Archives mensuelles : septembre 2002

Chers confrères

Il n’est pas interdit de le rappeler : en France, l’information est libre et pluraliste. Et sérieuse, cela va sans dire ou presque.Tenez, deux livres (1) écrits par d’excellents confrères : l’un journaliste au Figaro et  » spécialiste de l’environnement « ; l’autre ancien  » chef des informations scientifiques  » à RTL.

Le premier, Jean-Paul Croizé, entend faire toute la lumière sur les mensonges véhiculés par les  » Écolos « , une race tout à la fois crétine, trouillarde et manipulatrice. Son cri peut être résumé de la sorte :  » Alors, Mesdames et Messieurs les Écolos, de grâce, laissez la science avancer « . Et vers où s’il vous plaît ? Vers le paradis génétiquement modifié.  » Quel progrès si le corps parvenait à fabriquer de l’acide salicylique, ou d’autres molécules ! « .

Eh oui, avec M. Croizé, tout va tout de suite mieux. Les nitrates ? A bien y réfléchir, il n’y en aurait peut-être pas assez dans l’eau potable. Original. Le dérèglement climatique ? Un  » fromage pour les experts « , d’autant plus que le  » climat sait très bien changer tout seul « . Mêmes considérations finaudes sur la bio, le nucléaire, la malbouffe, etc. En somme,  » il est temps de lutter contre la dictature de ces alarmistes professionnels, et de les renvoyer sur leur bicyclette dans leur bergerie éclairée à la bougie manger des topinambours.  » Spécialiste de l’environnement dans un quotidien réputé, quel métier !

Le cas de Pierre Kohler est voisin, mais son propos se veut plus construit tout de même, ce qui paraît préférable chez un journaliste scientifique. Chacun de ses chapitres commence par un petit paragraphe épatant qui présente une question telle que la voient les écologistes et telle qu’elle est en vérité, du moins selon lui. On ne peut tout citer, et c’est dommage, car on rit fort. Exemple presque parfait :  » Ce qu’on en dit : l’amiante fera des millions de victimes en France dans les dix années « . Kohler aussitôt répond, et se répand, accusant les imposteurs de désinformation.

Mais quels imposteurs, sinon lui-même ? Personne, personne dans les associations qui bagarrent contre l’amiante ne profère en effet de telles absurdités. Les chiffres, largement connus, parlent de quelques dizaines milliers de morts, ce qui est bien suffisant. Et tout ainsi, sur presque 400 pages. Le gaz carbonique serait accusé à tort – Kohler, seul contre des milliers de scientifiques ! – d’augmenter l’effet de serre, etc.

Pourquoi les éditeurs éditent-ils des textes aussi affligeants ? Et que dirait-on dans ces si considérables médias que sont Le Figaro et RTL de confrères écologistes qui raconteraient avec un tel enthousiasme rigoureusement n’importe quoi ?

(1) Écologistes, petites esbroufes et gros mensonges, par Jean-Paul Croizé, Carnot, 190 pages, 15 euros. L’imposture verte, par Pierre Kohler, Albin Michel, 396 pages, 19,90 euros.

Cette chronique a paru en septembre 2002 dans le numéro 717 de Politis

Animaux, nouvelle vision de l’homme

UNE NOUVELLE VISION DE L’HOMME

Un livre époustouflant, Aux origines de l’humanité, replace l’homme dans son histoire véritable, celle grands singes. Et pose des questions vertigineuses sur la culture et l’intelligence animales, obligeant à remettre en cause ce qu’on croyait être le propre de l’homme.  Si l’animal n’est plus l’animal, qu’est-ce que l’homme ?

Ce livre annonce une révolution de la pensée. Exagéré ? A vous de voir, à vous de juger. Aux origines de l’humanité est de toute manière un très grand livre, et dans son genre un chef d’oeuvre. Ses directeurs scientifiques, les anthropologues Yves Coppens et Pascal Picq, ont réuni quelques uns des meilleurs spécialistes mondiaux de l’homme et de ses origines, et leur ont demandé de faire le point sur ce que l’on sait.

