Archives mensuelles : septembre 2008

Trois raisons d’espérer (pour de vrai)

Du calme, car nous en aurons bien besoin. L’avenir n’étant pas écrit, je vous propose aujourd’hui, à contre-emploi certes, trois leçons d’optimisme concret. Tout arrive donc à qui sait attendre : la preuve ci-dessous.

1/Living the Good Life. Il y a de cela un sérieux moment, Katia Kanas m’a fait un cadeau. Katia est l’actuelle présidente de Greenpeace France, et je la connais depuis vingt ans. Ne me demandez pas comment c’est possible. C’est possible. Un jour, elle m’a parlé d’Helen et Scott Nearing. « Tu sais quoi, on n’a rien inventé du tout. Tu connais The Good Life ? ». Non, je ne connaissais pas. Jamais entendu parler. Alors elle m’a parlé d’un couple d’Américains gonflés à bloc, Helen et Scott, qui au début des années Trente du siècle passé ont fait leur baluchon, pour la raison simple que le monde de la Grande Dépression commençait à sérieusement leur déplaire. Ils étaient de New-York, et avaient décidé ce que nous appellerions nous un retour à la terre. Bon, j’ai mis longtemps à trouver ce livre, qui n’a jamais été traduit. Pour les Parisiens, sachez que j’ai passé commande à un libraire canadien (The Abbey Book Shop, 29, rue de la Parcheminerie 75005 Paris), remarquable pour les recherches spéléologiques.

Quand il a eu trouvé la bête, j’avais oublié. Je suis venu la chercher – eh, cette librairie est sensationnelle ! – et j’ai lu. Mazette, ça c’est un livre.  Helen et Scoot auront passé 20 ans dans le Vermont, après avoir acheté une ruine de ferme, faite de bois pourri. Bâti une maison en pierre, reçu des centaines d’amis, joué de la flûte le dimanche, mangé ce qu’ils cultivaient sur place, parcouru les bois enneigés grâce à des chevaux endurcis. Cette expérience de vingt années a tout simplement marché, et même triomphé. Je n’ai pas relu le livre, qui est en cet instant sur ma table. Mais voilà la citation que je trouve sur la jaquette, présentée comme venant de la Chine d’il y a 4500 ans : « When the sun rises, I go to work,/When the sun goes down, I take my rest,/I dig the well from which I drink,/I farm the soil that yields my food,/I share creation, Kings can do no more ». Je ne traduis pas dans le détail. Elle dit que même les rois ne peuvent mieux faire que ceux qui vivent dans la simplicité des jours.

2/Un jardin dans les Appalaches. C’est un livre signé par la romancière Barbara Kingsolver, aidée de son mari et d’une de ses filles, paru en février 2008 (Rivages). Kingsolver est peut-être légèrement filoute, je ne saurais être plus affirmatif. N’aurait-elle pas senti un filon ? Mais son livre reste formidable. Au début, elle nous parle de ce désert de l’Arizona où elle et sa famille ont vécu une vingtaine d’années. Cinglé. L’eau arrive de centaines de kilomètres. Pratiquement aucun aliment n’est produit dans un rayon de 100 kilomètres. Or Steven, le mari, a une propriété dans le sud des Appalaches, sur l’autre bord de l’Amérique. Là où il pleut encore. Là où l’herbe pousse. Ils partent, et recommencent leur vie. Le livre est le récit d’une année où la famille redécouvre tout. Le temps et la saison. Le bonheur de l’asperge. Les oeufs. Les serres. Les recettes mitonnées. Le potager. C’est un hymne, un beau chant à l’agriculture biologique, au manger local, à la révolution de la vie quotidienne. Mais ça vaut 23 euros, ce que je trouve cher. Pas pour moi, pour d’autres.

