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Les jolis flocons de la tour Montparnasse

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 21 novembre 2013

Le symbole lourdingue des années Pompidou recrache de l’amiante dans les poumons. La tour Montparnasse est sous enquête judiciaire, et court le risque d’être évacuée pendant des années. Mais qui paiera la note ?

L’incroyable bordel de l’amiante. Le dernier rebondissement est dans le droit fil d’un siècle de scandale complet : la justice enquête sur la tour Montparnasse, un monstre de 150 000 tonnes planté à l’emplacement de la vieille gare du même nom.

La tour est un condensé de ce que les vieilles barbes appellent le gaullisme immobilier. Un mélange de combines et de foi grotesque dans le béton et le gigantisme. Malraux, ministre de la Culture – si -, accorde le permis de construire en 1968 – si -, et l’année suivante, Pompidou-président annonce que la tour sera dotée d’un somptueux centre commercial. En 1973, inauguration et vivats. New York sera bientôt ridiculisé par 10, 100, 1 000 tours Montparnasse. La première a  210 mètres de haut, compte 59 étages, 56 piliers en béton armé s’enfonçant à 70 mètres sous terre, et elle est farcie jusqu’à la gueule d’amiante, comme d’innombrables lieux publics et privés de son époque.

Or l’amiante se dégrade, or les flocages de jadis se font la malle, or les fibres délétères volettent dans l’air, sous le pif des 5 000 salariés permanents de la tour et du million de visiteurs annuels. Monter sur le toit, c’est fun, surtout pour les poumons. Bien sûr, le syndicat des copropriétaires jure qu’il n’y a aucun problème, que tout est sous contrôle. Hum. Racontons l’histoire telle qu’elle s’est déroulée, cela ne peut pas faire de mal.

Le 13 mars 2005, le Journal du Dimanche publie un dossier affriolant, sous le titre « La tour Montparnasse est truffée d’amiante ». L’affaire est en réalité connue depuis des années car, rapporte l’hebdo, « Les experts qui se sont succédé depuis 1996 dans les 59 étages du plus haut immeuble d’Europe y ont trouvé, à tous les niveaux, de l’amiante sous toutes ses formes ». Pourquoi n’avoir rien branlé depuis ? Parce que le désamiantage complet coûte trop cher, pardi. On parle alors de 4 millions d’euros par étage, et les copropriétaires n’étant pas candidats au suicide collectif, ils ont patiemment attendu que l’affaire soit rendue publique pour bouger le premier orteil.

La suite est une litanie de Pleureuses et de gros chèques. Fin 2007, 27 étages ont, en théorie, été désamiantés. 1 000 mesures d’air annuelles garantissent, sur le papier, que l’amiante ne passera pas. Un nouvel ascenseur doit permettre « d’évacuer rapidement les déchets amiantifères ». 110 millions d’euros supplémentaires sont débloqués pour de nouveaux travaux. En 2009, tout doit être fini. En 2011, tout continue. Commentaire d’un responsable technique : « C’est un chantier atypique ». Tu l’as dit.

En 2013, on y est encore. Le 27 juin, 500 employés de la tour, qui bossent pour une filiale du Crédit Agricole, sont évacués en urgence et recasé tant bien que mal dans les Yvelines. Comme le seuil réglementaire – 5 fibres d’amiante par litre d’air – est dépassé pour 8 étages, nouvelle enquête. Avec le feu au cul des proprios, car la préfecture de Paris, qui a, elle aussi, les jetons, menace froidement d’utiliser l’arme nucléaire en ordonnant l’évacuation totale jusqu’à la fin de travaux prévus, pour l’heure, jusqu’en 2017.

On en était là quand on a appris ces jours-ci l’ouverture d’une information judiciaire pour « mise en danger de la vie d’autrui », qui peut conduire à peu près à tout, y compris à la ruine de la tour Montparnasse. D’accord, c’est rigolo, mais pas tant. Le chantier de désamiantage de l’université parisienne de Jussieu, qui devait coûter 183 millions d’euros et durer 36 mois, s’est en fait étalé sur 19 ans pour une facture de 1,8 milliards d’euros. La cour des Comptes a saisi la justice, mais franchement, à quoi bon ?

Ce que révèle la folie Montparnasse, que personne ne veut voir, c’est que le dossier de l’amiante n’est pas démerdable. Des milliers de bâtiments publics, comme par exemple la plupart des salles de spectacle, ont été joyeusement bardés d’amiante, et ne pourront évidemment être tous nettoyés. La note, qui ne sera jamais payée, se chiffre en centaines de milliards d’euros. Peut-être en milliers.

La déroute de madame Voynet

Amis lecteurs, vous savez peut-être que madame Voynet vient de se dégonfler. Élue maire de Montreuil – 100 000 habitants -, ville riveraine de Paris, en 2008, elle jette l’éponge. Elle ne se représente pas. Selon moi, elle a craint d’être ridiculisée dans les urnes, et je le comprends sans peine, car elle n’avait pas une chance de vaincre. Aucune. Elle avait très visiblement atteint ses limites et, incapable de faire passer les intérêts collectifs avant les siens propres, elle a préféré donc se retirer.

