Archives mensuelles : novembre 2009

Les Tupamaros s’emparent du fleuve Uruguay (À l’abordage !)

Et si on parlait d’élections présidentielles, les amis ? Je vois que vous êtes d’accord et j’en profite pour évoquer le sort d’un pays inconnu, l’Uruguay, où un nouveau président vient de naître. Mais avant cela, comme vous en avez peut-être l’habitude, un léger détour. La Asamblea Ciudadana Ambiental de Gualeguaychú – L’Assemblée environnementale et citoyenne de Gualeguaychú – ne veut pas de l’usine de cellulose Botnia, propriété d’une transnationale finlandaise. Gualeguaychú est une petite ville argentine juste au-dessus de Buenos Aires, qui borde le fleuve Uruguay. De l’autre côté, l’Uruguay, précisément. Et cette énorme usine destinée à la pâte à papier, qui représente le plus important investissement privé jamais réalisé dans ce petit pays. Plus d’un milliard de dollars au total.

Je suis obligé de résumer à grands traits. Les premiers à s’inquiéter des conséquences écologiques prévisibles pour le fleuve ont été des Uruguayens de la bourgade située en face de Gualeguaychú, de l’autre côté du fleuve, Fray Bentos. Des membres de l’association Movimiento por la Vida, el Trabajo y el Desarrollo Sustentable, ou Mouvement pour la vie, le travail et le développement durable. Comme ils ne sont pas crétins, ils se doutaient bien que l’usage massif de dioxyde de chlore et de peroxyde d’hydrogène pour blanchir le papier aurait des effets désastreux sur l’état écologique du fleuve. Et quelles que soient les méthodes de contrôle retenues. Isolés dans leur propre pays, l’Uruguay – apparemment ravi de l’installation de Botnia -, ceux de Fray Bentos traversèrent simplement le pont sur le fleuve, tentant d’entraîner des habitants de la ville argentine de Gualeguaychú dans cette bagarre éminemment écologiste.

Et alors, miracle. À Gualeguaychú se crée un mouvement populaire qui reçoit des soutiens de toute l’Argentine. Un mouvement enraciné, puissant, constant, qui occupe à maintes reprises le pont sur le fleuve, organisant même un blocus routier. L’Argentine porte l’affaire devant la justice internationale, l’Uruguay se fâche et dépose une plainte devant l’Organisation des États américains, le prix Nobel de Paix argentin Adolfo Pérez Esquivel propose pour sa part une médiation, etc. Depuis que dure l’affaire, commencée pour de bon il y a cinq ans, la tension est à peine descendue. À une autre époque, nul doute que cet affrontement géant se serait achevé par une guerre entre les deux voisins.

Mais les temps ont changé. La preuve immédiate par José Alberto Mujica Cordano, dit El Pepe. Pepe Mujica vient d’être élu hier président de la République d’Uruguay. Un tout petit pays – à l’échelle de ce continent – de 176 000 km2, qui ne compte que 3,5 millions d’habitants, dont une bonne part à Montevideo. Seuls les chenus de mon espèce savent encore ce que veut dire Tupamaro. Ou même, car ma mémoire va jusque là, MLN-T, soit El Movimiento de Liberación NacionalTupamaros (MLN – T). Moi, dans cette autre vie qui fut la mienne, les yeux enamourés, je les appelais les Tupas. Et j’avais alors tout dit. Tupamaro vient, par je ne sais quelle adaptation, du nom d’un rebelle indien, Túpac Amaru. Un sacré petit gars, à ce qu’il semble. Ce guerrier Inca, moins naïf que d’autres, décida dans la deuxième moitié du XVIème siècle de faire la peau aux Espagnols, quarante ans après leur arrivée dans l’Empire inca. Bon, on se doute bien que les Espagnols l’emportèrent finalement. Túpac Amaru, chopé puis emprisonné à Cuzco, ville du Pérou d’aujourd’hui, fut écartelé sur la place centrale en 1572.