3/David Rosane m’a envoyé hier copie d’un article du New York Times (ici). Si vous lisez l’anglais, pas d’hésitation ! Will Allen, un Black resplendissant, vient de recevoir un prix de la fondation John D. and Catherine T. MacArthur. 500 000 dollars, ce qui n’est pas rien. Allen a quitté en 1993 Procter et Gamble – tout ce qu’on aime : détergents, produits d’entretien, nourriture pour chat, merde en gros – pour créer dans la banlieue de Milwaukee une sorte de ferme. Sorte de. Il s’agit surtout de vastes serres qui produisent au total, chaque année, 500 000 dollars – même montant que la récompense – d’une bouffe abordable et de bonne qualité. Des légumes, des fruits, de la viande, du poisson. C’est donc une véritable entreprise qui emploie trois douzaines de maraîchers et fermiers. Le compost est à l’honneur, comme le lombric. Les déchets servent aussi à fabriquer de l’énergie.

Ce mec de 59 ans n’est pas qu’un fermier. C’est un lutteur. Un utopiste concret comme il nous en faudrait un million en France. Lisez plutôt ce qu’il a déclaré au Times : « The movement I am part of is growing food and justice, and to make sure that everyone in the world has access to healthy food ». Ma traduction : « Le mouvement auquel j’appartiens produit à la fois de la nourriture et de la justice. Pour être sûr que chacun dans ce monde dispose d’une alimentation de qualité ».

Et voilà le travail. Que les lecteurs de ce blog qui me reprochent parfois de ne rien proposer en prennent de la graine. Bio. Tel est le chemin. Il n’y a plus qu’à marcher.

À lire calmement et avec application (sérieux)

Court prologue : si vous en avez l’occasion, faites circuler s’il vous plaît les informations développées ci-dessous. Pas nécessairement mon texte. Dans ce domaine si particulier, le moindre copyright serait encore plus insupportable qu’ailleurs. Mais ce qu’il contient non seulement nous concerne, mais nous oblige. À quoi ? Chacun répondra pour lui-même.  

Prenez votre temps, je vous en prie, nous ne sommes pas à une heure près. Prenez votre temps pour lire ce qui suit, et que je n’ai pas tiré de ma besace pour gâcher votre journée. Prenez votre temps, vous m’obligeriez, car c’est encore plus important que d’habitude. Pour commencer, je vous présente un organisme international que vous ne connaissez peut-être pas. Tel était mon cas encore hier : il s’agit du Global Carbon Project (GCP), qui rassemble des scientifiques de bonne tenue, du monde entier. Ce machin-là étudie ou tente d’étudier dans sa totalité le cycle du carbone, l’un des constituants de la vie. C’est lui qui, sous la forme de CO2, contribue le plus à aggraver l’effet de serre, lequel est la base du dérèglement climatique en cours.

Si j’étais Claude Allègre, j’aurais déjà éructé sur ces savants qui affolent le monde pour remplir les caisses de leurs laboratoires. Mais j’ai l’honneur de ne pas être Claude Allègre, et je continue donc mon petit chemin de lanceur d’alerte. Alors, voici : selon Corinne Le Quéré (université d’East Anglia et British Antarctic Survey), membre du GCP, « depuis 2000, les émissions [de gaz à effet de serre] ont crû en moyenne de 3,5% par an, soit quatre fois plus vite qu’entre 1990 et 2000, où cette augmentation annuelle n’avait été que de 0,9% environ (ici ) ».

Dans l’absolu, c’est dingue, mais relativement aux prévisions du Giec, c’est encore pire. Le Giec est cette Internationale scientifique qui, dans le cadre de l’ONU, cherche à modéliser l’évolution du climat planétaire. Le Giec est le modeste phare dont nous disposons pour éclairer les ténèbres de l’avenir. Eh bien, les pires prévisions du Giec sont actuellement fondées sur une augmentation moyenne annuelle des émissions de gaz de 2,7 %. Et nous en sommes à 3,5 %. Les pires prévisions, je me permets d’insister lourdement.

Est-ce tout ? Mais non ! Les pays développés, qui avaient pris des engagements chiffrés à Kyoto, en 1997 – à l’exception de cet excellent Bill Clinton – n’ont globalement pas diminué leurs rejets. Et les pays du Sud, dont la Chine et l’Inde, voient les leurs exploser sans aucune retenue. Je m’empresse d’ajouter que j’éprouve des doutes quant à certaines affirmations du GCP (ici). Il existe en effet une grande incertitude concernant la déforestation en zone tropicale. Des spécialistes sérieux – je dois dire que je juge leur propos crédible – signalent par exemple que le drainage de tourbières dans un pays comme l’Indonésie relâche des quantités effarantes de gaz à effet de serre, qui ne sont prises en compte par personne.

