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Un certain esprit Pappalardo (sur les biocarburants)

Eh oui, de retour. Les feuilles de l’arbre sont si belles qu’elles ont sans doute été inventées pour oublier la laideur. Mais par qui, dans ce cas ? Le bonheur a la lumière des hêtres, touchés par le déclin jaune de l’automne. Et comme je m’y préparais, la buse était là, qui attendait mon passage. La rivière ? Oh, la rivière avait repris des forces, depuis la dernière fois.

Je me suis demandé, comme vous sans doute, je me suis demandé ce qu’elle pouvait bien faire de ces amas fous de feuilles, brindilles, branches et même arbres complets qu’elle entraîne dans sa course inlassable. Qu’en fait-elle ? Le savez-vous ? Où cache-t-elle ces montagnes végétales qu’elle drosse contre ses falaises ? Je ne sais pourquoi j’ai retiré de ses flots deux troncs coincés dans quelque réseau de racines de la berge. Je n’en sais rien, mais je l’ai fait. Et puis je les ai déposés plus haut, espérant qu’ils sécheront, espérant que de nouveaux habitants viendront s’y réfugier.

Et me voici donc de retour, apprenant par le site Rue89 que l’Ademe a retiré de la circulation un rapport pourtant mûri de longue date sur les biocarburants (je précise une fois de plus, pour Iona, que ce terme me va mieux qu’un autre. Un, il est celui du mensonge et des marchands, qu’il faut bien affronter. Deux, il permet d’être compris de tous. Essayez donc de parler d’agrocarburants, et vous verrez que la moitié des gens ne savent pas de quoi vous parlez). Donc, l’Ademe a décidé de planquer sous le tapis une étude sur cette industrie criminelle (ici).

Ce pourrait presque être drôle. Je lis que Patrick Sadones, ingénieur agronome alter en même temps qu’excellent connaisseur du dossier, a déclaré à Sophie Verney à propos de vrai-faux rapport d’anthologie: « Les services de l’Etat à la botte du lobby des agrocarburants. La représentation de la société civile réduite à deux personnes, ne disposant d’aucun moyen pour effectuer des vérifications contradictoires approfondies. Les bureaux d’études plus soucieux de ne pas mécontenter leurs commanditaires actuels et futurs que d’œuvrer à la manifestation de la vérité. »

Ce serait presque drôle, car il y a deux ans, j’ai écrit un pamphlet contre les biocarburants (La faim, la bagnole, le blé et nous, Fayard), dans lequel je taillais en pièces un premier rapport estampillé Ademe – mais réalisé par un cabinet privé – qui soulignait l’excellence écologique de ce que je me dois d’appeler une merde globale. Et la patronne de l’Ademe, en cet automne 2007, avait rendu publique une lettre que je n’ai jamais reçue, mais qui m’était pourtant destinée. Cette dame s’appelait et s’appelle toujours Michèle Pappalardo. En bon soldat sarkozyste qu’elle est, elle se trouve être désormais, et j’essaie de ne pas rire, Commissaire générale au développement durable.

Mais il y a deux ans, elle était en colère contre moi, qui accusais son administration de vraies turpitudes. D’où une lettre, que certains d’entre vous auront peut-être le goût de lire in extenso (ici). Je viens de la parcourir, et j’y vois, peut-être à tort, un chef-d’œuvre mineur de la langue bureaucratique. Dans tous les cas, elle mérite considération. Je me permets de confier à votre sagacité cet extrait, long et chiant comme la pluie – qui ne l’est pas -, mais au moins éclairant : « Pour ce qui concerne les travaux menés sur l’évaluation environnementale des agro-carburants, les avis diffèrent certes sur les résultats des analyses de cycle de vie (ACV) et les conséquences du développement des agro-carburants. Mais ces divergences ne sont pas le fruit d’actions concertées de quelconques lobbies mais résultent de choix méthodologiques différents et d’une diffusion aujourd’hui imparfaite des connaissances, dans le domaine en pleine évolution de l’évaluation environnementale des problématiques touchant le secteur agricole.