Attention, malgré les apparences, je ne juge pas. Ou du moins, je ne juge pas sa trouille, car je ne suis certes pas du genre à considérer la testostérone comme un argument de vente. Elle a bien le droit. De ne pas se sentir assez à l’aise pour continuer. Seulement, quelle honte d’habiller cela comme elle le fait ! À la suivre, il faudrait croire que la politique aura été trop cruelle pour elle. Tous ceux qui la connaissent un petit peu ne peuvent que rigoler à gorge déployée, car dans le domaine de la cruauté, des coups bas et de travers, madame Voynet est et restera une championne. Elle aurait pu sortir dans la dignité, en disant pour une fois la vérité, mais je dois dire que cette vérité est pratiquement indicible. Car un seul mot s’impose : échec.

Elle disposait d’un terrain merveilleux. Montreuil compte beaucoup d’écologistes, des territoires aussi magiques que les Murs à pêche (voir plus bas), de belles associations, un terreau fertile de toutes les solidarités humaines disponibles. La droite et les fascistes y sont inconnus, et le rejet de l’ancien maire para-stalinien, Jean-Pierre Brard, était total. Elle eût pu faire prospérer un vaste laboratoire, et démontrer même qu’une maire écologiste a quelque chose à proposer aux pauvres et aux immigrés des cités. Au lieu de quoi, seule avec sa camarilla, elle a prétendu conduire une rénovation-destruction de Montreuil, à commencer par le site – écologique autant qu’historique – des Murs à pêche. Moi, je suis allé la voir au début de son mandat pour tenter de la convaincre qu’elle faisait fausse route. Mais elle s’en foutait complètement. Mais elle entendait commander, imposer, régner. On voit le résultat, et c’est un désastre politique.

En un sens, Voynet est représentative de cette  génération de politiciens « écologistes » qui se sont montrés aussi misérables que, mutatis mutandis, les socialistes de l’époque Mitterrand, qui auront avalisé tant de capitulations et manipulations. Ni Voynet ni ses amis-ennemis d’Europe Écologie Les Verts n’ont été à la hauteur des événements dont ils n’ont pourtant cessé de parler. Ayant prétendu au départ « faire de la politique autrement »,  ils se sont comportés, selon les cas, en autocrates, en carriéristes, en bouffons. Plus rarement, on aura vu tel ou tel jouer les trois rôles en alternance.

Voynet est-elle la pire ? Sûrement pas. Est-elle emblématique de ce naufrage d’une génération politique ? Assurément. Je sais qu’elle ne me croira pas, mais je n’ai rien contre sa personne. Quand elle était ministre de l’Environnement de Lionel Jospin, entre 1997 et 2000, elle s’est occupée avec honneur d’un cas terrible. Je défendais alors, avec tous mes faibles moyens, un homme condamné à la prison à vie, que je pensais et pense toujours innocent. Elle m’a alors rendu service. Elle lui a rendu service. Elle est intervenue, avec courage, et il serait bien ingrat de ma part de ne pas m’en souvenir. Non, je n’ai rien contre Dominique Voynet. Simplement, elle incarne ce que les Espagnols appellent un fracaso. C’est-à-dire la perte de quelque chose à quoi l’on tenait. La chute. Je n’ai pas la délectation morose, et j’aurais grandement préféré qu’elle reste et surtout qu’elle réussisse.

Ci-dessous, je remets en ligne un papier de 2010 de Planète sans visa.

 

Madame Voynet et la nouvelle bibliothèque François Mitterrand

La tête sur le billot, bien obligé, j’avoue faire partie de l’association Murs à pêche (MAP), qui tente de sauver depuis quinze ans un lieu unique, mais réellement unique (ici). Il s’agit d’un réseau branlant, au bord de la ruine définitive, de murs de pierre sèche à l’intérieur desquels on a fait pousser des fruits depuis des siècles. Les murs, mélange de plâtre, de silex, de mortier, conservaient la chaleur du jour et la restituaient la nuit à des arbres fruitiers conduits en palissage contre les parois de pierre. Une pure merveille, dont la réputation s’étendait jadis jusqu’à la table de Louis le Quatorzième. On pense que vers 1825, 15 millions de pêches étaient produites tout au long de 600 km de murs.

Et puis la terre a tourné, dans un sens bien étrange. Les murs ont rétréci à mesure que s’étendait l’aventure industrielle extrême. Je vous passe les détails, pourtant passionnants. Montreuil, longtemps ville communiste, a laissé le prodigieux héritage péricliter. Il n’est plus resté que 200 hectares, puis 100, puis à peu près 35 aujourd’hui. Très dégradés, mais aux portes de Paris. Il y a des arbres, des fleurs, des oiseaux, des murs. Encore. L’ancien maire Jean-Pierre Brard, stalinien repenti ayant maintenu des liens solides avec les communistes locaux, voulait urbaniser. Installer en place et lieu 250 pavillons. Et garder des bricoles pour le folklore. Dominique Voynet, responsable nationale des Verts, a gagné la partie en 2008, à la surprise générale. L’association MAP pensait qu’elle lancerait un vaste projet, susceptible de sauver et de magnifier cet espace extraordinaire. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.

Pour comprendre ce qui suit, sachez que le projet de madame Voynet prévoit de sauver environ 20 hectares des anciens murs à pêche, qui seront soumis à l’immense pression foncière, immobilière, industrielle et commerciale d’un nouveau quartier. Car tel est le projet : un nouveau quartier. Je viens de déposer sur le site de MAP (ici) l’article ci-dessous. Parce que cette affaire, qui ne fait que commencer, nous concerne tous.