Chacun s’y est mis, rédigeant un, quelquefois plusieurs articles, mais en laissant dehors, pour notre bonheur, le jargon et la pédanterie. Tout n’y est pas (si) facile, mais tout respire l’intelligence et, pour l’essentiel, la clarté. Pour ne citer que quelques exemples, un Jean-Jacques Jaeger nous raconte dans le premier tome l’histoire de la terre avant les hommes, Brigitte Senut nous entraîne dans la fascinante recherche de notre mystérieux ancêtre, Michel Brunet et Pascal Picq décrivent avec verve – et humour – la  » sarabande des australopithèques « .

Dans le second tome, bouleversant de part en part, les grands noms de la primatologie et de l’éthologie – Frans de Waal, Christophe Boesch, Boris Cyrulnik, Jan Van Hoof, Dominique Lestel (voir son interview ci-contre) – nous proposent une fabuleuse découverte de la planète des singes, qui se trouve être la nôtre. Une grande question domine le tout : et si nous nous étions franchement trompés, avec notre arrogance coutumière, en plaçant résolument l’homme au sommet d’une très hypothétique pyramide des espèces ?

L’histoire est de ce point de vue follement éclairante. Ce n’est qu’en 1822 que sont découverts – du moins reconnus comme tels – les premiers fossiles humains. On les prend pour les restes de quelque malheureux mort pendant le Déluge. Et lorsque Darwin, une quarantaine d’années plus tard, affirme que l’homme descend du singe, c’est d’abord l’effroi, ensuite la course à l’ancêtre convenable, si possible patriotique. Pendant des décennies, fût-ce au prix de la fraude la plus grossière, on recherche le chaînon manquant, l’être supposé faire la transition entre le singe et nous. Sur fond de nationalisme exacerbé, chaque pays d’Europe ou presque tente de prouver qu’il est le berceau de l’humanité. Tous sont au moins d’accord sur un point : l’apparition de l’homme est l’aboutissement de l’évolution, sinon son achèvement. Nous étions attendus, nous étions nécessaires, et le monde nous appartient pour l’éternité.

Or la paléontologie va peu à peu s’affranchir de l’idéologie et forger une discipline scientifique rigoureuse, fondée en particulier sur l’étude approfondie des fossiles. Après les somptueuses découvertes de Louis Leakey, en 1959, dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie, on assiste à ce que Yves Coppens appelle la  » ruée vers l’os « . Tout s’éclaire, et tout s’effondre aussi. Lucy, cette vieille dame de trois millions d’années découverte en 1974, est rejointe en quelques années par quantité d’autres australopithèques, dont le plus ancien, Orrorin, trouvé en 2000, a sans doute six millions d’années.  Mais que s’est-il donc passé – une énigme parmi tant d’autres – entre – 14 et – 7 millions d’années ? On ne le sait. Notre origine se perd dans la brume, au milieu des grands singes, il y a environ 15 millions d’années.

D’ailleurs, quand s’est faite la grande séparation d’avec eux ? Peut-être il y a sept ou huit millions d’années. Quoi qu’il en soit, et le livre apporte sur le sujet une incroyable quantité de révélations, notre proximité avec les primates demeure considérable. Aussi étrange que cela paraisse, les études de terrain sur les grands singes comme le chimpanzé, le gorille ou l’orang-outan n’ont démarré que dans les années 60. Et leurs résultats révèlent, à la manière d’un frisson, que certaines sociétés animales, en particulier les chimpanzés, ont des pratiques culturelles, connaissent l’empathie et la politique – voire la guerre -, distinguent le bien du mal, ont des représentations mentales d’eux-mêmes et du monde.

