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En souvenir de mon ami Pierre Rabhi

À l’été 2018, le journal Le Monde Diplomatique a publié un article sur mon ami Pierre Rabhi. Je redonne ici, ce dimanche 5 décembre 2021, au lendemain de sa mort, ma réponse d’alors à ces vilenies. J’ai pu passer deux jours avec Pierre il y a quelques semaines, grâce à Bernard Chevilliat. J’aimais profondément cet homme, que je tenais pour un frère, et qui m’appelait ainsi. Je n’entendrai donc plus sa voix au téléphone, qui annonçait tranquillement : “C’est Pierre”. Mais je le garde au fond de mon cœur. Et j’embrasse tendrement Michèle, son épouse.

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Lecteurs, je vais vous infliger un fort long texte que j’ai écrit à la suite de l’article de Jean-Baptiste Malet dans Le Monde Diplomatique d’août [2018]. Fallait-il ? Je n’en sais rien, mais j’ai ressenti comme une nécessité. Parce que Pierre Rabhi est un ami ? Oui, sûrement. Mais aussi parce que l’école de la calomnie m’a toujours écœuré. Et quand je dis toujours, c’est toujours. Je l’ai déjà dit ici, mon père était un ouvrier communiste, ce qui à son époque voulait dire stalinien. Je l’ai profondément aimé, je l’aime encore, et c’est sans doute pour cette raison que le stalinisme et tous ses avatars m’ont révulsé dès que j’ai eu 12 ou 13 ans. C’est à cet âge que j’ai commencé une activité politique, trépidante pendant plus de dix ans, et ce fut dès cet instant dans une opposition concrète à l’horrible manipulation qu’ont subie tant d’êtres merveilleux, dont mon père. Le communisme réel était une infamie.

Dire qu’il en reste des traces est pour moi une évidence. Comme le bilan vrai, total, moral, intellectuel de décennies de déshonneur n’a pas été conduit, il est loisible en 2018 d’utiliser des méthodes largement magnifiées dans l’univers stalinien. Bien sûr, celui-ci n’a rien inventé, mais il a assemblé comme aucun autre mouvement l’art du mensonge et ce qu’Orwell a appelé jadis la doublepensée et la novlangue. Je crois, et je le croirais même si j’étais le seul – ce n’est pas le cas ! – que la vérité n’est pas le mensonge. Et qu’au moins, « si le mensonge règne sur le monde, qu’au moins cela ne soit pas par moi ». J’ajoute, pour que les choses soient claires, que je suis certes un écologiste, ô combien. Mais qu’une marque dans l’histoire politique des hommes est aussi la mienne. Et cette marque, c’est celle de Charles Fourier, d’Elisée Reclus, de Nestor Makhno, de Buenaventura Durruti. Ce pourrait être de la forfanterie, mais c’est surtout vrai. Entre certains, qui ont soutenu le crime, et quelqu’un comme moi, il y a des fleuves de sang qui ne disparaîtront qu’à ma mort. Si on a envie de rigoler, on peut. Mais je suis sérieux.

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On peut tout d’abord lire l’article sur Rabhi. Et même, on le doit.

cliquer ici pour lire l’article du Diplo

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Ma réponse

Tentative de décryptage systématique d’un article de désinformation sur Pierre Rabhi

Ce qui suit est une critique consacrée à l’article signé Jean-Baptiste Malet dans Le Monde Diplomatique d’août 2018. Il décrit un supposé « système Rabhi ». Pour qu’il n’y ait pas de réclamation à ce sujet, je déclare que je connais Pierre depuis plus de vingt ans. Que je le respecte, et qu’il est mon ami. Depuis quand ne pourrait-on défendre un ami ?

Commençons par le titre du Diplo. Il suggère sans détour une organisation, une cohérence, des buts. Dans le langage codé mais évident, système est péjoratif. On dira « le système capitaliste » ou plus sûrement « le système ». Voyons de plus près.

1ère manip. Les cinq premiers paragraphes permettent de présenter Rabhi, mais d’une manière telle que son sort est déjà scellé. Un, il radote, et vend donc une marchandise de piètre qualité. « Vend » ? Par des procédés subliminaux – ou pas, d’ailleurs – bien connus, Malet instille l’idée que tout n’est question que d’argent, et de vilain argent. Tandis que Rabhi ressort sa vieille histoire de colibri dans la salle, eh bien, « dans le hall adjacent », on vend des machines « de redynamisation et restructuration de l’eau par vortex ». N’est-ce pas une preuve manifeste que Rabhi est un fieffé renard ?

