Archives mensuelles : mars 2011

Visite à l’Assemblée nationale (sur les gaz de schistes)

Comme à l’habitude en ce moment, pas le temps. Un mot toutefois concernant mon audition à l’Assemblée nationale, dans le cadre d’une mission d’information menée par le député UMP François-Michel Gonnot (Oise) et le député socialiste Philippe Martin (Gers). On arrive au 101 rue de l’Université, à Paris, et l’on se retrouve comme dans une salle d’embarquement aéroportuaire, avec portique de sécurité et tapis roulant envoyant ses rayons X dans mon pauvre sac à dos. Attention, ça ne plaisante pas. J’ai failli devoir enlever mes chaussures, dont le bout métallique faisait sonner les alarmes. Et puis non.

Ensuite, on laisse sa carte d’identité, on se pose un badge sur la chemise, et l’on part dans un périple labyrinthique qui mène en fait au 95 rue de l’Université. Mais pas question d’entrer par là. On peut sortir du 95, mais pas y entrer. On m’a gentiment fait patienter dans un « salon d’accueil » confortable, où j’ai failli fermer l’œil. Mais juste avant la fermeture des écoutilles, un administrateur de l’Assemblée – j’espère ne pas me tromper sur son statut, d’autant qu’il a été charmant – est entré et m’a conduit dans un bureau voisin où j’ai serré la main de nos deux élus. Je ne ferai pas d’autres commentaires sur leurs personnes, disons simplement que j’étais attentif aux mouvements de l’air.

Monsieur l’administrateur, qui aide au travail de la mission, était lui aussi présent, et m’a d’ailleurs posé deux ou trois questions. Pour le reste, disons que j’ai entendu (presque) exclusivement Philippe Martin. De mon côté, j’ai balancé calmement, mais sans me censurer, ce que je sais de l’aventure industrielle des gaz de schistes. Les liens entre le clan Bush et l’industrie pétrolière et gazière du Texas, qui expliquent pour une part le nombre effarant de puits en activité là-bas, soit plus de 500 000 pour les seuls gaz de schistes.

J’ai ensuite abondamment parlé du rôle historique et très politique du corps des ingénieurs des Mines dans la définition de la politique énergétique de la France. J’ai enfin pointé la proximité extrême de notre président, Nicolas Sarkozy, avec deux acteurs majeurs – côté industrie – du dossier, Albert Frère et Paul Desmarais. Je ne jurerais pas que tout le monde était aux anges. Voilà. Après, je suis reparti, et le temps était humide rue de l’Université. Je me suis demandé si la pluie de Paris contenait des microparticules d’iode 131 venues du Japon. J’ai pensé que oui. Et j’ai foncé au métro.

Sur mon livre, sur la télé, sur les gaz de schistes

Pause, et nouvelles de mon livre Qui a tué l’écologie ? Il se vend. Il a été réimprimé. J’ai enregistré une heure de l’émission Ligne Jaune, produite par le site de Daniel Schneiderman, Arrêt sur image. Étaient présentes, côté invités, deux personnes que j’apprécie, la sénatrice d’Europe-Écologie Marie-Christine Blandin, et la porte-parole du réseau Sortir du Nucléaire, Charlotte Mijeon. Ceux que j’attaque durement dans mon livre – le WWF, Greenpeace, la fondation Nicolas Hulot et France Nature Environnement (FNE) – ont tous refusé de débattre avec moi. C’est étrange, mais c’est logique. Ils espèrent que tout rentrera bientôt dans l’ordre, et que mon livre sera oublié. Peut-être ont-ils raison, peut-être tort. On verra bien. Un mot sur Guy Birenbaum, maître de séance. Comme pour mon livre précédent, Bidoche, il a été un hôte parfait.

Ensuite, j’ai filé au Fouquet’s. Oui. Moi. Là où Sarkozy a fêté son élection. Je devais participer à un débat sur des télés du Net – Terre tv et Néoplanète -, en face de Teddy Follenfant, défenseur de ce que je pourfends le plus : le « développement durable ». Ce qui est fâcheux en la circonstance : Teddy Follenfant m’est très sympathique. Je ne partage absolument pas son point de vue, mais il m’est sacrément sympathique. Où étions-nous ? Salon James Joyce. Je le jure. James Joyce.