Des différentes études publiées sur ce thème (…), ressortent des variations importantes dans l’ampleur du bénéfice apporté par les agro-carburants mais ces études conduisent toutefois très majoritairement à une évaluation positive de ce bénéfice. En vue de réduire les divergences constatées sur cette question environnementale majeure, l’ADEME a pris l’initiative de réunir l’ensemble des parties prenantes, associations et experts, dans le cadre d’un groupe de travail national sur les agro-carburants, lieu de réflexion où chacun peut s’exprimer sur les travaux en cours. La première réunion, tenue le 27 septembre dernier, a permis de dresser un panorama de l’état actuel des connaissances et des points sur lesquels il nous faut, en toute transparence, travailler ».

Blablabla. Blobloblo. Ce passage burlesque s’achevait de la sorte : « Ainsi, qu’il s’agisse de ce dossier particulier ou de nos activités en général, vos insinuations quant à la manière orientée dont nous conduirions nos évaluations sont totalement infondées ». La dame était donc très furieuse que j’ai pu oser mettre en doute la qualité et l’indépendance d’un travail payé sur fonds publics, mais entièrement contrôlé par l’intérêt privé. De mon côté, je lui adressai une réponse elle aussi publique, et pleine, je crois devoir l’avouer, de considérable moquerie (ici). Voici le début :

« À l’attention de Michèle Pappalardo, directrice de l’Ademe

Chère Madame Pappalardo,

J’ai bien reçu votre lettre datée semble-t-il du 12 octobre 2007. Je dis semble, car vos services, fait peu commun, ont décidé de la rendre publique sur le site Internet du journal 20 minutes avant que je ne l’aie reçu. Mais peut-être n’étais-je pas le destinataire principal ?

N’importe. Je l’ai lue avec toute l’attention nécessaire. Un premier commentaire s’impose : vous n’êtes pas contente. Mon livre vous a fortement irritée, et je le comprends sans peine. Car en effet, j’accuse l’Ademe, que vous dirigez, d’abriter en son sein Agrice (Agriculture pour la chimie et l’énergie), structure au service du lobby des biocarburants. Mon deuxième commentaire sera de fond. Vous ne faites que confirmer ce que j’ai écrit, à part quelques points que je juge insignifiants. J’en reste tout songeur. Rien ne vous semble donc anormal, dans cette tragique affaire ? Reprenons point par point, si vous le voulez bien ».

Et concernant l’étude de 2002 dont l’Ademe était si fière qu’elle s’est sentie obligé d’en commander une seconde, qui a pris deux ans, j’ajoutais ceci :

« 3 / Ce qu’est une étude


Nous voilà au cœur du sujet, avec cette rude question des études. Ou plutôt, de l’étude unique. Car vous savez mieux que moi que toute cette histoire est née d’un problème de débouchés commerciaux. Le reste vient en accompagnement. Cette preuve immédiate : comme vous le reconnaissez entre les lignes, aucune étude sur le bilan énergétique et écologique des biocarburants n’a été commandée en France avant 2002. Étrange, non ? Ainsi donc, l’État défiscalisait à tour de bras avant même de savoir si cette nouveauté avait un intérêt énergétique ? Eh bien !

Bon, me direz-vous, l’étude est là. Mais quelle étude ? L’Ademe n’a-t-elle pas dans son personnel des scientifiques et ingénieurs de grande qualité ? Pourquoi diable l’Ademe a-t-elle confié ce travail décisif, payé par les Français, à un cabinet privé dont les transnationales sont depuis des lustres les principaux clients ? Madame Pappalardo, je pense que vous aurez à cœur de répondre sans détour.

Autre questionnement grave : pourquoi l’Ademe a-t-elle accepté que cette étude soit pilotée et contrôlée par le lobby des biocarburants, représenté en l’occurrence par des entreprises comme Bio Éthanol Nord Picardie, Cristal Union ou Saipol, accompagnées de TotalFinaElf ou PSA ? Oui, pourquoi ? Je vous informe une nouvelle fois – mon livre le dit déjà en détail – que cette étude est contestée dans sa méthodologie comme dans ses résultats. Pour cause ! ».

