Archives mensuelles : septembre 2016

Ouessant, furieuse, heureuse et délicieuse

Je viens de me rendre compte que je n’ai guère parlé d’Ouessant, cette île de notre petit Far West à nous. C’est absurde, ce serait presque criminel, mais heureusement, c’est fini. Ouessant, à 12 mille marins de Brest seulement, mais protégée par le passage du Fromveur – punaise, quel courant ! – et les dauphins de la mer d’Iroise. Ouessant, huit kilomètres au mieux dans sa longueur, quatre kilomètres au mieux dans son épaisseur. C’est un lieu fou, l’un des plus beaux de ma mémoire.

Un jour de vent calme, car cela arrive, j’ai pris le sentier côtier depuis Lampaul, et j’ai marché en direction de Pern. La pointe de Pern. Les coqs chantaient, les cloches de l’église dansaient, c’était juin, avant que les fous furieux du véritable été ne débarquent. En une poignée de minutes, j’étais face à Youc’h Korz, un îlot de granite rose – porphyroïde et cataclastique, puisque vous voulez tout savoir – encerclé de bouchons blancs flottant au rythme de la vague. Des goélands, bien sûr. Des argentés, bien sûr, et deux ou trois goélands marins, bec géant et casaque noire.

Plus loin sur la pelouse rase au-dessus des falaises, il y avait des craves à bec rouge – l’apparence lointaine de corbeaux freux -, piochant inlassablement leur pitance de vers de terre. Je les ai fait fuir, idiot que je suis. À Loqueltas, un hameau qui ferait aisément penser aux îles d’Aran ou aux Blasket de Tomas O’Crohan – par pitié, lisez L’Homme des îles (Payot et Rivages) -, je suis descendu à la mer par l’escalier de pierre, et j’ai admiré un homme en ciré, tout affairé autour d’un canot nommé Goustadik. Il y avait sur place un treuil, pour remonter au sec les frêles embarcations, des casiers à crabes et homards, comme abandonnés, un filet qui séchait sur le ciment. Le roi n’était pas mon cousin, les amis.

Il y avait plus de brebis égarées et dodues que d’êtres humains. Les maisons de granite et leurs enclos de pierre paraissaient être le paysage de toujours. Tout comme les géants de pierres levées de Pern, où j’arrivai vingt minutes plus tard. La pointe de Pern, c’est un peu l’île de Pâques. L’érosion – le vent, l’eau, le sel – a taillé et légué des personnages de trois mètres de haut, face à l’océan, qui sont d’une rare fantaisie. Tel est un chien alangui, son mufle tout étiré. Tel autre un Huron dont la crête est poudrée de lichens. On y croise des rhinocéros, des monstres nés du vent, qui rient aux éclats.

Je me suis recueilli dans le bâtiment ruiné de l’ancienne corne de brume à vapeur. C’est là que le romancier allemand Bernhard Kellerman a placé la formidable Villa des tempêtes de son roman, La Mer. Je l’avais lu peu de temps avant, et je dois avouer que des phrases comme “La fureur de la marée déchirait l’eau entre les brisants, en une mousse sale que le vent emportait par blocs entier” restaient prisonnières en moi. Le jour dont je parle, la mer était comme éteinte, et les cormorans séchaient tranquillement leurs ailes noires en haut de petites crêtes rocheuses. Mais j’ai connu Pern délirant de fièvre, explosant le monde sous la pression de mille bras d’eau fanatiques. Et croyez-moi, il faut le voir pour se convaincre qu’une telle force inlassable existe.

J’ai vu plus loin encore des plages fossiles, datant du temps où la mer était plus haute qu’aujourd’hui. J’ai vu le phare du Créac’h, l’invraisemblable gardien des mers, et sa toute petite cabine plantée 30 mètres au-dessus des flots. Non ce jour mais un autre, j’ai vu les embruns passer au-dessus de lui, et la vague cogner comme un antique bûcheron contre ses flancs. Et puis Yusin et ses bécasseaux, et ses tourne-pierres. Et puis l’îlot Keller, et son énigmatique maison du haut de la falaise. Et puis Penn ar Ru Meur, où la mer enflait, poussée par un vent de nord-est.