Demain, je suis auditionné par l’Assemblée nationale au sujet des gaz de schistes. Je dirai ce que je sais. La mainmise des ingénieurs des Mines sur ce dossier clé, et la proximité de Nicolas Sarkozy, à travers ses grands amis Paul Desmarais et Albert Frère. Le soir, vers 23 heures, je dois passer en direct dans l’émission de Frédéric Taddéi, Ce soir ou jamais, sur France 3. Chaque jour suffit sa peine. Je me couche.

 PS : on trouvera ci-dessous une recension de mon livre signée Bernard Langlois. Je me suis énormément engueulé avec lui lorsque je travaillais pour Politis, dont il est le principal fondateur. Le temps a passé. Et je suis très heureux des mots qui suivent. Qu’il sache – et il le sait – que je l’en remercie vivement.

mardi 29 mars 2011 à 11:53

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Il y a écolos …

par Bernard Langlois

… et écolos !

Dans un récent billet, le talentueux Yéti en appelle à l’union du Front de gauche et d’Europe-Ecologie-Les-Verts (dont on note au passage, concernant ces derniers, qu’ils n’ont pas même été capables de se mettre d’accord sur une raison sociale, ce qui donne cet alliage patronymique ridicule …), union qui en ferait, selon lui et l’analyse qu’il fait des résultats des dernières cantonales, la deuxième force politique juste derrière le PS et avant le FN et l’UMP.

Ce qui n’est pour le moment qu’un vœu pieux (et probablement destiné à le rester) suppose plus d’accointances qu’il n’en existe entre les deux formations (qui sont aussi déjà deux alliances) et le Yéti a l’œcuménisme généreux. Je ne lui en veut pas : j’ai cru aussi assez longtemps que ce genre de choses était possible, on appelait ça « la belle alliance » : rouge-rose-verte.

Je n’y crois plus. Car entre un PCF resté très largement productiviste (et nucléariste), le très républicain et anti-européen [1] Parti de Gauche, et le magma écologiste cornaqué par Cohn-Bendit, où les européistes les plus ardents côtoient des alter-mondialistes convaincus, et qui se rallierait volontiers à une candidature de Nicolas Hulot, lequel accommode sans vergogne ses opinions écologistes à une sauce capitaliste et libérale au sein de sa fondation, — entre tous ces gens-là, cher Yéti, il y a tout de même un peu trop de différences pour que le plat soit goûteux.

Du reste, comme tu sais, les militants verts vraiment de gauche ont déjà rallié Mélenchon, derrière Martine Billard, devenu la vice-présidente du PG.

Il y a en effet écolos et écolos.

Deux livres récents en témoignent :

D’abord (par ordre de parution),

— le dernier essai d’Hervé Kempf, l’excellent et radical spécialiste du Monde. Après Comment les Riches détruisent la planète, et Sortez du capitalisme, Kempf creuse son sillon et dénonce cet entre-deux où nous sommes (dans le monde occidental et en France notamment) qui n’est plus la démocratie, si pas encore tout à fait la dictature, et qu’il nomme l’oligarchie (on pourrait aussi bien dire la ploutocratie). Et il décrit trois choix politiques possibles, trois scénarios du futur : « Oligarchique, de gauche productiviste, écologiste. Les deux premiers scénarios sont croissancistes, c’est à dire adhérent à l’idéologie selon laquelle la croissance économique améliore la situation générale. » Cette idéologie-là est une impasse, qu’elle soit de gauche ou de droite et conduit le monde à sa perte. Pour imaginer une troisième voie, Lisez L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie [2] .

Ensuite (il vient juste de sortir) et pour être vraiment déniaisé (et tant pis pour les optimistes, même si l’auteur se croit tenu de conclure par « un cri d’espoir » …) !), il faut lire le petit dernier de Fabrice Nicolino (après Pesticides et Bidoche) où il tire sur tout ce qui bouge et dézingue à peu près tout ce qui a pignon sur la rue Ecologie : Boorlo et affidés bien sûr, et son Grenelle, Hulot et son pacte attrape-tout, les politiques de EELV, évidemment, à qui il ne consacre que quelques lignes cinglantes (« Queue de comète du mouvement de 68, hédonistes petits-bourgeois, indifférent en fait aux peuples du Sud, ce parti n’a aucune chance de nous aider à affronter la crise écologique planétaire. ») , mais, de façon plus surprenante, les grandes associations comme WWF, Greenpeace et France Nature Environnement (FNE), qui comptent certes des militants sincères, mais dont les dirigeants, notabilisés, compromis, parfois même coupables de liens très douteux, lui semblent perdus pour la cause … La marque de fabrique de Nicolino : une enquête fouillée et une plume trempée dans le vitriol. Lisez Qui a tué l’écologie ? [3]

Tout ça étant écrit avant Fukushima …

A votre bonne santé, et vive le printemps qui perce !