Voilà tout. L’histoire bégaie, le serpent se mord la queue, et l’Ademe est toujours aussi vaillante. Madame Pappalardo, après avoir dirigé l’Ademe, est donc Commissaire générale. Madame Chantal Jouanno, après avoir dirigé l’Ademe, est sous-ministre à l’Écologie de qui vous savez. Celui qui l’a remplacée à la tête de l’Ademe en février 2009 s’appelle Philippe Van de Maele, polytechnicien et ingénieur des Ponts et chaussées. On peut compter sur cet homme, jadis responsable du Service des Grands Travaux à la Direction départementale de l’équipement (DDE) de Haute-Garonne, pour faire au moins aussi bien que celles qui l’ont précédé. L’esprit, le Saint-Esprit Pappalardo souffle sur le dossier des biocarburants. Amis de l’homme et des écosystèmes, voilà une bonne nouvelle. Une de plus.

Un dernier pour la route (sur Orsenna)

Sauf coup de théâtre, j’abandonne lâchement Orsenna au bord de la route, et je trace. Il ne faut pas croire, j’ai quand même mieux à faire. Mais notre académicien est comme ces industriels qui accumulent les jetons de présence dans les conseils d’administration. Orsenna, mais oui, est un cumulard. Je découvre qu’il a des liens solides avec l’univers si merveilleux des biocarburants. Vous voyez quoi, je pense. Il s’agit d’utiliser des matières végétales alimentaires et de les changer en carburant automobile. Dans un monde qui compte plus d’un milliard d’affamés chroniques, je crois pouvoir y distinguer une attitude violemment morale.

Le 2 juillet 2008, Proléa (ici) invitait – dignement, on l’espère – Érik Orsenna et une autre vedette de l’esprit – Jean-Hervé Lorenzi – à discuter biocarburants (ici). Devant la presse. Pour prendre de la hauteur, comme noté dans le communiqué de Proléa. Proléa, c’est très simplement le cœur de l’industrie des biocarburants en France. Rendant compte de cette réunion entre amis, bien entendu avec l’aval d’Orsenna, Proléa écrivait alors ceci, quelques mois après de nombreuses émeutes de la faim : « Les interventions des deux personnalités ont sans conteste permis de mesurer l’ampleur des crises qui se télescopent : alimentaire, climatique, environnementale et financière. Le poids des agrocarburants dans ce cadre paraît bien faible. Pratiquement un épiphénomène ».

Un épiphénomène décrit par les écologistes vrais, mais aussi l’ONU, la FAO, le FMI, la Banque Mondiale, l’OCDE comme crucial dans le déclenchement de la hausse du prix des aliments. Mais un épiphénomène pour Orsenna. Bon. Et rebelote d’ailleurs, car l’homme a de la suite dans les idées, le 15 octobre 2009, il y a seulement quelques jours, au cours d’un nouveau raout. Je vous livre le début du joyeux communiqué de Proléa diffusé pour l’occasion : « Il n’y a pas d’opposition entre cultures alimentaires et cultures de rente – qu’elles soient destinées à l’exportation ou à la production de biocarburants – ont répété les intervenants du colloque “Alimentation, énergie, climat : le choc des cultures”, organisé par Proléa en partenariat avec SciencesPo et AgroParisTech ».

Notre excellent, Notre Excellence Orsenna, grand expert en toutes choses, n’hésita pas, pour l’occasion, à déclarer :« S’il n’y avait pas de culture de coton en Afrique, il n’y aurait pas non plus d’élevage… Cette culture de rente est le seul moyen d’accumuler du capital pour investir dans le développement agricole ». On jugera, ceux qui savent un peu jugeront. J’ai assez parlé du désastre des biocarburants, de leur infamie concrète, récemment encore, pour aider qui le veut se faire un jugement informé, réellement informé sur le sujet.

