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L’Amérique et ses barbares

Cet article a paru dans Politis en septembre 2001, aussitôt après les attentats de New York

Faudra-t-il rejoindre, toutes bannières déployées, la croisade de George W Bush contre le Mal ? On préférera, pour commencer, ouvrir quelques livres d’histoire et de géographie. Si l’on parlait pour commencer de ce cher Franklin Delano Roosevelt, icône s’il en est de l’Amérique vertueuse ?

En 1939, le futur héros de Pearl Harbor – tiens donc – reçoit en grande pompe à Washington un certain Anastasio Somoza García, général nicaraguayen. Celui-ci fait régner la terreur dans son petit pays, mais il a le grand avantage, aux yeux de Roosevelt, d’avoir fait assassiner cinq ans plus tôt Augusto César Sandino, héros national et surtout ennemi juré des Américains.
Après le départ de Somoza, au cours d’un entretien décontracté avec quelques journalistes bien en cour, on demande à Roosevelt pourquoi il soutient this son of a bitch,  » ce fils de pute « . Le président répond du tac au tac :  » Somoza may be a son of a bitch, but he’s our son of a bitch « ,  » Somoza est peut-être un fils de pute, mais c’est le notre !  » Pour être honnête, la phrase est un peu apocryphe sur les bords, mais elle a nourri l’imaginaire de générations latino-américaines successives, et ce n’est pas par hasard.

L’Empire, sûr de sa force, aime depuis longtemps jouer avec le feu et Oussama Ben Laden on le sait, même s’il s’est singulièrement émancipé depuis, est lui aussi une créature américaine. Quand fut-il recruté par la CIA ? Probablement en 1979, au tout début de la guerre en Afghanistan. Au fait, qui se souvient encore de la banqueroute de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI) ? En octobre 1988, en Floride, les hommes de la Drug Enforcement Administration (DEA), c’est-à-dire la police fédérale antidrogue, arrêtent plusieurs responsables de la BCCI, à la suite d’une mise en scène digne de Miami Vice. La banque, dont le propriétaire est soi-dit en passant pakistanais, recyclait sans état d’âme, et par dizaines de millions de dollars, l’argent du cartel colombien de la drogue de Medellín.

Trois ans plus tard, ce qui n’était qu’embrouille régionale devient un scandale planétaire. La BCCI ferme ses portes, laissant un léger trou de 60 milliards de francs. Au passage, on apprend qu’elle entretenait un formidable  » réseau noir  » d’environ 1500 personnes pratiquant à l’échelle mondiale l’extorsion de fonds, le chantage, le kidnapping, le meurtre. Rien de vraiment très étonnant si l’on songe que la banque avait pour clients les principaux barons de la drogue, mais aussi le dictateur panaméen Manuel Noriega – cet agent de la CIA disposait de neuf comptes sur lesquels circulait l’argent de ses propres trafics -, mais encore Abou Nidal, terroriste bien connu, et même un certain Oussama Ben Laden.

Le fâcheux, du moins pour la très scrupuleuse morale occidentale, c’est qu’on apprend également que la CIA avait une influence déterminante dans la véritable direction de la BCCI, et qu’elle utilisait cette étonnante structure pour mener les guerres clandestines qu’elle jugeait utiles à la stabilité du beau pays d’Amérique. Entre autres destinations exotiques, l’argent de la BCCI allait dans les poches des contras du Nicaragua et dans celles des moudjahidin d’Afghanistan. Or, M.Ben Laden était précisément celui que les Américains avaient chargé de distribuer le ravitaillement – armes et dollars – à ces combattants. Vous suivez, on espère.

Papa Bush et son fils W ne doivent pas être complètement ignorants des ressorts profonds de cette superproduction. Le premier parce qu’il fut tout de même – certes, quelques années avant la faillite de la banque – un fringant directeur de la CIA; le second, parce que l’un de ses grands amis, à l’époque où il faisait du business dans le pétrole, s’appelait James R. Bath. Le nom ne vous dit rien, mais c’est un personnage passionnant, probablement agent de la CIA lui-même, et qui finança largement les entreprises du fils Bush. Or Bath a joué un rôle important dans l’histoire de la BCCI et des sources sérieuses lui attribuent même des relations avec Oussama Ben Laden – mais oui ! – et son père.

Vous avez le tournis ? On espère bien. Sous couvert d’anticommunisme, l’Amérique n’a jamais cessé d’empêcher les peuples du Sud, souvent par la force, d’explorer d’autres voies sociales et politiques que celle de la soumission au Nord. Impossible, bien entendu, de tout dire ici, mais quelques unes des belles histoires de l’oncle Sam méritent un rappel. Celle qui suit nous rapproche de l’odeur du pétrole, si chère au coeur de la famille Bush : le 19 août 1953, le Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh est renversé à la suite d’un coup d’Etat de la CIA.

Le 4 avril, le bureau de l’agence à Téhéran avait reçu de sa maison-mère l’ordre de  » faire tomber Mossadegh par n’importe quel moyen « . Cet ennemi de l’homme avait il est vrai décidé la nationalisation du pétrole iranien. Pensez ! Rien n’interdit de réfléchir aux liens souterrains entre ce coup d’Etat, l’un des événements-clés de l’histoire moderne de la région, et l’apparition quarante ans plus tard, sur la scène du terrorisme, d’un certain Ben Laden. On voulait le pétrole, on eut Reza Pahlavi, ce shah qui détestait son peuple et adorait l’Occident. On voulait le pétrole, et l’on eut pour finir Khomeiny, et sa suite.