Mais je reviens au bilan du GCP. La leçon est simple : rien n’a bougé en vingt ans. Car il y a vingt ans que l’alerte mondiale a été lancée, notamment par la revue scientifique Nature. Car il y a dix ans qu’a eu lieu la funeste conférence mondiale de Kyoto, d’où sont sortis des voeux pieux, et des engagements ridicules. Or, même cela ne sera pas atteint en 2012, au moment du bilan du fameux Protocole dit de Kyoto. Pensez une seconde à toutes ces informations bidon publiées ici ou là. Pensez à ces envolées du haut des tribunes. À ces dizaines de conférences ronflantes, rutilantes et sublimes. À ces milliers de discours. À tous ces misérables Grenelle de l’Environnement, quel que soit le nom qu’on leur donne et donnera. Pensez à ces entreprises, transnationales ou non, qui font semblant d’agir, aidées par des journaux devenus sans morale, et sans objet, mais surchargés de publicité à la gloire du néant. Pensez que 90 % des « nouvelles » circulant dans un pays comme le nôtre concernent l’âge du capitaine et de Johnny Halliday. Les affres de PPDA et cette grossesse de Carla Bruni, qui se fait attendre. Le mariage de la Princesse, suivi de son divorce, puis de sa tentative de suicide. En conscience, en toute certitude, nous avons ouvert ensemble une boîte de Pandore aux dimensions sans précédent.

Il y a une manière de continuer à croire en l’avenir. Et cela concerne justement Pandore. On discute encore sur le contenu réel de cette boîte, qui était une jarre. Elle contenait tous les maux de l’humanité, pour sûr. Dont la mort. Mais aussi, selon certaines traductions – contestées, hélas -, l’Espérance. Admettons la présence de cette dernière, car sait-on jamais. Il reste que l’irresponsabilité collective dont nous faisons la preuve à propos du climat me renforce dans ma volonté de rupture personnelle, intime, définitive avec ce monde et ses représentants officiels.

Plus jamais je n’accorderai la moindre confiance à qui ne mettrait au premier plan cette question clé. Cela vaut pour tous et chacun, à commencer par les pitoyables politiques de toute tendance, ceux que nous méritons, certes. Si nous sommes capables de réunir assez de force morale collective pour rendre ce sujet obsédant, alors oui, l’Espérance sortira de la boîte de Pandore. Et sinon, Inch’Allah. Je ne nie pas, vous le savez, les autres impasses écologiques, celles qui touchent les océans, les sols, les eaux douces, les forêts. Mais la mère des batailles, qui les commande toutes, c’est le climat. D’après des estimations on ne peut plus prudentes, bien qu’affolantes, un centimètre d’élévation du niveau des mers créerait mécaniquement sur terre un million de réfugiés écologiques en plus (ici).

Pour l’heure, nous perdons pied. L’économie assassine le monde, et nous lui offrons notre flanc et notre gorge. Il faut, il faut, il faudrait. Il va falloir se lever. Je ne sais pas comment. Je sais juste qu’il faudra.

 PS qui ne rajeunira personne : Le 23 mars 1995, j’ai écrit dans le journal Politis une chronique dont le titre était Avis de tempête. Cela se passe aisément du moindre commentaire. Ci-dessous, in extenso.

On envie leur bonne humeur et leur goût de la plaisanterie. C’est à qui sera le plus joueur : monsieur Balladur assure qu’il vaincra les méchants, monsieur Chirac qu’il aime l’Europe; quant à monsieur Jospin, il propose, vingt ans après un programme socialiste qui exigeait les 35 heures, 37 heures de travail hebdomadaire dans deux ans. Quelle drôlerie !