Encore un mot sur Proléa et son art de la présentation. Tout est fait, dans la communication de ce vaste regroupement industriel, pour faire croire qu’on est entre Français. Occupés à touiller dans notre bonne grande bassine du colza ou du tournesol made in France. C’est pensé, on se doute. Ces gens, qui sont mondialisés comme peu d’autres, ont grand intérêt, en l’occurrence, à faire croire qu’ils n’ont rien à voir avec la débâcle planétaire des biocarburants. Pardi ! Alors, ils font semblant d’être de bons besogneux de chez nous, qui se contenteraient de valoriser des cultures qui ne trouvent pas preneurs dans un autre circuit de leur industrie.

Tartuffe pas mort ! Derrière les masques, dans la coulisse, Proléa est au centre de l’industrie du soja importé notamment d’Amérique latine. Par ailleurs, et pour ne prendre qu’un exemple, l’une de ses structures, Sofiprotéol, a acheté il y a quelques mois le groupe Oleon, lequel a mis en service au début de 2009 une usine de distillation de biocarburants à Port Klang, en Malaisie. La Malaisie, tiens donc, encore un beau pays comme les aime Orsenna. Survival International (ici), association dont je n’ose plus vanter les mérites, vient de rendre publique une vraie bonne nouvelle noyée dans toutes les autres.

Voici. Citation : « Le bureau britannique de vérification de la publicité, Advertising Standards, a interdit l’encart publicitaire placé par le Comité malaisien de l’industrie d’huile de palme. La publicité prétendait que l’huile de palme malaisienne était “durable” et contribuait à la “réduction de la pauvreté, en particulier parmi les populations rurales” ». Je le précise, car tout le monde ne le sait pas : les palmiers à huile sont désormais massivement utilisés pour fabriquer des biocarburants vendus au Nord. Et bien entendu, Oleon, qui fait partie de Proléa, l’ami d’Orsenna, Oleon utilise dans son usine malaisienne de l’huile de palme. Stephen Corry, directeur de Survival International : « L’idée que l’huile de palme malaisienne est écologique et contribue au bien-être de l’humanité ne passera pas, en particulier auprès des Penan. L’expansion de cette industrie sur leurs terres est un réel désastre ».

Mais Érik Orsenna, ami de l’eau et des barrages, ami des hommes et des biocarburants, nouveau prophète écologiste promu par une presse imbécile autant qu’ignorante, Érik Orsenna est grand. La preuve.

Cet autre 14 juillet 2009 (merci à Raton Laveur)

Sans l’un des lecteurs réguliers de ce blog – Raton Laveur-, je n’aurais jamais découvert une dépêche de l’AFP datée du 14 juillet passé. Souvenez-vous – cela ne coûte rien – qu’en 1789, une poignée de grands délirants, dont certains étaient sûrement ivres de mauvais vin, s’attaquèrent à une prison parisienne. La suite est assez connue, qui donna naissance au mythe de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Bien entendu, ce n’était pas sérieux. Enfin, voyons : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

Il n’empêche. La blague étant savoureuse, elle fit rire des générations entières, dont certaines, l’arme au poing, la prirent pourtant au pied de la lettre. Venons-en aux faits d’aujourd’hui. Il existe sur le net un site dédié au landgrabbing, que je vous invite à visiter au plus vite (ici). Il vient d’être créé par une ONG parmi les plus intelligentes au monde, Grain (ici, en français), et vous serez probablement parmi les premiers à y jeter un œil en France.

Le landgrabbing est un crime moderne contre l’humanité souffrante. Il s’agit de l’accaparement des terres dans les pays du Sud par des sociétés transnationales du Nord, des pays émergents – la Chine -, des pétromonarchies sans terre comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite. Ces très braves gens achètent des terres arables par millions d’hectares. Pour spéculer. Pour assurer leur consommation – de viande, surtout – à long terme. Par détermination stratégique, chez ceux qui ont compris que l’avenir appartient aux terres agricoles.

Bref. Un crime épouvantable de plus, qui se marie avec celui des biocarburants. Admirablement, je dois le dire. Je vous laisse lire la dépêche AFP avec laquelle j’ai commencé ce billet. Elle est datée,  je radote affreusement, du 14 juillet, qui laissa des souvenirs et d’infinis regrets. Lisez.