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Préambule : compte tenu de ce que je vais écrire, il est bon que je me présente un peu. Je suis journaliste et je connais Dominique Voynet depuis environ vingt ans. Je ne suis et n’ai jamais été de ses intimes, mais je la connais donc depuis cette date. J’ai eu souvent la dent dure contre elle, et ne le regrette pas. Mais je sais aussi que dans certaines circonstances – le sort d’un homme en prison -, lorsqu’elle était ministre, elle a su se montrer une femme digne et courageuse. J’ai voté pour elle dès le premier tour des élections municipales, et accepté de faire partie de son comité de soutien à cette occasion. Voilà. Je la connais. Je ne suis pas son ennemi. Je ne suis pas son beau miroir.

Venons-en à la très grave question de l’aménagement du quartier autour des Murs à pêche de Montreuil. On le sait, j’imagine que vous savez tous que madame Voynet a décidé la création d’un immense quartier de 200 hectares, couvrant environ le quart de la ville. Il s’agit, au sens le plus terre-à-terre de l’expression, d’un projet pharaonique. Toutes les ressources de la ville, et bien au-delà évidemment, y seront englouties pour au moins une génération. Le chiffre colossal de 2 milliards d’euros d’investissement est avancé par la ville elle-même. Il est clair, il est manifeste, il est indiscutable que Montreuil, dans l’hypothèse où ce projet verrait le jour, ne serait plus jamais la ville qu’elle a pu être. On joue là les 100 prochaines années de cette ville. Retenez ce chiffre, car il n’est pas polémique. Un projet de cette dimension décide d’à peu près tout pour 100 années. Plutôt long, non ?

Toujours plus d’habitants

Nous sommes face à une oeuvre urbaine colossale et sans précédent. Elle comprend des travaux lourds – une piscine, une médiathèque, des écoles – qui de facto formeraient une ville nouvelle. Surtout, 3 000 logements seraient construits sur place, ce qui entraînerait mécaniquement l’installation de milliers – 10 000 ? – d’habitants supplémentaires dans une ville qui en compte 102 000. Pourquoi pas, certes. Mais aussi et avant tout : pourquoi ? Cette question n’est pas même évoquée par l’équipe de madame Voynet, ce qui est tout de même très singulier. Oui, posons calmement la question suivante : pourquoi diable faudrait-il densifier encore une ville de 100 000 habitants aux portes de Paris, alors même que Montreuil est la signataire – en grandes pompes – de la charte européenne dite d’Aalborg, qui prône exactement le contraire (ici) ? Lisez ce texte limpide et magnifique, et vous m’en direz des nouvelles. Le paradoxe, qui n’est pas le dernier, est que ce texte a été signé par l’ancienne municipalité, qui en bafouait allègrement les principes. Mais voilà que la nouvelle fait de même. Étrange.

Recommençons : pourquoi ? Le seul argument que j’ai entendu est celui-ci : la demande de logements est considérable. Une telle flèche est censée foudroyer le contradicteur. Mais elle ne produit pas le moindre effet sur moi, et voici pourquoi. La question du logement se pose évidemment, ÉVIDEMMENT, au niveau de toute la région. Complexe, elle engage pour des décennies et mérite donc des discussions approfondies, des arbitrages, des péréquations. Peut-être est-il plus judicieux de bâtir en d’autres points de notre région, en fonction de paramètres sinon raisonnables, du moins rationnels ? Mais il n’y a eu aucune discussion sur le principe même de ces nouvelles constructions. Ou bien peut-être à l’abri des bureaux municipaux, à l’ancienne ?  Or, l’avenir commun se discute et se décide en commun, a fortiori quand on entend faire de la politique autrement, comme l’aura tant clamé madame Voynet au long de sa carrière.

L’aspirateur à ordures

Pourquoi ne dit-on jamais qu’il existe plusieurs milliers – on parle de 4 000 – logements inoccupés à Montreuil ? Pourquoi ne dit-on jamais la vérité sur l’état de dévastation énergétique et écologique de tant de cités populaires de la ville ? N’y a-t-il pas là de magnifiques chantiers de restauration de la vie collective, susceptibles de redonner confiance aux citoyens dans l’action politique ? Je prétends que la priorité des priorités, dans le domaine du logement, est de s’attaquer à l’amélioration de ce qui existe. Et je défie quiconque de me prouver le contraire dans une réunion publique contradictoire. Construire 3 000 logements neufs, dans ces conditions, s’appelle une fuite en avant, dans tous les domaines. Et un gaspillage monstrueux de matières premières de plus en plus précieuses. Cessons de rigoler ! Cessons de parler d’écologie du haut des tribunes avant que de recommencer les erreurs du passé. Dans le monde malade qui est le nôtre, sur cette planète surexploitée, épuisée par les activités humaines, lancer un chantier de cette taille est une très mauvaise action. Une sorte de manifeste de l’anti-écologie.

Ah ! la piscine sera « écolo » ? Ah ! les parkings seront à l’entrée du quartier ? Ah ! la collecte des déchets se fera par aspiration souterraine ? Franchement, lecteurs de bonne foi, ne voyez-vous pas qu’on vous mène en bateau ? Sous le label passe-partout d’écoquartier, qui sera bientôt aussi dévalué que celui de « développement durable », on se livre à une vulgaire manipulation des esprits. Les vrais écoquartiers, très exigeants, sont connus. C’est le cas par exemple dans la ville allemande de Fribourg-en-Brisgau. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui est aujourd’hui annoncé, qui n’est que poudre aux yeux. À Fribourg, madame Voynet, il s’agit de changer la vie quotidienne par une politique audacieuse des transports, une réduction des volumes de déchets, un usage généralisé de formes d’énergie renouvelable. À Montreuil, misère ! on cherche à nous « vendre » un système souterrain pour qu’on ne voit plus en surface nos ordures. Au fait, ce système nouveau, Veolia ou Suez ? Vous vous doutez bien qu’un investissement pareil ne saurait se faire sans l’appui de grands groupes immobiliers, aussi de gestion de l’eau et des déchets. C’est inévitable. Mais ce n’est pas en 2020 que nous avons besoin de l’ouverture franche, directe et totale du dossier, car ce sera alors trop tard. Non, c’est maintenant. Je gage que de très mauvaises surprises nous attendent au tournant. On parie ?

