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Bataille de l’Ebre, bataille de l’eau

sept 2003 (Les 4 saisons du jardinage)

En Espagne, les lobbies de l’immobilier et de l’agriculture intensive tentent d’imposer un Plan hydrologique national aux dimensions inédites. Il s’agirait de vider le grand fleuve du nord, l’Èbre, pour abreuver le sud, les golfs et les hôtels, le maïs et les cultures sous serre. Coût total des 863 infrastructures, dont 118 grands barrages ? Plus de 23 milliards d’euros ! Heureusement, l’Espagne se mobilise, comme rarement depuis trente ans.

C’est la guerre. La guerre de l’eau, annoncée de longue date, a déjà commencé. Et non pas au Moyen-Orient ou le long du Nil, que se partagent comme on sait tant de pays, mais au coeur de l’Europe. L’Espagne connaît en effet depuis près de trois ans la première crise écologique globale de l’Union européenne. Le pays tout entier se mobilise, dans des manifestations impressionnantes. Le plus souvent contre le Plan hydrologique national (PHN) annoncé par le gouvernement en septembre 2000, mais quelquefois en sa faveur.

Des exemples ? Dès le 8 octobre 2000, 300 000 personnes se rassemblent à Sarragosse, contre. Le chiffre, pour cette ville de l’Aragon, est gigantesque, très inattendu, stupéfiant même. D’autres manifestations, à Barcelone et Madrid, ont rassemblé jusqu’à 500 000 personnes, contre elles aussi. Mais le 2 mars 2003, sans doute 400 000 personnes ont envahi Valence, au sud, pour le PHN. Et à chaque fois, beaucoup de cris, et de plus en plus d’exaspération. No al trasvase ! (Non au transvasement) d’un côté, Agua para todos ! (de l’eau pour tous) de l’autre.

De quoi s’agit-il ? Pour les partisans du PHN, d’un simple problème de plomberie et, officiellement du moins, de démocratie et d’équité. Le nord de l’Espagne concentre en effet 70% des ressources en eau du pays grâce aux Pyrénées, aux monts Cantabriques et à leurs fleuves, tandis que le sud méditerranéen, dont l’Andalousie, qui abrite pourtant 55% de la population totale, n’en fournit que 23%. Le sud est en outre le douteux paradis de l’agriculture intensive et du tourisme de masse. Il faut beaucoup, beaucoup d’eau pour abreuver des cultures irriguées, mais aussi pour les villages de vacances avec golfs, piscines et hôtels des bords de mer.

Le plan prévoit de transférer chaque année 1 050 hectomètres cubes (Hm3) des eaux de l’Èbre vers Barcelone et la Catalogne, et surtout l’arc méditerranéen. Cela ne vous dit peut-être rien, mais un tel flot représente 15% du volume total charrié par l’un des plus grands fleuves d’Europe. Le PHN inclut au total la construction de 118 grands barrages et de 863 infrastructures, dont des canaux, des ponts, des réservoirs. Le coût de ce projet géant dépasse 23 milliards d’euros, dont 4,2 pour le seul  » transvasement « . De très loin, ce serait le plus gros chantier hydrologique jamais lancé sur notre continent.

Les aménageurs avaient-ils imaginé un refus aussi massif, aussi déterminé ? A coup certain, non. L’Èbre n’est pourtant pas seulement un fleuve splendide, il est un mythe à lui seul. Né dans les monts Cantabriques, il a donné son nom à l’Ibérie, comme les Grecs appelaient l’ancienne Espagne, et sa vallée a même abrité certaines des civilisations pré-ibériques les plus fameuses. Tout au long de l’histoire, l’Èbre a joué un rôle-clé dans le destin de la péninsule. Le fleuve a longtemps séparé les occupations romaine et carthaginoise, servi de frontière, à l’époque de la Reconquista, entre troupes chrétiennes et arabes, servi de siège à l’une des grandes batailles de la guerre d’Espagne entre franquistes et républicains.

Il suffit de regarder une carte pour mieux comprendre son importance exceptionnelle : long de 928 km, il court des abords de l’Atlantique jusqu’à la Méditerranée, où il s’achève en delta.  » Grâce  » à une multitude d’ouvrages hydro-électriques, son bassin fournit environ 50% des besoins en électricité du pays !

Un territoire peut-il vivre sans son fleuve ? Pour les opposants de la première heure, qui organisèrent en octobre 2000 une mémorable grève générale des Pyrénées centrales, non. L’Aragon, notamment, a déjà connu sous Franco un exode rural plus brutal encore que le nôtre, qui a laissé derrière lui quantité de villages fantômes. Les habitants de la région se réfèrent explicitement à cette période dans tous leurs rassemblements, rappelant le temps où on les obligeait à quitter leur terre  » a punta de pistola « , à la pointe du pistolet. Combien de villages seraient engloutis, et combien évacués de force ?