DELTA DE LA RIVIERE TANA (Kenya) « Nous pouvons être expulsés à n’importe quel moment. Ils vont devoir assécher la zone et tout ce qu’il nous restera sera la pauvreté ». Bernard Onyongo, pêcheur de 65 ans, voit son mode de vie menacé par la ruée sur les terres arables africaines. Confrontés à un projet agricole qatari et trois autres de bio-carburants sur des dizaines de milliers d’hectares, Bernard et 20 000 villageois du delta de la rivière Tana, au nord-est du Kenya, ont fait ces derniers mois l’amère découverte d’un phénomène mondial, le “land grabbing” ou accaparement de terres.

Une ressource vitale et abondante, l’eau, a modelé dans cette région du nord-est du Kenya un paradis terrestre, exemple rare d’harmonie entre l’activité humaine – pêche, agriculture, élevage – et une faune sauvage foisonnante d’hippopotames, crocodiles et autres oiseaux. Ce fragile équilibre est menacé de mort par plusieurs projets du gouvernement kényan et de compagnies étrangères qui veulent y cultiver de la canne à sucre et du jatropha pour produire des bio-carburants. Le plus avancé est mis en oeuvre par la principale compagnie sucrière kényane, la Mumias Sugar Compagny (MSC), en collaboration avec l’agence gouvernementale de gestion du site.

De même, un protocole d’accord passé fin 2008 entre le Kenya et le Qatar, confirmé à l’AFP par une source à la présidence kényane, prévoit l’allocation au Qatar d’environ 40 000 hectares pour des fins agricoles en échange de la construction d’un port moderne sur l’île voisine de Lamu. Si les communautés locales affirment ne pas être opposées par principe à ces projets susceptibles de générer des revenus, elles rejettent catégoriquement celui de la MSC, qui entraînerait selon elles le déplacement de 22 000 villageois et l’assèchement des terres humides. En dépit du soutien d’ONG kényanes, elles ont perdu leur première bataille : la Haute cour de Malindi (est) a rejeté leur plainte courant juin, permettant de fait la reprise du projet gelé depuis fin 2008.

Les habitants du delta ne sont pas les seuls concernés par ces projets: la rivière Tana et un réseau complexe de petits lacs attirent des dizaines de milliers de têtes de bétail du grand nord-est Kényan à la saison sèche. « Depuis de nombreuses années, le delta est utilisé par les pastoralistes pour les pâturages, surtout en saison sèche. Si vous enlevez le delta (…), leur mode de vie disparaîtra », résume Hadley Becha, président d’une ONG environnementaliste, la East African Wildlife Society. « Le bétail n’aura d’autre endroit (de pâturage) qu’une fine bande entre la rivière et le projet. (…) Les crocodiles vont se retrouver concentrés dans la rivière, une situation dangereuse pour les troupeaux et les humains », s’alarme Maulidi Kumbi Diwayu, responsable associatif local.

Au coeur de ce litige figure la question, centrale au Kenya, de la propriété foncière: l’ultra-majorité des populations locales Orma ou Pokomo n’a pas de titre de propriété et l’Agence (gouvernementale) pour le développement des rivières Tana et Athi affirme être le vrai propriétaire foncier. Rares sont ceux – à l’image du chef de village de Didewaride, le septuagénaire Worede Dela Godana Jara – à pouvoir exhiber un titre de propriété délivré en 1923 à son aïeul par l’administration coloniale britannique… Reste un mince espoir pour les communautés locales: leur site pourrait être prochainement classé au sein de la Convention internationale « Ramsar » sur les zones humides qui, sans exclure les projets agricoles, prévoit une gestion durable des ressources naturelles.

