Archives mensuelles : juin 2013

À propos de la surveillance de tout et de tous

Vous trouverez ci-dessous deux textes. Le premier est de moi et il a été publié dans Charlie Hebdo le 19 juin passé. Il n’est pas sérieux, il se moque, il sera vite oublié. En outre, il est vulgaire. J’ai imaginé Big Brother, vieux, égrotant, qui donne son point de vue sur les derniers événements en cours, c’est-à-dire l’espionnage généralisé des vies privées par les appareils d’État coalisés de l’Occident.

Le second est un point de vue du groupe grenoblois Pièces et main d’œuvre (PMO). Il mérite d’être lu et réfléchi.

Quant à ce que je pense de cette affaire de la NSA, je n’ai pas même le goût de vous le donner, tant mon écœurement est grand. En 1998, le « scandale » Échelon avait révélé que l’Amérique, le Canada, la Grande-Bretagne, l’Australie, la Nouvelle-Zélande écoutaient les communications du monde entier. Je note comme vous qu’à cette époque, Al-Qaïda n’existait pas, et que l’on espionnait pourtant. Car telle est la loi de nos apparentes démocraties : la police et l’armée ne sont jamais satisfaites des pouvoirs toujours plus grands qu’on leur accorde.

A-t-on demandé des comptes en 1998 ? Aucun. Le dernier des imbéciles – même s’il est difficile de donner le gagnant du concours, il existe –  pouvait savoir à ce moment-là qu’aucune barrière ne protégeait les ordinateurs connectés, les courriers anciens, les téléphones fixes ou portables. Avez-vous noté ne serait-ce qu’une manifestation de notre belle gauche morale ? De nos écologistes estampillés ? Il est vrai qu’à cette date, M.Mélenchon était ministre de M.Jospin, qu’il continue à présenter comme une excellente personne.

Or donc, chacun sait et s’en fout. Tout se passe comme si la plupart souhaitaient ouvrir ses intérieurs, ses domiciles, ses cachettes au Grand Oeil qui voit tout. Je note au passage que l’acceptation inconditionnelle du téléphone portable par la quasi-totalité de la population relativise tous les discours politiques portant sur le refus de ce monde et de ses lois.

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1/ Mon petit texte signé Big Brother
Bande de petits cons. Je me fais chier comme un rat à la résidence Les Blés d’or, où je suis le plus jeune des presque morts. Le kiné sort de ma chambre, l’ophtalmo est venu hier regarder de près mon gros œil qui voyait tout si bien, je vais pas tarder à m’abonner à Notre Temps.

Les journaleux sont des pouilleux. Un type de la télé a appelé tout à l’heure, il voulait envoyer une équipe pour savoir ce que je pensais de cette histoire. Eh ben, c’est pas compliqué, je suis baisé. Je suis dépassé. Je suis une vieille histoire qui sent déjà l’incinération au crématorium. Les types de la NSA sont des grosses crevures, mais je dois reconnaître qu’ils savent manier l’outil.

De mon temps, il fallait encore surveiller la foule. Une idée fumeuse réussissait toujours à sortir d’un cerveau mal essoré, et il fallait payer des milliers de petits flics de la pensée pour vérifier que tout le monde adorait René Coty et le président Truman. Ç’était du boulot, et en plus, il fallait sortir de la maison pour faire de temps à autre une descente chez les neurones suspects.

On dira ce qu’on voudra des Amerloques, mais les mecs qui ont pris ma suite ne bougent plus leur slip léopard du bureau. On avait des équipes, ils gèrent des machines. Des cathédrales de fils entortillés et de mémoires sans limites. Un type pète à Lagos, ça schlingue aussi sec à Fort Meade, dans le Maryland, au siège transhumaniste de la NSA. Un jeune se paluche à Pékin, ils ont une photo de sa bite avant que le Chinetoque ait fini sa branlette.

