Charlie Hebdo et le racisme

Comme certains d’entre vous finissent par le savoir, je signe des papiers dans Charlie Hebdo. Pour des raisons qu’on comprendra vite, j’ai signé la tribune qui suit, parue dans Le Monde daté 21 novembre 2013.

Non, « Charlie Hebdo » n’est pas raciste !

LE MONDE | |

Charb (Directeur de publication « Charlie Hebdo ») et Fabrice Nicolino (Journaliste

Le dessinateur Charb, dans les locaux de Charlie Hebdo, en septembre 2012.

Charlie, notre Charlie Hebdo a mal aux tripes et au cœur. Car voilà qu’une incroyable calomnie circule dans des cercles de plus en plus larges, qui nous est rapportée chaque jour. Charlie Hebdo serait devenu une feuille raciste.

Un jour, un chauffeur de taxi arabe exige de l’un des collaborateurs du journal, reconnu par lui, qu’il descende aussitôt, au motif de dessins moquant la religion musulmane. Un autre jour, un éditeur connu nous refuse un entretien pour la raison qu’il « ne parle pas à un journal de gros racistes ». Et, quand le crapuleux Minute s’en prend de la manière que l’on sait à Christiane Taubira, il se trouve des imbéciles, jusque dans les télévisions, pour accoler des couvertures de notre journal à celles de ce torchon raciste.

PROCÈS EN SORCELLERIE

Mais où est passée la conscience morale, si toutes les vilenies deviennent à ce point ordinaires ? Nous avons presque honte de rappeler que l’antiracisme et la passion de l’égalité entre tous les humains sont et resteront le pacte fondateur de Charlie Hebdo.

Bien entendu, le procès en sorcellerie que tant d’esprits faibles nous font ne peut être mené qu’en secret, loin de la lumière, en l’absence de toute défense. Car la lecture de notre journal est la preuve définitive de ce que nous affirmons ici. Ceux qui osent dire le contraire ne nous lisent pas, et se contentent de se délecter d’une abominable rumeur.

Pour les autres, qui respectent encore des valeurs élémentaires, voici en quelques phrases notre histoire. Créé après l’interdiction d’Hara Kiri hebdo par le ridicule pouvoir gaulliste de 1970, Charlie Hebdo est fils de Mai 68, de la liberté, de l’insolence, et de personnalités aussi clairement situées que Cavanna, Cabu, Wolinski, Reiser, Gébé, Delfeil de Ton…

Qui oserait leur faire un procès rétrospectif ? Le Charlie Hebdo des années 1970 aura aidé à former  l’esprit critique d’une génération. En se moquant certes des pouvoirs et des puissants. En riant, et parfois à gorge déployée, des malheurs du monde, mais toujours, toujours, toujours en défendant la personne humaine et les valeurs universelles qui lui sont associées.

L’un des drames des calomniateurs, c’est que Cavanna, Cabu, Wolinski sont toujours là, fidèles au poste chaque semaine, sans avoir  jamais renié une once de leur passé. Contrairement à tant d’autres, qui ont eu le temps, en quarante années, de changer plusieurs fois de costume social, l’équipe de Charlie continue sur la même route.

Nous rions, nous critiquons, nous rêvons encore des mêmes choses. Ce n’est pas un secret : l’équipe actuelle se partage entre tenants de la gauche, de l’extrême gauche, de l’anarchie et de l’écologie. Tous ne votent pas, mais tous ont sablé le champagne quand a été battu en mai 2012.

NOUS AVONS CHOISI NOTRE CAMP

Aucun d’entre nous ne songerait à défendre la droite, que nous combattrons jusqu’au bout. Quant aux fascismes, quant au fascisme, nous considérons évidemment cette engeance comme un ennemi définitif, qui ne s’est d’ailleurs jamais privé de nous devant les tribunaux.