Le Poivron était trop vert

Reste, avant ma conclusion, la redoutable et dévastratrice – pour madame Voynet – question de la démocratie. Comment une femme écologiste ose-t-elle lancer des travaux de cette dimension sans en appeler avant tout au débat public ? Oui, comment ose-t-elle ? Quand on prétend changer le cours de l’histoire locale sans seulement consulter la population, mérite-t-on encore sa confiance ? Un projet d’une ampleur pareille ne saurait partir d’un autre point que l’examen contradictoire des besoins sociaux, culturels, écologiques de la cité. Cela n’a pas été fait. Ce qui a été fait, ce qui se fait sous nos yeux, c’est une tentative de passage en force. Comme aurait fait Jean-Pierre Brard naguère. Comme ont fait des milliers de maires dans le passé. Comme le font tous ceux qui ne croient pas à la démocratie, mais au pouvoir.

J’ai sous les yeux des articles du journal montreuillois Le Poivron, jadis animé par Patrick Petitjean, aujourd’hui maire-adjoint. Je lis dans le numéro 73, de septembre 2005, sous la plume de Petijean, et à propos de projets municipaux de bétonnage des Murs à pêche, ceci : « Les mêmes interrogations se sont fait jour au conseil municipal le 30 juin : Pourquoi, brusquement, une telle précipitation ? Pourquoi court-circuiter le débat en cours sur le Plan Local d’Urbanisme ? Pourquoi cette absence de plan global, au contraire des exigences de la procédure de classement partiel ? ». Je pourrais citer la collection complète du Poivron, qui rend hommage, au passage, à l’association dont je suis membre, MAP, présentée comme celle qui a permis le classement, in extremis, de 8 hectares des Murs. Je pourrais continuer, ad nauseam. Autres temps, autres moeurs. Comme il est simple, facile et confortable d’oublier ses promesses, n’est-ce pas ?

Au pays de la grosse tête

J’en arrive à ma conclusion. Que cherche donc madame Voynet ? Je n’en sais rien, car je ne suis pas dans sa tête. Mais je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le défunt président François Mitterrand. On s’en souvient, ce dernier avait, tel un roi républicain, voulu marquer de son empreinte le sol de cette ville éternelle qu’est Paris. D’où cette politique ruineuse de grands travaux, dont le fleuron le plus affreux est sans conteste la Très Grande Bibliothèque des quais de Seine. J’ai le pressentiment que Dominique Voynet est atteint du même syndrome mégalomaniaque, classique, ô combien !, chez nos politiques de tout bord. Elle entend décider seule, éventuellement contre tous, de l’avenir d’une ville qui nous appartient, à nous et à nos enfants. Je souhaite ardemment que Montreuil tout entière se lève pour dire NON ! Cette ville populaire, cette ville volontiers rebelle doit retrouver la fougue passée, et donner de la voix. Si les élus actuels ont oublié d’où vient leur provisoire légitimité, je pense qu’il est grand temps de le leur rappeler.

Rien n’est encore perdu. Tout peut être modifié, sauvé, changé, à la condition d’unir, loin de toute considération électoraliste. Nous verrons bien, je ne suis pas devin. Mais il serait accablant que madame Voynet reproduise, à son échelle, ce que tente Christian Blanc, le secrétaire d’État de Sarkozy, avec le Grand Paris. C’est-à-dire un projet délirant, du passé, dépassé, de métro géant – la « double rocade » -, qui ruinerait les ressources publiques de l’Île-de-France pour des dizaines d’années. Ce que nous refusons à l’un, nous devons évidemment le contester à l’autre. Nous voulons, je veux en tout cas de la discussion, de l’ouverture,  de la démocratie. Et pas un lamentable simulacre. L’urgence est de remettre tout le dossier à plat. Pour l’heure, souvenez-vous en, rien n’est fait. Et tout est possible. Même le meilleur.

Fabrice Nicolino, le 30 mars 2010

Les (grands) mots de mon père

Quand j’étais petit, mon père vivait encore. Je devais être bien petit, car mon vieux à moi est mort quand j’avais huit ans. Il s’appelait Bernard, et il était ouvrier. Un estampeur, qui ramenait sa paie dans une enveloppe, chaque mois, à ma mère, qui en sortait quelques billets à la gloire de Bonaparte. Valeur nominale : 10 000 francs. Anciens, comme on se doute. La paie était pauvre, et nous étions pauvres, d’autant qu’il fallait élever cinq gosses paumés dans un coin de la banlieue parisienne. Nous. Notez qu’après sa mort, ce fut incomparablement pire, car passer de la pauvreté à la misère n’est pas une aventure humaine recommandable.

Bernard était donc ouvrier. Ouvrier communiste à l’ancienne, c’est-à-dire stalinien. Il ne servirait à rien d’oublier cette complète tragédie. Mon père, que j’ai tant aimé, et que je chéris encore, croyait à la mystification stalinienne. Il pensait bel et bien qu’une société meilleure était née à Petrograd en 1917. La lamentable (auto)biographie du chef stalinien Maurice Thorez, Fils du peuple trônait sur un buffet. L’horreur est que mon père était un brave. Un bon, un excellent homme. En fait, et sans discussion, un authentique communiste.