Les Little Brothers associés sont des fortiches, mais je note quand même que des armées de clampins soutiennent ces pédés informatiques. J’ai connu bien des carpettes, et quelques résistants, mais j’avais jamais autant vu de volontaires. On les reconnaît de loin, ils ont Facebook greffé dans le cul. Je rêve. Des millions et des millions offrent sur un plateau leur caca du matin, leurs photos de partouze, leur opinion sur Koh-Lanta et l’adresse de leur psy. Les mecs se foutent en rang d’oignon devant leur portable, se prennent eux-mêmes en photo, face, profil, et envoient le tout à Fort Meade, en vitesse électronique.

Et Google. Oh putain ! Bien obligé de leur tirer mon chapeau, leurs gars ont visiblement pris des leçons chez moi, quand j’étais le boss. La guerre, c’est la paix, l’ignorance c’est la force, Internet c’est la liberté. N’avouez jamais ! N’avouez jamais que vous sucez la bite de la CIA depuis les origines, ça pourrait détourner le client. Pourrait. Le client s’en tape, de ces pignolades. 60 % des Américains sont d’accord pour montrer leur cul à l’écran pourvu ça serve contre les barbus à turban.

C’est ça qui a le plus changé, rapport à mon temps à moi, quand l’Oceania faisait la guerre à l’Estasia. Ou à l’Eurasia ? Ou l’Estasia à Al-Qaïda ? Faudrait regarder les archives. Je me fais bien chier, à la résidence Les Blés d’Or. Y a la mer, y paraît, y a la télé partout, jusque dans les chiottes. Je leur en veux pas, aux jeunes, mais ils se rendent pas compte. Le temps des pionniers, c’était quand même mieux. Demandez à Winston Smith et à Julia.
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2/ Le point de vue de Pièces et main d’œuvre

Bas les pattes devant Snowden, Manning, Assange et les résistants au techno-totalitarisme

mardi 18 juin 2013 par Pièces et main d’œuvre

Nul ne peut plus nier ce que les opposants à la tyrannie technologique dénoncent depuis des années : les objets intelligents qui envahissent nos vies (ordinateurs, Internet, téléphones mobiles et smartphones, GPS) donnent au pouvoir les moyens de la surveillance généralisée.

En dévoilant des documents secrets, un ex-agent américain révèle que la NSA (Agence nationale de sécurité) espionne les internautes du monde entier, dans le cadre du programme clandestin « Prism » mis en place par George Bush et poursuivi par Barak Obama. Sont visés les utilisateurs d’Internet et des « réseaux sociaux » (Google, Facebook, Apple, Youtube, Yahoo, Skype, DropBox, Microsoft, AOL) soit, à l’ère numérique, à peu près tout le monde.

Les esprits forts diront qu’ils le savaient déjà. Les esprits forts savent toujours tout. Edward Snowden, lui, prouve ce qu’il dit. Et les médias du monde entier ne peuvent faire autrement que de publier ses déclarations, alors que les dénonciations des esprits critiques restaient confinées et refoulées à quelques milieux restreints.

Edward Snowden agit sans le soutien d’aucune organisation, d’aucun parti, d’aucun collectif. Heureusement – il n’aurait rien fait. Son geste relève de ce qu’Orwell nommait la « décence ordinaire ». « Je ne peux, en mon âme et conscience, laisser le gouvernement américain détruire la vie privée, la liberté d’Internet et les libertés essentielles pour les gens tout autour du monde au moyen de ce système énorme de surveillance qu’il est en train de bâtir secrètement. » (1) À 29 ans, il sacrifie sa carrière et sa vie personnelle, choisit la désertion, risque la prison pour trahison (comme le soldat Manning, auteur des fuites vers Wikileaks) voire un « accident ». Il affronte seul les services secrets de la première puissance mondiale.

En France depuis le 10 juin 2013, aucune des organisations qui, avant ou depuis le meurtre de Clément Méric, clament l’urgence de la « lutte antifasciste », n’a pris la défense de Snowden. Aucune manifestation de soutien, aucun communiqué, aucun appel contre la surveillance totale, y compris celle de la DGSE française (services secrets extérieurs), comparée par un ex-agent à une « pêche au chalut ». (2) À ce jour, le seul appel pour l’asile politique de Snowden en France émane de Marine Le Pen. Un coup de pub dont le Front de Gauche n’a pas été capable.