Ouvrez donc ce journal ! Jean-Yves Camus y suit avec la rigueur qu’on lui connaît l’activité des extrêmes droites. Laurent Léger dévoile les turpitudes des réseaux si étendus de la corruption. Bernard Maris décortique l’économie et le capitalisme comme aucun autre. Patrick Pelloux raconte avec douceur les horreurs des urgences hospitalières. Gérard Biard ferraille contre le sexisme et la pub. Zineb el Rhazoui critique – oui, et de belle manière – les insupportables manifestations de certain islamisme. Fabrice Nicolino regarde le monde en écologiste radical, mais humaniste. Sigolène Vinson détaille le quotidien absurde de tant de tribunaux. Luce Lapin défend avec une opiniâtreté sans borne les animaux, ces grands absents du débat. Antonio Fischetti raconte la science, les sciences avec drôlerie et impertinence. Philippe Lançon proclame chaque semaine la victoire de la littérature sur la télé. Et puis tous les autres ! Quant aux dessinateurs, qui ne connaît leur trait ?

De Charb à Riss, de Luz à Willem, de Riad Sattouf à Tignous, en passant par Honoré, Catherine et bien sûr Wolin et Cabu, ils font rire chaque semaine ceux qui n’ont pas renoncé à être libres.

Où seraient cachés les supposés racistes ? Nous n’avons pas peur d’avouer que nous sommes des militants antiracistes de toujours. Sans nécessairement avoir une carte, nous avons choisi dans ce domaine notre camp, et n’en changerons évidemment jamais. Si par extraordinaire – mais cela n’arrivera pas – un mot ou un dessin racistes venaient à être publiés dans notre hebdomadaire, nous le quitterions à l’instant, et avec fracas. Encore heureux !

Reste dans ces conditions à comprendre pourquoi. Pourquoi cette idée folle se répand-elle comme une maladie contagieuse ? Nous serions islamophobes, disent nos diffamateurs. Ce qui, dans la novlangue qui est la leur, signifie racisme. Où l’on voit combien la régression a gagné tant d’esprits.

La

NOUS CONTINUERONS, BIEN SÛRIl y a quarante ans, conspuer, exécrer, conchier même les religions était un parcours obligé. Qui entendait critiquer la marche du monde ne pouvait manquer de mettre en cause les si grands pouvoirs des principaux clergés. Mais à suivre certains, il est vrai de plus en plus nombreux, il faudrait aujourd’hui se taire.Passe encore que Charlie consacre tant de ses dessins de couverture aux papistes. Mais la religion musulmane, drapeau imposé à d’innombrables peuples de la planète, jusqu’en Indonésie, devrait, elle, être épargnée. Pourquoi diable ? Quel est le rapport, autre qu’idéologique, essentialiste au fond, entre le fait d’être arabe par exemple et l’appartenance à l’islam ?Nous refusons de nous cacher derrière notre petit doigt, et nous continuerons, bien sûr. Même si c’est moins facile qu’en 1970, nous continuerons à rire des curés, des rabbins et des imams, que cela plaise ou non. Nous sommes minoritaires ? Peut-être, mais fiers de nos traditions en tout cas. Et que ceux qui prétendent et prétendront demain que Charlie est raciste aient au moins le courage de le dire à voix haute, et sous leur nom. Nous saurons quoi leur répondre.>Toute la rédaction de Charlie Hebdo se joint aux auteurs de cette tribune.

Charb (Directeur de publication « Charlie Hebdo ») et Fabrice Nicolino (Journaliste)

Un nouveau climat pour New York

Cet article a paru dans Charlie-Hebdo le mercredi 13 novembre 2013

Bill de Blasio, nouveau maire de New York, a une chance de rester dans l’Histoire. À condition de s’attaquer pour de vrai au changement climatique, qui menace la ville de submersion. Osera-t-il ?

On va pas radoter, d’autant moins qu’on est tous d’accord. Le nouveau maire de New York, Bill de Blasio, est épatant. Sa femme est lesbienne, son fils a la tronche d’Angela Davis en 1970, sa fille lui envoie des mots d’un amour sincère, et lui-même ressuscite une race qu’on croyait éteinte : celle des politiciens proches du peuple, façon protest song et working class hero.