Et puis après, bien longtemps après, les Tupamaros, un mouvement armé d’extrême-gauche. L’affaire se déroule en Uruguay, où il n’y a, à ma connaissance, aucun  Indien. Il y a bien des métis, mais des Indiens, point. Ce pays est peuplé de descendants d’Européens, et dans mon jeune temps, on l’appelait « la Suisse de l’Amérique du Sud ». Jusqu’au surgissement des Tupas dans le paysage national de la fin des années soixante. Quand précisément ? Je ne sais plus. L’époque était à la guerilla.  Guevara écrivait par exemple, citant le poète José Martí : « Es la hora de los hornos y no se ha de ver más que la luz ». Ce qui veut dire : « C’est l’heure des brasiers, et il ne faut voir que la lumière ». Très con. Mais j’étais un jeune con.

En moins de cinq ans, les Tupas transformèrent de fond en comble l’atmosphère de ce petit pays. Après 1970, ils multiplièrent les coups d’audace, dont la prise d’une ville de province, ridiculisant les flics et les militaires. Mais la drôlerie fut bientôt remplacée par la guerre. Les Tupas enlevèrent un homme des services secrets américains, Dan Mitrione, qui fut tué. Ils capturèrent ensuite l’ambassadeur britannique, qui fut, lui, libéré. Pendant des années sanglantes, les Tupas semblèrent invincibles, avant d’être réduits à presque rien par la répression. Il y eut beaucoup de morts et de disparus, mais aussi des survivants, dont Pepe Mujica.

El Pepe est une légende à lui seul. L’ancien guerillero a été blessé à plusieurs reprises au temps qu’il était Tupamaro – six balles au total dans le corps -, emprisonné de nombreuses fois – 15 ans de prison en tout -, et s’est évadé à deux reprises. De mon point de vue, il a mal vieilli. Si vous voulez mon avis sincère, bien plus mal que moi. Pourquoi ? Parce que, comme ses ultimes déclarations de candidat l’ont annoncé, sa première visite de chef d’État sera pour Buenos Aires, afin de « normalizar y fraternizar las relaciones con la Argentina (ici) ». Où l’on revient à l’usine Botnia du départ, car c’est bien entendu la pomme de discorde majeure entre les deux États.

Mujica aura passé sa vie dans l’erreur politique, incapable qu’il est de modifier, ne fût-ce qu’un peu, son point de vue « industrialiste » et « développementiste ». Comme les tenants de la gauche social-démocratisée – Lula -, comme ceux de la gauche soi-disant radicale – Chávez -, il ne voit l’avenir que dans la poursuite de la destruction des écosystèmes. Ces écosystèmes dont il n’a jamais entendu parler, et dont, par définition, il ne sait rien. Mujica est si borné, si dramatiquement borné, qu’il souhaite demander à Botnia, l’entreprise papetière finlandaise, qu’elle investisse dans le tourisme à Gualeguaychú, la ville argentine (ici). Les opposants parlent écologie, avenir du fleuve et du monde, et Mujica leur répond aumône et aliénation touristique. Pis encore, il a fini sa campagne en déclarant: « Espero venir a Fray Bentos como presidente para poder darnos un abrazo con el pueblo argentino en ese puente y hacer una fiesta en este pueblo, para enterrar el odio y mirar hacia adelante como dos pueblos hermanos ». En deux mots, il compte aller donner l’accolade au peuple argentin, faire une fête, et regarder devant, en conservant bien entendu l’usine. On se doute.

Y a-t-il plus belle preuve que les gauches, qui situent leur pensée dans un cadre mort – comme il est des astres morts – ne sont pas ni ne seront jamais écologistes ? Ce n’est pas affaire de bonne ou mauvaise volonté. C’est affaire de culture et de paradigme. Il n’y a rien d’autre à faire que tenter de dépasser au plus vite ces formes moribondes du projet humain. Il n’y a rien de plus urgent que de créer un cadre neuf, mais réellement, permettant enfin de mobiliser les forces disponibles, qui sont plus nombreuses qu’on ne croit. Mujica est un dinosaure, et les dinosaures sont désormais des fossiles.

PS : Nous sommes concernés par l’usine Botnia à plus d’un titre. Le Crédit Agricole, par l’intermédiaire de sa filiale Calyon, a contribué au financement du monstre. Le Crédit Agricole, ou le bon sens loin de chez vous.