Non, c’est la preuve que Malet est dans une entreprise de démolition. Il choisit un élément qui n’a rien à voir avec Rabhi, de manière à l’entortiller dans le ridicule et la rapacité. Car Rabhi est invité par des comités tartempion et des structures qui le sollicitent pour parler. En quoi serait-il responsable de ce qui se passe dans un « hall adjacent » ? Si moi, Fabrice Nicolino, je parle au salon Marjolaine – ce qui m’est arrivé maintes fois -, je suis aussi responsable de ce que des stands vendent des colifichets que je trouverais, si l’on m’interrogeait, ridicules ?

Mais Malet vient de gagner la partie en envoyant un énorme clin d’œil aux lecteurs du Diplo, qui ont déjà compris que l’on parle d’un ruffian.

2ème manip. Dès l’ouverture du sixième paragraphe, on apprend qu’Edouard Philippe a cité dans un discours Pierre Rabhi. On ne sait pas ce que le Premier ministre a dit – était-ce une louange, une critique, une allusion ? -, mais l’essentiel est évidemment de disqualifier un homme par sa proximité suggérée avec la droite. Belle méthode. Imaginons qu’un jour Marine Le Pen cite le nom de Serge Halimi – directeur du Diplo – et vante même l’un de ses éditos, ce qui est loin d’être impossible. Malet en conclurait quoi ?

3ème manip. Malet écrase le temps, ce qui est bien commode. Il feint et amène le lecteur à croire que Rabhi se répète pesamment depuis un demi-siècle. Que s’est-il passé entre 1968 et 2018 dans la vie de Rabhi ? Il a senti, avant 1968 et les beaux mouvements qui ont suivi, la gravité de la crise globale dans laquelle s’enfonçaient les sociétés du Nord. Rappelons qu’à l’époque, les « avant-gardes » soutenues avec ardeur par le Diplo magnifiaient la Chine maoïste massacreuse de son peuple, Cuba approuvant l’intervention russe en Tchécoslovaquie, la Corée du Nord du Djoutché. Pierre Rabhi, petit homme venu d’une oasis algérienne, travaillant dans une usine de la région parisienne, tombé amoureux d’une secrétaire de l’entreprise, avait choisi, avant tout le monde, une autre voie, ô combien périlleuse. Et non pas, comme le note fielleusement Malet, le « retour à la terre ». J’écris fielleusement, car cette expression prépare le lecteur à ce qui suit : le compagnonnage avec l’ignominie vichyssoise. Du « retour à la terre » à « la terre ne ment pas, elle », mots écrits par Emmanuel Berl pour Pétain, il n’y a qu’un pas. Malet sait parfaitement, nouveau clin d’œil, que l’affaire est ainsi lancée : Rabhi ne peut être au mieux, qu’un archiréactionnaire. Or tout au contraire, avec la prescience du poète qu’il est, Pierre Rabhi avait senti qu’une vie d’usine et de soumission à l’ordre industriel ne serait pas une vie. Ce n’était certes pas un révolutionnaire, mais un révolté contre l’ordre social de ce temps, oui, cent fois oui.

4ème manip, l’usage orienté du mot modernité, qui semble être chez Malet un concept positif. Ce qui est fâcheux, c’est qu’il n’est nullement explicité. Or pour moi, la modernité, c’est précisément cette formation sociale qui pose aux humains – et aux autres – des problèmes sinon insolubles du moins terrifiants. En ce cas, Pierre Rabhi a eu mille milliards de fois raison de s’écarter du chemin. Un chemin d’ailleurs d’une grande complexité, dont Malet, l’ignorant en presque totalité, ne dit à peu près rien. Dans sa langue appauvrie, Pierre Rabhi aurait agi « en réaction », expression très proche, euphoniquement, de « en réactionnaire ». Mais plus simplement, plus vraiment, Rabhi a préféré tracer sa voie, sans payer tribut à Fidel Castro et à Vladimir Oulianov.

5ème manip, Finalement, cela se confirme : chez Malet, le mot modernité est positif. Le mouvement ouvrier aurait été structuré par la « modernité politique et le rationalisme ». Cette fois, c’est clair : opposé au rationalisme, Pierre Rabhi n’est donc qu’un obscurantiste parmi tant d’autres. Je rappelle pour ceux qui savent trois mots d’histoire que le mouvement ouvrier aura été constamment traversé de tendances, d’idées, de contradictions. Dites-moi : quoi de commun entre Proudhon et Staline ? Entre l’armée paysanne de Makhno et l’armée rouge de Trotski écrasant les révoltés de Kronstadt ? Entre les communautés rouges et noires de Catalogne et les assassins du NKVD ? Le mouvement ouvrier de Malet n’existe que dans son imagination. Plutôt, il n’est que ce rameau pourri qui relie la Première Internationale à Lénine,  Lénine à Staline, puis au sinistre reste.