D’où cette question tourneboulante qui sert de fil conducteur à toute l’entreprise : le propre de l’homme a-t-il encore un sens ? Notre spécificité, qu’on croyait si évidemment  fondée, ne repose-t-elle pas plutôt sur le préjugé, et l’ignorance ? Ces toutes nouvelles connaissances ne commandent-elles pas, pour le moins, de nous repenser, de situer à nouveau, mais beaucoup mieux cette fois, nos relations avec le règne animal dont nous venons en si complète ligne ? La réponse va de soi : c’est oui.

Oui, il faut admettre que nous ne sommes probablement que le produit de quelque aléa climatique du passé, et que l’histoire de la vie, qui nous a propulsés de si étrange manière sur le devant de la scène, continuera avec ou sans nous ses tours et détours. Notre espèce, si belle et si bête, si grande et si pitoyable, est pour l’heure sur le point de faire disparaître les primates, qui sont pourtant la clé hautement probable de nos origines. Avons-nous réellement envie de savoir ? Coppens, Picq et les autres, en tout cas, oui.

Aux origines de l’humanité, sous la direction de Yves Coppens et Pascal Picq, Fayard. Deux tomes de 52 euros chacun, 1200 pages au total.

« CERTAINS ANIMAUX SONT DES SUJETS »

Dominique Lestel, philosophe, enseigne l’éthologie à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris. Il est l’auteur de plusieurs livres consacrés aux relations que nous entretenons avec les animaux, dont Les origines animales de la culture (Flammarion), paru récemment. Il a également participé à la grande oeuvre collective Aux origines de l’humanité .

Politis : Vous êtes éthologue et philosophe ?

Dominique Lestel : Oui. Je donne des cours d’éthologie à l’Ecole normale supérieure. Et j’ai travaillé sur les orangs-outans à Bornéo. Quand vous voyez un animal, vous sentez  » ce que c’est que  » la question de l’animalité. Observer un orang-outan sauvage dans la forêt, ça suscite un choc, car il y a quelqu’un en face. Ce n’est pas pareil que de voir un chien. On sent en face de ce dernier une présence, mais en face d’un orang-outan, on sent quelqu’un, et c’est très troublant. Je ne crois pas qu’on puisse réfléchir sur l’animal sans avoir un rapport avec lui.

Politis : On est fort loin de Descartes, qui considérait les animaux comme des machines !

D.L : Darwin avait déjà introduit une grande rupture en proclamant qu’au fond, les hommes et les animaux, c’est pareil. Pour lui, très clairement, il y a continuité – au moins anatomique -, entre eux et nous. En fait, les philosophes n’ont pas pris toute la mesure de cet apport, qui pose dans des termes neufs la question du propre de l’homme : qu’est-ce qui fait en réalité notre spécificité ? Beaucoup plus récemment, le développement spectaculaire de l’éthologie a montré que l’animal est plus proche de l’humain, sur un plan comportemental, que ce qu’on avait imaginé.

Politis : En quarante ans à peine, l’éthologie a réellement connu une révolution…

D.L : Jusque là, les études de terrain n’existaient pratiquement pas ! Au début des années 60, tout change brusquement, notamment grâce à Jane Goodall, qui part en Tanzanie suivre des populations de chimpanzés. D’autres études démarrent à peu près en même temps, et pendant quarante ans, il va y avoir une observation quasiment ininterrompue d’une population de chimpanzés sauvages. Et comme plusieurs groupes sont observés, lorsqu’on va commencer à les comparer dans les années 70, on va se rendre compte qu’il y a des différences entre eux. Or certaines différences comportementales importantes ne sont explicables ni par la génétique de l’animal, ni par son environnement, et elles sont en outre transmissibles.

Politis : Il s’agit donc de différences culturelles ?