Lancer de nains sans les mains à Manaus (pour Stan)

Je m’absente deux jours pour un travail en province, et voilà que je découvre notre président chéri à tous en pleine besogne planétaire. La conférence de Copenhague sur le climat, à mesure que la date d’ouverture se rapproche, promet chaque jour un peu plus d’être un show à l’américaine, avec paillettes, majorettes, applaudissements préenregistrés et plumes dans le cul (pardon). Ceux qui ne comprennent pas que la quasi-totalité des chefs d’État sont incapables de saisir les enjeux de la crise climatique passeront fatalement à côté des coulisses, et s’en tiendront au discours. Lequel promet de sérieux trémolos, quantité de jeux de scènes, des faux départs, des faux retours, et un magnifique paquet cadeau à l’arrivée.

La fête ne serait pas complète sans quelques larmes au fond des yeux. Nous les aurons donc. Mais en attendant, la bataille d’egos fait rage, d’autant plus que c’est la seule qui compte. Vous avez sûrement vu la grande scène du deux entre Obama et Hu Jintao le dirigeant chinois. Trop drôle. Obama engagera – sauf surprise de dernière heure – les États-Unis sur une réduction des gaz à effet de serre de 17 % à l’horizon 2020. Oui, mais pas par rapport à 1990, comme il avait été décidé par le reste du monde à Kyoto. Non, sur la base de 2005. Si même l’objectif était atteint, la baisse des émissions serait alors de 3 à 4 % par rapport à 1990. À Kyoto, on s’était mis d’accord sur une réduction globale de 5,2 %, mais dès 2012 !

Quant à Hu Jintao, il affirme sans s’étrangler de rire que la Chine réduira son « intensité carbone » de 40 à 45 % en 2020. Ah le rusé ! Que veut dire « intensité carbone » ? Ouvrons un concours, car pour l’heure, nul ne sait. Nos commentateurs patentés oublient en outre de préciser que la Chine reste un empire totalitaire où tout chiffre est politique. Ou toute statistique est soumise à contrôle. La vérité, c’est que cet engagement n’a aucune signification. D’autant plus que, pour maintenir sa démentielle croissance, la Chine aspire telle l’ogre qu’elle est devenue la chair et les os de l’Asie du sud-est et, de plus en plus, de l’Afrique. Qui comptera les émissions des pays vassalisés ?

Revenons une seconde à Sarkozy, qui prépare son coup depuis des mois. Copenhague sera son triomphe, de gré ou de force. Il est tellement obsédé par lui-même qu’il a donc monté, comme vous le savez, une opération qui ridiculise un peu plus la France dans le monde. C’est qu’il y croit. C’est qu’il s’y croit. Imbécile comme savent l’être des maîtres entourés d’esclaves, il a cru qu’il suffisait d’embarquer le président brésilien Lula dans l’extravagante idée d’un Sommet amazonien pour faire la nique à Obama. Car ne cherchez pas plus loin : tout est là. La nique à Obama. Seulement, le Sommet de Manaus s’est transformé en une farce complète, où l’on aura vu autour de la table trois pauvres pékins : Sarkozy, Lula et…le président du Guyana, qui soit dit en passant est en train de traficoter un plan pour gagner de l’argent frais grâce à sa portion de forêt tropicale.

Passons. Trois. Les autres chefs d’État invités se sont défilés. Le Colombien Uribe avait mal à la jambe (vrai) et le Vénézuélien Chávez était engagé par un autre rendez-vous (vrai). Peut-être chez le dentiste ? Notre pauvre Élyséen, faute de pouvoir s’en prendre à lui-même, seul responsable du désastre diplomatique et politique, a crânement décidé d’attaquer…Obama. Bien sûr, évidemment ! Le président américain ayant annoncé sa venue à Copenhague dès le 9 décembre, soit une semaine avant la clôture du Sommet, Sarko a osé jouer les professeurs de bonne manière, déclarant : « Je ne voudrais pas qu’on soit discourtois avec le premier ministre danois qui a organisé la conférence (ici) ». Cela mérite une petite explication. Sarko ira à Copenhague le 17 ou le 18. Obama s’y rendant au début des discussions, Sarko ne peut espérer, comme il le souhaitait, montrer l’excellence de la position française face à l’exécrable entêtement américain. En somme, ses plans sont modifiés. Et comme il demeure un gosse à qui toutes et tous passent le moindre caprice, il ne peut s’empêcher de tirer la langue à Obama.