Pas question non plus de bouger dans l’arrière-cour américaine, on s’en doute. En 1954, la CIA fomente un coup d’Etat au Guatemala contre le colonel Jacobo Arbenz, pourtant élu au suffrage universel – une rareté sous ces latitudes – en 1951. Cet audacieux voulait lancer, au pays de la United Fruit et des latifundiaires, une réforme agraire ! Archétype des interventions impériales en Amérique Latine – faut-il égréner la liste, de Saint-Domingue au Chili, du Brésil à l’Argentine, de l’Uruguay à Cuba ? -, ce putsch marqua l’entrée dans quarante années de guerre civile et de massacres d’Indiens. La liberté avant tout.

La même année – 1954 -, les services américains placent à la tête du Sud-Vietnam une de leurs marionnettes, Ngo Dinh Diem, fervent anticommuniste, grand catholique, immense trafiquant de drogue. Il tient jusqu’au 1er novembre 1963, date de son assassinat par des satrapes aux ordres de Washington. Ce fut le grand début de la guerre américaine, qui verra un pays  » civilisé  » écraser sous des milliers de tonnes de bombes au napalm un peuple de petits paysans. Au nord, les bombardiers de la démocratie tenteront même de détruire les digues du Fleuve rouge, afin de noyer Hanoï. L’Occident parle beaucoup des 58 000 morts américains de la guerre, presque jamais des millions de sacrifiés vietnamiens, en grande majorité civils. Et qui pleure les mutilés, et les centaines de milliers de survivants bancroches de la dioxine, nom véritable du fameux agent orange ?

Autre belle initiative en 1965, toujours en Asie. L’année précédente, le président Achmed Sukarno, un fichu personnage, avait décidé d’envoyer  » au diable  » l’aide américaine. Dans les campagnes surpeuplées, les paysans lançaient sans plus attendre une réforme agraire radicale, cent fois repoussée. Le 30 septembre 1965 – la surprise n’est pas bien grande, n’est-ce pas ? -, l’armée lance un coup d’Etat, soigneusement planifié par la CIA, qui fournit obligeamment de longues listes de  » suspects communistes « . 500 000 d’entre eux, peut-être un million, sont assassinés, et beaucoup d’autres croupiront en prison des dizaines d’années. Mais voyez le sort enviable de l’Indonésie d’aujourd’hui, menacée par le chaos et l’implosion généralisée !

Même en Afrique, chasse gardée européenne, les Américains, inlassables chevaliers blancs, retroussèrent leurs manches. Après avoir recruté au Congo un certain Joseph Désiré Mobutu, la CIA lui organise sur mesure un premier coup d’Etat, le 14 septembre 1960, à peine trois mois après l’indépendance. Patrice Lumumba, un naïf qui croyait au panafricanisme et à la liberté, est arrêté. Après bien des péripéties, il sera finalement découpé en morceaux et dissous dans l’acide, en janvier 1961. Le Congo, devenu le Zaïre puis la République démocratique du Congo, est dès lors entre de bonnes mains. Place au business, place au pillage de l’uranium – décisif pour les bombes atomiques américaines – du cobalt, du tungstène du cuivre, sans oublier l’or et les diamants. Le petit peuple de Kin, la capitale, n’aura droit qu’aux miettes, puis au sida, et enfin à la guerre. Mais quel rapport avec l’Amérique ?

C’est toute une génération politique, dans le monde entier, qui fut ainsi pourchassée et détruite. Certes, très influencée par l’Union soviétique stalinienne, elle n’annonçait pas nécessairement – il s’en faut de beaucoup – le bonheur des peuples. Mais ce que visait l’Amérique, bien avant le communisme, c’était la révolte contre le Nord et ses privilèges.
Or la révolte grondait, bel et bien. Du 3 au 15 janvier 1966, se réunissait à La Havane la Conférence de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, plus connue sous le nom de Tricontinentale. Le Sud allait-il s’unir, les pauvres allaient-il enfin relever la tête ?

On connaît la fin de l’histoire : dès 1965, le Marocain Ben Barka, l’un des responsables de la Tricontinentale, avait été enlevé, puis assassiné par des sbires de Hassan II conseillés de fort près par la CIA. En octobre 1967, ce serait au tour d’Ernesto Guevara d’être abattu par des soldats boliviens entourés d’hommes de la CIA. Encore et toujours elle : une litanie.
C’est de cette manière que se referma le couvercle. La décolonisation ne serait pas l’émancipation, ni la révolution. La politique américaine, en massacrant les peuples et en décimant leurs élites, préparait le terrain, sans le savoir, à de tout autres oppositions. Les adversaires, islamistes en tête, qui ont surgi des décombres n’ont plus rien à voir avec les révolutionnaires – beaucoup étaient des humanistes – de ces années-là. A qui la faute ? Disons que la question mérite d’être posée.

Au mois d’août dernier, ce qui n’est pas si vieux, 15 documents officiels américains sont déclassifiés, et publiés. On y découvre que M. Clinton et ses services savaient parfaitement, dès avril 1994, que le régime rwandais allait massacrer des centaines de milliers d’innocents (1). Dans un texte d’une rare élégance, le Pentagone – oui, celui-là – mettait en garde contre l’utilisation publique du mot génocide. Pourquoi ? Parce qu’alors l’ONU – et donc l’Amérique -, serait ensuite obligée d’intervenir militairement contre les assassins. Les terroristes de New York, qui ont tué des milliers de personnes, sont des barbares. Mais ils ne sont pas les seuls.

(1) On se doute bien que la France de M.Mitterrand était encore bien mieux placée pour tout savoir, et tout arrêter, éventuellement. Mais c’est une autre histoire.