Pour ceux qui douteraient encore, se rapporter à la déclaration de candidature de Bill, le 27 janvier 2013, depuis sa maison de Park Slope, à Brooklyn. Park Slope, ce serait à peu près Pantin, du moins au moment où les de Blasio s’y sont installés en 1991, après des types comme l’écrivain Paul Auster. Des Blancs, des Blacks, des Latinos, des lettrés, des prolos, des vieux, des gosses. Le 27 janvier, de Blasio annonce sur le pas de sa porte, depuis une petite estrade, qu’il se lance dans la campagne qu’il vient de gagner.

Reste un petit détail : que va-t-il faire ? Comme Obama, il a suscité les espoirs les plus givrés dans une ville géante où les pauvres se jettent et se ramassent à la pelle. Comme Obama, il finira par décevoir, tant la force du business et des transnationales est grande, mais il existe pour lui une toute petite fenêtre de tir : le climat. Oui, le dérèglement climatique.

Le magazine en ligne Grist (grist veut dire le grain prêt à moudre) publie depuis 1999 d’étonnantes histoires et de saisissants commentaires sur la crise écologique planétaire (http://grist.org). Et le 6 novembre, Ben Adler, chroniqueur connu, écrit un article futé sur les défis qui attendent de Blasio, notant par exemple :  « Le changement climatique sera probablement le défi central de son mandat et celui de son successeur également ». L’ouragan Sandy est passé par là.

À la fin octobre 2012, en effet, grosse surprise : une tempête d’origine tropicale dévaste les côtes Est des États-Unis. À New York, qui n’a jamais vu cela, 345 000 habitants sont évacués. Les morts se comptent par dizaines, le bas Manhattan, une partie du Queens, du Bronx et de Staten Island se retrouvent sous les eaux. Le traumatisme est colossal, bientôt redoublé par des prévisions on ne peut plus flippantes : la prochaine tempête pourrait être bien pire encore. Dans la ville, jusque chez le maire milliardaire de l’époque, Bloomberg, le lien avec la dégradation du climat planétaire est aussitôt fait.

Or New York, construit sur des îles face à l’Atlantique, compte environ 840 kilomètres de côtes, et des quartiers entiers sont posés sur des remblais, à quelques mètres du niveau de la mer. Un an après Sandy, qui a abîmé 90 000 immeubles, on envisage des centaines de mesures, coûtant des milliards de dollars, dont quelques ridicules digues censées dompter l’océan en furie. De Blasio tient là un levier formidable, car l’État fédéral est prêt à déverser des sommes colossales pour la reconstruction. Il pourrait profiter des chantiers géants pour à la fois lutter contre la pauvreté et le mal-logement d’une part, et lancer le premier programme convaincant de lutte contre le changement climatique.

Jeffrey Sachs, très connu sur place – il dirige l’Institut de la Terre de l’Université de Columbia – semble y croire au moins un peu. Dans une tribune remarquée, il vient d’écrire que New York est désormais « bien placé pour contribuer à mener le pays et même le monde dans la lutte contre le changement climatique (…) de Blasio a désigné les bonnes priorités : les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, les bâtiments écologiques, le recyclage et la résilience écologique ».

Le fera-t-il ? C’est une autre histoire, mais s’il veut rester dans la mémoire collective, il y a sûrement intérêt. Dans un entretien à l’hebdo de gauche The Nation, en août dernier, de Blasio a promis un vaste programme de rénovation thermique des logements, susceptible de profiter aux pauvres tout en diminuant massivement les émissions de gaz à effet de serre de la ville. Ajoutant : « Je compte en faire un dossier central de mon administration ». On a déjà entendu ça, oui et l’on attendra donc les actes.

Anne Lauvergeon, reine de l’ignorance

Cet article a été publié dans Charlie Hebdo le 6 novembre 2013

Les socialos n’en loupent pas une. Quand ils veulent imaginer la France de 2030, ils demandent le boulot à l’ancienne sherpa de Mitterrand, propulsée ensuite à la tête d’Areva. Résultat : un château de cartes. En Espagne.