Le « rationalisme » de ce « mouvement ouvrier » -là a conduit aux chars sur des foules désarmées, aux camps, à la terreur de masse. Laissons-le sans gêne entre les mains du Diplo.

6ème manip, l’affaire Pierre Richard. Prenez le temps de lire ce passage chez Malet avant de considérer mon commentaire. Mais d’abord un mot sur la citation que Malet porte au débit de Pierre Rabhi. Dans une lettre de 1960 – à 22 ans –, Rabhi s’adresse à un médecin d’Ardèche, Pierre Richard, dont il vient d’apprendre qu’il œuvrait à la création du parc national des Cévennes. Et il écrit : « Nous [Pierre et son épouse] sommes sensibles à toutes ces questions et voudrions prendre une part active en retournant à cette nature que vous défendez ». Question à Malet et à tous autres : qui diable défendait à cette date la nature déjà martyrisée ? Qui en parlait seulement ? Rabhi se montre en la circonstance un magnifique pionnier. Les « révolutionnaires » à la mode du Diplo, une fois au pouvoir, ne faisaient que détruire un à un les équilibres naturels, ainsi qu’on a vu partout où leur glorieux parti s’est emparé du pouvoir.

Mais pour l’enquêteur Malet, c’est une tout autre histoire. Car lui, il sait. Il sait ce que Rabhi ignorait et dont au reste il se serait moqué éperdument : Pierre Richard a été en 1940 « instructeur d’un chantier de jeunesse ». Vichy, l’insupportable régime pétainiste avait en effet créé des chantiers pour encadrer la jeunesse de France. Avoir été instructeur en 1940, est-ce grave ? En tout cas, ce n’est pas glorieux. J’en suis d’accord.

Mais. Mais Malet ne prend pas soin de dire ce que Richard a fait, ni combien de temps il a passé dans la structure. Une semaine, un an, quatre ans ? On ne saura pas, car il s’agit, par glissements de sens qui sont au b.a.-ba des entourloupeurs, de signifier au lecteur dûment préparé que Richard n’était qu’un fasciste et que Rabhi lui écrivant vingt ans plus tard se révélait un homme pour le moins trouble. C’est une forme éloignée mais réelle du syllogisme. Richard est un fasciste, Rabhi écrit à Richard, ergo Rabhi copine avec l’infâme.

Seulement, la France de 1940, M. Malet, comptait les pétainistes par millions, et le parti communiste cher au cœur du Diplo – l’Allemagne hitlérienne et l’URSS stalinienne étaient liées par pacte – négociait avec l’occupant nazi la reparution légale du journal L’Humanité dans Paris sous la botte. Si vous voulez accuser Richard de quelque chose, faites-le, mais abattez vos cartes. Je crains que vous n’en ayez pas.

Enfin, cette éclairante anecdote. Le fondateur du journal Le Monde, mais aussi, en 1954, du Monde Diplomatique, Hubert Beuve-Méry, a lui servi jusqu’en 1941 dans l’école d’Uriage, qui préparait les cadres du régime de Vichy. Et le même n’a pas hésité à écrire ces mots que – peut-être – Richard n’aura jamais pensés : « Il faut à la révolution un chef, des cadres, des troupes, une foi, ou un mythe. La Révolution nationale a son chef et, grâce à lui, les grandes lignes de sa doctrine. Mais elle cherche ses cadres ». Avec la méthode à Mimile, je pourrais dire approximativement : le Diplo a été fondé par un collabo, or Malet écrit dans ce journal, ergo ça en dit long sur lui.

Et comme si cela ne suffisait pas, on apprend – encore un clin d’œil supposé éclairer le lecteur – que Richard parle d’âme, de santé des paysans – le Diplo a attendu combien de décennies pour seulement évoquer la situation ? – et qu’il combat l’urbanisation, l’Etat centralisateur, les boîtes de conserve et le départ forcé des paysans. Eh, mais c’est le début d’un programme écologiste, et je le partage, mais oui !