Pendant ce temps, le climat change. Pas celui du microcosme ni même celui de la France éternelle, mais plus gravement peut-être celui de Gaïa, notre terre, notre mère. Du 28 mars au 7 avril, une conférence des Nations-Unies – sorte de nouveau Rio – doit décider à Berlin de mesures pour lutter contre l’effet de serre. Certes, on est très loin d’être sûr de tout dans ce domaine pourtant décisif. Mais les lobbies à l’oeuvre n’ont quant à eux aucun doute sur la marche à suivre : il faut et il suffit de saboter toute politique de prévention.

L’Arabie saoudite notamment, qui redoute comme la peste une diminution de la consommation de pétrole, aura tout tenté, dans les coulisses, pour que la conférence échoue. On peut imaginer les moyens utilisés, dans ce monde où tout s’achète. Caricatural, le royaume wahabite n’est pourtant pas isolé : Texaco, Shell, Amoco, BP et compagnie – c’est le cas de le dire – sont allés jusqu’à créer une organisation spéciale, Global Climate Coalition, pour défendre le intérêts de la boutique.

Le malheur, c’est que tous les gouvernements, peu ou prou, sont d’accord avec les boutiquiers. Le nôtre n’a guère besoin d’aller à Berlin, car il a déjà fait connaître sa position.Un seul exemple : le transport par poids lourds produit cinq fois plus de CO2 au km que par train. Dans la vallée d’Aspe, il y a une voie de chemin de fer, inutilisée depuis 25 ans. Il y aura demain un tunnel, pour y faire passer les 38 tonnes. Quand viendront les tempêtes climatiques, Chirac, ou Balladur, ou encore Jospin nous trouveront bien une solution. Un parapluie, peut-être ?

Celui grâce à qui (Vincent Munier, inventeur du monde)

Pourquoi est-ce que j’écris, ici ou ailleurs ? Pourquoi est-ce que je me lève ? Pourquoi est-ce que je supporte encore de partager le monde avec Jean-Pierre Pernaut et le CAC 40 ? À cause de Vincent, cela va de soi. Vincent Munier est un photographe qui me plonge à la seconde dans la beauté la plus confondante. Si vous y allez voir (ici, son site), choisissez s’il vous plaît le portfolio qui contient ses photos des boeufs musqués. Ceux des plateaux norvégiens de Dovrefjell.

Le boeuf musqué est un animal qui nous rappelle ce qui fut, qui résiste encore au temps et au froid. Vincent a dormi près d’eux, tout près de ces animaux sauvages, dehors, au mois de février, à 2500 mètres d’altitude. Il n’avait pas froid. On n’a pas froid lorsqu’on est en paradis. J’ai parlé de ce moment avec lui au moins deux fois. Car autant vous le dire, je connais Vincent, 32 ans, 32 dents, depuis des années déjà. Je ne trahis pas un secret considérable en vous disant que nous avons des relations d’affection mutuelle. C’est en parlant avec lui de Dovrefjell que j’ai compris – il me l’a dit, à sa façon – qu’il n’était pas de ce monde. Évidemment ! Vincent Munier est un homme de la forêt, un personnage venu des contes les plus anciens de l’humanité, le messager le plus essentiel de la chose la plus essentielle que nous avons perdue : la beauté. La beauté.

Vincent Munier rêve ses photographies avant d’essayer de les prendre. C’est un art difficile. Cérébral et ténébreux. Lumineux, aussi. Il rêve. Chaque jour, il rêve que la neige cachera l’oreille droite du boeuf tandis que le vent glacé repliera son poil par-dessus son lourd museau. Et qu’en même temps, la lumière blanche sera attaquée par l’ombre noire de la toundra. Cela ne marche pas toujours. Cela marche rarement, en fait. Mais quand le rêve finit parfois par créer la réalité, alors le monde redevient vivant, accueillant, sublime. Et c’est pourquoi je continue de me lever, et de rire. Vincent.

PS : Peut-être n’aurai-je pas écrit ce qui précède si je ne m’apprêtais à vous infliger un texte dur sur le climat, qui suit de près le court hommage à Vincent Munier. Songez que les deux, en moi, cohabitent à peu près sans affrontement majeur. Je ne sais par quel miracle.