Comment dire du mal d’Anne Lauvergeon, ancienne cheftaine chez Lazard Frères et Alcatel, ancienne patronne d’Areva ? Elle est si belle et si gentille que ce serait la honte. Après avoir servi de sherpa (elle préparait les conférences internationales) à Mitterrand entre 1990 et 1995, elle remet aujourd’hui le couvert auprès de Hollande, ce qui promet des merveilles. Ne vient-elle pas de remettre au président chéri un magnifique rapport sur l’innovation (www.elysee.fr, puis Lauvergeon)? Chaussons nos lunettes, et lisons.

La France de 2030 devra se concentrer, les amis. Le rapport ne parle ni de biodiversité, ni de dérèglement climatique, ni de nature, ni de crise écologique. En somme, l’avenir est débarrassé de toutes les menaces globales qui font sa si grande incertitude. Mais dans ces conditions, business as usual. On prend les bonnes vieilles recettes, on agite dans un shaker histoire de leur donner des couleurs, et l’on sert bien frais.

Sept priorités ont été définies par madame et ses 19 amis, parmi lesquels des socialos bon teint et ce pauvre monsieur Michel Serres, « philosophe » officiel présent sur toutes les photos. Et la première de toutes, qui scie un peu le cul, c’est le stockage de l’énergie. Certes oui, il y a et il y aura problème si l’on décide par exemple d’utiliser massivement de l’hydrogène, qui devra en effet être conservé dans de bonnes conditions, aujourd’hui absentes. Mais la première priorité ?

Le reste fait carrément flipper. La France doit se mettre à exploiter davantage les océans, qui « contiennent 90% des réserves d’hydrocarbures et 84% des métaux rares ». Ce qu’elle appelle « l’économie marine » a un taux de croissance de 8 % par an, et il faut se précipiter. Les « sulfures hydrothermaux, compris entre 800 et 4000 mètres de profondeur d’eau » ne contiennent-ils pas « du cuivre, du zinc et en général de l’argent et de l’or » ? Si. On imagine la ruée au fond de mers déjà dévastées par les chaluts de l’industrie.

Autre source d’innovation, plutôt paradoxale, le vieux. Citation, qui sent la vieille pisse : « Les plus de 50 ans présentent ainsi une réelle appétence pour les nouvelles technologies. La révolution économique ouverte par les seniors concerne toutes les entreprises ». On devrait donc leur refiler de l’électronique adaptée, de la robotique, de la domotique, sans compter les voyages et les équipements médicalisés. Un marché royal. Celui de la « silver economy ». En français, l’économie des cheveux blancs.

Mais qui dit vieux dit mort. Et pour retarder l’échéance, miser de même sur la « médecine individualisée », resucée scientiste de bas étage, ainsi résumée dans le rapport : « Il est d’ores et déjà acquis que la médecine saura personnaliser son diagnostic en fonction des caractéristiques propres de chaque individu et notamment de son génome ». Une telle vision d’aveugle tourne le dos à toute remise en cause d’un système de soins devenu pourtant ingérable.

Comme le raconte l’excellent toxicologue André Cicolella dans son dernier livre (Toxique Planète, Le Seuil), la crise de la Sécurité sociale n’est pas financière, mais sanitaire. Les maladies chroniques, liées à l’industrialisation du monde et aux méthodes qui l’accompagnent, explosent. Les cancers, les maladies cardio-vasculaires et neurodégénératives – Alzheimer en tête -, les allergies – qui ne connaît un gosse asthmatique ? -, le diabète, l’obésité.

Ces faits n’ont rien d’un délire, et conduisent la si cauteleuse Organisation mondiale de la santé (OMS) à prévenir de l’imminence d’un chaos financier mondial. Mais tout le monde s’en fout, à commencer par cette madame Lauvergeon, reine mère de l’inculture. N’écrit-elle pas, dans une phrase purement idéologique, que « la durée de la vie va continuer de s’allonger » ? Comme le Bourgeois gentilhomme avec la prose, Lauvergeon fait de l’agnotologie sans le savoir. Le terme, inventé par l’historien des sciences Robert Proctor, désigne un secteur en expansion, véritable innovation lui aussi : la science de l’ignorance.

Commentaire déplaisant à propos d’Europe Écologie Les Verts

Avant de vous livrer le fond de ma pensée, laissez-moi vous reproduire deux articles (S’il y a une erreur, elle est mienne, car je recopie ligne à ligne). Ou plutôt un articulet et un papier, tous deux tirés du Canard Enchaîné. Le premier, que voici, figure à la page deux, celle des brèves non signées, dans le numéro du 30 octobre 2013.