Plus tard, j’ai rencontré un grand ornithologue, Yvon Guermeur, qui vivait alors sur l’île, où il dirigeait le Centre ornithologique d’Ouessant. À l’automne, les oiseaux en migration débarquent par milliers et se posent au petit bonheur la chance, jusque dans le moindre buisson. C’est la fête ! Outre les habituels visiteurs, on voit parfois des raretés comme des martins des pagodes, des pouillots à grand sourcil, des gobe-mouches nains, des sizerins flammés.

Yvon me raconta tout cela, forçant sa nature de taiseux. Cet homme assez stupéfiant ne passait pas toute sa vie – presque, pas toute – à regarder les ciels. Il marchait aussi, les yeux baissés, obsédé par le passé humain de Ouessant. C’est ainsi qu’en prodigieux archéologue amateur, il a découvert un ancien port romain, à Porz Arlan. Et de même, il a permis la mise au jour des restes d’un fabuleux village de 400 habitants – il y a 3000 ans -, soit la moitié de la population actuelle de l’île. Le chantier, connu de tous les archéologues d’Europe,  s’appelle Mez-Notariou. Le champ du notaire.

Je pourrais continuer, mais j’arrête ici, ce 23 septembre 2016, à bientôt midi, car je compte profiter des rayons du soleil, qui m’ont l’air bien prometteurs. Ouessant ? J’ai eu beaucoup de chance.

Macron, Royal, Sarkozy et Trump

Notations en courant sur l’état de notre classe politique. Un, Macron est un [bip], et ça rime, mais il ne faut surtout pas dire cela, car c’est une injure publique, et bon, non. On recommence : Macron est un personnage complexe. En avril 2015, il donne l’autorisation à des gougnafiers d’extraire 250 000 tonnes de sable en mer, au large de Lannion (Côtes d’Armor). Et déclare dans la foulée ce que des conseillers qui s’en cognent lui ont soufflé : « Les études concluent avec suffisamment de certitude à l’absence d’impact significatif sur l’environnement ».

C’est une énorme sottise, qui repose sur un axiome débile entre tous : toute activité économique est utile, car elle contribue à augmenter le PIB, et donc son oriflamme, la croissance. L’extraction causera évidemment un désastre à quelques encablures de la réserve naturelle des 7 îles, et modifiera à jamais les zones de pêche. Mais le tout se passe sous l’eau, et restera donc invisible.

Le même Macron en septembre 2016, tout occupé à vanter les mérites de sa si petite personne, rétropédale et assure cette fois : « Il n’est résolument pas acceptable de commencer l’exploitation à la sauvette ». Car en effet, les « extracteurs », craignant des réactions, ont commencé leur travail en pleine nuit. Macron en campagne électorale ? Probable, mais c’est aussi le cas de Ségolène Royal, en mission commandée par Hollande. La dame est discrètement chargée de rabattre vers Hollande des voix écolos qui pourraient être décisives si Hollande se présente à l’élection. Après une grosse manif à Lannion – 5000 personnes -, la ministre de l’Environnement a fait savoir qu’elle soutenait les opposants. Elle ne l’avait pas fait quand Macron était pour, mais faut comprendre. À cette époque, elle n’était pas en précampagne électorale.

Enfin, Sarkozy, qui se hisse à la hauteur de Trump. Devant un auditoire de l’Institut de l’Entreprise, il vient de déclarer : « Cela fait 4 milliards d’années que le climat change. Le Sahara est devenu un désert, ce n’est pas à cause de l’industrie. Il faut être arrogant comme l’Homme pour penser que c’est nous qui avons changé le climat ». Reportez-vous à tous ces articles écrits ici à propos du Grenelle de l’Environnement, cet épisode burlesque d’il y a neuf ans. Et riez avec moi, car l’heure n’est pas aux jérémiades, mais au combat.

Tiens, Trump, justement. Il vient de déclarer une nouvelle fois son climato-scepticisme, et n’entend pas consacrer des ressources, dans le cas où il serait élu, à une question aussi incertaine que celle du Grand Dérèglement.