Edward Snowden : « Ma grande peur concernant la conséquence de ces révélations pour l’Amérique, c’est que rien ne changera. [Les gens] ne voudront pas prendre les risques indispensables pour se battre pour changer les choses… Et dans les mois à venir, les années à venir, cela ne va faire qu’empirer. [La NSA] dira que… à cause de la crise, des dangers auxquels nous devons faire face dans le monde, d’une nouvelle menace imprévisible elle a besoin de plus de pouvoirs, et à ce moment-là personne ne pourra rien faire pour s’y opposer. Et ce sera une tyrannie clé-en-main. »

Snowden a raison. En France, le rétro-fascisme à front bas et crâne ras, qu’on reconnaît au premier coup d’œil, obsède l’anti-fascisme rétro, patrimonial et pavlovien, tout ému de combattre la bête immonde qu’on lui a tant racontée et qu’il croit connaître. Il est vrai qu’ils partagent quelquefois les mêmes goûts en matière de look et de dress code. Les skinheads, c’est quand même plus simple que les RFID et la « planète intelligente » d’IBM. Dénoncer « les origines françaises du fascisme » (Zeev Sternhell, Là-bas si j’y suis, France Inter) et « le retour des années 1930 » (Le Nouvel Observateur et cie), c’est plus facile que de s’attaquer au techno-totalitarisme. D’autant que celui-ci est pourvoyeur d’emplois et de croissance économique, donc « progressiste » et « de gauche ». Qu’importe que 64 millions de moutons soient pucés, tracés et profilés, si la filière micro-électronique prospère, de STMicroelectronics à Gemplus et Thales. Pour Pierre Gattaz, nouveau président du Medef, et le lobby de l’industrie électronique : « La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. » (3)

Personne pour s’aviser que nous ne sommes pas dans les années 1930. Qu’après des décennies d’accélération technologique, à l’heure de la contention électronique, le « fascisme » aussi s’est modernisé. Il n’a plus le visage du Dictateur. Même plus celui de Big Brother. Mais celui des myriades d’actionneurs, capteurs, nano-processeurs, datacenters, super-calculateurs, Little Brothers, qui maillent, structurent, activent et pilotent la société de contrainte.

Les documents publiés par Snowden confirment ce que nous avons décrit de la police des populations à l’ère technologique. (4) La presse fait mine de découvrir l’espionnage par Internet. Quitte, comme le site du Monde, à le faire sous une bannière publicitaire pour IBM et « la planète intelligente ». C’est-à-dire, le projet de puçage électronique de chaque chose et chaque être sur Terre, via des puces communicantes. Le projet, bien avancé, d’un Internet des objets, élargit le réseau à chaque objet et être vivant pucé, qui nous interconnecte (nous incarcère) en permanence avec notre environnement (notre cage). Un filet électronique dont il sera impossible de s’extraire. Si les révélations de Snowden vous émeuvent, « la planète intelligente » d’IBM vous glacera. (5)

Pendant que les attardés lèvent le poing, farouches et déterminés contre le spectre « des heures les plus sombres de notre Histoire », le pouvoir resserre le filet électronique. Avec l’approbation béate de la majorité « parce que la technologie, tout dépend de ce qu’on en fait. »

« Ainsi donc, notre génération du lien social et du réseau virtuel, notre génération qui a fait tomber des dictatures par la force de baïonnettes informatiques, notre génération devra, donc, comme les autres, payer le prix du sang et apprendre, comme les autres, que l’engagement est un risque, une créance prise sur la vie, une créance que les plus courageux et les plus innocents paient et remboursent de leur mort. » (6) Il y a dans ces lignes des condisciples de Clément Méric tout l’aveuglement de l’époque sur elle-même.