On en est là. Là. Nulle part ailleurs. Manaus aura démontré par l’absurde que rien ne bouge réellement. Ce qui domine, ce qui écrase le tableau, c’est cette furie politicienne d’êtres sourds autant qu’aveugles. Lula, Sakozy, Obama, Hu Jintao, tous égaux devant le temps, l’espace, la vie, la biosphère. Tous des nains occupés au lancer de nains sans les mains. Une occupation difficile, et qui n’est pas à la portée de tous.

Juppé, Rocard et les dindons de la farce (ou les couillons ?)

Je me presse, car je n’ai pas le temps. Ce papier peut aisément se lire en complément du précédent, que j’ai consacré à notre héros national, Luc Guyau. Vous savez comme moi, je pense, que deux anciens Premiers ministres de la France, l’UMP Alain Juppé et le socialiste Michel Rocard, ont planché ensemble sur un grand emprunt national dont il s’agissait de définir les contours. Premier commentaire : tous ces gens sont d’accord. Sur les priorités, l’avenir qu’elles conditionnent, le destin commun qu’elles nous promettent. C’est bien, car c’est instructif. On trouve pêle-mêle, dans la liste des membres du groupe Juppé-Rocard, certaines de mes têtes de Turc favorites, dont Laurence Tubiana (ici) et Érik Orsenna (ici, en plusieurs chapitres). C’est bien, car c’est instructif.

À part cela, quelles sont les conclusions de ces preux chevaliers du futur ? Je ne peux me gondoler autant que j’en ai l’envie, mais tout de même. Tout de même. Ce n’est qu’habituelle logorrhée de gens qui n’ont rien compris au film. On y parle économie mondialisée, compétition féroce, investissements, et bien entendu Dédé, autrement dit DD, autrement dit développement durable, cette tarte à la crème sans laquelle aucun dessert n’existe plus. Si vous avez le cran de tout lire, courage et confiance (ici). Je rappelle à toutes fins utiles que cet excellent vieux monsieur appelé Rocard est l’auteur d’un rapport sur la taxe carbone, demandé, lui aussi, par notre président à tous, Sarkozy. Et remis cet été.

Or, Rocard est un benêt qui ignore tout des connaissances de base sur l’effet de serre, ce qui peut sembler étrange pour un homme qui entend entraîner toute la République sur ce sujet, juste derrière lui. Le 28 juillet passé, à 8h41, sur France Info, Rocard démontrait avec verve qu’il confond allègrement – l’adverbe juste – dérèglement climatique et trou de la couche d’ozone, deux phénomènes qui n’ont aucun rapport direct. Citation rigoureuse : « Le principe, c’est que la Terre est protégée de radiations excessives du soleil par l’effet de serre, c’est à dire une espèce de protection nuageuse, enfin protection gazeuse qui dans l’atmosphère est relativement opaque aux rayons du soleil. Et quand nous émettons du gaz carbonique ou du méthane ou du protoxyde d’azote, un truc qu’il y a dans les engrais agricoles, on attaque ces gaz, on diminue la protection de l’effet de serre et la planète se transforme lentement en poële à frire. Le résultat serait que les arrière-petits-enfants de nos arrière-petits-enfants ne pourront plus vivre. La vie s’éteindra à sept huit générations, c’est complètement terrifiant ».

Je suis d’accord avec Rocard, c’est terrifiant. Terrifiant d’ignorance. Et passons. Dans son nouveau show – cette fois, il s’agit d’un numéro de claquettes avec Juppé -, Rocard est parfait, je l’ai déjà noté. Je n’extrais, pour la bonne bouche, qu’un extrait : « La France dispose d’avantages comparatifs : – des atouts industriels historiques (BTP, service de gestion de l’eau et des déchets, agro-industrie) qui donnent à la France une avance dans les secteurs du recyclage, de l’efficacité énergétique des bâtiments et des biocarburants ». Eh oui, nous revoilà encore avec les biocarburants, obsession manifeste de nos maîtres. Logique, le plan des duettistes promet de « soutenir l’innovation dans les agro-biotechnologies » à hauteur de 1 milliard d’euros supplémentaires. Je traduis : ces biotechnologies, en très large part, seront des biocarburants. Voilà leur idée du 21 ème siècle, à l’heure où brûle le monde.