Henri Guaino, héros de Crimée, vainqueur du Kilimandjaro

J’ai écrit des portraits de grands sagouins militaires pour Charlie cet été, et le dernier, imaginaire lui, était consacré au spécialiste du bazooka Henri Guaino. Le voici. J’espère que cela vous fera sourire.

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Pendant deux mois, Charlie propose des portraits de chefs militaires. C’est notre concours de l’été : qui est le plus grand assassin ? Que volent les têtes et que s’empilent les cadavres ! Dans cette uchronie, on rendra hommage au président Henri Guaino, ci-devant ministre de la Défense et de l’Attaque. Après avoir maté les Barbaresques au loin, il a su comme personne rétablir l’ordre dans la bagatelle de 1321 quartiers jadis appelés « difficiles ».

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Henri Guaino est né malheureux en 1957, car la Garde Républicaine avait refusé tout net de descendre en Arles pour l’occasion. Très vite il mordit sa mère, très vite il se mordit les doigts. Maman Guaino fut obligé, pour le sauver, de l’emmailloter comme on faisait en Afrique bien avant que la race blanche ne vienne y proposer les couches Pampers. Traumatisme.

Enfant, il fut triste et solitaire, s’amusant à tirer des fléchettes empoisonnées sur le globe terrestre que tonton Raymond lui avait acheté à la place du père Noël, empêché. Il acquit une telle dextérité que jamais la France ne fut touchée par les pointes de fer. Mais le Mali, le Sénégal, le Tchad, la Mauritanie et le Congo, pardon, un vrai gruyère. Jeune garçon sage, il essaya trois fois d’entrer à l’ENA, mais il échoua, sans bien comprendre ce qui lui arrivait. Ou le comprenant trop bien. Il nota scrupuleusement le nom de tous les reçus et y découvrit celui de Abdoulaye Baldé (Sénégal), Joseph Charles Doumba (Cameroun), David Houdeingar (Tchad) et Patrick Katsuva (Congo). Pour l’occasion, il ressortit le jeu de fléchettes de son enfance.

Comme il ne savait plus où il habitait, il alla partout. Chez les gaullistes de gauche – Séguin -, chez les gaullistes de droite – Pasqua -, chez les autres, comme Chirac. Mais son envol commença avec Sarkozy, quand il écrivit pour lui le Discours de Dakar. Extrait : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, (…) ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles ». Vengeance.

Serait-il oublié sans sa glorieuse réplique, au moment de l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016 ? En deux mots, un djihadiste tue ce jour-là 85 personnes au volant de son 19 tonnes, et Guaino trouve alors une parade radicale : « Il suffit de mettre à l’entrée de la promenade des Anglais un militaire avec un lance-roquette et puis il arrêtera le camion, voilà c’est tout ! ». On s’en souvient, cette sortie valut à Guaino le poste de ministre de la Défense dans le premier gouvernement Robert Ménard, après le triomphe de Sarkozy à la présidentielle de mai 2017. Mais pas à n’importe quel prix. Sur TF1, il revendiqua de la sorte sa nomination : « Vous avez vu comme moi que l’intitulé du poste a changé, à ma demande. Je suis à partir de ce soir ministre de la Défense et de l’Attaque ».

Trois semaines plus tard, il était devant la Jungle de Calais, assis dans la tourelle d’un char Leclerc de 57 tonnes. Certes, ses tirs d’obus de 120 mm coulèrent au passage un ferry rempli de 680 vacanciers britanniques. Mais le concassage par les lourdes chenilles aura bel et bien fait disparaître pour deux mois dans la boue le campement de romanichels afghans qui déshonorait la France. Le reste est dans toutes les mémoires.

Le 25 octobre 2017, la ville d’Alger fut copieusement arrosée de missiles tirés depuis le porte-avions Charles-de-Gaulle, à bord duquel se trouvait M. Guaino. Ridicule d’exagération, la Fédération internationale des droits de l’homme prétendit que l’attaque avait fait 3200 morts et 8000 blessés. Mais pourquoi Alger ? S’il est vrai que la cible de départ semble avoir été Rakka, en Syrie, était-il pour autant acceptable d’accuser le ministre de s’être trompé de bouton ? Indigné comme rarement, M. Guaino lâcha au cours des séances de questions à l’Assemblée : « Mais que ce monsieur Mélenchon prenne ma place ! Il verra alors que toutes les villes barbaresques se ressemblent comme deux gouttes d’eau ».