7ème manip : Gustave Thibon. Je n’en discute pas : ce philosophe mort en 2001 a eu des idées que je récuse en totalité. Il était monarchiste, sans doute maurassien, et il a été utilisé par Vichy et ses épigones. Il n’empêche que Malet, une nouvelle fois, picore ce qui sert son propos d’origine, en oubliant des points essentiels. Par des procédés casuistiques rebattus, Malet présente Thibon comme un soutien déclaré de Vichy, ce qui ne s’est pourtant pas manifesté pendant la guerre. A-t-il reçu, comme d’autres, la Francisque ? A-t-il écrit des mots d’épouvante dans la presse collabo ? Non, non et non. Il est l’un des fondateurs, en 1941, de la revue Economie et humanisme, avec des prêtres – oui, il était catho – et l’économiste bien connu François Perroux. On est toute de même loin de la Milice, non ?

Mais il y a bien mieux. En 1941 toujours, il rencontre Simone Weil, la grande, l’admirable Simone de la guerre d’Espagne et des grèves de juin 36. Elle est, dira-t-il, la grande rencontre de sa vie. Simone lui confie précieusement ses carnets quand elle part vers les Etats-Unis et Thibon en tirera en 1947 un livre posthume de la grande philosophe, La pesanteur et la grâce. Alors, fasciste, Thibon ?

Il le faut bien, puisqu’il faut mettre Rabhi à terre. A l’époque où Rabhi fréquente Thibon, il est un fervent catholique, comme ce dernier. A-t-il épousé des idées d’extrême-droite pour autant ? Je ne le sais pas, je ne le crois pas, mais surtout Malet, qui se contente de l’insinuation, tellement commode, ne l’établit aucunement. Et c’est grave.

8ème manip : Malet, qui n’est pas né de la dernière pluie, cite à Rabhi les travaux d’André Gorz dans les années 70. J’ai toujours eu et je conserve un vif intérêt pour la pensée de Gorz, avec des réserves qui n’ont cessé de croître. Je suis presque certain que Pierre Rabhi n’a lu aucun des livres de Gorz, et il aurait été plus sain de le lui demander, ce que Malet n’a visiblement pas fait. Pour la raison simple qu’il tenait là une occasion en or – encore un clin d’œil au lecteur de gauche, décidément ! – de montrer le gouffre qu’il faut creuser autour de Rabhi. Car Gorz est infiniment présentable et si Rabhi l’envoie promener, répétant une fois encore son hostilité à la modernité – le nucléaire, le dérèglement climatique, la destruction des sols fertiles, ce n’est pas un peu et beaucoup la modernité ? – c’est parce qu’il ne fait vraiment pas partie de la famille.

Mais quelle famille ? En janvier 1968, Gorz a près de 45 ans et participe à un congrès culturel international à La Havane (Cuba). Le mojito, les cigares et les tapes dans le dos de Castro tombent comme à Gravelotte. Gorz y va d’un discours délirant d’enthousiasme pour le régime – qui emprisonne homos, marginaux et poètes, sans compter les opposants -, la voix cassée par l’émotion. Six mois plus tard, Castro applaudit des deux mains l’entrée dans Prague des trouves soviétiques. Gorz est donc un modèle de vertu et de clairvoyance ?

9ème manip : la question de la famille homosexuelle. Malet, on commence à être habitué, sème le doute et la confusion à partir d’une courte citation, décontextualisée bien sûr. Elle vise à fortement suggérer que Rabhi serait homophobe. Et l’on sait qu’à partir de là – fort justement selon moi -, le poil se hérisse. Car l’homophobie est bien sûr un racisme, et à ce titre une horreur. Mais relisons : Rabhi « considère comme dangereuse pour l’avenir de l’humanité la validation de la famille “homosexuelle”, alors que par définition, cette relation est inféconde ». Attaque-t-il si peu que ce soit les homos ? Non, il interroge au plan anthropologique une vision, et j’estime qu’il en a le droit. Certes, il exprime un préjugé, une inquiétude qui me paraissent discutables, mais il exerce un droit. Et Malet en fait une accusation. Contre Rabhi.

Idem pour la décisive question des relations entre les hommes et les femmes. Rabhi exprime une vision qui montre qu’il n’a pas été percuté – moi, je l’ai été dès 1971, et j’en suis heureux – par le mouvement féministe. Il n’a pas compris, dommage, mais ces mots, sauf à verser comme Malet dans un grossier idéologisme, n’ont rien de déshonorant. Si ?