Passons sur cette « génération », qui confond « lien social » et laisse électronique – après tout, elle n’a rien connu d’autre et ses mentors la maintiennent dans sa niaiserie.

Facebook n’a pas plus balayé Ben Ali et Kadhafi, (7) que les abrutis de Troisième Voie et des Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires ne menacent la démocratie. « Une mouvance qui compterait 1000 adhérents et 4000 sympathisants selon son chef. Mais 500 selon les autorités. » (8) « Les JNR, totalement dévouées à sa personne (NdA : de Serge Ayoub, leur chef), mais qui ont très peu à voir avec un quelconque militantisme politique ». (9) « Il est impossible de décrire Troisième Voie comme un groupe de combat ou séditieux » (Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême-droite). (10) « Ce sont des jeunes extrêmement précarisés issus de familles très populaires avec des parents bénéficiant des aides sociales. Ils ont un faible niveau de diplôme (…) En fait, ils appartiennent au sous-prolétariat des zones rurales et péri-urbaines. Ils ont grandi dans des familles où, le plus souvent, un seul des parents travaille. Quand ils n’ont pas été élevés au sein de familles monoparentales avec leur mère dans une grande précarité » (Stéphane François, historien). (11)

Ils sont, en somme, le pendant rural des délinquants de banlieue. De ceux qui, en septembre 2012, massacrèrent Kevin et Sofiane à la Villeneuve d’Echirolles, parce qu’ils étaient d’un quartier différent. Même profil socio-économique. Ni plus avisés, ni moins violents, non moins déstructurés par la déferlante des écrans et la dissolution du tissu social. Des exclus des métropoles high-tech et de la compétition internationale, comme eux trahis par la gauche. Pas plus que pour les délinquants, leur condition n’excuse leurs gestes. Pas plus que les délinquants, ils n’incarnent le « renouveau fasciste ».

Mais ils sont plus spectaculaires et moins virtuels que le techno-totalitarisme et, partant, plus faciles à désigner. « La grande nouveauté est que, grâce à Internet, certains informaticiens ont les moyens d’imposer leur vision du monde au reste de la population. Au lieu d’écrire des essais philosophiques dans l’espoir d’influencer les générations futures, ils réalisent leur projet de société. Le fait d’être d’accord ou non avec eux est sans objet, car ils ont déjà rapproché le monde de leur idéal » (Christopher Soghoian, militant américain de la protection de la vie privée). (12) La tyrannie technologique est plus pervasive et redoutable que 500 brutes alcoolisées. Elle exige de ses opposants plus que du pathos et des postures. Combattre le techno-totalitarisme, c’est-à-dire l’attaque la plus performante contre notre liberté et contre la possibilité de choisir ce qui nous arrive, impose l’effort de comprendre la nature de cette attaque, et ses spécificités. Nous ne sommes pas dans les années 1930 ; il nous faut penser notre époque pour affronter notre ennemi actuel, et non les avatars du passé.

Entiers et naïfs, nous pensons que le secret est de tout dire. Et donc, quel que soit le mépris dans lequel les tiennent les beaux esprits, nous ne pouvons qu’approuver et soutenir ceux qui par leurs actes individuels livrent au public les preuves de sa servitude et tentent d’éveiller sa conscience. On verra ce que le public et ceux qui parlent en son nom font de ces révélations. Si peu d’illusions qu’on se fasse sur une société qui a accepté avec enthousiasme depuis des années une telle déchéance, il est sûr qu’on n’a aucune issue à attendre d’un « encadrement législatif » de type CNIL mondialisée, pas plus que d’une surenchère technologique pour crypter ses communications électroniques et fabriquer soi-même ses logiciels « libres », ni d’une énième bouillie citoyenniste pour assurer la veille de notre désastre.

Il n’est pas sûr qu’il y ait d’issue, ni que celle-ci dépende de nous. S’il y en a une, on ne peut la trouver à partir d’élucubrations nostalgiques et complaisantes, mais seulement à partir d’une conscience vraie de notre situation.