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Placé joue perdant

 Avant d’appeler les lycéens à manifester, le sénateur Placé avait déjà fait des siennes, plus discrètement, pour faire rejeter par le Sénat la loi de programmation militaire (LPM). L’opération n’est pas passée inaperçue à Matignon.

Quelques jours avant le vote, il avait appelé son collègue UMP Christian Cambon, par ailleurs vice-président de la commission de la défense, pour que l’UMP rejette massivement la LPM. « Si vous votez contre, elle ne passera pas », insistait-il. Hélas pour lui, 15 sénateurs UMP se sont abstenus, 18 centristes ont voté pour, et la LPM a été finalement adoptée. À quand une manif de lycéens devant le Sénat ?

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Place maintenant à l’article signé Anne-Sophie Mercier, dans le numéro suivant du Canard, daté du 6 novembre 2013.

Jean-Vincent Placé

L’écolo de services

Ce sénateur Vert, du genre pragmatique, est un grand adepte du donnant-donnant

La scène se passe le 22 août à Marseille, aux journées d’été d’EELV. Jean-Vincent Placé est face à la caméra d’une chaîne d’info, et les deux jeunes journalistes qui l’interrogent n’ont pas l’air satisfaits de leurs images. « Ben, alors, on la refait ? Vous voulez quoi ? Qu’on cogne plus ? Plus court ? Je me décale un peu sur la droite, comme ça ? Allez, on y va. » Ainsi s’explique l’irrésistible ascension de Placé : donner à chacun ce quu’il attend. Aux journalistes, disponibilité et petites phrases qui vont assurer la « reprise » AFP ; aux militants, les mots-clés qui font vibrer et rassurent ; aux grands électeurs qui l’envoient au Sénat, les petits services qui font les vraies alliances.

Le président du groupe écolo au Sénat a toujours pensé que la vie n’était qu’un grand deal, en politique comme ailleurs. Tu me cases ce gars dans ta mairie, ça m’arrange bien, et moi je trouve un petit job tranquille à la nièce de ton pote au conseil régional ; tu votes mon amendement, je vote le tien, pas de raisons de se faire des entourloupes, pas vrai ?

Il affiche sa complicité avec Dassault, qu’il appelle « Sergio », et le fréquente, car tous deux sont élus de l’Essonne. Et c’est le même homme qui dénonce dans L’« Huma », le 25 juillet, « le poids terrible de la pensée unique libérale qui, avec l’ensemble de ses moyens financiers, inonde les médias. » À chacun son picotin.

Placé a ceci d’unique qu’il ne cache rien de sa méthode ni de ses pensées.  Venu du radicalisme, il n’a jamais fait semblant d’être écologiste, d’ailleurs le sujet ne vient jamais sur le tapis. Sentant sans doute ce que sa position pouvait avoir de désinvolte, il a récemment affiché un vif intérêt pour…l’obsolescence programmée.

Placé aime le pouvoir et le dit souvent à ses proches. Le pouvoir avant tout, et peu importe que la cause n’en profite pas. « Tu me fais rigoler, avec ton discours sur les militants qui s’en vont. Moi, ça m’arrange. Quand on a 5 000 militants, je suis certain de tenir la boutique ; avec 20 000, ça devient sportif. » L’idéologie, les grandes idées, ça le fait doucement  rigoler. Il ne croit qu’aux relations interpersonnelles, dans lesquelles il excelle. Son grand pote, c’est Pierre Charon [sénateur sarkozyste de Paris NDPSV]. Ils déjeunent ensemble, s’échangent des secrets, jaugent et flinguent, se trompent rarement, car il y a belle lurette qu’ils n’ont plus d’illusions.

Du pouvoir, il aime aussi les signes : grandes tables, pardessus en cachemire, chaussures anglaises, séjours dans les plus beaux riads de Marrakech.