Le jour où j’ai failli être un terrible idiot

Une pause. Il faut savoir faire une pause, et je la fais ce samedi, mes doigts de pied en éventail, au soleil de septembre. Il ne fait pas si chaud, là où je vis, mais le soleil ne fait pas les choses à moitié. Il a envahi l’appartement, transformé tout l’espace disponible, je crois qu’il fait comme chez lui. Mais il est chez lui.

Un jour de novembre 1993, j’ai reçu un télégramme. D’une certaine Elena Adam, qui était alors rédactrice-en-chef du magazine Terre Sauvage. Elle voulait me voir. Auriez-vous refusé ? J’y suis allé. Le journal était installé au sous-sol d’un immeuble – de vraies catacombes -, 9 rue Christiani, dans le 18ème arrondissement de Paris. On descendait à Barbès, le magasin Tati était encore là, qui vendait par sacs entiers des vêtements à cinq francs. Les pauvres, souvent des immigrés, plongeaient leurs mains dans les bacs et paniers, et repartaient chargés comme des mules.

Pourquoi voulait-elle me voir ? Pour me proposer un boulot. Elle avait lu un reportage sur l’ours des Pyrénées – voyez donc comme cette affaire est chenue – paru dans l’hebdomadaire Télérama. Que j’avais fait. Qu’elle avait aimé. Elle voulait que je travaille pour Terre Sauvage. Que je parcoure chaque mois la France la plus reculée, à pied. Et que je raconte ensuite aux lecteurs ce que j’avais vu et ressenti. En marchant, en cheminant, en sauvage que je suis.

Eh bien, j’ai refusé. Je l’ai regardée – je m’en souviens parfaitement – et je lui ai dit non, et merci. Je ne sais plus pourquoi. Je crois que je ne comprenais pas ce qu’elle voulait. Je dois ajouter que je connaissais mal les plantes et les bêtes. Pas atrocement mal, mais enfin, pas si bien. Et j’imaginais sans doute qu’on me demanderait tôt ou tard de prouver que j’étais botaniste. Entomologiste. Ornithologue. Mammologiste. J’ai dit non.

C’est dans le métro que je me suis mordu les lèvres, et la langue. Car je venais de comprendre ce qu’Elena Adam m’avait proposé. Elle me paierait pour que, chaque mois, j’aille me balader à pied dans les coins les plus beaux de ce pays. Aïe ! La morsure que je m’infligeais commençait à être douloureuse. À peine rentré chez moi, je l’ai rappelée. N’insistons pas, je n’étais pas fier. Je lui ai dit sur un ton que j’espérais léger que, tout bien considéré, cela valait la peine d’essayer. Qu’on verrait bien. Qu’elle verrait bien. Que l’expérience serait de toute façon profitable, etc. Tu parles d’un hypocrite.

Et c’est ainsi que sept années de bonheur ont commencé. Sept ! Chaque mois, trois balades, trois itinéraires de la France sauvage. Toujours à pied, toujours seul. Je n’ai jamais renoncé à aucune, quel qu’ait pu être le temps au jour dit. J’ai marché dans la neige, sous les trombes, au crépuscule, à la tombée des jours et dès l’aube, subi la canicule, humé tous les brouillards de la création. Je peux vous dire ici quelques unes des merveilles que j’ai connues dès la première année, qui serait suivie de bien d’autres.

Dès 1994, donc, la baie du mont Saint-Michel, et la mer sous le phare de Carteret. Et tant d’oiseaux que je préfère n’en citer aucun. Si, tout de même : vous connaissez le huîtrier-pie ? J’ai connu le vallon de l’Aiguebrun, dans le Luberon, et le cincle, et le « gros patas », que nous appelons absurdement le grand corbeau. Qui n’est jamais allé à Sivergue ne sait pas ce qu’est le bout de la route. Moi, je me suis assis sur un banc, contre un muret de pierre sèche, et j’ai regardé le Mourre Nègre. J’ai vu la baie de l’Aiguillon, et ses sternes, et ses barges, et ses bernarches, et ses tadornes. Plus un mot, ou j’y retourne. La baie, et aussi ce pays du héron cendré, entre Courdault et Aziré. Peut-être voyez-vous ce que signifient hottonie et populage ?