Je ne sais comment il a fait pour me transmettre tant, mais il a réussi. On peut parler d’un exploit, car il travaillait 60 heures par semaine dans un atelier, au milieu du fracas des machines et de la poussière de métal. 60 heures signifiaient 10 heures par jour, samedi compris. Et comme il lui fallait prendre un bus jusqu’aux portes de Paris, puis un métro, béret sur la tête et sac en bandoulière, chargé d’une gamelle, il était pour ainsi dire absent.

Le dimanche, après quelques embrassades avec nous, les gamins, il dormait. Pardi ! il fallait comme de juste reconstituer la force de travail. On le sait, en tout cas je le sais, l’Histoire est écrite par les vainqueurs, et mon père était un vaincu de la lutte sociale. Jacques Prévert parle dans l’un de ses textes de « ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Indiscutablement, mon père soufflait, et souffrait. Nul ne dira jamais vraiment qui a bâti ce pays. La seule certitude, c’est que les petits marquis et roquets qui règnent sur le monde ne font jamais que profiter du résultat.

Allons, séchons nos larmes. Mon père m’aura donné sans le savoir l’essentiel. Je me souviens comme si c’était hier de l’une ses sentences. Oui, il lui arrivait d’énoncer de fortes propositions, qui paraissaient s’emparer du réel. Et celle-là était du genre définitif. Mon père : « La victoire du socialisme est inéluctable ». Vous avez bien lu. Je pouvais avoir sept ans, en tout cas pas plus, car ensuite, mon vieux a été hospitalisé. Parlait-il à son vieux copain Gégène Liéveau ? Commentait-il une nouvelle du journal ? Il va de soi qu’il ne s’adressait pas à moi; il est de même évident que je n’ai rien compris à ce charabia. Le socialisme ? Inéluctable ? J’avais sept ans, amis lecteurs ! Mais j’ai été marqué à vie. Mon père devait avoir le ton. On devait sentir la chair de poule entourant ses paroles.

Mais que voulait-il dire ? Répétant le catéchisme stalinien, il exprimait un sentiment partagé par des millions de personnes de la France de 1960 : l’Histoire avait un sens, et un sens unique, dont le signe principal était le Progrès. J’ai mis une majuscule, car elle s’impose. Le Progrès était une marche en avant en effet inéluctable. Les ennemis des pauvres pouvaient certes entraver cette chevauchée fantastique, la retarder, mais certainement pas l’arrêter.

Un certain marxisme d’école primaire racontait une fable ayant les apparences du vrai. Les hommes de la préhistoire avaient fini par créer une forme stable, la féodalité. La bourgeoisie des villes, gagnant en force et en confiance, avait abattu l’Ancien Régime et établi un état social supérieur après 1789, qui s’appelait le capitalisme. C’était le tour de la classe ouvrière, car « les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes », ainsi que l’avait écrit Marx, et son règne serait celui de la réconciliation générale par la disparition organisée des classes. L’ouvrier était le progrès en action, en personne.

C’était funeste. C’était inepte. J’y ai cru moi-même, contre tant d’évidences. La croyance n’a jamais besoin que d’elle-même. Au fait, est-ce que cela a disparu ? En partie, en partie seulement. Il reste dans un grand nombre d’esprits l’idée d’un mouvement au fond linéaire des sociétés humaines, figé dans un mot de nature magique, le « progressisme ». Si on n’est pas progressiste, alors on est réactionnaire. Il faut accepter cet ordre immuable, qui désigne d’un côté les artisans de tous les changements, dans la politique, la science, les lois, et de l’autre les pauvres cloches qui se montrent réfractaires au neuf. D’un côté les valeureux, de l’autre les peureux. À ma gauche, les généreux, à ma droite, les parcimonieux. Il me paraît que cette vision idéologique est plus marquée dans la tradition de gauche que dans le fatras qui sert de référence aux droites.

Eh, où diable veux-je en venir ? Simplement à un livre qui me fait beaucoup réfléchir. Je serais vous, je me le procurerais vaille que vaille. Il s’agit de L’événement Anthropocène (par Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, Seuil, 310 pages, 18 euros). Bonneuil, historien et chercheur au CNRS, a lancé depuis peu une collection appelée Anthropocène, au Seuil, dont trois titres, dont celui cité, sont disponibles. Je vous le dis en confidence, cet espace éditorial est plein de promesses.

Au fait, qu’est donc l’Anthropocène ?  Une nouvelle ère géologique, celle créée par l’Homme, et qui fait suite à l’Holocène, qui aura duré 11 500 ans seulement. Pour ceux qui l’ignorent – il n’y a pas de honte -, l’Holocène continue de nos jours, officiellement du moins. Mais au cours d’un colloque tenu en 2 000 à Cuernavaca, au Mexique, un certain Paul Crutzen se lève. C’est un grand chimiste de l’atmosphère – il est prix Nobel 1995 pour ses travaux sur la couche d’ozone -, et il entend dire son mot au sujet des bouleversements constatés sur Terre, à commencer par ces changements massifs provoqués par les activités humaines. Et selon lui, pas de doute : nous avons changé d’échelle de temps, car en effet, l’espèce humaine est devenue un agent physique de force géologique. Nous sommes dans l’ère Anthropocène. Du grec anthropos, qui signifie être humain (1).