Comme disait le fondateur d’IBM : – Think.

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NOTES :
- (1) Le Monde, 11/06/2013
- (2) Le Monde, 12/06/2013
- (3) Livre bleu du GIXEL (Groupement des industries de l’interconnexion, des composants et des sous-ensembles électroniques) sur le développement de la filière électronique, 2004. Voir aussi RFID : la police totale, le film, par Subterfuge et Pièces et main d’œuvre (http://www.piecesetmaindoeuvre.com/…)
- (4) cf Terreur et possession, enquête sur la police des populations à l’ère technologique, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2008)
- (5) cf « IBM et la société de contrainte », in L’Industrie de la contrainte, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2011)
- (6) Libération 10/06/2013
- (7) cf L’emprise numérique, C. Biagini (éditions l’Echappée, 2013)
- (8) Libération 14/06/2013
- (9) Le Monde, 11/06/2013
- (10) Libération, 14/06/2013
- (11) Id.
- (12) Le Monde, 17/11/2012

L’écologie est un sport de combat (en Turquie et ailleurs)

Paru dans Charlie-Hebdo le 19 juin 2013

Les fleurs dans les cheveux, c’est fini. En Turquie, en Corée, en Colombie, au Nigeria, en Chine, les écologistes ouvrent la voie à des batailles au couteau contre l’industrialisation du monde.

Faut pas trop faire chier les écologistes turcs. On commence à le savoir, mais la grande protestation en cours a été déclenchée par un petit groupe décidé, qui ne voulait pas voir une place et ses 600 arbres devenir un énième centre commercial avec mosquée. Ce qu’on ignore en revanche, c’est qu’un mouvement de fond traverse la société turque, ivre de ses taux de croissance et des pacotilles dont nous faisons notre quotidien.

Tout projet d’industrialisation massif exige des quantités géantes d’énergie, et la Turquie des généraux, puis celle de l’AKP d’Erdogan, a misé très lourd sur les barrages hydroélectriques. Toutes les rivières, tous les fleuves, toutes les vallées, tous les hauts-plateaux sont barrés de toute part, détruisant au passage d’immenses territoires.

On parle de milliers de barrages au total, et même si l’on ne prend en compte que les plus grands, y a de quoi trembler. Le Güneydo?u Anadolu Projesi, ou projet d’Anatolie du sud-est, représente à lui seul un complexe de 22 barrages sur le Tigre et l’Euphrate, juste à l’amont de deux pays tranquilles, la Syrie et l’Irak. Depuis vingt ans, la tension ne cesse de monter et provoquera tôt ou tard, à moins d’une improbable solution, une guerre. La Turquie a promis d’irriguer 1,7 million d’hectares de l’Anatolie, nom officiel du Kurdistan turc, mais en ce cas, les riverains syriens et irakiens de l’aval boiront des clous.

Les écologistes, nettement moins cons que d’autres, ont organisé en 2011, à partir d’avril, une marche géante dont personne n’a entendu parler ici. Dommage. Les gueulards, venus de toutes les régions de Turquie, avaient décidé de rejoindre Ankara depuis l’Anatolie. Pacifiquement, mais accompagnés d’un propos qu’on qualifiera de limpide : « Au cours des dix dernières années, l’industrie de l’énergie s’est emparée de toutes nos rivières et de tous nos fleuves. Des milliers de barrages et d’usines hydro-électriques ont été construits. Nos montagnes ont été achetées par des entreprises minières. Nos vies ont été mises en danger par des centrales nucléaires. Et personne n’écoute nos voix (1) ».

Il va de soi que les marcheurs n’ont jamais pu entrer dans Ankara. Les flics de l’AKP ont barré les routes d’accès, et balancé sur la foule des lacrymos. Oui, cela ressemble furieusement à la place Taksim. Il est temps d’admettre que les écologistes n’ont plus des plumes dans le cul et un sourire niais aux lèvres. Partout dans le Sud, la grande bagarre sociale s’appuie sur des luttes de terrain dont le centre est la nature et l’équilibre des écosystèmes.