Notes

[1] Je sais : le terme est impropre, car on peut être pour une forme d’Europe différente de celle qui nous est imposée par le Marché.

[2] Seuil, 160 p., 14 euros.

[3] LLL, Les Liens qui Libèrent, 297 p. 20, 50 euros.

George Monbiot se déshonore (sur le nucléaire)

J’aurais aimé me passer de ce papier-ci, mais c’est impossible. J’ai à de nombreuses reprises attiré votre attention sur l’éditorialiste du journal britannique The Guardian, George Monbiot. Il est brillant, batailleur, et il était écologiste. Si je dois utiliser l’imparfait, c’est à cause d’un article paru le 21 mars (ici) dans lequel Monbiot annonce son spectaculaire ralliement à l’énergie nucléaire. J’ai été tenté de traduire ce texte pour vous, mais ayant commencé, j’ai réalisé que je n’en aurais pas le temps. Car ce dernier me manque. Je vous livre donc une version non complète, glanée sur le Net, mais dont j’ai pu apprécier la qualité. Les parties négligées sont secondaires. Voici donc le texte de Monbiot, déplorable à tous égards. En deux coups de cuiller à pot, sans autre argument que la fantaisie de l’auteur, il va semer un trouble profond chez les lecteurs de ce journaliste talentueux. Pour vous dire ma vérité toute simple, Monbiot me fait honte.

Why Fukushima made me stop worrying and love nuclear power

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que les événements au Japon ont modifié la vision que j’avais de l’énergie nucléaire. Mais vous risquez d’être surpris par le changement en question. A la suite de la catastrophe de Fukushima, je ne suis plus neutre vis-à-vis du nucléaire. J’en suis un partisan.

Une vieille centrale pourrie dotée d’une sécurité inadaptée a été frappée par un séisme monstrueux et un violent tsunami. Elle s’est retrouvée privée d’électricité, ce qui a mis le système de refroidissement hors service. Les réacteurs ont commencé à exploser et à entrer en fusion.
Ce désastre a révélé au grand jour le résultat d’une conception défaillante et d’économies réalisées à la va-vite. Pourtant, pour ce que l’on en sait, personne n’a encore été victime d’une dose mortelle de radiations. Des écologistes ont grossièrement exagéré les dangers de pollution radioactive. Si d’autres formes de production de l’énergie ne causaient pas de dégâts, l’impact de Fukushima serait plus fort. Mais l’énergie, c’est comme les médicaments : s’il n’y a pas d’effets secondaires, il y a de grandes chances que ça ne marche pas.

Les énergies renouvelables dégradent le paysage

Comme la plupart des écologistes, je suis en faveur d’un développement sans précédent des énergies renouvelables. Mais je peux comprendre de quoi se plaignent leurs adversaires. Il n’y a pas que les éoliennes qui inquiètent les gens, mais aussi les nouvelles connexions au réseau (les pylônes et les câbles d’alimentation). Plus la proportion que représente l’électricité renouvelable augmentera, plus il faudra de systèmes de stockage pour que l’on puisse continuer à s’éclairer. Comme d’autres, j’ai appelé à ce que les énergies renouvelables servent à la fois à remplacer l’électricité produite grâce aux combustibles fossiles et à augmenter le volume de production, afin de supplanter le pétrole utilisé pour les transports et le gaz de chauffage. Mais faut-il également que nous exigions qu’elles se substituent à la capacité nucléaire actuelle ? Plus nous imposerons de missions aux énergies renouvelables, plus leur impact sera grand sur le paysage, plus il sera difficile de convaincre l’opinion publique.

Peu de rendement des capteurs solaires

Sous nos latitudes, la production d’énergie ambiante à petite échelle est une perte de temps. La production d’énergie solaire au Royaume-Uni implique un gaspillage spectaculaire de ressources déjà rares. Elle est d’une inefficacité désespérante et ne parvient que misérablement à satisfaire la demande. L’énergie éolienne est plus ou moins sans intérêt dans les zones peuplées. Cela tient en partie au fait que nous nous sommes installés dans des endroits abrités du vent ; en partie au fait que les turbulences engendrées par les bâtiments interfèrent avec l’écoulement de l’air et perturbent le mécanisme. Et avec quoi ferions-nous tourner nos filatures, nos fours à briques, nos hauts-fourneaux et nos chemins de fer électriques — pour ne rien dire de technologies industrielles avancées ? Des panneaux solaires sur les toits ?