Tête des écologistes officiels, qui blablatent, depuis les débuts du Grenelle il y a deux ans, avec les plus belles Excellences de la République. Ceux de France Nature Environnement (FNE) – autres têtes de Turc, à vrai dire -, sont tout embarrassés d’avoir à reconnaître qu’ils se sont fait grossièrement entuber. Ce qui donne, sous le titre évocateur Grand Emprunt, 1 milliard pour les biotechnologies, 0 pour la biodiversité : « Les propositions formulées visent à favoriser la production de “variétés végétales innovantes répondant aux besoins d’une agriculture à hautes performances économique et environnementale pour l’alimentation humaine et animale” et le développement de “nouvelles filières du carbone renouvelable, en substitution aux produits pétroliers”. De là à comprendre que l’emprunt national doit soutenir les OGM et les agrocarburants, dont on connaît les risques potentiels, il n’y a qu’un pas ». Je dirais même plus, amis blousés : un entrechat.

Conclusion des mêmes : « Mais entre rentabilité économique potentielle des biotechnologies et investissements à long terme, la commission [Juppé-Rocard] a choisi ». Eh ben oui, ils ont choisi, et vous voilà tout marris. Que va-t-il se passer ? Rien, nada, niente, nothing, nichts. Que dalle. Business as usual, des deux côtés de cette barricade de paille et de pacotille. On ne va pas se fâcher pour si peu de choses.

Belote et rebelote avec la tête au carré (France Inter)

Je suis verni. Et c’est vrai, je suis verni. Les médias ont accordé un bel accueil à mon livre Bidoche (L’industrie de la viande menace le monde, éditions LLL). Pour ceux qui auraient envie de m’entendre gueuler pis qu’un putois, il est encore temps de m’écouter dans l’émission Les grandes gueules, sur RMC (ici), qui s’est déroulée mardi 24, il y a deux jours.

Par ailleurs, et je prends cela comme un hommage, l’émission La tête au carré de Mathieu Vidard (France Inter) rediffuse demain l’émission consacrée au livre le 28 septembre dernier. Moins de deux mois après, oui, je considère cela comme un hommage. Si cela vous tente, aucune raison de vous priver. C’est à 14 heures demain vendredi 27 novembre.

Luc Guyau à la tête de la FAO (quelques vérités cachées)

La nomination est si belle, et dit si bien l’état réel du monde qu’on la croirait faite pour des gens comme moi. Luc Guyau est donc le nouveau président de la FAO – Food and Agriculture Organization, ou Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation -, structure mondiale créée à Québec (Canada) en 1946 (ici). La noble institution est logée à Rome, Viale delle Terme di Caracalla, et entretient une armada inouïe de bureaux régionaux, sous-régionaux, de représentations dans les pays, de départements, d’inspecteurs généraux et de directeurs.

Cette si vaste entreprise ne connaît pas la crise. Budget 2006/2007 : 765,7 millions de dollars. Budget 2008/2009 : 867,6 millions de dollars. On aura du mal à trouver bureaucratie plus plantureuse que n’est cette agence onusienne. Rappelons sans rire – ce n’est pas encore le moment -, que le but officiel mille fois proclamé de la FAO est « d’aider à construire un monde libéré de la faim ». Et sa fière devise latine n’est autre que Fiat panis, autrement dit : qu’il y ait du pain. Sauf qu’il n’y en a pas. Sauf que plus d’un milliard d’humains souffrent d’une faim chronique tandis que j’écris ces mots bien au chaud chez moi. Sauf que la FAO mériterait simplement d’être virée avec pertes et fracas, pour cause d’incompétence chronique. Mais les monstres ne sont jamais lourdés par quiconque. On les tue, ou bien ils vous dévorent, comme Scylla le fait d’un coup de mâchoire face à six compagnons du Grec Ulysse.