Le Coréen Choi Yul se bat depuis quarante ans contre l’État, les militaires et la destruction du pays par l’industrialisation. Après avoir passé six ans en taule, après 1975, il crée en 1982 une association écologiste, KPRI, et plus tard la Fédération coréenne des mouvements écologistes (KFEM), adhérente des Amis de la Terre. Il vient de se prendre à nouveau un an de cabane pour avoir protesté contre le saccage de quatre rivières.

Idem en Colombie, où l’écologiste Miguel Ángel Pabón Pabón, fondateur du Mouvement social pour la défense de Rio-Sogamoso, est porté disparu depuis sept mois. Ce couillon aidait des pêcheurs et des paysans expulsés pour laisser place à un barrage. Au Nigeria, Odey Oyama, directeur du Rainforest Resource Development Centre (RRDC), est obligé de se planquer pour échapper à des tueurs. Son grand tort est de soutenir des paysans lourdés de leurs terres pour faire plaisir à Wilmar, l’une des plus grandes transnationales de l’huile de palme, qui veut planter partout ses arbres industriels.

En Chine enfin, mais la liste est interminable, les activistes se comptent par milliers et les batailles par centaines. Le journaliste Deng Fei avait réalisé en 2009 une « carte des cancers », superposable à celle des installations industrielles les plus pourries. Il vient de recevoir des milliers de photos d’internautes chinois, qui montrent l’état réel des rivières.

L’écologie, sport de riches devenu sport de combat.

(1) Today’s Zaman, 29 mai 2011

Il faut aider Marie-Monique Robin

Bonjour à tous. Ce qui se trouve sous le trait est un communiqué que je relaie avec un grand plaisir. Certains d’entre vous, et je partage pour sûr leur sentiment, se demandent ce qu’on peut faire. À la vérité, plein de choses que la plupart d’entre vous font d’ores et déjà. Aider en outre Marie-Monique à faire son film, s’est s’aider soi-même, non ? Faut-il insister ? Pas auprès de vous.

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Marie-Monique Robin prépare un nouveau film et livre, baptisés provisoirement Sacrée croissance! Cette nouvelle investigation (sur ARTE en octobre 2014) interrogera le dogme de la croissance illimitée et présentera des alternatives dans le domaine de la production alimentaire (agriculture urbaine) de l’argent et de la richesse (monnaies sociales et nouveaux indicateurs de richesse) et de l’énergie (villes en transition). Comme pour son précédent film Les moissons du futur, Marie-Monique a lancé une souscription pour soutenir la production: préachat du DVD , en tirage limité avec des bonus et accès à des pages réservées sur son site internet pour suivre la progression de la production. Vous pouvez souscrire à l’adresse suivante:
http://www.m2rfilms.com
Cette opération de financement participatif  (« crowdfunding » en anglais) représentera 15% du budget du film , en assurant sa trésorerie et en permettant d’éviter le recours aux banques ».

Quelques nouvelles du si joli monde réel

Ritournelle : je n’ai pas le temps. Je vous livre donc ci-dessous ce que, dans le jargon du journalisme, on appelle des brèves. De comptoir ? Non, je n’ai pas le temps non plus de lever le coude au bistrot, ce qui fut pourtant l’une de mes activités favorites. Il faut dire que j’ai été convenablement élevé. À 17 ans et quelques cacahuètes, j’étais apprenti-chaudronnier et j’aidais à réaliser des comptoirs de cafés. En inox, en cuivre jaune – ainsi appelait-on le laiton -, en cuivre rouge.

Où sont passés ceux qui me paraissaient si vieux déjà ? Qu’est devenu Jacquot et ses fabuleuses histoires de cul ? Qu’est devenu Paulot, qui n’arrivait pas à passer son permis, et qui trimballait des lunettes façon La Bête humaine ? Et notre patron, qui bossait avec nous et tentait de me convaincre, me prenant par l’épaule, que le lutte de classes n’avait aucun sens ? Et Albert, l’aristocrate-prolo qui aimait tant les papillons ? Et ce grand con si sympathique entré en fanfare chez les CRS ? Bon, pour un type qui n’a pas le temps, il semble que je m’égare. Passons aux autres choses. Toutes renvoient à des informations en langue anglaise, j’en suis désolé pour ceux qui ne comprennent pas.