Les premières années du quinquennat, qui devait devenir un décennat, démontrèrent la puissance des armes françaises sur le champ de bataille. Guerre de Crimée – 702 000 morts -, conquête du Pôle Nord, du Kilimandjaro – au-dessus des 5800 mètres -, et de l’île Saint-Christophe-et-Niévès (en riposte à la fourberie anglaise dans le dossier européen). Un bilan étonnamment positif puisque la France, au total, n’aura eu à déplorer que 317 000 morts, contre plus d’un million dans le camp de nos ennemis. Répondant aux grotesques accusations de torture systématique – un rapport évoque sans preuve l’énucléation de 28 000 prisonniers birmans -, M. Guaino préféra la légèreté, notant : « De toute façon, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». À quoi l’antinational Besancenot, juste avant d’être arrêté, osa répliquer : « Moi, je vois bien les œufs cassés, mais où est l’omelette ? »

Pouvait-on défier les grands de ce monde et composer éternellement avec les djihadistes français ? Quand il annonça le 2 janvier 2018 la fusion immédiate de son vaste ministère avec celui de l’Intérieur, mais aussi l’interconnexion avec les fichiers de la sécurité sociale, de Pôle Emploi, des Allocations familiales, des gagnants au Loto et au PMU, du RSA, d’Air France et de la SNCF, du Club Méditerranée et des clubs Mickey, chacun comprit que l’histoire était en marche.

Dans la foulée, on retira la nationalité française aux harkis et à leurs descendants, avant d’en remettre un premier contingent aux autorités comoriennes, très conscientes du cadeau fait par la France. Et bien sûr, on embastilla. Au total, au 1er mars 2022, 1 million 633 258 Arabes et assimilés étaient en détention administrative illimitée. Qui dans des prisons nouvelles. Qui sur des paquebots réquisitionnés. Qui sur le Larzac. Qui sous la tente dans les Alpes. Qui aux îles Kerguelen. Qui sur la Lune. Qui en orbite géostationnaire.

On n’oubliera pas, dans ce tableau de la Renaissance nationale l’arasement total de 1 321 de ces quartiers qu’on disait « difficiles », et leur remplacement in situ par un gigantesque concours national de Roses nouvelles, gagné deux années de suite par la merveilleuse Maman Guaino, nom délicatement donné à une grande fleur jaune très odorante.

Où sont partis les habitants anciens ? Telle est la vaine polémique qu’a tentée une opposition incapable d’énoncer la moindre idée constructive. Le président Guaino, puisqu’il est désormais notre chef suprême, a coutume de répondre à la manière d’un coup de fouet sur la croupe d’un baudet : « Où sont-ils allés ? Mais qu’est-ce que j’en sais, moi ? La France est-elle un pays de liberté, oui ou non ? ».

 

Derrière l’escroc Cahuzac, une affaire Valls ?

Je ne me vautre guère dans le culte de moi-même et l’autopromotion, je crois que cela se saurait davantage. Si je vous mets ci-dessous un article publié ici il y a deux ans et demi, c’est parce qu’il permet de mieux comprendre l’arrière-plan de l’affaire Cahuzac. Ce dernier affirme depuis hier à son procès que s’il a ouvert des comptes illégaux à l’étranger, c’était au départ pour financer la carrière de…Rocard. À un moment où Valls, notre Premier ministre, était un rocardien de tout premier plan. Est-ce pour cette raison qu’il se montre si fort embarrassé dans les gazettes ? Vous verrez dans mon papier que l’affaire Cahuzac cache peut-être bien une affaire Valls. Peut-être bien.