La FAO est tout simplement l’agent de l’agriculture industrielle dans le monde. Et s’il était possible de délimiter les responsabilités dans le désastre inouï où sont plongées les paysanneries du monde, nul doute que la FAO serait sur le podium. Médaille d’or ? Qui sait ? Il aura fallu attendre soixante ans pour qu’un colloque sur l’agriculture biologique se tienne à son invitation en mai 2007, à Rome (ici). Conclusion, tirée de la FAO elle-même, comme acculée dans l’impasse du productivisme : « Ces modèles suggèrent que l’agriculture biologique a le potentiel de satisfaire la demande alimentaire mondiale, tout comme l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui, mais avec un impact mineur sur l’environnement ».

Je me permets un commentaire, qui est comme un sous-titre. Cet aveu capital – l’agriculture bio peut nourrir la planète -, aura été arraché au contrôle des bureaucrates de la FAO, puis ennoyé dans cette langue effarante que ces gens osent parler. Il n’importe, car ce qui est écrit le demeure. La FAO soutient depuis des décennies un système fou qui ne fait qu’aggraver des problèmes cinglés. Heureusement arriva Luc Guyau. Beaucoup doivent connaître celui qui vient d’être nommé président du grand machin. Mais il y a les autres. Guyau, c’est simple, a occupé tous les postes de quelque importance au Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) et à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Il dirigeait ces derniers jours l’Assemblée permanente des Chambres d’agriculture, et à ce titre, on ne voit guère plus haut responsable de ce que sont devenues les campagnes de France, matraquées par les pesticides, conchiées par le lisier, dévastées par le remembrement industriel. Bien entendu, il est membre de l’UMP.

Et le voilà donc au sommet de la FAO, où il ne sera certes pas dépaysé. Je tiens à vous faire partager quelques découvertes simples sur Guyau, qui ne datent pas de Mathusalem. Laissez-vous conduire, je crois que c’est instructif. Premier mouvement : un discours. Nous sommes le 17 décembre 2008, et Guyau, président des Chambres d’Agriculture, réunit ses troupes en présence de Michel Barnier, alors ministre de l’Agriculture. Et cela donne, comme il se doit, un chef-d’œuvre. Sur l’usage des pesticides, que la société refuse de plus en plus massivement : « Le retrait rapide de certaines molécules phytosanitaires peut aboutir à des impasses techniques (…) Plus largement, il convient de déterminer de façon rigoureuse l’impact économique de ces décisions en s’appuyant sur des expertises, et en associant étroitement les producteurs et leurs représentants ».

Autrement exprimé, ces mots montrent s’il en était besoin que Guyau, totalement lié à l’industrie, ne veut pas entendre parler de l’interdiction de pesticides. Deuxième point, tout à fait cohérent : l’agriculture biologique. Le Grenelle a promis de faire passer la surface agricole utile dédiée à la bio de 2 % des surfaces en France à 6 % d’ici 2012. Ce qui impliquerait – rassurez-vous, le gouvernement s’en tape – des mesures historiques. Mais Guyau, de toute manière, sait déjà quoi en penser : « Les Chambres d’agriculture sont mobilisées sur ce dossier, même si les objectifs affichés nous paraissent difficiles à atteindre ». Beau comme l’antique, et traduction maison : la bio ira se faire voir dans les choux.

Troisième point enfin, plus sérieux pour un Luc Guyau : les biocarburants. Ah, l’homme est un renard. Les biocarburants tirés de plantes alimentaires n’ont plus la cote d’antan. Sauf chez Guyau, qui manie l’euphémisme et la périphrase comme l’expert qu’il est bel et bien. Ce qui donne : « Les Chambres d’agriculture sont aujourd’hui prêtes à participer à la réduction de la dépendance énergétique des exploitations et à réaliser une partie des 100 000 diagnostics énergétiques des exploitations agricoles, dont vous avez souhaité la réalisation d’ici 5 ans ».