La question du vocabulaire est ici décisive, qui ouvre sur la pure et simple métaphysique. Pour ma part, je n’ai pas de doute, car la dégradation des écosystèmes est d’une dimension telle qu’on ne peut lui accoler que l’adjectif  géologique. Il ne me reste plus qu’à relier ce si vaste phénomène à l’existence de mon si cher défunt Bernard, ouvrier de la banlieue parisienne. Vous allez voir comme c’est simple.

Dans la pensée progressiste-vulgate dont j’ai parlé plus haut, les Lumières coïncident avec la révolution industrielle, qui elle-même a libéré d’extraordinaires forces productives. Lesquelles ont permis de distribuer aux peuples d’Occident d’immenses quantités de biens matériels et de stabiliser ainsi une forme politique que les marxistes d’antan appelaient la  « démocratie bourgeoise ». Malgré les critiques faites à cette forme-là, au fond, les gauches et les droites, depuis deux siècles, s’accordent sur un jugement global : il y a progrès. Inégalement réparti, selon le sentiment de la gauche. Perpétuellement menacé par la recherche de l’égalité, selon la droite. Mais l’essentiel, bis repetita, est ici : il y a progrès.

Moi, cela fait sans mentir des décennies que je me demande ceci : que serait donc un progrès qui conduirait à un tel désastre général ? Dans une revue nommée L’Événement européen, en 1992 je crois,  j’avais osé un néologisme, euphonique qui plus est. C’est-à-dire un mot à la fois nouveau, très significatif et agréable au son. Et ce mot, c’était : regrès, qui s’est aussitôt perdu dans la brume infinie de notre langue. Regrès était bien sûr l’envers de progrès, tout en suggérant l’idée d’un regret, immense à mon sens.

J’ai en effet le regret désolé, désespéré sur les bords, de ce qui n’a pas été. Dans le livre de Bonneuil et Fressoz, on trouve une intuition que j’ai déjà eue, mais que les deux auteurs développent avec bonheur : ce n’était pas fatal. L’Histoire, telle qu’elle s’est déroulée, n’avait rien d’inévitable. Au moment de la si Grande Accélération entraînée par la machine à vapeur, deux visions de l’avenir ont cohabité, et même s’il ne  reste rien de celle qui a été écrasée, cela ne change pas le fait lui-même. En deux mots, il y a eu affrontement, certes confus, entre les industrialistes, qui ont gagné, et les autres, qu’on peut appeler les Romantiques.

Chez ces derniers, chez un Charles Fourier – que la gauche officielle présente avec dédain comme « socialiste pré-marxiste », chez les briseurs de machines luddites du Royaume-Uni, on osa pendant des décennies mettre en question l’industrialisation du monde, l’individualisme dans lequel nous sommes affreusement plongés, le droit de propriété au fondement du capitalisme transnational. Qui ne comprend qu’une voie et une seule aura été suivie, éradiquant toutes les autres routes possibles, se condamne à la prison perpétuelle d’une critique marginale du monde réel.

Moi, je le proclame : rien n’est tout à fait perdu. La destruction du monde vivant est un phénomène très avancé, mais l’Histoire n’est pas terminée, et nous devons lutter pour la bifurcation. Ce grand mouvement tournant qui renouera, au moins par la pensée, avec nos glorieux ancêtres enterrés vifs dans la cendre des hauts-fourneaux. Notez qu’on peut le dire autrement : il y a un peu plus de vingt ans, j’ai eu la chance de rencontrer André Pochon, paysan des Côtes d’Armor devenu célèbre dans les cercles écologistes. Dédé est un être d’exception, mais je n’entreprendrai pas ici son portrait. Sachez qu’il distinguait avec clarté le « bon » et le « mauvais » progrès.

On peut y voir de la naïveté. J’y ai vu souvent de la naïveté, mais cette distinction est restée dans mon esprit. Je ne la formulerais pas de la sorte, car il n’est qu’un « progrès réellement existant », et c’est la monstruosité qui continue de déferler sur une planète à bout de réserves. De la même manière que le mot communisme, si cher au cœur de mon si cher Bernard, ne saurait être sauvé de sa réalité totalitaire, celui de progrès doit être abandonné, à jamais, de façon à ouvrir une porte sur un avenir concevable.

Pour terminer sur mon vieux père, qui est né en cette fatidique année 1914, j’entends encore le son de sa voix. « La victoire du socialisme est inéluctable ! » Eh non, vieux père, rien ne l’est, car la liberté des hommes, malgré la réduction de son espace et donc de ses possibilités, existe encore. Il convient, car il le faut le plus vite qu’il sera possible, d’enterrer les idées mortes.

(1) Pour être juste, le mot apparaît dans un livre du journaliste Andrew Revkinen en 1992, Global Warming : Understanding the Forecast.

Charlie Hebdo et le racisme

Comme certains d’entre vous finissent par le savoir, je signe des papiers dans Charlie Hebdo. Pour des raisons qu’on comprendra vite, j’ai signé la tribune qui suit, parue dans Le Monde daté 21 novembre 2013.

Non, « Charlie Hebdo » n’est pas raciste !

LE MONDE | |

Charb (Directeur de publication « Charlie Hebdo ») et Fabrice Nicolino (Journaliste

Le dessinateur Charb, dans les locaux de Charlie Hebdo, en septembre 2012.