D.L : En effet. Mais ce n’est pas le premier exemple. A la fin des années quarante, une étude décrit des oiseaux dont le comportement change. Ce sont des mésanges, qui percent les capsules des bouteilles de lait déposées devant les portes. Et c’est d’autant plus frappant que ce comportement ne peut pas être inné, qu’il est nouveau, et qu’en outre il se répand. Des observateurs permettent de dresser des cartes qui montrent précisément comment, et à quel rythme. Pour la première fois, la question du comportement culturel chez les animaux acquiert une réelle pertinence.

Politis : Cela ne doit pas aller sans débats !

D.L : Evidemment, il y a des discussions, et notamment pour savoir s’il ne s’agit pas de comportement naturel plus ou moins recyclé. Quelques années plus tard, dans les années 50, deuxième acte avec des macaques observés sur une presqu’île japonaise. Les primatologues se rendent compte qu’une femelle trempe dans l’eau de mer les patates qu’on lui donne, et ce comportement va non seulement être récurrent chez elle, mais se transmettre à d’autres macaques de la troupe. D’autres expériences ont lieu, et ces anthropologues…

Politis : Beau lapsus !

D.L : Mais vous allez voir que ce n’en est pas tout à fait un. Ces primatologues-là, à la différence de leurs collègues américains, avaient été formés pour la plupart à l’anthopologie culturelle. Ils n’avaient donc aucune raison de ne pas agir avec les macaques comme ils l’auraient fait avec des populations humaines étrangères. En particulier, en établissant les structures de parenté, qui permettent de rendre compte des alliances sociales.

Politis : Pour en revenir aux macaques, il y a une variante, si l’on dire, succulente, car certains macaques vont  » cuisiner « . Ils nettoient d’abord leur patate dans l’eau douce, puis vont la passer à l’eau de mer pour  » l’assaisonner « . C’est du moins les termes que vous utilisez. Ne courez-vous pas le risque de vous voir accusé d’anthropomorphisme ?

D.L : L’accusation d’antrhopomorphisme est assez perverse, car l’éthologue est pris entre deux impératifs contradictoires. Il lui est interdit de se projeter  sur l’animal, mais il doit en même temps, dans la continuité de Darwin, admettre que celui-ci est au fond un cousin. Un chimpanzé partage plus de 98% de nos gènes, et cela montre, même si la question est très complexe, une proximité génétique énorme. A titre de comparaison, elle est plus grande que celle qui unit deux espèces de zèbres. Plus grande même que celle existant entre deux sous-espèces d’orangs-outans, celle de Sumatra et celle de Bornéo. Et il n’est donc pas si scandaleux de caractériser certains comportements des grands singes comme on le ferait à propos des humains.

Politis : Venons-en à la thèse centrale de votre dernier livre. Selon vous, certains animaux au moins sont des sujets. Vous y allez fort !

D.L : Il faut sortir de l’opposition entre anthropologues et éthologues. Pour les premiers, la cause est entendue : un comportement culturel est le fait d’un sujet. Pas de culture sans sujet, et les animaux n’étant pas des sujets, il ne peut y avoir de culture animale. Ce n’est pas, disent-ils, parce qu’il y a des variations de comportement qu’il y a culture. Et il est vrai qu’on peut avoir une variation dans le comportement social qui ne soit pas nécessairement culturel. Mais les éthologues, qui refusent d’aller sur ce terrain, ont selon moi tort, car ils ont en mains les arguments suffisants pour défendre l’idée que certains animaux sont des sujets.

Politis : Quels arguments ?

D.L Eh bien, certains animaux ont des représentations mentales d’eux-mêmes et du monde, sont capables d’anticipation, ont de la mémoire, une biographie – leur histoire personnelle influe sur leur comportement présent -, une idiosyncrasie propre, cohérente, homogène, invariante dans le temps. Bref, nous sommes en face de créatures qui justement ne sont plus des machines, mais de véritables sujets. Et l’on entre là dans un champ passionnant : je formule pour ma part l’hypothèse qu’il faut désormais penser en termes de pluralité de cultures et de sujets.

