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Lulu d’Autun, gardienne du monde (un retour)

Le temps passe par abomination, je ne vous apprends rien. Le 8 décembre 2007, j’écrivais ici même l’un des premiers articles de Planète sans visa. Je le republie ci-dessous, car je viens de regarder avec grand retard le film puissant de François-Xavier Drouet, Le temps des forêts. Je ne sais pas s’il est encore en salles, mais si oui, courez !  Ma Lulu à moi y est présente, et je l’embrasse encore et encore, elle que je n’ai pas vue depuis désormais onze ans. Comment est-ce possible ? Je ne le sais pas. Lucienne Haese est une femme d’exception, ainsi que vous allez pouvoir juger vous-même. Mais place au souvenir.

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Article publié le 7 décembre 2007

Attention, l’amitié peut conduire à Autun (Saône-et-Loire). Celle que j’éprouve pour Lulu, Lucienne Haese, m’a mené là-bas, hier vendredi. Et le moins que je puisse dire, c’est que je n’étais pas dans une forme olympique. Mais bon, Lulu est Lulu.

Et comme elle m’avait invité à parler de mon livre sur les biocarburants, à la suite de l’Assemblée générale de son association, Autun-Morvan-Écologie, j’y suis allé, bien sûr. Je n’ai pas regretté une seconde, car la salle était davantage qu’intéressée par mon propos, amicale en outre, sympathique au possible. J’ai donc pu parler librement, sans détour, de la tragédie planétaire en cours, qui affame, ravage les forêts tropicales et détruit un peu plus le climat. Le maire d’Autun, le socialiste Rémy Rebeyrotte, était là, et m’a même acheté un livre. Le monde réel est plein de surprises. Thierry Grosjean, mon cher Thierry Grosjean, d’Ouroux, avait fait le déplacement. Ceux qui connaissent ce brave, que je n’avais pas vu depuis des années, comprendront.

Autun, donc, par le TGV Paris-Montchanin puis le bus jusqu’à Autun. Où Lulu m’attendait, à l’arrêt Lycée militaire. J’ai connu Lulu il y a quelque chose comme huit ans – je crois -, un jour que j’étais allé la trouver dans son local de la rue de l’Arquebuse. Elle est exceptionnelle. C’est une femme du peuple, aujourd’hui retraitée, qui a vaillamment conquis des responsabilités dans les entreprises qui l’ont employée. Elle a terminé sa carrière comme chef comptable dans une fabrique de parapluies familiale, aujourd’hui morte et enterrée sous les coups de la mondialisation. Et elle aime la forêt. Attention : d’un amour pur et violent, sans détour, évident, quoi !

Hier, elle m’a confié qu’elle devait ce grand défaut, qui est une immense qualité, à son père, qui l’emmenait, au temps de l’enfance, dans les forêts des environs, très tôt souvent. Écoutez-la, plutôt : « Un arbre, c’est comme un animal, c’est un être vivant. Un arbre, on peut l’entendre, car il parle. Vous êtes en forêt, tout est calme, et soudain l’un d’eux se met à parler, aidé parfois par le vent ». Telle est Lucienne, hélas sans son accent morvandiau.

Le soir venu, devant l’assemblée réunie, elle m’a fait un cadeau si fabuleux que l’émotion m’a saisi. Heureusement, je sais me tenir. Elle m’a en effet offert une part de forêt, la 1953 ème part de forêt morvandelle détenue par le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan. Me voilà propriétaire, théorique mais réel, d’un carré de 25 mètres sur 25, là-bas. J’en suis fier, j’en suis infiniment heureux.

Je vous dois une explication : Lucienne ne lâche jamais. Son combat principal consiste à dénoncer le massacre de cette forêt primordiale et mythologique qui a couvert pendant des millénaires sa région. Car le Morvan n’a longtemps été qu’une forêt, trouée de loin en loin pour les besoins humains. Une forêt de chênes et de hêtres, associée à quelques charmes, bouleaux ou châtaigniers, depuis quelques siècles pour ces derniers.

Mais tout a changé, comme partout. Pour la raison folle qu’il faut gagner de l’argent au plus vite – Take the money and run, Prends l’oseille et tire-toi -, des propriétaires forestiers ont commencé à remplacer les feuillus par des résineux. Dès après la Seconde guerre mondiale. Ce qui n’était qu’épiphénomène est devenu épidémie. Le Fonds forestier national (FFN) a massivement distribué des subventions publiques à qui plantait des pins Douglas, et la machine s’est emballée. En 1970, les résineux représentaient déjà 23 % du peuplement forestier du Morvan. Et 40 % en 1988. Et plus de 50 % aujourd’hui.