Tenir la boutique, c’est central. C’est ce qui a permis à Duflot de devenir ministre, et il espère bien que ce sera un jour son tour. Pour garder la main, il est prêt à tout. Il attribue tous les postes, est toujours au centre du jeu. Attaqué par Noël Mamère, qui dénonce la « firme » constituée par ce petit groupe qui tient le parti, alors qu’un congrès du mouvement s’annonce, il multiplie les déclarations avec pour but de faire croire qu’il n’est pas vendu au pouvoir. Il a ainsi incité les lycéens à reprendre les manifestations pour protester contre l’expulsion de la collégienne Leornarda. Les socialistes n’ont pas apprécié, c’est peu dire, mais il s’en est évidemment expliqué à la buvette du Sénat. « Tu comprends, j’ai un congrès en novembre…Allez, on n’en parle plus, je te revaudrai ça. »

Il pratique bien sûr le second degré en dynamitant les codes en vigueur, en dévoilant ce qui doit rester caché, mais il n’est malgré tout pas loin du pétage de plombs. Un événement récent permet de comprendre ce qui le guette : l’implosion. Placé, désormais, s’impatiente, sent le temps passer, les petits jeunes qui poussent. Il joue les sereins, mais dézingue à tout-va Pascal Canfin, l’autre ministre écolo, auquel  il se substituerait volontiers. Il rêve de la place Beauvau, s’enivre de sa propre puissance. L’Intérieur, quand on incite les jeunes à manifester, quelle formidable idée. « Je suis un des hommes les plus influents de la République », dit souvent cet homme qui n’a pas de surmoi. Il se sent à ce point fort qu’il n’hésite pas à répondre à Élise Lucet, qui l’interroge sur l’origine de diverses sommes ayant permis le financement du siège du parti : « Soixante-quinze mille euros, c’est important. Pour vous ! »

Il a récemment voulu montrer aux socialistes toute l’étendue de son pouvoir en torpillant, en pure perte, la loi de programmation militaire au Sénat. Il avait élégamment menacé le sénateur UMP Christian Cambon, qui refusait de le suivre, d’en appeler à Copé pour le faire plier. Cambon furieux, n’a pas obéi, et l’autre, Placé, n’a pas osé appeler Copé. Placé, combien de divisions ?

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Et voici maintenant mon commentaire. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’écrit Anne-Sophie Mercier, mais je souhaite d’autant moins entrer dans les détails que l’essentiel suffit bien. L’essentiel est que le parti de M. Placé est totalement corrompu au plan moral. Cet état ne signifie pas, pour moi, échange de services financiers et corruption active. Il est possible que cela se produise, mais en vérité, je n’en sais strictement rien. En revanche, il me paraît nécessaire, et comme évident, de parler d’un affaissement de la morale commune, élémentaire. Cette corruption-là est arrivée à un point indécent dans ce parti fondé en 1984 – on ne rit pas – pour « faire de la politique autrement ».

Ce que révèlent ces deux papiers n’est pas très différent de ce que Daniel Cohn-Bendit et Jean-Paul Besset m’avaient déclaré au printemps (ici). Je me permets de citer un court passage : « Moi : Placé distribue-t-il des postes ?. Jean-Paul Besset : Oui. Des postes de sénateurs, de députés, de conseillers régionaux. Bien sûr ! Nous avons autour de 250 conseillers régionaux, plus de 50 conseillers généraux. Mais bien au-delà de sa personne, Placé représente une face de l’engagement politique. Il ne s’agit plus pour lui et ses proches d’aider à la transformation sociale.  Il s’agit d’une affaire de gestion des élus et des postes. Ces gens-là, qui ont construit un univers clos, ne vivent plus que de la politique politicienne depuis des années. Comme ils sont toujours là, à la différence des simples militants, ils finissent par l’emporter ».

Je rappelle que cet entretien à mes yeux fondamental n’a pas même entraîné un semblant de murmure dans les rangs de ce mouvement décati. Pas un. Deux des principaux responsables énoncent le pire, ou presque, sans provoquer l’ombre d’une réaction. Et ce sera de même, et c’est déjà pareil avec ces deux articles présentés plus haut. La pourriture est si étendue qu’aucun sursaut n’aura lieu. Les « opposants » ont peur des résultats du congrès d’EELV, prévu le 30 novembre, et préfèrent se cacher derrière le masque d’une des sept pathétiques motions qui y seront présentées. Valent-ils mieux que leurs adversaires ? Je dois avouer que je me pose la question.