Les opposants font remarquer par ailleurs, aidés par les statistiques officielles, qu’à cause des barrages déjà existants et de l’explosion de l’irrigation, le débit moyen de l’Èbre a déjà diminué de moitié entre 1960 et 1990, passant de 16 842 Hm3/an à 8 235 Hm3. Le président de la région Aragon a du reste parfaitement résumé la question dans l’un de ses discours :  » Demain, 80% du territoire espagnol, c’est à dire tout le centre, risque d’être transformé en une espèce de tiers-monde intérieur fournissant la matière première et la main-d’oeuvre à un arc méditerranéen asphyxié par un développement trop intensif. Nous sommes en train d’assister à une désertification démographique de zones entières « .

Mais l’une des leçons les plus intéressantes de la bagarre en cours, c’est que ce cri du coeur a très vite été relayé par une grande partie de la communauté scientifique espagnole. Il n’y a sans doute aucun exemple d’une telle mobilisation chez les chercheurs de la péninsule, dont certains sont parmi les plus prestigieux. Dès le 7 novembre 2001, des centaines d’entre eux signent une très explosive Lettre ouverte au parlement européen dans laquelle ils l’adjurent de ne pas financer » la plus grande agression écologique jamais perpétrée dans l’Union européenne « .

Selon eux, le delta de l’Èbre, reconnu zone humide d’importance internationale en 1971 par la convention dite de Ramsar – 200 000 oiseaux y hivernent chaque année -, risque pratiquement de disparaître. Déjà, les 70 barrages existants retiennent dans leurs réservoirs plus de 90% des sédiments jadis transportés par le fleuve jusqu’à la mer. La ligne de côte recule, certaines années, de 100 mètres. Qu’en sera-t-il lorsque toutes les nouvelles retenues auront été construites ? Et que se passera-t-il avec les remontées d’eau de mer, déjà dramatiques en certains lieux ? La diminution programmée du débit de l’Èbre risque de stériliser tout ou partie du delta, car l’eau salée, plus lourde, fonctionne comme une sorte de semelle qui s’infiltre sous le cours du fleuve, remontant toujours plus en amont. Cette semelle est déjà à Amposta, à 25 km de l’embouchure.

Les conséquences du PHN seront aussi très sévères pour ses soi-disant bénéficiaires. Almerìa, province andalouse, dispose paradoxalement, sur le papier, de 3 000 litres d’eau par jour et par habitant alors que la moyenne, dans l’Union européenne, n’est que 1 800. Comment expliquer un tel  » miracle  » dans cette Espagne où il ne pleut presque plus ? Par la surexploitation des nappes phréatiques, essentiellement pour abreuver l’agriculture intensive. Le modèle andalou est connu : culture sous serre, plus irrigation massive, plus main d’oeuvre bon marché venue souvent du Maroc.

Dans cette même province, ainsi que dans celle de Murcie voisine, l’administration locale a toléré l’installation de milliers de nouveaux puits illégaux et de réseaux d’irrigation qui sont en train de ruiner définitivement la région. Sauf bien sûr si l’eau du nord finit par arriver : la seule annonce du PHN a entraîné une nouvelle fuite en avant, surtout sur la côte valencienne. Le gouvernement régional laisse se commettre de véritables crimes écologiques, dont le défrichage de larges zones forestières, certaines officiellement protégées. Le but est limpide : permettre, à terme, l’urbanisation des dernières zones littorales encore naturelles.

Le plus édifiant peut-être, c’est que le PHN a un précédent. En 1981, en effet, le gouvernement de l’époque décidait le transvasement de 1 000Hm3/an – le même volume que celui envisagé par le plan actuel – des eaux du Tage vers le Segura, qui coule dans la région de Murcie. Ces eaux étaient censées, elles aussi, rétablir  » l’équilibre hydrologique  » de cette partie du sud méditerranéen, et permettre au passage l’irrigation de 50 000 hectares. Vingt ans après, seulement 300 Hm3/an ont été effectivement apportés, mais 87 000 hectares nouveaux ont été irrigués. On l’aura compris : dans ce système de shadocks, où il faut pomper sans jamais s’arrêter, il ne peut y avoir d’autre fin que catastrophique. Que fera-t-on quand les nappes seront réellement vides, ou tellement polluées par les pesticides qu’elles ne seront plus utilisables pour irriguer ? Dans certains cas, malgré de savants mélanges avec des eaux de meilleure qualité, on approche des valeurs-limites.

Si tant de gens, au sud, se mobilisent pour l’application rapide du PHN, c’est parce qu’une véritable angoisse existentielle s’est emparée de larges secteurs de l’opinion. Les paysans du midi espagnol, tous comme les éleveurs et  » maïsiculteurs  » bretons, ont été fêtés pendant des décennies comme les artisans d’un miracle économique. Et ils ne comprennent pas que le système tant vanté les a conduits droit dans un mur. De ce point de vue, leur grande manifestation du 2 mars dernier, à Valence, résonnait un peu comme une marche funèbre. On y a entendu le (célèbre) joueur de tennis Juan Carlos Ferrero lire le manifeste Agua para todos, dans lequel il évoquait le  » désastre  » en cours, concluant par ces mots :  » Nos champs, nos industries et nos services sont de grands exportateurs,. Nous générons de l’emploi et notre croissance ne cesse d’augmenter. Mais pour suivre ce chemin, nous avons besoin d’eau. « .

