Archives mensuelles : novembre 2002

Les grands mystères d’Italie

2002 (Politis)

La condamnation à 24 ans de prison de Giulio Andreotti, l’homme politique le plus puissant de l’après-guerre, provoque une véritable commotion en Italie

L’affaire est sordide : le 20 mars 1979, à Rome, le  » journaliste  » Mino Pecorelli est abattu de quatre balles de 7,65. C’est à l’évidence un contrat, réalisé par des professionnels. Pecorelli, en relations étroites et constantes avec les services secrets, édite depuis 1968 un petit bulletin, Osservatorio politico (Op), mélange infernal de vrais scoops et d’authentiques montages qui vise, pour l’essentiel, à manipuler l’opinion et la classe politique.

Très vite, on apprend que Pecorelli s’apprêtait à sortir des informations explosives sur l’enlèvement d’Aldo Moro, en 1978, et son assassinat. Mais il  » enquêtait  » également sur d’autres affaires qui tournaient, pour la plupart, autour des pesants mystères qui encombrent l’histoire italienne de l’après-guerre : les complots d’extrême-droite, la loge P2, la mort si singulière du banquier Michele Sindona.

Quatorze ans plus tard – le 6 avril 1993 exactement -, alors que le dossier est refermé depuis longtemps, l’incroyable se produit : un repenti de la Mafia de haut niveau, Tommaso Buscetta, met en cause Andreotti, l’homme politique le plus puissant de l’après-guerre, sept fois président du Conseil. Celui-ci aurait utilisé les services de tueurs de la mafia pour faire taire Pecorelli. Que savait – qu’aurait donc su – ce dernier ? Qu’Andreotti aurait délibérément sacrifié Aldo Moro en 1978, alors qu’il était aux mains des Brigades Rouges, en refusant de négocier avec eux. Et qu’il aurait peut-être bien joué un rôle dans l’enlèvement lui–même, dont les conditions, il est vrai, demeurent très mystérieuses.

Folie, délire, machination ? Les juges, convaincus du sérieux des accusations, ouvrent en tout cas une enquête, qui se perd dans le temps, et dans les sables de la procédure. Mais on apprendra au fil des ans d’autres choses : des témoins, eux aussi repentis, affirment avoir vu Andreotti, au cours d’un de ses voyages en Sicile, échanger avec le chef de la mafia Toto Riina une sorte de baiser rituel, signe sans équivoque de leur complicité profonde. Les révélations pleuvent sur le rôle du chef sicilien de la démocratie chrétienne, Salvo Lima, qui aurait servi de trait d’union entre Rome et Palerme, le pouvoir central et le crime organisé.

Le 24 septembre 1999, la cour d’assises de Pérouse acquitte Andreotti et ses co-inculpés pour manque de preuves, non sans avoir souligné ses mensonges et sa duplicité. En particulier, la cour établit des liens réels, directs, indiscutables, avec des chefs mafieux. Andreotti est néanmoins innocent, et c’est l’essentiel. La classe politique respire : l’Italie n’a donc pas été dirigée pendant cinquante ans par un criminel.

La décision d’appel, tombée la semaine dernière, est non seulement une suprise, mais un séisme qui plonge le pays dans une véritable commotion : 24 ans de prison pour Andreotti, jugé coupable d’avoir commandité l’assassinat de Pecorelli ! Les attendus du jugement ne seront connus qu’en janvier, et de toute façon, Andreotti, sénateur à vie disposant de l’immunité qui accompagne cette fonction, n’ira pas en prison. Mais l’Italie se retrouve d’un coup face à son passé.

Pratiquement toute la classe politique, de la droite jusqu’aux démocrates de gauche – les anciens communistes de D’Alema -, en passant par l’ancien maire de Rome Francesco Rutelli ont apporté leur soutien à Andreotti, accusant à des degrés divers les juges de faire de la politique. C’est bien entendu Berlusconi lui-même qui est allé le plus loin, parlant d’une justice  » devenue folle « , ajoutant que les magistrats  » politisés  » cherchent à  » réécrire l’histoire de l’Italie « . Une bataille politique fondamentale s’engage, qui pourrait conduire à une réforme radicale de la justice italienne.

Au profit de qui ? Point trop de mystère : alors même que le mouvement antimondialisation est peu à peu criminalisé, il est vital pour Berlusconi d’empêcher les juges de s’intéresser à sa propre histoire et aux invraisemblables mystères qui entourent les origines de sa fortune. Andreotti a-t-il fait assassiner Pecorelli ? On n’en sait rien, mais l’Italie a bel et bien été dirigée pour partie, pendant des dizaines d’années, par le parti du secret, lié aux Américains.

Et ce parti a bel et bien utilisé le terrorisme, l’assassinat, les services secrets et l’argent noir pour contrer le mouvement social. Berlusconi, dont le nom figure – carte n°1816 – sur la liste des adhérents de la loge P2, doit bien en savoir quelque chose.