C’est quand on s’intéresse aux besoins de l’ensemble de l’économie que l’on cesse d’être amoureux du principe de la production locale. Un réseau national (ou, mieux encore, international) est une condition indispensable à une alimentation en énergie essentiellement renouvelable.
Le nucléaire préférable aux énergies vertes. Même avec une population nettement moindre que celle d’aujourd’hui, les produits manufacturés, dans une économie agricole, étaient réservés à une élite. Une production énergétique 100 % verte — décentralisée, fondée sur les produits de la terre — serait bien plus dommageable pour l’humanité qu’une fusion du cœur d’un réacteur nucléaire.

Mais la source d’énergie à laquelle vont revenir la plupart des économies si elles renoncent au nucléaire, ce n’est pas le bois, l’eau, le vent ou le soleil, mais les carburants fossiles. A tout point de vue (changement climatique, impact des mines, pollution locale, dommages et morts liés à l’industrie, et même émissions radioactives), le charbon est cent fois pire que l’énergie nucléaire. Avec l’expansion de la production de gaz de schiste, l’extraction du gaz naturel devient tout aussi dommageable.

Je n’en exècre pas moins les menteurs qui s’occupent de nucléaire. Oui, je préférerais que tout le secteur cesse ses activités s’il existait des solutions de rechange sans danger. Toutes les technologies énergétiques ont un coût ; l’absence de technologies énergétiques également. L’énergie atomique vient d’être mise à très rude épreuve, et l’impact sur la population et sur la planète a été limité. La crise de Fukushima a fait de moi un partisan de l’énergie nucléaire.

Pourquoi cette indolence française (sur le nucléaire) ?

Il y a de quoi avoir honte, et se cacher. À Rome, capitale d’un pays qui se passe de nucléaire, où règne l’archibouffon Berlusconi, 300 000 personnes contre l’industrie de l’atome (ici, en italien). Il est vrai que l’Italie que j’aime peut réunir 100 000 personnes dans les rues à l’occasion d’un« simple » anniversaire de Tchernobyl, quand nous préférons, nous les donneurs de leçons, oublier la date, et passer plus vitre aux choses sérieuses, comme les élections cantonales. En Allemagne, idem (ici) : des centaines de milliers de révoltés ont parcouru les rues du pays, et au passage infligé une défaite historique au responsable politique qui semblait le plus proche du lobby. En l’occurrence Angela Merkel, qui vient de perdre un fief électoral de droite, décisif : le Bade Wurtemberg.

Ainsi donc, sur notre flanc Est comme sur nos frontières du sud-est, le peuple est contre. Radicalement contre une industrie qui nous menace directement de mort. Mais en France, non. Étrange, non ? Étrange, je confirme. Il nous manque un livre – je ne suis pas candidat, je le dis et je le proclame – qui raconte comment l’industrie nucléaire a pris le pouvoir en France, comment elle s’y maintient, grâce à quels soutiens politiques. Ce livre idéal raconterait également la façon dont le mouvement antinucléaire a été cassé chez nous après l’affreuse manifestation de Malville, à l’été 1977, au cours de laquelle Vital Michalon a été tué par la police.

Côté lobby politique, je ne vous surprendrai guère en écrivant que les socialistes tout comme l’UMP au pouvoir sont les porte-parole militants de l’atome. Notre président Sarkozy est, nul ne l’ignore, un VRP d’EDF et d’Areva, prêt – du moins avant l’horreur de Fukushima – à vendre des réacteurs à tout semblant d’État en faisant la demande, Kadhafi compris bien sûr. Mais côté socialistes, ce n’est pas mieux. J’ai écrit plusieurs fois, parfois ici-même, que DSK a été un lobbyiste stipendié d’EDF après 1993, chargé par notre électricien nucléaire de vendre notre industrie en Allemagne, auprès de ses amis du SPD, très rétifs à l’idée de bâtir des centrales nucléaires. La gauche et la droite pareilles ? J’allais le dire. Les restes pitoyables du défunt colosse stalinien – le PCF – sont eux-mêmes couchés devant la surpuissante industrie atomique.