Politis : Mais dès lors, on ne peut pas en rester là ! Il faut repenser toutes nos relations avec les animaux. Pour ne prendre que l’exemple des primates, la plupart sont menacés de disparition pure et simple. N’y a-t-il pas urgence absolue à les sauver ?

D.L : Certainement. Par une étrange ironie, c’est au moment même où l’homme semble avoir les moyens de comprendre une partie fondamentale de son histoire, qu’il fait disparaître ceux qui en sont peut-être la clé.

Politis : L’anthropologue Pascal Picq envisage d’accorder aux grands singes, pour les sauver, certains droits de l’homme. Au moins provisoirement. Qu’en pensez-vous ?

D.L : J’y suis tout à fait opposé. Donner des droits aux grands singes me semble philophiquement confus et socialement inopérant. Mais c’est aussi dangereux, car c’est accorder un statut humain sur des critères quantitatifs. On dira par exemple : vous êtes comme l’humain à partir du moment où vous avez l’intelligence d’un enfant de deux ans, ou bien parce que vous êtes capable de résoudre tel test, etc. Quantifier ainsi l’appartenance au genre humain pourrait amener à retirer leur statut à certains hommes comme les handicapés profonds ou certains blessés. Il faut protéger les grands singes, mais sans mettre certains humains en danger. Par ailleurs, ce serait modifier la frontière entre eux et nous – nous étant un peu plus large qu’auparavant -, mais sans régler la question. Peut-être vaudrait-il mieux se rapprocher de l’idée de patrimoine, ou de trésor de l’humanité. Quand vous avez un tableau comme celui de La Joconde, tout le monde considérerait comme un crime de la détruire, mais personne ne songe une seconde à lui accorder des droits ! D’autres statuts sont à imaginer.

Politis : Mais si la Joconde est protégée de la sorte, c’est d’abord parce que sa perception s’appuie sur des centaines d’années de culture commune. Ce n’est pas parce que l’on décrèterait que les grands singes sont un patrimoine sacré qu’ils seraient nécessairement protégés !

D.L : Il est évident qu’on ne change pas l’humanité et ses cultures par décret. Mais l’un des grands enjeux intellectuels de notre époque n’est-il pas d’introduire une culture de respect du vivant ?. Les rapports entre hommes et femmes ont énormément évolué depuis cinquante ans. Pourquoi les rapports entre les hommes et les animaux ne changeraient-ils pas de la même façon ?

Cet ensemble a été publié en janvier 2002 dans le numéro 683 de Politis

Les patrons s’engagent

C’est peut-être le livre le plus drôle de la rentrée. Sans doute, même, car lorsque des grands patrons parlent d’écologie, le fou rire est pratiquement garanti. Dans l’ouvrage qui vient de paraître au Cherche Midi (1), 21 patrons expliquent leur conception du développement durable, qui est comme on s’en doute singulière. Question à Thierry Desmarest, P-DG de TotalFinaElf :  » Dans votre entreprise, le concept de développement durable est-il avant tout synonyme de protection de l’environnement ? « .Réponse d’icelui :  » Ce serait restrictif « . C’est beau, mais ça devient magnifique avec Francis Mer, ci-devant patron d’Arcelor, et aujourd’hui ministre de l’Economie.

Rappelons, pour mieux goûter encore le propos, qu’Arcelor est un fabricant d’aciers destinés surtout à la bagnole, aux emballages, à l’électroménager. En Europe, trois boîtes de boisson en acier sur dix viennent des hauts-fourneaux d’Arcelor. Or donc, un temple du gaspillage et du non-sens écologique. A la question :  » Qu’est-ce que le développement durable ? « , après quelques phrases convenues, Mer lâche le morceau.  » J’insiste, fait-il, au moins autant sur le mot développement que sur le mot durable.  »

Tout est de la même veine. Jean-Marc Espalioux, qui dirige Accor – 3700 hôtels dans 90 pays – s’interroge gravement sur les risques que le tourisme de masse fait courir à l’écologie et conclut ainsi une belle tirade sur les efforts de son entreprise :  » Ailleurs, c’est le nettoyage des plages qui sera privilégié. Les initiatives locales sont nombreuses et encouragées « .