Doit-on oublier des baudruches aussi ridiculement insignifiantes ? Pas tout à fait. Valls menace chaque matin d’envoyer ses sbires « nettoyer » la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, où se joue une histoire fondamentale. Je vous rappelle que tout le monde, sauf ceux dûment excusés par leurs parents, doivent être sur place les 8 et 9 octobre pour rappeler à Valls et à ses hommes cette évidence : nous ne céderons pas.

 


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Notations sur le trio Valls-Fouks-Bauer (et l’affaire Cahuzac)

6 avril 2013

Je commence le premier de deux articles périphériques à l’affaire Cahuzac, et je ne prétends rien révéler. Quoique. Le second, je le gage, surprendra, bien qu’il n’ait aucun rapport direct avec l’ancien ministre du Budget. Commençons par un article publié sur Planète sans visa le 30 novembre 2012, quelques jours avant les premières révélations de Mediapart sur le désormais fameux compte en Suisse du chirurgien capillaire. Sur fond d’un remarquable article paru dans Le Monde, j’ajoutais une poignée de sel personnelle aux liens d’amitié éternelle entre le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, l’ancien conseiller de Sarkozy Alain Bauer et Stéphane Fouks, le responsable de l’agence de pub RSCG, devenue l’été passé Havas Worldwide.

Quand Rocard n’avait que 61 ans

Quand j’écris « amitié éternelle », je me moque, certes, mais l’attachement qui unit les trois hommes est réellement singulier. Ils se sont connus jeunes adolescents, et conservent des attaches qui défient le temps et le reste. Citation de Valls en 2008, à propos de Bauer : « Si Alain pense qu’être sarkozyste est utile et cohérent, il en a le droit. L’amitié transcende les clivages politiques ». Les trois s’aiment, se voient souvent et croit-on comprendre, partagent énormément. Gardons dans un coin de la tête qu’ils ont été des piliers du courant rocardien dans le PS des années 1980. Ce qui est loin d’être indifférent. Rocard est aujourd’hui dans l’état qu’on sait, mais en 1980, il espérait bien représenter la gauche à la présidentielle de 1981 – l’Histoire en a décidé autrement -, avant d’obtenir en 1988 le poste de Premier ministre, conservé jusqu’en 1991. Cela, tout le monde le sait.

Mais après ? Quand Mitterrand le lourde de Matignon comme un simple valet de ferme, Rocard n’a pas abandonné ses ambitions. Il n’a jamais que 61 ans et il pense que la politique ne lui a pas rendu justice. Il s’est toujours vu en Moderne de la gauche, que des archaïques d’une part, et des renards comme Mitterrand d’autre part, auraient privé de la seule carrière qui vaille réellement : la présidence de la République. Il pense donc fort justement à l’élection de 1995, qui sera finalement gagnée par Chirac, et… le reste n’est que supputations. Lorsque l’on prévoit de mener pareil combat électoral, sans appui du parti auquel on appartient – Jospin le mitterrandiste est premier secrétaire -, il faut de toute urgence constituer un trésor de guerre.

Pas de fric, pas d’élection. Comment Rocard a-t-il procédé ? Je n’en sais rien, mais comme il est encore permis de s’interroger, je m’interroge. Jérôme Cahuzac n’est-il qu’un individu pris dans les pièges bien connus de la toute-puissance ? Je note qu’entré au parti socialiste en 1977, il y aura été rocardien pendant près de vingt ans. Un léger bail. Quand Rocard devient Premier ministre en 1988, Cahuzac entre au cabinet ministériel du ministre de la Santé Claude Évin, plus-rocardien-que-lui-tu meurs.

Et à quel poste ? Celui du médicament, stratégique s’il en est. Car il recouvre les sulfureux rapports entre les laboratoires pharmaceutiques et le pouvoir politique. En 1991, lorsque Rocard passe à la trappe, Cahuzac sort avec lui des ors ministériels, et crée dans la foulée une clinique d’implants capillaires qui lui rapporte beaucoup d’argent. On comprend moins bien pourquoi, les poches pleines, il lance en 1993 le très ébouriffant cabinet de lobbying Cahuzac Conseil. Après avoir, en théorie du moins, commandé aux labos, il leur devient soumis, en théorie du moins, et leur donne divers conseils sur la manière de mieux vendre leurs médicaments.