Comment tout cela a-t-il commencé ? Je vous mets ci-dessous un article paru la semaine passée dans Charlie-Hebdo, sous ma plume. Vous comprendrez mieux, du moins je l’espère. Voici :

« Cette histoire est pleine de bruit et de fureur, mais elle a un sens évident : il n’y a jamais eu le moindre débat. Le nucléaire a été pensé à l’intérieur d’un tout petit groupe d’ingénieurs des Mines, ivres de pouvoir, convaincus d’incarner la France, décidés à restaurer sa soi-disant grandeur. L’affaire commence à la Libération, quand tout le monde claque des dents. De froid et de faim. Un type stupéfiant d’arrogance surgit des décombres de la guerre : Pierre Guillaumat.

» Ingénieur ou espion ? Les deux, mon capitaine. Cet ingénieur des Mines fait la guerre dans le service de renseignement gaulliste, le BCRA. Et devient en 1944 – il a trente-cinq ans – , directeur des Carburants, poste stratégique s’il en est. En 1951, comme il a compris où se trouve la puissance, il est administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), épuré de ses communistes, notamment Joliot-Curie. C’est le début de la grande fête à Neu-Neu : Guillaumat supervise l’assemblage de la première bombe atomique française, celle de 1960. De Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, et Guillaumat a désormais des ailes. Il devient ministre des Armées, puis ministre délégué à l’énergie atomique, puis patron d’EDF pour la seconde fois – en 1965 -, puis premier président d’Elf en 1967, sur fond de goûteuse Françafrique. Guillaumat ? Lisez donc ce morceau de bravoure : « [Guillaumat] exige impitoyablement de ses collaborateurs exactitude, efficacité, rapidité, ténacité et discrétion. “C’est une machine qui ne se dérègle jamais”, déclare un collègue. C’est un organisateur né qui exerce son pouvoir sans plus de crainte que de doute. Il n’accepte aucun compromis, ne demande aucun conseil, ne recherche aucune popularité, n’éprouve aucun besoin de rendre compte de ses actes – pas plus en privé qu’en public » (1).

» Pour le même prix ou presque, faisons entrer en scène André Giraud. C’est un clone de Guillaumat, né 16 ans après lui, en 1925. Ingénieur des Mines comme lui, patriotard comme lui, il se fixe un objectif grandiose : fabriquer avec ses mimines une « Shell de l’atome ». Oui, en 1970, Shell est la référence absolue. Ce type et tous ses gentils camarades promettent aux politiques éblouis de faire de la France une « Arabie saoudite » du nucléaire. Giraud sera ministre de l’Industrie sous Giscard et ministre de la Défense sous Chirac, en 1986. Mais aussi, car on ne se refuse rien, tantôt patron de l’Institut français du pétrole (IFP), tantôt patron du CEA ou de la défunte Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema).

» Ajoutons à ces héros, pour faire bon poids, deux autres ingénieurs des Mines, seconds rôles très efficaces. Le premier, Michel Pecqueur, né en 1931, a fait l’essentiel de sa carrière au CEA, où il a par exemple occupé le poste de « directeur de l’enrichissement de l’uranium », ce qui pose son homme. En fin de carrière, de 1983 à 1989, Pecqueur a également été le président d’Elf Aquitaine, barbouzes incluses.

» Le dernier de cette « bande des Quatre » s’appelle Georges Besse, né en 1927 et tué par un commando d’Action Directe en 1986. Ce n’est pas insulter le mort que de rappeler qu’il fut le fondateur et président en 1973 d’un groupe européen d’enrichissement du nucléaire, Eurodif, qui joua un rôle central dans la vente de nucléaire militaire à des pays comme l’Iran du Shah ou l’Irak de Saddam. Sur fond de secrets d’État.

» Le lancement du vrai programme électronucléaire de la France – 58 réacteurs aujourd’hui – devra attendre 1974. Le prix du pétrole ayant été multiplié par quatre entre octobre 1973 et janvier 1974, l’occase est trop belle pour les ingénieurs des Mines, qui promettent l’indépendance énergétique par le nucléaire. Comme Pompidou, alors président, est mourant, la décision atterrit dans les mains de Pierre Messmer, Premier ministre. On peut penser qu’il n’a pas été difficile à convaincre, car Messmer avait été ministre de la Défense entre 1960 – juste après Guillaumat – et 1969. Et à ce titre, avait supervisé les essais nucléaires aériens menés en Algérie, qui ont irradié aussi bien des soldats français que les bédouins du désert. Le 3 mars 1974, il signe pour 13 centrales, qui annoncent toutes les autres.