En tout cas, sachez, et je suis loin d’être le seul dans ce cas, que j’ai pu recueillir des confidences de certains membres et (hauts) responsables d’EELV. Les anecdotes que j’ai lors obtenues sont du même genre que celles décrites dans les papiers du Canard. Parfois pires. Si une camarilla aussi détestable dirige ce parti de la sorte, au vu et au su de tous, c’est bien entendu que les causes du désastre sont profondes, intérieures, difficiles à extirper. Pour ma part, je fais volontiers la comparaison avec la génération de gauche qui a accompagné l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. Elle n’avait ni le courage ni la vaillance de défendre les idées qu’elle prétendait avoir. On a vu le résultat.

Comme je l’ai déjà écrit à propos d’autre chose, une phrase de Marx s’impose. Dans  Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il écrit : «Hegel bemerkt irgendwo, daß alle großen weltgeschichtlichen Thatsachen und Personen sich so zu sagen zweimal ereignen. Er hat vergessen hinzuzufügen: das eine Mal als große Tragödie, das andre Mal als lumpige Farce ». Ce qui veut dire grosso modo : Hegel a noté quelque part que les grands événements et personnages de l’histoire se répètent deux fois. Mais qu’il a oublié de préciser que, la première fois, c’est sous la forme d’une grande tragédie, et la seconde à la manière d’une farce dérisoire.

Idem pour EELV. Leur farce à eux est dérisoire. Sauf si l’on considère l’arrière-plan de cette histoire, c’est-à-dire la terrifiante impasse où sont plongées les sociétés humaines. Pour le reste, les chefs d’EELV se valent, qui acceptent sans broncher. Eh ! Voynet, Durand, Lipietz, Besset, Cohn-Bendit, Blandin, Hascoët, Buchmann, Jadot, Mamère, Cochet, qu’avez-vous donc fait ?

Edgardo et l’obsolescence programmée des ordinateurs

Disons donc Edgardo, bien que cela ne soit pas son nom. Admettons qu’il habite Maisons-Laffitte, bien que cela ne soit pas vrai. Ajoutons à ces précautions qu’il ne doit pas déclarer beaucoup ses activités, ce qui est un euphémisme. Et maintenant, allons-y. L’autre soir, traînant avec moi un lourd sac de voyage à roulettes, rembourré à l’intérieur d’un copieux oreiller, je me suis rendu chez lui. Code, vieil immeuble déglingué, cinq étages sans ascenseur. Trois portes sur le palier, dont la sienne, face à l’escalier, mais à main gauche.

Edgardo n’est pas français, et bricole, au noir. D’où ma venue. Je sors de mon sac à malices, outre ses protections et rembourrages un ordinateur acheté en 2005, IMac dans sa version 10.4.11. À l’époque préhistorique de son arrivée chez moi, c’était une sorte de Rolls-Royce dont 90 % des accessoires étaient, comment dire ? Accessoires, précisément. Je n’en avais nul besoin, mais comme ces charmants industriels – Steve Jobs, le fondateur défunt d’Apple n’a-t-il pas été constamment acclamé dans les gazettes ? – pratiquent la vente forcée, je n’avais pas le choix. Ou cet IMac, ou ballepeau.

Je me suis servi de l’appareil pendant des années, glanant ici ou là des mises à jour des logiciels qui me sont indispensables, par chance fort peu nombreux. Avec de plus en plus de difficultés. Réellement. Des messages apparaissaient avec une fréquence rapprochée sur l’écran, m’avertissant que bientôt, les versions utilisées ne serviraient plus à rien, ou presque. Or, comme dans un ballet chorégraphié, je me heurtais à un mur de plus en plus haut, sachant bien qu’il ne pourrait pas être franchi. Il me fallait « moderniser » mes logiciels, mais je ne le pouvais plus avec un appareil de cette puissance-là. Un Mac 10.4.11 est en effet, en ce mois de novembre 2013, une vieillerie, qu’on exposera bientôt dans les musées de leur monde délétère.