Notons, au bas de l’avant-dernière colonne de la page 22 ce venimeux : « En plus de ses fréquentations vichysso-ardéchoises… ». On voit la perversité du propos, car Rabhi, vingt ans après la guerre, ne rencontre pas un vichyssois dans la personne de Thibon – voir supra -, mais un « grand prix de littérature » décerné en 1964 par l’Académie française. Et un ami du grand Lanza del Vasto. Quel rapport avec Vichy ?

10ème manip : le Burkina Faso et Maurice Freund. Il faut bien parler d’une humiliante – mais pour qui ? – mise en scène. Aussi bien, Malet aurait pu parler d’une aventure humaine exaltante où un enfant d’une oasis algérienne se tourne vers ses frères du Sud pour leur transmettre un précieux savoir. N’oublions pas que Pierre et Michèle Rabhi ont élevé cinq enfants sur une (très) maigre terre d’Ardèche, au moment où poussaient les banlieues et mouraient les paysans. N’importe qui peut comprendre que cette réussite économique, sociale, écologique et spirituelle a un sens. Mais Malet n’en parle pas.

Au contraire, il tente de ridiculiser, en extrayant des paroles prononcées par Freund, le compost si cher au cœur de Rabhi. On n’y trouve que plumes d’oiseau, tiges de mil, excréments de chameaux. Il n’y manque plus que la poudre de Perlimpinpin. Et tout cela, car martelons, martelons, il en restera bien quelque chose, parce que Rabhi veut une « revanche » sur la modernité. Sur quelle base repose ce jugement supposément de valeur ? Sur rien du tout. Rabhi, selon Malet, ne noue pas de fructueux échanges avec les paysans burkinabés, il les « initie au calendrier lunaire de la biodynamie ». Quel épouvantable personnage !

Dans une manœuvre désormais connue – souvenons-nous de Gorz -, Malet oppose le vieux Dumont, icône indiscutable, et Rabhi. Dumont, apparemment, détestait Rabhi et le traitait de charlatan, ce qui était bien son droit. J’ai connu et aimé Dumont, mais avec le regard de Malet, on l’aurait aisément classé dans la catégorie des hideux pétainistes. Car, voyez-vous, Dumont a directement servi Vichy et sa propagande en écrivant en 1942 et 1943, quand tant de juifs étaient raflés dans les rues de nos villes, des articles dans un journal antisémite, « La Terre Française ». On trouve sous la plume de Dumont le 30 mai 1942, tandis que le sort du monde se joue devant Stalingrad, ces mots désolants : « Les agriculteurs allemands nous observent, soyons fiers de notre renommée ; sachons leur montrer une agriculture progressiste, au courant des plus récentes techniques. »

Cette mauvaise action rend-elle Dumont infréquentable ? Ma réponse est évidemment non, mais il faut encore ajouter que Dumont aura été, bien au-delà de ses soixante ans, un productiviste patenté, un défenseur acharné des pesticides et des méthodes industrielles dans l’agriculture. Derechef, cela ne le rend pas criminel – quoique -, mais lorsqu’il s’en prend à Rabhi, il vaut mieux savoir cela. Ne sent-on pas à distance, dans les mots de Dumont choisis par Malet comme la pénible morgue du sachant – lui – en direction de l’autodidacte, Rabhi ?

11ème manip, à propos de Thomas Sankara, ce qui est un comble dans un journal comme Le Diplo. Malet ne dit rien du travail concret, acharné de Rabhi au Burkina. Car c’est bien joli de parler depuis un bureau climatisé, et ça l’est moins les pieds dans la terre recuite, à courber l’échine avec des paysans pauvres dont tout le monde se fout. Dont Malet ? Dont Malet, car sinon, il aurait au moins tenté de dresser un quelconque bilan des admirables opérations – limitées, mais admirables – lancées par Rabhi et quelques amis dans certains des pays les plus pauvres du monde.

Quant à Sankara, voici. Malet ne raconte rien des relations d’amitié nouées entre Rabhi et Sankara via Freund. Le président africain assassiné – peut-être par des forces spéciales pas si éloignées de nous – a envisagé un moment de nommer Pierre Rabhi ministre ! Or, dans la mythologie chère au Diplo, Sankara était non seulement un homme de fer, mais un révolutionnaire. Et figurez-vous que je suis d’accord ! Sankara était un homme d’exception qui manque et manquera à l’Afrique. Malet, d’ellipses en mots sournois, laisse entendre que Freund et Rabhi, tels deux voleurs, se sont enfuis du Burkina. En effet, « ils quittent précipitamment » le pays. Sauf que quitter le Burkina après le putsch de Compaoré, si favorable aux intérêts occidentaux, devrait en bonne logique apparaître au crédit de Rabhi. Et ce n’est pas le cas.