1/ Jean-Gabriel m’envoie une nouvelle qui fait penser (ici) : Monsanto vient d’avoir le prix Nobel. Enfin, disons une sorte de. Le World Food Prize, créé en 1994, est un prix prestigieux, certes à la gloire de l’agriculture industrielle, mais prestigieux néanmoins (ici). Il vient d’être décerné, cette année, à deux hommes et une femme. Le premier, Robert Fraley, est un pionnier des OGM et a fait toute sa carrière chez Monsanto. Les deux autres, Marc Van Montagu et Mary-Dell Chilton, ont accumulé articles et récompenses en rapport avec les OGM.

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Planet Ark est une ONG australienne qui offre un magnifique service gratuit sur le net, en association avec Reuters (ici). Chaque jour, je reçois dans ma boîte aux lettres une sélection de nouvelles sérieuses, et documentées, sur l’état du monde. Le réel. Celui qu’on ignore très généralement. Regardez ce que cela donne un jour comme ce 20 juin 2013. Je n’ajoute ni ne retranche rien. Voici les premières dépêches.

2/ Le parlement européen soutient la demande d’interdiction d’ici 2020 des gaz fluorés qui ont pris la place, dans les frigos et climatiseurs, des CFC à l’origine du trou dans la couche d’ozone. Si je comprends bien, la destruction est une vis sans fin apparente (ici).

3/ Les bureaucrates chinois ont peur des révoltes contre l’invraisemblable dégradation écologique du pays. Lesquelles révoltes se comptent par MILLIERS. Leur dernière idée : menacer de la peine de mort les « gros pollueurs ». On ne rit pas, car ça va forcément saigner (ici).

4/ La Banque mondiale a également les jetons. C’est notable, car peu d’institutions auront joué un rôle aussi néfaste qu’elle à l’époque moderne. Ses responsables déclarent qu’on doit enterrer la (fausse) querelle sur la responsabilité humaine dans le dérèglement climatique. Il s’agit désormais d’agir (ici).

5/ Des politiciens européens voudraient sauver le marché du carbone, dont les prix s’effondrent (ici). Sur le fond, c’est technique, et incompréhensible. J’ajoute mon commentaire : ces abrutis ont clamé que le marché et la concurrence, et la Bourse, étaient à même de régler la crise climatique en donnant un prix au carbone. Non seulement c’est pire, mais des truands ont escroqué à l’Europe des milliards d’euros qui n’ont pas été perdus pour tout le monde (ici).

6/ On vient de trouver dans le sol autour de Fukushima du strontrium sous la forme de son isotope 90, un radionucléide parmi les plus toxiques. Il est, entre autres, un sous-produit de fission dans les explosions nucléaires (ici).

Et je m’arrête là, bien que la liste soit encore bien plus longue. Je m’arrête, car j’ai à faire. Portez-vous bien.

Comment bien cramer le Châtaignier des Cévennes

Paru dans Charlie Hebdo le 12 juin 2013

La future « centrale biomasse » de Gardanne, près de Marseille, risque de dévaster les forêts cévenoles. Pour le plus grand profit de la transnationale E.ON, et sous les applaudissements du gouvernement.

Il faut avouer que l’histoire commence mal, car elle a été lancée en fanfare par cette vieille cloche qu’on ne présente plus, Éric Besson. L’alors ministre de l’Industrie annonce en septembre 2011 la création à Gardanne (Bouches-du-Rhône) d’une énorme centrale électrique fonctionnant au bois. Précisons : la transformation en « centrale biomasse » de la tranche 4 d’une ancienne centrale au charbon.

