Archives mensuelles : mai 2008

40 ans mais plus toutes ses dents

(N’oubliez pas mon post-scriptum)

L’autre jour, assemblée générale d’une association de journalistes dont je suis membre, les Journalistes pour la nature et l’écologie (JNE). Pour l’essentiel, j’y ai fait le pitre avec l’un de mes compères, Marc Giraud, auteur de plusieurs livres très plaisants, dont Le Kama-Sutra des demoiselles et Calme plat chez les soles (les deux chez Robert Laffont). Ce sont des livres qui racontent des histoires étonnantes sur la sexualité des bêtes. Eh oui, quoi.

À un moment de l’assemblée, j’ai entrepris Thierry Jaccaud, lui aussi JNE et par ailleurs rédacteur-en-chef de la revue L’Écologiste. Sur quel sujet ? Celui-là même que je vais vous exposer. En un mot, le mouvement écologiste et de protection de la nature, en France, est dans une situation de faillite.

De quand date ce mouvement ? De 1969. Avant cette date, le discours sur la nature et sa protection était la propriété privée des vieilles barbes et des sociétés savantes. Depuis la fin du 19ème siècle jusqu’à l’après 68 en effet, il y a eu monopole. Seuls les scientifiques, les naturalistes – et quelques poètes déjà chevelus – ont pu, ont su évoquer le sort de la planète et de ses équilibres naturels. Il n’y a pas l’ombre d’un reproche. Le reste de la société était occupé ailleurs.

Survient mai 1968. Survient du coup une génération en rupture avec ses aînés. L’écologie, très présente dans la culture underground des États-Unis tout au long des années soixante, devient chez nous une force intellectuelle et bientôt sociale. Cette même année 1968 se crée la Fédération française des sociétés de protection de la nature (FFSPN), qui deviendra en 1990 France Nature Environnement (FNE). Les professeurs y font toujours la loi, mais cela ne va pas durer.

Cela ne dure pas, car le réel se manifeste enfin. Décrété en 1963, notre premier parc national, celui de la Vanoise, est menacé en 1969 d’une amputation sauvage, pour faire plaisir aux promoteurs d’une station de ski. Tel est le point de départ, le point zéro. Des centaines de milliers de personnes signent une pétition portée par une partie notable du tout jeune mouvement de mai. Et les bagarreurs gagnent, contre l’État.

Le combat pour la Vanoise dope toute une série de grandes associations régionales, à commencer par la Frapna, mais aussi Bretagne Vivante (alors Sepnb) ou Alsace nature. À cette époque, la plupart des militants sont de jeunes enthousiastes, antinucléaires et, osons le gros mot, anticapitalistes. Presque tous, au fil des ans, feront le choix de la longue marche dans les institutions.

Je ne juge pas, je vous le jure. Confrontées à une menace qu’elles analysaient mal, les associations ont tout misé sur la concertation, la discussion et le rapprochement, dût-il parfois être difficile. Ils ont cru de bonne foi que la France était le cadre nécessaire et suffisant, que la création du ministère de l’Environnement en 1971 était une bonne nouvelle, que leurs partenaires locaux finiraient par jouer le jeu dès lors qu’ils auraient suffisamment été informés. Mais ils se sont lourdement trompés.

Pendant des décennies, et jusqu’à aujourd’hui, des milliers, des dizaines de milliers de bénévoles ont investi les structures officielles les plus abstruses : les commissions départementales d’hygiène, des sites, des déchets, des carrières, que sais-je ? Ils se sont engloutis, la machine les a intégralement digérés. Parallèlement, par un processus inévitable, et qui ne met pas en cause les personnes, les associations se sont institutionnalisées. Elles ont réclamé des subsides publics, les ont obtenus, et se sont progressivement enchaînées elles-mêmes.