12ème manip. Sur la pauvreté. Malet a tant besoin de prouver qu’il s’emmêle péniblement les pieds dans sa démonstration. Il veut à toute force montrer que Rabhi récuse la protection sociale, qui serait un « luxe répréhensible ». Il le veut, mais ne le peut. Car voici ce que lui déclare Rabhi : « Beaucoup de gens bénéficient du secourisme social. Mais pour pouvoir secourir de plus en plus de gens, il faut produire des richesses. Va-t-on pouvoir l’assumer longtemps ? ». Quoi de plus évident, quoi de plus anodin ? Je défie quiconque d’y voir une mise en cause de la protection sociale. Mais Malet ne s’y trompe pas, qui estime contre l’évidence qu’un tel point de vue pourrait bien expliquer « l’indulgence envers les entreprises multinationales ».

Quant à l’opposition classique – Malet aurait pu lire Majid Rahnema, ami d’Ivan Illich, auteur de « Quand la misère chasse la pauvreté » – entre l’infernale misère et une pauvreté assumée collectivement, on voit bien qu’elle est totalement inconnue du journaliste.

C’est très fâcheux, car qui s’intéresse vraiment à la crise écologique planétaire sait forcément que pour des raisons physiques, bien avant d’être morales ou politiques, la pauvreté ou, pour reprendre l’expression de Rabhi, la « sobriété heureuse », est l’horizon indépassable de l’humanité. Si toutefois, comme moi, on veut éviter le recours à la barbarie.

13ème manip. Les Amanins. Ce domaine drômois est le résultat d’une rencontre fulgurante entre Michel Valentin, un industriel – de la plasturgie, qui plus est ! – et Pierre Rabhi. Et Valentin a en effet consacré des millions d’euros à cette œuvre collective. N’est-il pas merveilleux de voir que même un capitaliste peut modifier l’axe de sa vie, et consacrer son argent à l’avenir des hommes ? Malet fait ses comptes d’apothicaire et constate que « seulement » 80 % de la consommation du centre, qui accueille des milliers des visiteurs chaque année, est assurée par la production locale. Pour n’importe qui d’autre, ce serait le signe d’un grand succès, mais pas pour lui, qui insiste sur le passage, en douze ans, de 2300 bénévoles. Combien de temps sont-ils restés ? Un jour, une heure, dix ans ? Qu’ont-ils fait ? Le formidable mouvement mondial des Wwoofers – explicitement : « vivre et travailler dans des fermes biologiques » – ne méritait-il pas mieux que cet étrange rappel de la loi, c’est-à-dire que ses membres ne sont pas soumis aux cotisations sociales ? Le sous-entendu est limpide : on a à faire à un patronat de combat, qui profite d’une faille pour piétiner le code du travail.

Le projet des Amanins est critiquable et améliorable, mais pour l’attaquer, Malet cherche des critiques et n’en trouve qu’une qui dit, tout en exonérant Rabhi, qu’elle a vu des gens claquer la porte en se plaignant d’être « exploités ». Malet peut-il citer un lieu de passage et de vie, donc de pouvoir, d’argent et de rivalités, où de telles déceptions sont inconnues ? Pour son info, je lui dirai connaître des contributeurs réguliers du Diplo qui assassinent autour d’un verre les mœurs parfois bien curieuses du grand mensuel. Je le dis, je le jure.

N’importe. Le but est évidemment de faire accroire qu’une bande d’assoiffés – de pouvoir et d’argent, pardi – font tourner une affaire commerciale à leur profit. Je serais néanmoins curieux de connaître dans le détail les liens entre les Colibris et le réseau ETW, et je serais preneur d’informations de qualité, même si elles sont désagréables, et elles peuvent l’être. Mais le propos filandreux de Malet sur ce sujet nous en éloigne : tout ce qui l’intéresse est de pouvoir accoler le mot gourou à celui de Rabhi. Le lecteur pressé du Diplo, et tous ou presque le sont, gardera à l’esprit que Rabhi, Steiner, les gourous indiens et l’exploitation de jeunes victimes sans défense, c’est tout un. Madre de Dios.