En théorie, rien de mieux que cramer du bois plutôt que du charbon. Le premier a bon « un bilan carbone », car le CO2 qu’il relâche est normalement stocké dans les mêmes proportions quand les arbres poussent à la suite de ceux qui ont été brûlés. Grosso modo. Le charbon, lui, contribue massivement à l’effet de serre, point barre, car il lui faut un peu de temps pour se reconstituer. Disons des millions d’années. Puissance promise : 150 MW contre 1500 MW pour une centrale nucléaire en service.

Bref. Une bonne idée, sauf qu’elle est très mauvaise. D’abord à cause du monstre énergétique qui est derrière, la transnationale E.ON. Personne ne connaît, mais il s’agit d’un géant mondial dont le chiffre d’affaires dépasse les 157 milliards de dollars en 2011. Que fait E.ON ? Du gaz, du charbon, du pétrole, du nucléaire et donc, bien sûr, de l’électricité. On ne calomniera pas ces excellents industriels en écrivant que seul le fric compte, comme en attestent trois exemples piochés dans la masse.

En tête, le nucléaire. E.ON n’a pas digéré l’abandon de l’atome par l’Allemagne, et lui réclame la bagatelle de 8 milliards d’euros de dédommagement. Ensuite la tambouille et l’embrouille : en 2009, E.ON s’est mangé une amende de 553 millions d’euros, décidée par la Commission européenne. L’Allemand s’était entendu avec GDF-Suez pour se partager le marché du gaz russe, maintenant artificiellement des prix élevés de vente. Enfin, E.ON était, en 2008, le deuxième plus gros émetteur de CO2 en Europe.

De tout cela, notre bon gouvernement se fout, car E.ON promet la Lune, sous la forme de centaines d’emplois et d’un investissement de 230 millions d’euros. Il suffit de croire au Père Noël. Car dans le même temps, E.ON ferme une à une les centrales au charbon qu’elle exploite en France et essaie de lourder 215 personnes pour commencer. Le rapprochement est intéressant.

Et c’est là que de foutus écolos-anarchistes (1) surgissent dans le paysage. Ceux du réseau cévenol Iacam (Infos Anti-autoritaires en Cévennes à l’Assaut des Montagnes) viennent de publier un document qui fait réfléchir et prépare certainement quelques surprises. Les Cévennes sont, rappelons-le, un territoire à l’histoire mouvementée, et ceux qui plaisantent sur le sujet ont pu avoir à le regretter.

Dans un avis sur le projet de la Direction régionale de l’environnement (Dreal) de la région Paca, on trouve une phrase qui vaut son pesant de sac de charbon (2). En résumé, l’impact indirect sur « le paysage et la biodiversité » n’a pas été « évalué ni analysé ». Voilà qui est poil fâcheux, car 811 000 tonnes de bois seraient nécessaires la première année – 2015 -, et autour d’un million de tonnes plus tard. D’où viendra cet Himalaya ? D’un peu partout, mais surtout des Cévennes, où le Châtaignier est d’ores et déjà « ciblé » en priorité.

Charlie a recueilli l’avis d’un écologiste rugueux du coin, qui préfère, pour l’heure, rester anonyme. « J’espère qu’une grande bataille s’annonce, car ce projet est une merde. Les forêts cévenoles vont être dévastées par des coupes à blanc qui permettront à leurs proprios privés de faire du fric. On pourrait imaginer ici une autre économie du bois, avec des petites unités de chauffage, mais le PS préfère dealer avec E.ON, qui gagne sur tous les tableaux. Le nucléaire, le gaz russe, et cette saloperie de centrale de Gardanne qui tourne le dos à toute idée d’autonomie. C’est le moment de sortir du bois ».

Ajout innocent : la centrale de Gardanne risque de tout dévaster, y compris entre Le Vigan (Gard) et Nant (Aveyron), d’où est parti le mouvement contre les gaz de schiste.

(1) http://listes.rezo.net/mailman/listinfo/iacam
(2) Document daté du 22 mai 2012, page 10