On ne sait finalement à qui décerner la palme, car tous sont épatants, excellents comme à leur habitude. A Maurice Lévy, peut-être ? Le patron de Publicis – près de 21 000 salariés dans le monde entier – aura plus contribué que beaucoup à la dévastation de la France et du monde. L’industrie du mensonge qu’est la publicité commande, au moins en partie, aux journaux les plus réputés, diffuse des envies folles jusqu’au fin fond de la planète, développe durablement frustration, rancoeur et rancune chez des milliards d’humains.

Y a-t-il oeuvre plus noble ? Non, on peut le garantir. La preuve par Lévy, qui est, soit dit en passant, un philosophe.  » En réfléchissant un peu, assure-t-il, je suis tenté de dire que le développement durable est un triptyque composé de trois valeurs : éthique, connaissance et responsabilité.  » Bien, on y voit déjà plus clair. Méditons pour finir ce profond aphorisme du même :  » Rêver d’un monde meilleur, c’est la plus belle chose que l’on ait à faire, ne serait-ce que pour mieux s’évader de la réalité « .

(1) Développement durable, 21 patrons s’engagent, par Pierre Delaporte et Teddy Follenfant. Le Cherche Midi, 170 pages, 17 euros
Cette chronique a paru en septembre 2002 dans le numéro 715 de Politis

Luc Ferry, mauvais philosophe

Ce texte a été écrit au moment où Ferry devenait ministre de l’Éducation.

Le ministre est aussi un philosophe qui ne respecte pas toujours la philosophie. En 1992, il signe un livre très virulent contre l’écologie, accusée de prolonger la vision fasciste de l’homme. Luc Ferry, en un combat douteux.

Il y a au moins deux livres dans le vilain pamphlet que Luc Ferry a consacré à l’écologie voilà dix ans (Le nouvel ordre écologique, chez Grasset), et il est charitable d’en inférer qu’il y a au moins deux personnes derrière. Dans le premier, sans démontrer il est vrai une originalité folle, l’auteur s’interroge sur les liens entre la critique écologiste du monde et l’humanisme tel qu’il le conçoit. Pourquoi pas, en effet ?

Luc Ferry, on le sait, appartient au cercle de la raison, de l’équilibre en toute chose, du bon sens avant tout. Ne surtout pas voir en lui l’héritier nigaudon de Descartes, qui considérait les animaux comme de simples automates, des machines sur lesquelles il est possible et souhaitable d’exercer tous les pouvoirs de l’homme. Notre philosophe, partisan déclaré d’un  » humanisme non métaphysique « , constate que les apports de Rousseau, Kant ou Fichte ont changé la donne. Certes, seul l’homme peut être doté de droits, mais il lui faut admettre quelques devoirs envers les animaux,  » en particulier celui de ne pas leur infliger des souffrances inutiles « . Il faut convenir que Luc Ferry est un humain fort généreux, car pour lui  » le spectacle de la souffrance ne peut laisser tout à fait indifférent, s’agirait-il de celle d’un porc ou d’un lapin « . Et comment ignorer, chez l’animal, ce qui  » n’est pas de l’ordre de la simple choséité ? Comment nier son équivocité ?  »

Mais ce n’est tout de même pas avec ces bluettes philosophiques qu’on peut obtenir un livre, et surtout pas un livre qui vous pose dans le débat intellectuel et politique de l’heure. Or, 1992 – date de la sortie du livre – apparaît rétrospectivement comme l’une des grandes années de l’écologie politique. Les régionales du printemps ont accordé près de 15% des voix aux Verts et à Génération Ecologie, et la société française, ébranlée par cette soudaine irruption, se demande si quelque chose de fondamental n’est pas en train de lui arriver.