14ème manip, qui n’en est pas (tout à fait) une. Ouf, je sauve les meubles en signalant que j’ai appris des choses dans les derniers paragraphes. Et j’ajoute sans gêne que ces faits me dérangent. Je suis en effet pour la destruction des transnationales, dont je vois, dont je sais qu’elles aggravent chaque jour qui passe la crise écologique planétaire. Telle est leur nature profonde, comme le scorpion de la fable. Je trouve donc désolants les rencontres de Pierre Rabhi avec des gens de Carrefour et de McDo. Connaissant le zèbre, je suis bien certain qu’il ne voit pas bien, poussé par une galaxie Rabhi qui le dépasse, les conséquences de ces échanges. Cela dit, je ne lui cherche pas d’excuse, et comme tout le monde, il est responsable de ses actes.

Mais ne faut-il pas aller au-delà ? Les grands patrons qui viennent le voir me font penser à ceux qui croyaient guérir des écrouelles en obtenant le passage de mains royales sur leur cou. Mettez-vous à leur place ! Si la plupart sont de parfaits imbéciles, tout occupés à leur cupidité et à leurs éternelles luttes de pouvoir, certains ont fatalement une sensibilité singulière. Pourquoi ne pas appeler cela une âme ? Bien qu’incapables de changer leur être profond, le contact direct avec Rabhi doit sûrement calmer en eux cette douleur existentielle que chaque humain réellement humain ne peut que ressentir face au désastre en cours.

Puis, de vous à moi, deux noms : Badiou et Cordier. Le premier, Alain, est bien connu et souvent apprécié des lecteurs du Diplo. Il continue à soutenir l’aventure infernale de la Chine maoïste, exemple sans pareille d’une manipulation et d’une domination meurtrière sur un peuple entier. Lui, qui incarne le pire de la politique, aurait donc droit de cité, car il entre dans le cadre.

Le second, Daniel, a écrit le fulgurant Alias Caracalla, dans lequel il montre comment un jeune crétin monarchiste, antisémite peut devenir un héros du combat antifasciste. Et ce devrait donner quelque idée à Malet, car si l’on ne donne pas sa chance au patron de Danone – l’individu, pas le groupe industriel -, au nom de quelle logique folle laisse-t-on pérorer des anciens staliniens, si nombreux autour du Diplo, voire des représentants d’un parti communiste français qui, n’ayant pas qu’on sache changé de nom, assume donc en totalité l’histoire sordide du mouvement stalinien ?

Mieux, si l’on veut : la période comprise entre 1941 et 1947 n’a-t-elle pas vu éclore en France une union nationale – staliniens, sociaux-démocrates, gaullistes éventuellement chrétiens – pour cause de grande tragédie ? N’est-ce pas cette union nationale-là qui aura permis au passage l’écriture du magnifique programme du Conseil national de la résistance (CNR) ? Faut-il rappeler à Malet le cas Marcel Dassault ? Celui qui allait devenir le Dassault des avions militaires et des tueries lointaines mais certaines, a été conduit au camp de Buchenwald à l’été de 1944, et a été sauvé de la mort par l’appareil communiste stalinien qui tenait l’administration du camp. Et singulièrement par Marcel Paul, qui deviendrait ministre du général de Gaulle en 1945. Au nom précisément de l’union nationale avec les capitalistes n’ayant pas défendu Vichy et l’envahisseur. Dites-moi donc, M. Malet, tenez-vous la crise écologique globale, qui menace de dislocation les sociétés humaines, pour moins importante que le terrible conflit de 1939-1945 ? Et ne faut-il pas chercher des alliés et des amis aussi loin qu’il sera nécessaire ?

En vérité, cela ne tient pas debout. Les capitalistes reçus par Rabhi ont-ils reçu quelque chose ? Peuvent-ils arborer un certificat de bonne conduite signé par lui ? Lui ont-ils payé une villa aux Canaries ou à Majorque, lui ont-ils ouvert un compte aux îles Caïman ? Aux dernières nouvelles, non. Ces capitalistes-là sont venus expier, par une pénitence nouvelle manière, quelques-uns de leurs méfaits. Qu’ils croient.

Ce qui est drôle, dans une certaine mesure, c’est que les bolcheviques chers au cœur du Diplo – et de Malet ? je ne sais – n’ont jamais hésité, eux, à traiter avec des capitalistes russes. L’un de leurs congrès, à Londres me semble-t-il – un lecteur voudra-t-il m’éclairer ? -, qui s’est tenu bien avant la Première Guerre mondiale, a bel et bien été financé par un industriel ! Et à ce compte-là, qu’aurait pensé de Marx et Engels un Malet du 19ème siècle ? Autant vous le dire, Engels était riche, car son père possédait une transnationale du textile, avec des intérêts en Allemagne et jusqu’à Manchester, en Angleterre.