Charlie, notre Charlie Hebdo a mal aux tripes et au cœur. Car voilà qu’une incroyable calomnie circule dans des cercles de plus en plus larges, qui nous est rapportée chaque jour. Charlie Hebdo serait devenu une feuille raciste.

Un jour, un chauffeur de taxi arabe exige de l’un des collaborateurs du journal, reconnu par lui, qu’il descende aussitôt, au motif de dessins moquant la religion musulmane. Un autre jour, un éditeur connu nous refuse un entretien pour la raison qu’il « ne parle pas à un journal de gros racistes ». Et, quand le crapuleux Minute s’en prend de la manière que l’on sait à Christiane Taubira, il se trouve des imbéciles, jusque dans les télévisions, pour accoler des couvertures de notre journal à celles de ce torchon raciste.

PROCÈS EN SORCELLERIE

Mais où est passée la conscience morale, si toutes les vilenies deviennent à ce point ordinaires ? Nous avons presque honte de rappeler que l’antiracisme et la passion de l’égalité entre tous les humains sont et resteront le pacte fondateur de Charlie Hebdo.

Bien entendu, le procès en sorcellerie que tant d’esprits faibles nous font ne peut être mené qu’en secret, loin de la lumière, en l’absence de toute défense. Car la lecture de notre journal est la preuve définitive de ce que nous affirmons ici. Ceux qui osent dire le contraire ne nous lisent pas, et se contentent de se délecter d’une abominable rumeur.

Pour les autres, qui respectent encore des valeurs élémentaires, voici en quelques phrases notre histoire. Créé après l’interdiction d’Hara Kiri hebdo par le ridicule pouvoir gaulliste de 1970, Charlie Hebdo est fils de Mai 68, de la liberté, de l’insolence, et de personnalités aussi clairement situées que Cavanna, Cabu, Wolinski, Reiser, Gébé, Delfeil de Ton…

Qui oserait leur faire un procès rétrospectif ? Le Charlie Hebdo des années 1970 aura aidé à former  l’esprit critique d’une génération. En se moquant certes des pouvoirs et des puissants. En riant, et parfois à gorge déployée, des malheurs du monde, mais toujours, toujours, toujours en défendant la personne humaine et les valeurs universelles qui lui sont associées.

L’un des drames des calomniateurs, c’est que Cavanna, Cabu, Wolinski sont toujours là, fidèles au poste chaque semaine, sans avoir  jamais renié une once de leur passé. Contrairement à tant d’autres, qui ont eu le temps, en quarante années, de changer plusieurs fois de costume social, l’équipe de Charlie continue sur la même route.

Nous rions, nous critiquons, nous rêvons encore des mêmes choses. Ce n’est pas un secret : l’équipe actuelle se partage entre tenants de la gauche, de l’extrême gauche, de l’anarchie et de l’écologie. Tous ne votent pas, mais tous ont sablé le champagne quand a été battu en mai 2012.

NOUS AVONS CHOISI NOTRE CAMP

Aucun d’entre nous ne songerait à défendre la droite, que nous combattrons jusqu’au bout. Quant aux fascismes, quant au fascisme, nous considérons évidemment cette engeance comme un ennemi définitif, qui ne s’est d’ailleurs jamais privé de nous devant les tribunaux.

Ouvrez donc ce journal ! Jean-Yves Camus y suit avec la rigueur qu’on lui connaît l’activité des extrêmes droites. Laurent Léger dévoile les turpitudes des réseaux si étendus de la corruption. Bernard Maris décortique l’économie et le capitalisme comme aucun autre. Patrick Pelloux raconte avec douceur les horreurs des urgences hospitalières. Gérard Biard ferraille contre le sexisme et la pub. Zineb el Rhazoui critique – oui, et de belle manière – les insupportables manifestations de certain islamisme. Fabrice Nicolino regarde le monde en écologiste radical, mais humaniste. Sigolène Vinson détaille le quotidien absurde de tant de tribunaux. Luce Lapin défend avec une opiniâtreté sans borne les animaux, ces grands absents du débat. Antonio Fischetti raconte la science, les sciences avec drôlerie et impertinence. Philippe Lançon proclame chaque semaine la victoire de la littérature sur la télé. Et puis tous les autres ! Quant aux dessinateurs, qui ne connaît leur trait ?

De Charb à Riss, de Luz à Willem, de Riad Sattouf à Tignous, en passant par Honoré, Catherine et bien sûr Wolin et Cabu, ils font rire chaque semaine ceux qui n’ont pas renoncé à être libres.

Où seraient cachés les supposés racistes ? Nous n’avons pas peur d’avouer que nous sommes des militants antiracistes de toujours. Sans nécessairement avoir une carte, nous avons choisi dans ce domaine notre camp, et n’en changerons évidemment jamais. Si par extraordinaire – mais cela n’arrivera pas – un mot ou un dessin racistes venaient à être publiés dans notre hebdomadaire, nous le quitterions à l’instant, et avec fracas. Encore heureux !

Reste dans ces conditions à comprendre pourquoi. Pourquoi cette idée folle se répand-elle comme une maladie contagieuse ? Nous serions islamophobes, disent nos diffamateurs. Ce qui, dans la novlangue qui est la leur, signifie racisme. Où l’on voit combien la régression a gagné tant d’esprits.