» Un mot sur Guillaumat, cette pénétrante intelligence. Sous sa direction, Elf refile entre 1975 et 1978 un milliard de francs de l’époque à deux escrocs, dont l’un, Aldo Bonassoli, prétendait pouvoir repérer un gisement de pétrole depuis un avion. Ce qu’on a appelé « Les avions renifleurs », c’est Guillaumat. Le nucléaire, c’est Guillaumat, plus l’armée, plus le secret. On se sent tout de suite mieux ».

(1) Les barons de l’atome, Peter Pringle et James Spigelman (Le Seuil, 1982)

Je reprends le propos en direct, pour quelques phrases. Ce que montre le désastre japonais, c’est que le secret, l’intérêt privé et le délire des grands ingénieurs, « fusionnant » comme le font désormais les réacteurs, mènent ensemble au pire, qui est le crime de masse, inexpiable. Le même phénomène est à l’œuvre en France, d’évidence. La menace est patente. Chaque jour qui passe montre que le lobby nucléaire japonais a menti, ment et mentira à la société, car tel est son destin. Donc le nôtre. Car nous avons exactement le même assemblage chez nous. Pour quelques semaines, guère plus selon moi, notre lobby du nucléaire est sur la défensive, et cherche des mots, moins sûrement des actes, pour continuer d’enfumer le monde jusqu’à la fin des temps, qui pourrait être plus précoce qu’attendu.

Imaginez-vous ? Sous la pression, Sarkozy envisage la fermeture de centrales anciennes qu’on nous promettait plus sûres que le lever du soleil chaque matin. Pour les nucléocrates, l’heure est simplement grave. Or nous nous comportons comme des nains. Ces derniers me pardonneront, car je ne les vise évidemment pas. J’utilise, à la paresseuse, un mot convenu qui signifie que nous ne nous plaçons pas à la bonne hauteur. Pour la première fois en quarante ans d’existence de cette industrie mortifère, nous avons – nous aurions – la chance de faire reculer le lobby. De lui infliger une vive blessure. Dont il se remettrait, mais mal. Au lieu de quoi, quelques criaillements dans les airs, qui seront bientôt remplacés par le silence complice.

Encore une fois, les explications sur le silence français sont nombreuses. À côté d’une faiblesse intrinsèque, endogène du mouvement antinucléaire, il faut ajouter des causes que personne n’ a la moindre envie d’entendre ou de considérer. Par exemple le rôle des services de l’État dans ce qu’on pourrait appeler un affaiblissement organisé, accompli pour l’essentiel il y a trente-cinq ans. Cette histoire n’a jamais été écrite et ne le sera probablement jamais. En tout cas, il est sûr que je ne me lancerai jamais dans cette aventure, car je crois – à tort ou à raison – que la société française n’a aucune envie véritable de savoir à quelle sauce elle est en fait digérée. Cela peut changer ? Peut-être. Peut-être. Que se lèvent donc des amateurs.

Moi, parmi tant d’autres mystères, je constate que jamais aucun mouvement d’opinion n’a seulement tenté d’interroger la présence de sous-marins nucléaires militaires – dotés donc de réacteurs – dans ou à proximité d’agglomérations humaines comme Cherbourg, Brest ou Toulon. Nul n’a lancé la moindre action d’envergure sur les rejets de tritium pourtant certains effectués par le centre militaire d’assemblage de la bombe, à Valduc (Côtes d’Or). Bref, nous couvrons. Nous approuvons, inutile de se mentir.

Que faire ? Dans l’immédiat, pas grand-chose. Mais n’oublions pas le 26 avril prochain, vingt-cinquième anniversaire du cauchemar de Tchnernobyl. Dans une France normalement constituée, cet événement hautement symbolique serait préparé dans des dizaines de comités locaux, et s’achèverait sur une manifestation monstre devant le ministère de l’Énergie de ce si cher Éric Besson. Dans la France réelle de 2011, malgré les leçons si flagrantes venues du Japon, je redoute le fiasco. Qui n’est jamais tout à fait sûr. Il nous reste un mois.