Il devenait ardu de télécharger au format PDF certains documents, ou d’ouvrir des textes Word trop récents. D’une façon générale, tout me poussait à acheter un nouvel ordinateur, dont les derniers-nés atteignent la hauteur 10.9. Une vague rumeur m’est parvenue, selon laquelle Apple vend désormais des machines dont le système d’exploitation commande – comme c’est pratique – de nouvelles machines. En bref, je crois pouvoir dire que j’étais coincé. J’allais devoir acheter, moi qui achète si peu. Ce n’est certes pas la somme qui me préoccupait le plus, malgré sa rondeur, mais plutôt la victoire proclamée de l’industrie dans ma petite vie de chaque jour.

Et puis Edgardo. À qui je raconte au téléphone ce qui se passe. Qui me suggère d’abord d’acheter une barrette de mémoire pour ma vieille bique d’ordinateur. Ce que je fais aussitôt, pour un prix de 29 euros. Qui me propose ensuite – Edgardo, bien sûr -, d’apporter mon ordinateur chez lui, ce que je fais, déballant devant lui, comme on a vu plus haut, mon vaste sac noir à roulettes. Edgardo devant sortir, il m’engage à revenir le lendemain. Et le lendemain, me voici de retour, intéressé, intrigué, déjà satisfait de n’avoir pas été tout à fait inerte.

Cette fois, j’y suis. L’opération du Saint-Esprit est terminée, et mon ordinateur, allumé, n’affiche plus 10.4.11, mais 10.6.8, ce qui le relance pour des années au moins dans la course folle au gigantisme électronique. La totalité du contenu est intact, Edgardo m’a ajouté une version 2011 de Word, le fonctionnement est incomparablement plus aisé, plus rapide, et le tout m’aura coûté 80 euros. 30 pour la mémoire, 50 pour Edgardo.

Morale de cette historiette ? L’industrie est par essence voleuse et gaspilleuse. S’entendre avec elle, comme veulent le faire tant de prétendus écologistes, est simplement bouffon. L’esprit public est à ce point à terre que nul ne voit, apparemment du moins, ce qui crève les yeux. Une société qui produirait des biens en fonction de l’intérêt général, pour ne pas dire universel, se comporterait évidemment d’une autre manière. Un ordinateur n’a aucune raison valable de mourir. Sa coque acier-plastique peut durer des siècles, et les pièces de l’intérieur pourraient facilement être numérotées de 1 à 20, ou si l’on veut compter très large, de 1 à 50. Chaque pièce, dotée d’une petite coque et de son numéro, pourrait être extraite par un enfant de six ans et changée après achat de sa remplaçante à la boutique du coin. Tout cela ne demande en vérité que des aménagements subalternes, mais mettrait à bas, il est vrai, tout l’édifice. Car la démonstration vaut pour la bagnole, la musique, la télé, le téléphone et le reste, presque tout le reste.

Avons-nous besoin de toutes ces merdes ? Non. Les achetons-nous ? Oui. Tel que délimité, voilà un gigantesque territoire politique, pratiquement neuf, qui nous permettrait, à condition d’y prendre pied, d’enfin mener de vrais combats d’avenir, prometteurs, émancipateurs. Il ne vous aura pas échappé qu’aucune force ne pose même la question des objets, de leur utilité, de leur usage, de l’aliénation massive qu’ils provoquent, du malheur et de la frustration qui accompagnent si souvent leur convoitise ou leur possession. Aucune force politique ne s’intéresse à ce qui serait pourtant un considérable levier pour commencer d’entrevoir une façon nouvelle d’habiter ce monde. Aucune.

À ce stade, que saurais-je ajouter ? Il faut inventer. Des formes neuves et des actions différentes. Ou des actions neuves et des formes différentes, dans le sens que vous voudrez. Je ne souhaite pas insister, mais vous, amis lecteurs, qui confiez vos espoirs à tel ou tel parti, pourquoi diable, alors qu’à l’évidence, rien ne vient ni ne viendra de ce côté-là ?