La

NOUS CONTINUERONS, BIEN SÛRIl y a quarante ans, conspuer, exécrer, conchier même les religions était un parcours obligé. Qui entendait critiquer la marche du monde ne pouvait manquer de mettre en cause les si grands pouvoirs des principaux clergés. Mais à suivre certains, il est vrai de plus en plus nombreux, il faudrait aujourd’hui se taire.Passe encore que Charlie consacre tant de ses dessins de couverture aux papistes. Mais la religion musulmane, drapeau imposé à d’innombrables peuples de la planète, jusqu’en Indonésie, devrait, elle, être épargnée. Pourquoi diable ? Quel est le rapport, autre qu’idéologique, essentialiste au fond, entre le fait d’être arabe par exemple et l’appartenance à l’islam ?Nous refusons de nous cacher derrière notre petit doigt, et nous continuerons, bien sûr. Même si c’est moins facile qu’en 1970, nous continuerons à rire des curés, des rabbins et des imams, que cela plaise ou non. Nous sommes minoritaires ? Peut-être, mais fiers de nos traditions en tout cas. Et que ceux qui prétendent et prétendront demain que Charlie est raciste aient au moins le courage de le dire à voix haute, et sous leur nom. Nous saurons quoi leur répondre.>Toute la rédaction de Charlie Hebdo se joint aux auteurs de cette tribune.

Charb (Directeur de publication « Charlie Hebdo ») et Fabrice Nicolino (Journaliste)

Un nouveau climat pour New York

Cet article a paru dans Charlie-Hebdo le mercredi 13 novembre 2013

Bill de Blasio, nouveau maire de New York, a une chance de rester dans l’Histoire. À condition de s’attaquer pour de vrai au changement climatique, qui menace la ville de submersion. Osera-t-il ?

On va pas radoter, d’autant moins qu’on est tous d’accord. Le nouveau maire de New York, Bill de Blasio, est épatant. Sa femme est lesbienne, son fils a la tronche d’Angela Davis en 1970, sa fille lui envoie des mots d’un amour sincère, et lui-même ressuscite une race qu’on croyait éteinte : celle des politiciens proches du peuple, façon protest song et working class hero.

Pour ceux qui douteraient encore, se rapporter à la déclaration de candidature de Bill, le 27 janvier 2013, depuis sa maison de Park Slope, à Brooklyn. Park Slope, ce serait à peu près Pantin, du moins au moment où les de Blasio s’y sont installés en 1991, après des types comme l’écrivain Paul Auster. Des Blancs, des Blacks, des Latinos, des lettrés, des prolos, des vieux, des gosses. Le 27 janvier, de Blasio annonce sur le pas de sa porte, depuis une petite estrade, qu’il se lance dans la campagne qu’il vient de gagner.

Reste un petit détail : que va-t-il faire ? Comme Obama, il a suscité les espoirs les plus givrés dans une ville géante où les pauvres se jettent et se ramassent à la pelle. Comme Obama, il finira par décevoir, tant la force du business et des transnationales est grande, mais il existe pour lui une toute petite fenêtre de tir : le climat. Oui, le dérèglement climatique.

Le magazine en ligne Grist (grist veut dire le grain prêt à moudre) publie depuis 1999 d’étonnantes histoires et de saisissants commentaires sur la crise écologique planétaire (http://grist.org). Et le 6 novembre, Ben Adler, chroniqueur connu, écrit un article futé sur les défis qui attendent de Blasio, notant par exemple :  « Le changement climatique sera probablement le défi central de son mandat et celui de son successeur également ». L’ouragan Sandy est passé par là.

À la fin octobre 2012, en effet, grosse surprise : une tempête d’origine tropicale dévaste les côtes Est des États-Unis. À New York, qui n’a jamais vu cela, 345 000 habitants sont évacués. Les morts se comptent par dizaines, le bas Manhattan, une partie du Queens, du Bronx et de Staten Island se retrouvent sous les eaux. Le traumatisme est colossal, bientôt redoublé par des prévisions on ne peut plus flippantes : la prochaine tempête pourrait être bien pire encore. Dans la ville, jusque chez le maire milliardaire de l’époque, Bloomberg, le lien avec la dégradation du climat planétaire est aussitôt fait.

Or New York, construit sur des îles face à l’Atlantique, compte environ 840 kilomètres de côtes, et des quartiers entiers sont posés sur des remblais, à quelques mètres du niveau de la mer. Un an après Sandy, qui a abîmé 90 000 immeubles, on envisage des centaines de mesures, coûtant des milliards de dollars, dont quelques ridicules digues censées dompter l’océan en furie. De Blasio tient là un levier formidable, car l’État fédéral est prêt à déverser des sommes colossales pour la reconstruction. Il pourrait profiter des chantiers géants pour à la fois lutter contre la pauvreté et le mal-logement d’une part, et lancer le premier programme convaincant de lutte contre le changement climatique.

Jeffrey Sachs, très connu sur place – il dirige l’Institut de la Terre de l’Université de Columbia – semble y croire au moins un peu. Dans une tribune remarquée, il vient d’écrire que New York est désormais « bien placé pour contribuer à mener le pays et même le monde dans la lutte contre le changement climatique (…) de Blasio a désigné les bonnes priorités : les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, les bâtiments écologiques, le recyclage et la résilience écologique ».

Le fera-t-il ? C’est une autre histoire, mais s’il veut rester dans la mémoire collective, il y a sûrement intérêt. Dans un entretien à l’hebdo de gauche The Nation, en août dernier, de Blasio a promis un vaste programme de rénovation thermique des logements, susceptible de profiter aux pauvres tout en diminuant massivement les émissions de gaz à effet de serre de la ville. Ajoutant : « Je compte en faire un dossier central de mon administration ». On a déjà entendu ça, oui et l’on attendra donc les actes.