Des grandes compagnies bancaires ou d’assurance – Axa, les Caisses d’épargne – paient des gens pour répérer les ventes de forêts, ou pour les susciter. Ainsi sont apparues des propriétés de centaines d’hectares d’un tenant, sur lesquelles passent d’infernales machines à déraciner les arbres tout en les découpant. Table rase ! Coupe à blanc ! Lulu m’a montré des photos : je ne croyais pas cela possible en France. Une déroute écologique. Les résineux sont vendus en bloc, d’autres machines passent derrière et plantent des théories de nouveaux résineux, qui seront à leur tour broyés dans trente ou quarante ans. Ces monocultures sont des déserts biologiques. Et une insulte au beau, à l’histoire, à la culture profonde des Morvandiaux.

Lulu est restée debout, envers et contre tout, et tous. « Un jour, raconte-t-elle, j’ai pensé : « Mes cocos, vous allez voir de quel bois je me chauffe ». Et j’ai commencé à apprendre ». Oui, Lulu a dû apprendre à parler la langue des seigneurs. Et ce fut dur. Car elle ne savait pas les codes. Car, dans les réunions, elle entendait des mots qu’elle ne comprenait pas. « Les premières fois, ajoute-t-elle, j’avais les mains paralysées. Mais j’ai pris de l’aplomb ». Tout Lulu est là.

Depuis, infatigable, elle traque députés et préfets, responsables en tous genres, qui la voient arriver de loin. Au cours des repas officiels où on l’invite parfois, c’est à peine si elle mange. Son obsession, c’est le dossier qu’elle a sous le bras, et qu’elle remettra, de gré ou de force, à l’Éminence du jour. D’où ce groupement forestier, dont je fais désormais partie.

En quelques années, Lulu et ses amis sont parvenus à racheter 100 hectares environ, les sauvant de la mort industrielle. Mieux : en s’associant avec le Conservatoire des sites naturels et la ville d’Autun – eh oui, hier soir, le maire n’était pas là par hasard -, la fine équipe a pu acquérir les 270 hectares de la somptueuse forêt de Montmain, au-dessus d’Autun. Dont des sources, un aqueduc, les restes d’une ancienne villa gallo-romaine. Où est la culture ? Qui sont les barbares ?

Je ne connais pas d’exemple, en France, de groupe qui se batte avec tant de vigueur pour nos forêts. Mais peut-être suis-je ignorant ? J’en serais ravi, en l’occurrence. Reste que Lulu, Autun-Morvan-Écologie, le Groupement forestier sont des exemples. De l’esprit de résistance, bien entendu, qui nous manque tant. Si vous avez des idées pour soutenir ces valeureux, debout ! Ils le méritent. Moi, je vais tenter ce que je peux pour faire connaître ce combat, pour qu’il devienne national, européen peut-être.

L’association de Lulu a un site sur le net (autun.morvan.ecolog), et une adresse postale : Autun-Morvan-Écologie, BP 22, 71401 Autun Cedex. Mais je vous conseille de téléphoner, car avec un peu de chance, vous tomberez sur Lulu, directement : 03 85 86 26 02. Et si c’est le cas, je vous le demande, embrassez-la de ma part. Elle est irremplaçable.

 

Amis des causes communes

Ce qui suit est un message de Frédéric Wolff

 

C’est un soir de novembre. Un soir de rendez-vous devant toutes les mairies de France. Ici, en nord-Bretagne, comme dans des centaines de villes, des attroupements se forment. Il y a des visages familiers, d’autres que l’on ne connait pas. Des souvenirs remontent, ceux des grandes heures où nous avons mêlé nos voix. Notre-Dame-des-Landes, Linky, l’antenne-relais tout près de l’école maternelle… Il y a dans l’air une complicité immédiate, sans qu’il soit besoin de parole.

Ce soir, c’est une autre cause qui nous rassemble. Cette cause a un visage : celui du coquelicot. Chacun a apporté le sien, posé à l’endroit du cœur, collé sur un carton de récupération. Autour de lui, un univers rayonne, à la manière d’une galaxie dont la fleur serait l’étoile. Les épis dans le ciel, le bruissement des insectes, les chants d’oiseaux, les regards étonnés, la beauté… La vie. Celle des herbes en liberté, des arbres, des animaux, des rivières, des humains. Et ce qui détruit la vie. Un grand trou noir qui fait la nuit. Ces molécules que l’on retrouve partout, jusque dans les cours d’eau, dans l’Arctique, dans nos corps en sursis. Car oui, les pesticides tuent. Ils ne nourrissent pas le monde. Ils le font mourir. Et en plus, ils coûtent plus qu’ils ne rapportent, ce ne sont pas des écologistes radicaux qui l’affirment, mais l’INRA.