Je me suis baigné, et c’était mars, sur la plage de Cala, au cap Corse. Il y avait des vaches assoupies sur le sable, j’essayais de les convaincre de me rejoindre. Rien à faire. J’ai également traversé les hêtraies autour du Monte San Petrone. Vous voyez, n’est-ce pas ? Au pays basque, à Larressore, je me suis arrêté chez Charles Bergara, maître absolu du makila, bâton de défense et aiguillon du berger. Le makila se taille dans du néflier, et ce jour-là, j’en ai commandé un pour moi. L’atelier tournait depuis 400 ans, et il fallait attendre son tour. Je tiens le makila en ce moment même sur mes genoux, et je peux vous dire ce que Charles Bergara y a écrit pour moi, à ma demande : Askatasuna ! Le mot liberté, en basque.

Je me suis perdu voluptueusement dans les landes du Cragou, encore hantées par la présence du loup breton, omniprésent jadis. Et il pleuvait ce jour comme pissent les vaches. C’était un temps fait pour le roi Arthur et tous les sortilèges. J’ai entraperçu des castors non loin de l’île au Beurre, sur le Rhône, là où j’imaginais ne voir que mes pieds, là où je croyais la nature perdue à jamais. J’ai été bombardé par la grêle sur la Margeride, mais il y avait des myrtilles, que je protégeais de mon grand imperméable noir. Et elles étaient bonnes à se pâmer. J’ai même adoré le terril de Pinchonvalles, où un botaniste local m’avait parlé d’un érigéron – une plante – venu de Sumatra, et qui colonisait les pentes de schistes noirs.

Voilà ce que j’avais refusé. Voilà ce que j’ai obtenu pour la seule année 1994, en ravalant ma pauvre petite fierté. De la chance ? Oui, de la chance. J’ai eu une chance insolente. Le jour où j’ai accepté a changé ma vie.

Deux nouvelles (une bonne, une mauvaise)

Je suis un brave garçon et je vais le montrer une nouvelle fois, sans me forcer. Voici une bonne nouvelle : les biocarburants sont enfin entrés (discrètement) dans le débat public. En tout cas, avant-hier dans Le Monde, Jean-Paul Besset et Yannick Jadot signaient ensemble une tribune (ici) sur l’état du Grenelle de l’environnement de l’automne passé. Déjà un an ! Jean-Paul est un ami de longue date, devenu « bras droit » de Nicolas Hulot. Et Yannick Jadot est l’ancien directeur des campagnes de Greenpeace en France. Tous deux briguent un poste de député européen, ce que je n’ai pas manqué de moquer ici même.

Passons. Dans une lettre ouverte adressée à Jean-Paul le 2 septembre (ici), je lui écrivais ceci : « Eh bien moi, Fabrice Nicolino ton ami, je te le demande : où sont les réformes ? Qu’avez-vous gagné à ces belles discussions de salon avec Borloo and co ? Et qu’avons-nous tous perdu, alors qu’il reste si peu de temps utile ? Je vais te dire une chose que je juge grave. Mais grave pour de vrai. J’ai honte de ce que vous n’avez pas fait. Oui, honte. Il y avait au moins un dossier où je vous attendais, où je vous espérais de toutes mes forces. C’est celui des biocarburants. Il était facile, il eût été facile de lancer l’Alliance pour la planète, Hulot et tous autres dans une bataille claire et publique, une dénonciation de ce crime contre les hommes, le climat, les forêts.

Il eût été facile de réclamer au moins, pour le moins, la fin des subventions publiques françaises à cette monstruosité. J’en aurais été fier pour notre famille écologiste ».

Revenons à la tribune du Monde. Je ne prétends pas être la cause de cette évolution, même je m’en contrefiche. Seul le résultat compte. C’est donc avec bonheur que je lis sous la plume de Jean-Paul et Yannick, très critique – enfin – sur le Grenelle et Sarkozy : « Manque de moyens ? La défiscalisation des agrocarburants, aberration écologique et sociale, coûtera près de 900 millions d’euros pour la seule année 2008 ! Les banques centrales occidentales ont dépensé en quelques jours plus de 400 milliards d’euros de fonds publics pour tenter de réparer les dérives du laisser-faire financier. Combien nous coûtera le laisser-faire environnemental ? ». À ma connaissance, c’est la première fois que des responsables écologistes contestent les insupportables cadeaux publics offerts à l’industrie criminelle des biocarburants. Jean-Paul, encore un effort ! Mais d’ores et déjà, merci. Ce n’est rien, mais c’est.