(©AFP / 14 juillet 2009 09h34)

4 je kontre et les biocarburants (des paysans haïtiens nous appellent)

Que vous dire d’un tel pays ? Hispaniola – nom hideux donné par le colonisateur – est une île caraïbe séparée en deux. À l’est, la République dominicaine, où les petits-bourgeois de chez nous viennent se bronzer le cul pour trois euros. C’est la partie « blanche » et métisse de l’île, où sévit un racisme inconcevable contre les Haïtiens qui passent l’improbable frontière coupant Hispaniola en deux. Car Haïti est l’autre bord, côté ouest, de loin le plus pauvre, où des Noirs désespérés tentent de survivre sur une terre dévastée. Une absence de terre et d’arbres, dévastée par une crise écologique dont nul ne voit l’issue.

Attention les yeux ! Ce qui suit est ordinaire : trois Haïtiens ont été retrouvés brûlés et décapités au fond d’un four à charbon de bois, côté dominicain. Pas en 1824, non. Il y a moins d’une semaine. Il est bien rare qu’on retrouve jamais le nom des victimes de ces massacres. Mais comme il y a un rescapé, très gravement blessé, je peux au moins vous donner son identité : Mesilis Desil. Pourquoi avoir tué les autres ? On suppose qu’ils venaient de couper un peu de bois pour en faire un charbon. Voilà bien des informations du monde réel que l’on chercherait en vain dans la presse de nos vertueux pays du Nord, n’est-ce pas ?

Si j’évoque ce fait presque banal, c’est pour la raison que je pense à Haïti. Mais oui, on a le droit. Le 16 octobre dernier, jour mondial de l’Alimentation, des organisations paysannes haïtiennes sont venues déposer à Port-au-Prince, la capitale, « 31 198 signatures, contre le projet d’implantation de la plante jatropha sur les plantations paysannes nationales (ici) ». Pour l’occasion, un collectif a été créé, qui s’appelle 4 je kontre. Ce mot kreyòl, du créole haïtien, signifie la puissance de deux paires d’yeux – 4 – qui convergent. Et en effet, même si les paysans sont tenus pour moins que fétus de paille, ils gardent des yeux pour voir et comprendre. Que disent-ils donc ? Qu’ils ne veulent pas qu’on plante du jatropha destiné aux biocarburants chez eux. Nulle part.

Je rappelle que des merdeux du Nord vantent le Jatropha comme une plante miraculeuse, se contentant de sols arides, mais permettant de superbes cultures destinées à la fabrication de carburants automobiles. Ils tiennent là un argument de propagande, de même nature que ces biocarburants de deuxième génération, qui ne verront peut-être jamais le jour. Ceux de Haïti savent à quoi s’en tenir. Voici leurs propres mots, en kreyòl : « Ti moso tè peyi d Ayiti, zansèt nou yo te kite pou nou an, dwe pwodui manje natif natal pou nouri popilasyon an ! ». Ce qui veut dire que les terres léguées par les ancêtres doivent servir à l’agriculture vivrière, pour nourrir la population locale. Et ils ajoutent: « Pwodiksyon agwokabiran Non ! Aba pwodiksyon gaz pou tank machin lòt bò dlo ! ». Ce qui signifie qu’ils sont contre la production de biocarburants (agwokabiran), ces biocarburants destinés aux bagnoles des pays du Nord, les nôtres.

Le Jatropha, que ces gueux appellent gwo metsiyen, entraîne fatalement, selon eux, destruction du milieu naturel, hausse du prix de la terre, et donc augmentation du prix des aliments, sans compter l’expulsion des paysans les plus vulnérables. On cultive déjà du jatropha dans le nord, le nord-est et le nord-ouest d’Haïti, sur des terres considérées là-bas comme « riches ». Susceptibles en tout cas de nourrir des paysans pauvres qui claquent du bec. L’université néerlandaise de Twente (ici) a montré qu’un litre d’éthanol (biocarburant) tiré de la betterave consomme 1 388 litres d’eau. Pour produire la même quantité de biocarburant, le jatropha en épuise 19 924 litres. Quatorze fois plus ! Si l’on ajoute à ce bilan lamentable que les rendements de jatropha quadruplent grâce à l’irrigation – ces crapules vont-elles se gêner ? -, que reste-t-il de la fable criminelle selon laquelle cette plante se contente de sols pauvres et en tout cas arides ? Rien. Rien. Foutus salauds.