Ce modèle agricole est devenu fou. Fomenté par quelques potentats industriels et leurs valets – les politiques au pouvoir et le syndicat majoritaire –, il dévaste tout. Les coquelicots, les sols, la grande chaîne de la vie, les paysans du Sud, les agriculteurs de chez nous, les uns éliminés, les autres asservis, quand ça n’est pas empoisonnés. Ce que nous faisons aux coquelicots, aux arbres, aux rivières, aux animaux, nous le faisons aux humains.

Il est extravagant de voir avec quel acharnement nos sociétés industrielles s’appliquent à rendre inhabitable une Terre qui, à l’échelle de l’univers, est un miracle. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une civilisation en guerre contre le vivant. Ses armes portent des noms anodins, presque désirables. Produits pour la bonne santé des plantes, croissance économique, innovation, transition énergétique faite de métaux rares… Autrement dit, empoisonnement massif, servitude technologique, irradiation ionisante, non ionisante…
Alors que tout aurait pu être différent. Alors que tout pourrait l’être encore. Sur qui compter ? Sur la classe politique ? La bonne blague. Autant attendre que les lobbies se préoccupent de l’intérêt général. Les agences sanitaires ? Il suffit de se pencher sur les prouesses de ces instances pour être saisi de perplexité. Qu’il s’agisse de la téléphonie mobile, des antibiotiques dans les élevages industriels, du glyphosate… la santé défendue par ces experts est plutôt celle des industriels (Lire l’excellent article de Charlie Spécial Pesticides du 12 septembre dernier, page 15). Alors qui ? C’est nous, et c’est nous seuls qui pourrons porter haut l’étendard.

Les coquelicots. Ce soir, ils ont gagné les cœurs. Nous étions une bonne soixantaine, ce qui, pour une première dans une ville de taille modeste, est prometteur. Car il y aura d’autres soirs, avec des calicots de coquelicots, avec de grandes marées rouges de la vie ardente. Il y aura des alliances, des ralliements de tous les horizons, et, j’en formule le souhait autant de fois que mon cœur peut battre, des boycotts des achats toxiques et des emplois nuisibles. Et tout ce qu’un rassemblement des âmes peut inventer d’inattendu, d’inespéré. Nous avons deux ans pour faire vivre cet Appel, pour le vivre plus encore, pour le faire fleurir. Deux ans. C’est peu et c’est beaucoup. L’urgence est absolue, et l’enjeu exige un sursaut inédit, une fraternisation des cœurs comme jamais.

C’est avec ces pensées, non formulées mais bien présentes, que nous nous promettons de nous retrouver, d’imaginer la suite. Un bon vin chaud, déjà… Bio, le vin… Et des gobelets en carton… Une banderole de plusieurs mètres de large… Un rendez-vous place de la cathédrale, la prochaine fois… Des masques de coquelicots… Des chants avec la chorale… La participation au collectif des pisseurs involontaires de glyphosate (analyses d’urine en vue de porter plainte)… Un grand rassemblement, au printemps, de tous les amis des coquelicots du département… Les amis des coquelicots sont nos amis ! Et des coups de fil encore et encore, pour élargir le cercle, pour qu’il devienne spirale !
Le soir va vers la nuit, abandonnant au silence les paroles et les pas qui s’éloignent.
Il est tard à présent. Des mots virevoltent en moi, le sommeil se dérobe. Quand je ferme les yeux, c’est une fleur que je vois. A cette image, s’en superpose une deuxième, celle d’un tout jeune garçon, plein d’inquiétude, de questions graves. Est-ce qu’il y aura des coquelicots l’année prochaine ? Et des chants d’oiseaux ? Des abeilles ? Dis, tu crois qu’ils reviendront ?

L’enfant, le coquelicot, l’enfant… Et ses questions.
Un jour, on se réveille, et l’évidence est là. Dire que l’on a failli oublier ça. La beauté d’un matin coquelicots. La beauté et la force qu’il porte en lui. L’importance qu’il acquiert à nos yeux. Une terre habitable pour nous, pour les autres que nous, à tout jamais indissociables.

Combien de graines pour une simple fleur ? Des dizaines ? Des centaines ? Combien de fleurs au bout de deux années ? Des milliers ? Des millions ?
La réponse ? Elle est entre nos mains. Et elle peut être belle.