraiment des êtres soumis. Du gibier bon à être abattu par les petits et grands viandards de l’industrie. Non ? Si. Pour sortir de la folle cécité qui est la nôtre, il faudrait commencer par nommer le crime. Ce qui entraînerait ipso facto une crise essentielle dans ces structures soi-disant écologistes qui collaborent avec l’industrie, et parfois la pire, comme c’est le cas, entre autres, du WWF ou de France Nature Environnement (FNE). Bien entendu, cela ne suffirait pas, mais conduirait à rechercher des formes d’action enfin adaptées. Car en face de l’assassinat de centaines de millions de personnes, que fait-on ? On pétitionne ? On joue du flûtiau ? Ou bien l’on dresse la liste des criminels avant que de leur faire rendre gorge ? Ce n’est pas ce que j’appellerais la même stratégie.
Que ce soit pour les pesticides – une industrie criminelle -, les biocarburants – une industrie criminelle – la viande – une industrie criminelle – et vous compléterez l’interminable liste vous-même, nous savons bel et bien l’essentiel. La seule chose qui nous manque, c’est la vaillance, le courage, la volonté d’enfin affronter le mal incarné. J’ai nommé l’industrie. Et je réponds du même coup à la question posée dans le titre. Oui, je crois que l’industrie est criminelle dans son principe. Elle rend abstrait ce qui est on ne peut plus concret : le besoin de boire et de manger, de se vêtir, de se chauffer, d’avoir un toit. Elle transforme les êtres en marchandises. Elle est dirigée chaque jour davantage par des entités, dont nous ignorons tout. Sans la moindre solution de continuité, selon moi, elle mène des fabriques puantes – qui ruinaient les tondeurs et tricoteurs au seul profit des métiers à tisser et de leurs propriétaires, il y a deux siècles -, à Michelin volant les terres d’un village d’Intouchables du Tamil Nadu aujourd’hui.
L’industrie a toujours, et toujours plus remplacé le service dû aux hommes par son propre mouvement interne. Lequel, dans nos sociétés capitalistes vieillissantes, signifie la recherche abjecte de fric, quels que soient les coûts sociaux ou écologiques. L’industrie est amorale et son gigantisme l’entraîne fatalement à provoquer des dégâts planétaires irréparables. Il n’y a rien que l’on puisse faire, sinon abattre le monstre. Le reste n’est que vile soumission à l’ordre.
Je ne terminerai pas en laissant croire que je réclamerai le retour au bon vieux temps de l’artisanat. Les hommes n’étaient pas meilleurs, mais au moins, la taille de leurs activités leur interdisait les exterminations de masse. Je récuse avec force l’idée que nous serions condamnés à pactiser avec les transnationales et tous nos petits champions nationaux, mus exactement par les mêmes logiques. Ce qui me saute aux yeux, c’est qu’il faudra, sur les ruines de notre monde, bâtir une économie de la simplicité, où les objets retrouveront le sens qu’ils n’auraient jamais dû perdre, où l’on pourra faire réparer toute une vie durant ce dont nous aurions réellement besoin. Une utopie ? Certes oui, et revendiquée. Mais leur avenir à eux n’est pas utopique, il baigne dans le sang des sacrifiés à venir. Arrêtons donc de déconner et de faire semblant, comme tous ces foutus Bisounours de la sphère écologiste, qu’il s’agit de s’entendre entre gens de bonne compagnie. Je ne suis pas de bonne compagnie. Et la place de ces salauds est en enfer.