Faut-il vous faire un dessin ? Le textile en 1850, le travail des gosses, l’air infect des ateliers, les journées de 10 ou 12 ou 14 heures. Engels a vécu de cela et, mieux, est allé travailler pour son père dans une de ses filatures anglaises, pour aider matériellement Marx. Sans surexploitation des ouvrières anglaises et allemandes, pas d’Engels. Et sans l’argent d’Engels, pas de Marx au sens où on l’entend aujourd’hui. Marx n’a jamais voulu s’abaisser à chercher un emploi et il aura vécu des dizaines d’années en étant un homme entretenu. C’est un fait, tout comme Le Capital doit beaucoup aux poumons crevés des prolétaires de papa Engels.

La France est sans doute l’un des pays les plus marqués par la si sombre histoire du stalinisme. Hors les pays staliniens ou néostaliniens, bien entendu. Pendant des dizaines d’années, le mensonge a régné dans des parties importantes de notre société. Qu’on songe aux procès de Moscou, à la famine en Ukraine, au Goulag, aux médecins juifs de Staline, à la « science prolétarienne » de Lyssenko, aux émeutes d’Allemagne de l’Est, aux révoltes polonaise, hongroise, tchécoslovaque, aux aveux extorqués à Padilla ou aux Ochoa, au petit Livre rouge, aux Khmers rouges, à l’Angola du MPLA, au Mozambique du Frelimo, à la Guinée Bissau, au Portugal de l’été 1975, au sort de Barbé et Célor, de Boris Souvarine, d’Auguste Lecoeur, de Charles Tillon, de Laurent Casanova, de Marcel Servin, de tant d’innombrables autres.

La sphère des intellectuels – dans laquelle le Diplo joue un rôle certain – n’a pas échappé à la fabrication industrielle du faux. En réalité, sans la participation massive de journalistes et publicistes, d’instituteurs et professeurs, de médecins, d’écrivains, le stalinisme à la française n’aurait pu prospérer.

Il en reste de pesantes traces, ce qui n’a rien d’étonnant. Car ce passé maudit n’a nullement été purgé. Il est possible, admis, et même encensé qu’un partisan de l’empire totalitaire chinois – Badiou – s’exprime au grand jour. Tous ceux qui ont défendu les divers totalitarismes, de l’Union soviétique à Cuba, gardent leur belle santé et n’estiment, au-delà de larmes de crocodiles, n’avoir aucun compte à rendre à la vérité et à la justice.

Je dis, j’affirme qu’il existe en France un stalinisme culturel diffus, qui continue d’impressionner son monde. Du haut d’un Olympe certes rétréci, du haut d’idées qui ont surtout fait la preuve de leur toxicité, des « révolutionnaires » autoproclamés continuent de distinguer pour leurs dupes le bien et le mal. Le Diplo est leur maître à tous, qui a promu depuis sa création en 1954 toutes les causes dites « progressistes ». Ce qui va fort loin, car sans entrer dans le détail, ce journal aura défendu à sa manière et l’Union soviétique et la Chine maoïste. Et ne parlons pas de tous les autres, jusqu’au Nicaragua sandiniste du despote Ortega.

Au total, les régimes défendus au fil des décennies par Le Diplo ont fait des millions de victimes, mais cela ne compte pas. Le « progressisme », cette invention si commode, qui pense que le destin des hommes est linéaire, des ténèbres à la lumière, domine encore et toujours leur misère intellectuelle. Or la vie des humains est d’une complexité qui repousse toujours plus loin la compréhension qu’on en a. Et les idées nouvelles passent au travers des interstices où l’air pur lui-même ne parvient que rarement.

Il reste et il demeurera pour moi que Jean-Baptiste Malet et Le Monde Diplomatique ont commis ensemble une mauvaise action contre un homme qui ne méritait pas cela. Pierre Rabhi a ses limites, ses contradictions et ses défauts, ce qui n’étonnera personne. Mais tel qu’il est, il appartient à la très vaillante race des prophètes. Qui montrent par l’exemple de leur vie qu’il est possible de bâtir autre chose. Et selon moi, ce quelque chose que nous apporte à tous Rabhi, et même à Malet à son corps défendant, c’est l’espoir. L’espoir d’un monde où la solidarité, la coopération, l’amour de la nature et des bêtes, la pauvreté digne auront triomphé de la domination de quelques-uns sur tous.