Quelques jours plus tard, un opposant modéré au PHN, Emilio Sales Almazán, lui faisait cette réponse dans une lettre ouverte :  » Agua para todos, si. Agua para todo, no « . C’est-à-dire : de l’eau pour tous, oui, mais pas pour tout et n’importe quoi. De l’eau pour la consommation humaine et pour une agriculture soutenable, économe, oui. Mais pas pour les golfs, les parcs à thème et une irrigation utilisant des ressources de plus en plus rares.

On l’aura compris, il s’agit de deux visions différentes et même opposées de l’avenir. D’un côté, on réclame l’adaptation des activités humaines aux richesses écologiques existantes. De l’autre, on exige de la technologie qu’elle permette à l’économie de continuer sa route vaille que vaille, et coûte que coûte. Le dossier est désormais à Bruxelles, où se joue une partie décisive. En septembre 2001, une  » marche bleue  » est partie du delta de l’Èbre avant de gagner la Belgique, pour plaider la cause du fleuve devant la Commission européenne.

Si cette denière refuse de financer le plan espagnol – Madrid réclame 30% des 23,5 millards d’euros du projet -, tout l’édifice pourrait bien s’écrouler. On n’en est pas là, mais le 24 juin dernier, la commissaire européenne à l’Environnement, Margot Wallström, a annoncé le blocage du financement européen, en attendant certaines vérifications sur la compatibilité du PHN avec les lois européennes.

Pour l’heure, l’Espagne vibre comme rarement depuis la mort de Franco, il y a bientôt trente ans. Le vieux caudillo avait légué à son peuple, au passage, un discutable record du monde : celui du nombre de grands barrages par habitant et au km2. Corseter un fleuve, n’est-ce pas une vision du passé.

Fabrice Nicolino

Pedro Arrojo, héros de l’Èbre (ENCADRÉ)

L’épopée de l’Èbre a tout naturellement trouvé sa grande figure. Pedro Arrojo est un physicien, par ailleurs professeur d’économie à l’université de Sarragosse. Né en 1951, il a été depuis vingt ans de toutes les grandes manifestations non violentes pour la nature et la paix. Spécialisé ces dernières années dans l’économie de l’eau, il a même été chargé officiellement d’une étude sur le plan hydrologique national finalement annoncé par le gouvernement madrilène en 2001.

Cette étude l’a convaincu de la folie furieuse du projet, et depuis, il n’a eu de cesse de le combattre sur tous les fronts. Fondateur de la Coordinadora de Afectados por grandes embalses y trasvases (Coagret, la grande coordination des opposants), il est également parvenu à créer avec d’autres collègues universitaires une très prometteuse Fondation pour une nouvelle culture de l’eau.

La prestigieuse fondation américaine Goldman, qui récompense chaque année un défenseur de l’environnement sur chaque continent, a choisi cette année, pour l’Europe, Pedro Arrojo. En avril dernier, celui-ci a reçu à San Francisco ce qu’on considère généralement comme le prix Nobel de l’écologie, assorti d’un chèque de 125 000 dollars aussitôt réinvestis dans la bagarre contre le plan hydrologique national.

L’eau du Rhône à Barcelone ? (ENCADRÉ)

Ce n’est pas une mauvaise blague : depuis 1995, la société française BRL (société d’aménagement du Bas-Rhône et du Languedoc) mène un inlassable travail de lobbying pour  » exporter  » de l’eau du Rhône jusqu’à Barcelone. BRL – en partie publique, en partie aux mains de groupes comme Bouygues, Suez ou Spie-Batignolles – possède une concession de l’État français qui lui accorde jusqu’en 2056 un droit d’eau sur le Rhône.

Le projet est d’une grande simplicité : il s’agirait d’enterrer une canalisation de 330 km et de transférer 1 300 000 m3 d’eau chaque jour d’Arles jusqu’à la capitale de la Catalogne. Un autre projet, espagnol celui-là, envisage la construction de canalisations sous-marines entre la France et Barcelone, qui pourraient être poursuivies jusqu’aux îles Baléares, voire plus au sud.
La Catalogne est-elle à ce point assoiffée ? C’est toute la question. La polémique fait rage sur les chiffres fournis par les défenseurs du projet. Les opposants font remarquer, entre autres, que les fuites dans le réseau atteignent 25% et que la dépollution de la nappe phréatique sous Barcelone, certes très coûteuse, permettrait à terme de faire face à l’augmentation de la demande.

Quant à Pedro Arrojo, qui vient de recevoir le prix Goldman pour sa contribution à la défense de l’Èbre, il estime :  » La facture des travaux serait sans doute payée, en bonne part, par la Communauté européenne et les autorités publiques. Et pourquoi ? Pas parce que le citoyen normal manque d’eau. Pour alimenter plus de toilettes d’hôtels de la Costa Brava et de parcours de golfs. En d’autres termes, il ne s’agirait pas de solidarité européenne, mais d’argent public au service de spéculateurs privés. «