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Orwell, suite et fin

Cet article a été publié dans le numéro 689 de Politis, en février 2002

Le quatrième volume des Essais et lettres de George Orwell vient de paraître, signant la fin d’une très remarquable entreprise éditoriale. On y découvre un Orwell majestueusement antistalinien, à l’heure où l’espèce était rare.

Ainsi donc, fini. Le quatrième et dernier volume des Essais, articles et lettres de George Orwell vient de paraître, plus de six ans après le début de cette belle entreprise éditoriale. Nous avions rencontré dans le premier, publié en 1995, un Orwell policier – en Birmanie -, puis clochard ou peu s’en faut en France et en Grande-Bretagne, puis révolutionnaire et combattant du Poum dans la guerre civile espagnole.
Les années ont passé, et Orwell, en cette année 1945 qui ouvre le livre, est un homme fatigué, malade déjà, mais toujours aussi passionné par la chose publique. Le fascisme à peine à terre, Orwell est aussitôt passé à cette autre horreur totalitaire qu’est le stalinisme. L’analyse du phénomène, dans ses articles et lettres de l’époque, est omniprésente, et d’une clairvoyance qui ne peut que sidérer le lecteur français.
Car ne l’oublions pas : au même moment chez nous, le parti communiste de Thorez et Duclos, à la botte pourtant de Staline et de sa dictature, est devenu intouchable. Des milliers d’intellectuels se prosternent à ses pieds et forgent de folles théories sur l’art prolétarien et la science bourgeoise, ou l’inverse. Orwell, ami proche d’Arthur Koestler, qui a subi de l’intérieur l’extraordinaire mensonge communiste, ne mange pas de ce pain-là. Non content d’appeler un chat un chat – et l’Union soviétique un immense camp de travail forcé -, il ferraille contre les soutiens et soutiers du stalinisme.
Témoin entre cent autres exemples cette lettre adressée aux directeurs de la revue Partisan Review en mai 1946, dans laquelle il dénonce la tactique d’infiltration des  » cryptocommunistes  » dans le parti travailliste. On n’imagine plus aujourd’hui le courage qu’il fallait alors pour se lever de la sorte, quelques mois après la chute de Berlin. L’une des cibles d’Orwell, un député travailliste qu’il pense être au service clandestin des communistes, réagit vivement, dénonçant  » un acte ignominieux « .
Orwell, qui en a vu d’autres, comme cette balle fasciste entrée dans sa gorge en Espagne, reprend sa plume, superbement, et cloue le sbire une fois pour toutes. M. Zilliacus » s’imagine-t-il que lui-même et le petit groupe qui partage ses idées sont les seuls qu’il faudrait s’abstenir de critiquer ? Ou se figure-t-il qu’il peut me réduire au silence par l’intimidation ? Qu’il soit assuré que je poursuivrai mes efforts pour m’opposer à la propagande totalitaire dans ce pays.  »
Tout Orwell, ce grand homme de la liberté, est là. Capable de combattre en temps réel non seulement le fascisme, mais aussi le stalinisme, que tant de nos vaillants intellectuels – de Sartre à M. Sollers – soutinrent ici de toutes leurs forces. Il ne lui échappa pas davantage que le règne de la marchandise, qui allait sous peu tout recouvrir, recelait d’autres menaces. Dans un texte très vif, Les lieux de loisir, qu’on publierait volontiers dans sa totalité, Orwell constate que la radio – la télé n’est pas encore là -, souvent allumée pendant toute la durée du repas,  » tient ainsi à bonne distance cette chose redoutable qu’est la pensée  » Et il ajoute :  » Si l’on commençait par demander : Qu’est-ce que l’homme ? Quels sont ses besoins ? Comment peut-il le mieux s’exprimer ? on s’apercevrait que le fait de pouvoir éviter le travail et vivre toute sa vie à la lumière électrique et au son de la musique en boîte n’est pas une raison suffisante pour le faire « . N’est-ce pas ?
Mais la politique n’est pas tout, et Orwell poursuit son oeuvre, même s’il n’est guère satisfait de lui.  » Il y a maintenant seize ans, note-t-il en 1949, que mon premier livre a été publié (…) Pendant tout ce temps, il n’y a littéralement pas eu un seul jour où je n’aie eu le sentiment que je traînais, que j’avais du retard dans mes travaux en cours, et que ma production était assez misérable « . On osera dire qu’il se trompe. Même dans les courts récits – ainsi, dans  » Comment meurent les pauvres « , où il décrit un terrible séjour dans un hôpital parisien -, Orwell excelle à montrer l’homme et sa douleur, la vie, la mort.
Et quel formidable lecteur ! Quel oeil lorsqu’il dit son enthousiasme pour Conrad, quand il prend la défense de Shakespeare contre Tolstoï ! Il a l’honnêteté intellectuelle si chevillée au corps qu’il prend soin, même dans les critiques contre certains essais qu’il condamme au fond, de longuement présenter la pensée de ses auteurs. Sans simplification ni outrance : en donnant ses chances au livre, dirait-on, d’équilibrer son commentaire.
Quant à ces deux grands livres que sont La ferme des animaux et 1984, on en suit la trace pas à pas. Le premier, qui est une charge inouïe contre le maître du Kremlin, paraît enfin, après 18 mois d’infernaux contretemps, en août 1945, quelques jours après qu’eurent explosé les premières bombes atomiques de l’histoire. Le second est mis en chantier en mai 1946 :  » Il s’agira d’un roman, écrit-il à Leonard Moore, mais je ne souhaite pas en dire davantage pour le moment « .
Vite, George ! Miné par la tuberculose, Orwell n’a plus que quelques dérisoires années à vivre. Après la mort de sa femme Eileen, il se retrouve seul avec son fils adoptif Richard. On le voit avec lui sur certaines photos, emprunté et poignant, son éternelle cigarette au bord des lèvres. Comme on aimerait lui taper sur l’épaule ! Comme il nous semble un ami, un frère ! Et un camarade ? Oh oui, certes. Mais un vrai.

George Orwell, Essais, articles et lettres, volume IV, coédition Ivrea et Encyclopédie des nuisances, 650 pages, 250 francs, 38,11 euros.