Je ne suis pas en train de me jouer un mauvais film Nord-Sud, non pas. Il existe en Floride, au pays de la coke, des yachts, et des fêtes galantes, une société (ici) qui s’appelle Haitian American Agro Industries, Inc. Si vous allez sur leur site, vous verrez comme avancent leurs beaux projets. Il y a, il y aura de plus en plus de jatropha en Haïti, tandis que toujours plus d’esclaves de ce pays mourront sous les coups des maîtres dominicains, de l’autre côte de la frontière. Ou bien sous l’implacable soleil qui fait si bien pousser les biocarburants. Je hais ce monde.

PS : Ça fait chier, oui j’écris bien chier, ça fait chier d’écrire des textes qui ne servent à rien, ou si peu. En octobre 2007, il y a donc deux ans, je publiai chez Fayard un pamphlet contre les biocarburants (La Faim, la bagnole, le blé et nous). Je me cite, pardonnez : « Au fait, le saviez-vous ? La Jatropha est une plante exceptionnelle pour fabriquer des biocarburants, et je gage qu’on ne tardera pas à en reparler. Dans le genre, une mention spéciale pour Jatropha phyllacantha, plante du Brésil. On l’appelle aussi favela, comme les gentillets bidonvilles de là-bas. Drôle, non ? ».

Il y a deux ans, si vous saviez les quolibets que j’ai reçus ! Et les regards apitoyés de ceux, confrères journalistes en tête, qui ne se privaient pas de considérer mon texte comme un brûlot, indigne du noble mot d’information. Où êtes-vous aujourd’hui, tristes salopards ? 

 

Dominique Guillet en remet une seconde couche

Dans un commentaire au papier précédent, Dominique Guillet rapporte quelques chiffres généraux sur les nécrocarburants. Je rappelle que Dominique a créé une association d’une qualité exceptionnelle, Kokopelli (ici) et qu’il sait de quoi il parle. J’ai souhaité (re)publier ce texte, que certains d’entre vous auraient fatalement manqué. Il dit tout. Il montre l’ampleur planétaire du drame en cours, que la (presque) totalité du mouvement écologiste de France ignore honteusement. Lisez donc, car pour l’heure, je ne sais plus quoi faire d’autre. Lisez.

LE TEXTE DE DOMINIQUE GUILLET, DE KOKOPELLI

Pour rebondir sur nécro-carburants et crise alimentaire, quelques chiffres :

En 2009, ce sont 104 millions de tonnes de céréales qui seront brûlées pour fabriquer de l’éthanol pour les véhicules des Occidentaux. Ces 104 millions de tonnes pourraient nourrir 100 millions de citoyens US qui consomment un peu plus d’une tonne de céréales par an. Les mêmes 104 millions de tonnes pourraient nourrir 700 millions de personnes en Inde ou en Afrique qui consomment 150 kg de céréales par an. Nous répétons : 700 millions de personnes en Inde ou en Afrique durant une année.

Au Brésil, en 2009, ce sont 7,7 millions d’hectares de canne à sucre qui vont être récoltés dont 55 % sont consacrés à la production d’éthanol. Ce sont donc, pour la seule canne à sucre au Brésil, 4,2 millions d’hectares de terres arables qui vont produire 27 milliards de litres d’éthanol.

En 2009, en sus de la surface utilisée pour récolter 104 millions de tonnes de céréales, combien de dizaines de millions d’hectares ont-ils été réquisitionnés pour cultiver de la canne à sucre, du soja, du tournesol, du palmier à huile, pour la fabrication d’éthanol et d’agro-diesel sur toute la planète ?

Nous l’avons affirmé à maintes reprises : nous pouvons, dans les régions chaudes du globe, avec de l’eau, nourrir 20 personnes par hectare, et par an, en régime végétarien avec des techniques agro-écologiques intensives. Chaque dizaine de millions d’hectares de nécro-carburants correspond donc à l’alimentation potentielle de 200 millions d’êtres humains.

Voilà la vérité toute nue.