Voyez à quel point je suis rendu. Ce qui précède était ma bonne nouvelle du jour. La mauvaise est exécrable, mais elle est si drôle aussi que je vous livre pour commencer un tableau comme on a rarement vu (ici, en anglais). Nous sommes dans le cours de cette nuit en France, au moment même où je dormais. Aux États-Unis, en revanche, il était aux alentours de 22 heures le jeudi 25 septembre. À la Maison-Blanche, on semblait tout près d’un accord entre démocrates et républicains pour sortir 700 milliards d’argent public destinés à sauver ce qui reste là-bas de système financier et bancaire. Tout près. Bush, qui devait s’en tordre je ne sais trop quoi, avait accepté les conditions démocrates, le grand show devant les caméras approchait à vive allure. Y aurait-il eu des majorettes ? On ne le saura jamais.

Au dernier moment, un traître de comédie se glisse sur scène. Il s’appelle John A. Boehner, et dirige le groupe républicain au Congrès. Et, à la stupéfaction générale, il refuse d’engager son parti dans l’accord tant attendu. En libéral conséquent – idéologue à 100 % -, il refuse que l’État rachète des actifs véreux. Badaboum. Tous s’effondre dans la confusion, la colère et les cris. Plus d’accord. Dans le salon Roosevelt de la Maison-Blanche, un peu plus tard, se déroule une scène d’anthologie. Le Secrétaire au Trésor Henry M. Paulson Jr. – disons leur Christine Lagarde – se met à genoux, pour de vrai, aux pieds de Nancy Pelosi, speaker démocrate de la Chambre des représentants, un poste très élevé là-bas.

À genoux. Pourquoi ? Pour la supplier de ne pas aggraver les choses, et de ne pas accabler son parti à lui, les Républicains donc. Alors Pelosi aurait dit, selon des témoins, moquant la position inattendue de Paulson Jr. : « Je ne savais pas que vous étiez catholique ». Elle aurait aussitôt ajouté « ce n’est pas moi qui fais capoter l’accord, mais les Républicains ».

Pourquoi évoquer ici cette tragi-comédie ? Parce que, d’évidence, les responsables politiques d’Occident sont des incapables. Un Bush, un Sarkozy – son discours, hier, à Toulon ! – seraient excellents pour garder des boeufs ou chanter jusqu’à la fin de la nuit, accompagnés d’un karaoké. Je les vois même aisément mener un duo, l’un faisant des claquettes tandis que l’autre pousserait la chansonnette. Mais quant à diriger un pays en crise !

Je ne sais évidemment pas comment tourneront les choses. Il se pourrait désormais qu’elles aillent loin dans la désorganisation sociale, ce dont je ne me réjouirai jamais. Car à ce jeu terrible, les plus pauvres sont toujours ceux qu’on éreinte le plus. Quoi qu’il en soit, ces hommes au pouvoir sont dans le noir le plus total qui soit. Or la crise financière, grave, n’est rien à côté des conséquences désormais certaines de la crise écologique. Ces grands ignorants qui nous gouvernent n’ont et n’auront aucune idée pour nous éviter le gouffre.

C’est une pitié d’entendre un Sarkozy dire d’un côté que les (dérisoires) décisions du Grenelle seront appliquées – quand, en 2070 ? – et de l’autre vanter le fulgurant développement du nucléaire made in France, de la Libye à la Chine, en passant par l’Angleterre et l’Afrique du Sud. Voter pour des gens pareils – ou les autres, identiques – n’a plus aucun sens pour moi. Et je suis pourtant, je le dis et le répète au risque du radotage, un partisan définitif de la liberté. La liberté, oui. Mais la macabre pantomime, non.