Cahuzac était-il bien tout seul ?

À ce stade, une vraie question : le PS est-il déjà si corrompu, moralement parlant, en 1993, qu’il ne s’inquiète pas d’un si lamentable pantouflage ? Interrogation subsidiaire : pourquoi les rocardiens laissent-ils un des leurs, et non des moindres, verser dans ce qu’il faut bien appeler une grossière combine ? À moins que Jérôme Cahuzac n’ait été plutôt en service commandé, financièrement commandé ?

Je vois d’ici les critiques, mais je peux assurer aux lecteurs occasionnels – les autres me connaissent – que je n’entends pas pour autant exonérer Cahuzac. Dans tous les cas, ce type me dégoûte. Reste que dans l’hypothèse où Cahuzac Conseil aurait servi d’autres buts que personnels – par exemple du financement politique -, on peut se demander si ce compte qui demeurait hypothétique la semaine passée est bien seul. N’y en a-t-il pas deux, dix, vingt ? Combien d’argent a pu circuler au cours de ces années-là entre la Suisse et Paris, sous quelle forme, et à quelle destination ? On est en droit de poser des questions.

Et poursuivons par Alain Bauer. Cet homme un peu plus qu’étrange, mêlé quoi qu’il en dise à la stupéfiante opération policière de Tarnac – l’affaire dite Coupat-Lévy -, est un acharné de la sécurité dans sa version sarkozyste. Quel rapport avec Cahuzac ? Extrait d’un article paru dans Le Monde du 3 avril  : « Mais évidemment, qu’il a un compte en Suisse ! » C’était le 12 décembre 2012, au tout début de « l’affaire Cahuzac ». Le spécialiste des questions de sécurité Alain Bauer, qui connaît aussi bien le monde du renseignement que la Rocardie et la franc-maçonnerie, lâche la confidence au Monde, au détour d’une conversation.

Bauer savait, et Fouks conseillait

Je précise que l’on parle du 12 décembre 2012, soit huit jours après le premier article de Mediapart. Bauer sait déjà. Et si j’écris de manière affirmative, c’est que Bauer n’est pas un perdreau de l’année. Il sait très bien qu’en s’avançant de la sorte auprès d’une journaliste du Monde, il joue une partie de sa réputation. Il n’est pas du genre à se vanter, en tout cas pas à tort.

Il sait. Mais comment ? Quantité de personnages, à commencer par les flics que Bauer connaît si bien, ont pu parler. Seulement, il est impossible de ne pas penser à Stéphane Fouks, l’homme de la pub, l’homme de Havas Worldwide, l’ancien rocardien des années 80. Fouks est l’homme de la com’ au parti socialiste, plus qu’aucun autre. Après que Rocard eut clairement perdu la main, et définitivement- aux Européennes de 1994, la liste socialiste qu’il présente ne dépasse pas le score calamiteux de 14, 5 % -, Fouks se met au service de Jospin. Il sera jugé en partie responsable du désastre de 2002, ce qui ne l’empêchera aucunement de rempiler. Avec un certain DSK, dont il suivra tous les méandres, jusqu’à l’explosion en plein vol au Sofitel de New York. La com’ de DSK, ses vaines tentatives de manipulation à la télé après la sinistre affaire Nafissatou Diallo, c’est lui. C’est Fouks.

C’est sans surprise qu’on le retrouve chez Cahuzac, où il parvient à placer à son cabinet, comme conseillère en communication détachée de sa boîte de pub, une certaine Marion Bougeard. Si vous avez la curiosité de lire mon prochain article, vous verrez que j’ai des choses précises à dire sur cette personne, qui valent un petit détour. En attendant, Fouks. L’une de ses spécialités est de placer dans les centres de pouvoir d’anciens salariés de son agence de pub. Par exemple, et ce n’est pas exhaustif : Aquilino Morelle, conseiller politique du président ; Gilles Finchelstein, qui peaufine les discours de Pierre Moscovici ; Sacha Mandel, conseiller en com’ du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian ; Viviane Nardon, conseiller en com’ du président de l’Assemblée, Claude Bartolone. Pas mal, non ?