Qu’es aquò ? Késaco, si vous préférez. Attention, colossale finesse. On avance masqués. Le ministère de l’Agriculture a concocté, avec les amis de Guyau – ces choses-là se règlent ensemble – un Plan de performance énergétique des exploitations agricoles (2009/2013), doté de 35 millions d’euros. On prend grand soin, dans les documents officiels, de ne pas prononcer le mot biocarburants. Je lis par exemple : « Ces actions [celles du Plan] peuvent porter sur l’adoption de pratiques plus économes en énergie (…), sur l’utilisation d’équipements qui améliorent la performance énergétique, et dans certains cas elles peuvent se traduire par la production d’énergies renouvelables ».

Le gras du texte est de moi. Il désigne, et en priorité, une aide accordée aux biocarburants. Dans un autre document du ministère de l’Agriculture consacré à ce fameux plan, je lis : « Seront également détectées les possibilités de produire des énergies renouvelables ». Derechef, et selon moi toujours, il s’agit de favoriser la production de biocarburants sans le clamer sur les toits. Non, je n’ai pas viré paranoïaque. En témoigne cet entretien avec Xavier Beulin, patron de Sofiprotéol, structure clé de l’industrie des biocarburants en France (ici). Que nous chante cet excellent Xavier ? Ceci : « Sur la période 2009-2013, le ministère de l’Agriculture et de la Pêche souhaite la réalisation de 100 000 diagnostics énergétiques (…) D’autre part, et cette partie est plus ambitieuse à moyen terme, l’objectif est de rendre les exploitations agricoles de plus en plus autonomes. Pour aider le ministère à déployer cette démarche sur le terrain, des conventions ont été signées avec six acteurs publics et privés, dont Sofiprotéol ».

Tiens donc, des partenaires privés dont le ministère aura oublié de parler. Lesquels ? GDF Suez, EDF, Total, Sofiprotéol, Cristal Union, soit l’essentiel du lobby des biocarburants en France. Voyez-vous, pour une fois, c’est vrai : on nous cache tout, on ne nous dit rien. Est-ce fini ? Ce texte immensément étiré est-il terminé ? Presque. Je reviens une seconde à Luc Guyau, notre beau président de la FAO. Il y a un peu plus d’un an, Guyau adressait au Premier ministre François Fillon (ici) une lettre que je ne peux qualifier que d’éclairante. Il y notait : « Aussi, les Chambres d’agriculture ne peuvent-elles partager les propositions législatives visant à instaurer des servitudes de bandes enherbées le long des cours d’eau, à rendre opposable la trame verte et bleue, à imposer l’agriculture biologique dans les aires de captage d’eau potable, à conférer aux agences de l’eau un droit d’expropriation ou encore à permettre à ces dernières de résilier les baux ruraux dans les zones humides ».

Il serait difficile d’être plus clair, mais il serait dommage de ne pas ajouter une ultime phrase, qui est comme une cerise sur le bidon de pesticides et des carburants végétaux. « Les Chambres d’agriculture demandent en outre le maintien des objectifs d’incorporation de biocarburants et des mécanismes de soutien afférents ». Au même moment ou presque – le 4 juin 2008 -, Xavier Beulin, l’homme du lobby précité, planchait devant la FAO, à Rome. Et que déclarait-il en se pinçant pour ne pas rire ? La même chose ou bien peu s’en faut : « Les biocarburants ne sont pas et ne doivent pas être réservés aux seuls pays riches. Ils peuvent également répondre utilement à l’indépendance énergétique de l’agriculture et de l’industrie dans les pays en développement ». Cette fois, le gras dans le texte n’est pas de moi. Beulin, devant la FAO, un an avant que Guyau n’en prenne les rênes.

Ma conclusion sera courte. Ceux qui auront eu le courage insigne de me lire jusqu’au bout sauront comment fonctionne concrètement le lobby de l’agriculture industrielle. Tous se connaissent. Tous sont d’accord. Tous jouent un rôle, leur rôle. Les tenants de cette industrie de l’agriculture n’essaient même plus leurs anciennes propagandes sur la nécessité de nourrir le monde. Ils sont nus. Aussi nus que l’Empereur des contes d’Andersen se baladant à poil dans les rues. L’objectif est de gagner des parts de marché, sans cesse et sans fin. En fabriquant, parce que cela rapporte, des biocarburants qui affament un peu plus les pauvres. Guyau à la Fao ? Logique, imparablement logique. Guyau à la FAO ? La vérité d’un monde exsangue. Le nôtre.