Il y a filon, et Ferry, sans lui faire injure, l’a compris. Y aurait-il moyen de frapper fort, de répondre au défi lancé, de rassurer une (vaste) clientèle alarmée par le retour d’une certaine pensée critique ? Probablement, mais il faut retrousser ses manches, ce que fait sans hésitation ni état d’âme notre héros. Il serait trop long de détailler tous les trucs qu’il utilise pour (prétendre) établir une proximité philosophique entre l’écologie radicale et le fascisme le plus abject, c’est-à-dire le nazime. Le schéma récurrent est simple : tout en s’en défendant à plusieurs reprises – l’homme est tout de même un malin -, il ne cesse de revenir à cette obsession que  » l’écologie, ou du moins l’écologisme, possède des racines douteuses « .

Et suivez plutôt l’implacable démonstration : certains auteurs de la deep ecology –  » l’écologie profonde  » – américaine ont écrit des choses détestables. Un texte fou – 1 ! – qui n’est défendu aux Etats-Unis que par quelques autres fous affirme :  » C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu, d’éliminer 90% de nos effectifs « . Ferry l’inscrit dans une cohérence qui n’existe que pour les besoins de sa démonstration, au milieu de textes discutables certes, mais du moins respectables. Parmi les inspirateurs du mouvement écologiste anglo-saxon qu’il vomit, Ferry aurait parfaitement pu – et plus justement -, consacrer des dizaines de pages à Henry David Thoreau, le fabuleux auteur de Walden. Mais il lui aurait fallu signaler que celui-ci était un démocrate fervent, défenseur intransigeant de la désobéissance civile face aux abus de l’Etat, de tous les Etats.

Or il ne s’agit, tout au long du livre, que de traîner l’écologie, avec les formes hypocrites qui conviennent, au banc d’infamie. Et voilà l’essentiel : Hitler aimait les animaux, et imposa en 1935 une loi sur la protection de la nature. Par une malignité indigne du débat intellectuel, Ferry y voit un  » monument de l’écologie moderne « . Pour quelle raison ? L’auteur, en réalité, ne l’explique pas, et nous laisse dans un malaise profond : son imprécision dans l’analyse des textes de loi nazis nous ferait presque douter qu’il les ait réellement lus. Son grand et unique  » témoin « , le biologiste nazi Walter Schoenichen, n’apporte qu’une preuve : que certains nazis aimaient la nature, la vie sauvage, les forêts. Grande, immense révélation !

Absolument incapable de produire une vraie étude historique, sociale, humaine sur les relations entre l’Etat nazi et la protection de la nature – certes, cela lui aurait demandé davantage que quelques semaines de travail -, Ferry se contente de syllogismes et d’ellipses que son public, très nombreux en 1992, ne demande visiblement qu’à prendre pour argent comptant. Détail comique qui a son importance : s’empêtrant dans ses procédés, Ferry se voit obligé de concéder dans un discret appel de notes (p.195) que la loi belge de 1929 est très voisine de celle édictée par l’Allemagne nazie six ans plus tard. C’est très fâcheux, car tout repose sur l’idée que c’est l’idéologie nazie qui commande de protéger les animaux, y compris sauvages. La débonnaire république bruxelloise de l’entre-deux-guerres serait donc, elle aussi, l’ennemie radicale des hommes ?

Luc Ferry a beaucoup de droits, qu’on ne lui contestera pas. Celui d’ignorer l’extrême gravité de la crise écologique. Celui de détester les écologistes. Celui de préférer les salons ministériels aux arrachages nocturnes, et en tout cas illégaux, de plants d’OGM. Mais pourquoi un philosophe utilise-t-il de tels moyens pour le dire ?
Publié en septembre 2002, dans le numéro 714 de Politis