Toute la communication de crise de Cahuzac, en tout cas, c’est donc lui. Les dénégations, et jusqu’aux aveux, dûment travaillés, du chirurgien, idem. Question de bon sens : Fouks, qui maintient des liens irréfragables avec Valls et Bauer, n’aurait-il pas murmuré à l’oreille de ce dernier que Cahuzac détenait bien un compte caché ? Ce n’est pas un crime de l’imaginer. Reste le cas Manuel Valls, qui est je dois dire fort intéressant. Car Valls, comme ses deux compères Bauer et Fouks, a donc été rocardien, avant de basculer, faute d’un autre champion, du côté de Jospin et, un temps, de DSK. Oui, dans ce petit monde, chacun se tient par la barbichette. Pardonnez-moi de me citer, mais je dois revenir sur un scandale retentissant, celui de la MNEF, où l’on apprit notamment que la mutuelle étudiante de 1998 était une vaste entreprise au service financier du parti socialiste.

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Voici ce que j’écrivais ici dans l’article déjà cité du 30 novembre 2012 : « Si vous voulez vous rafraîchir les idées sur les détournements de fric, les emplois fictifs, la crapulerie au détriment de la santé des étudiants, c’est ici. On retrouve dans cette arnaque massive deux courants, en réalité. Le PS, certes, mais aussi et d’abord la secte politique à laquelle a appartenu en secret Lionel Jospin, qui s’appelait jadis Organisation communiste internationaliste (OCI), menée par l’un des personnages les plus mystérieux de notre après-guerre, Pierre Lambert. Dans la Mnef, on retrouve un peu tout le monde. Spithakis, son patron, ancien lambertiste devenu socialiste, mais aussi les députés Cambadélis et Le Guen, et bien sûr DSK lui-même. Où se cache Valls dans le tableau ? Attention aux plaintes en diffamation, car Valls n’a pas, à la différence de 17 autres prévenus, été condamné. Il est donc innocent. Mais il n’est pas interdit de rappeler cette lettre de Manuel Valls envoyée le 21 décembre 1990 au président de la Mnef, Dominique Levêque.

Deux choses sont très intéressantes. Un, elle est à en-tête du Premier ministre de l’époque, Michel Rocard. Valls est alors son conseiller à Matignon. S’il utilise ce papier officiel, c’est évidemment pour montrer qu’il agit ès-qualités, en service commandé. Deux, Valls y menace la Mnef de représailles si elle refuse d’admettre dans son conseil d’administration un certain Emmanuel Couet. Les deux faits réunis suggèrent assurément qu’il existe un lien de subordination inconnu entre le parti socialiste au pouvoir, et cette Mnef où circule tant d’argent. Ah ! j’allais oublier. Dans sa lettre, Manuel Valls précise que « depuis des années, nos relations [entre lui et la Mnef] sont basées sur la confiance et le respect des dispositions arrêtées en commun avec moi-même et Alain Bauer. » Car Bauer est là, lui aussi, qui dirigera l’une des filiales de la Mnef.

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Et Manuel Valls, au fait ?

Et je reprends le fil directement. Est-il crédible que Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, n’ait pas su, entre décembre 2012 et avril 2013, que son ancien camarade rocardien Jérôme Cahuzac avait un compte caché ? Ses si nombreux policiers n’auraient rien pu lui apprendre, alors que la crise politique enflait de semaine en semaine ? Passons. Au-delà, est-il concevable que ses deux amis les plus proches, Fouks et Bauer, ne lui aient rien confié ? Fouks, qui conseillait jour après jour le soupçonné, n’aurait rien su lui-même ? Et Bauer, qui clamait dès le 12 décembre 2012 qu’il savait ?

Je constate sans malice que Valls s’est évertué, depuis décembre, à ne surtout pas évoquer l’affaire Cahuzac, qui plonge pourtant certaines de ses racines aux origines de sa propre carrière politique. En sait-il plus qu’il ne le dit ? Permettez-moi de rire un bon coup.

PS : La suite dans pas trop longtemps, avec les aventures de Marion Bougeard au pays des gaz de schistes.