Aujourd’hui, FNE fédère officiellement 3 000 associations locales, thématiques ou régionales. C’est un réseau impressionnant, mais le drame est qu’il ne sert à rien. J’entends déjà les cris, y compris d’amis, et qu’on me pardonne, mais je persiste : à rien. Je sais la quantité d’efforts consentie, ou plutôt, je l’imagine (mal). Des centaines de milliers de soirées ont été offertes en cadeau à la société, mais allons de suite au résultat, cela m’évitera d’être méchant.

En 1969, par aveuglement, nul ne comprenait. L’affaire de la Vanoise est d’ailleurs symptomatique. Le mouvement naissant croyait qu’il fallait, qu’il suffisait d’aligner des victoires locales pour inverser le courant général. On gagnerait dans la montagne, puis dans la plaine, puis sur la mer, etc. La pédagogie ferait le reste. Nul ne voyait la nature des forces en présence, et le caractère connecté, écosystémique, global des menaces sur la vie.

Ce mouvement s’est alors engagé dans une impasse totale, en traitant chaque jour avec des acteurs inconscients, mais imposants, de la destruction du monde. Et ces derniers ont gagné, car ils étaient la force, tandis que le mouvement s’est enlisé, épuisé, avant de s’arrêter au bas d’une côte qu’il ne montera jamais.

Qui oserait me dire que la situation générale est meilleure qu’en 1969 ? Qui ? Nous sommes passés d’une situation inquiétante à un état du monde angoissant. Tous les grands équilibres – de la planète, pas de notre minuscule pays – sont proches d’un point de rupture qui peut nous mener au chaos général. Et FNE continue de siéger, impavide, dans toutes les structures que l’État, son financier principal, lui désigne. Je viens de lire une « lettre » de FNE à notre président Sarkozy sur les biocarburants, que je juge déshonorante pour nous tous (ici). Usant de tournures alambiquées, ce texte, qui aborde la question de la faim de manière incidente, ne réclame même pas l’arrêt des subventions françaises à cette industrie criminelle. Nous en sommes là ! Pas question de mordre la main qui vous nourrit.

Bien entendu, ce bilan calamiteux ne se limite pas à FNE. Un jour peut-être, la véritable histoire du WWF sera écrite. Et ce jour-là, la surprise sera au programme, croyez-moi. Car cette association internationale financée par l’industrie n’aura cessé de chercher et de trouver des accommodements avec les pires transnationales. Par exemple en osant « vendre » à la société l’idée d’un usage soutenable du bois tropical. Ou du soja. Ou des biocarburants. Cette politique-là est simplement scandaleuse, et tout le monde se tait. Mais pas moi.

Disant cela, je n’oublie pas que d’authentiques écologistes, dont certains sont des amis, travaillent pour le WWF. Je ne les cite pas, car je ne veux pas les mettre dans l’embarras. Et je ne souhaite pas même qu’ils quittent l’association, car ils y font malgré tout un travail utile. Mais enfin, regardons les choses en face : le WWF accompagne la marche à l’abîme des sociétés humaines et du vivant.

Greenpeace ? J’ai été membre du Conseil statutaire de ce groupe pendant des années. Ne me demandez pas ce que c’est, car je l’ignore. Pour moi, cela signifiait participer à des réunions inutiles, une à deux fois par an. Ce qui me reste de Greenpeace, c’est que j’y compte des proches, à commencer par ma chère Katia Kanas, présidente actuelle en France. Et alors ? Et alors, Greenpeace a suivi une pente redoutable, et peut-être inévitable. Les sociologues qui étudient l’histoire des associations parlent classiquement de deux phases. La première, dite « charismatique », est celle des fondateurs et de l’exaltation. La suivante est celle de « l’institutionnalisation ». Nous y sommes.

Pour ce que j’ai pu voir, Greenpeace n’est plus. Les cinglés de 1971 voguaient à bord du Phyllis Cormack en direction de l’Alaska, pour y occuper le site des essais nucléaires américains. Ceux d’aujourd’hui gèrent la manne du fundraising, méthode éprouvée pour récolter du fric auprès de millions de donateurs. Certes, et ce n’est pas rien, Greenpeace ne dépend ni de l’État ni de l’industrie. Mais ses cadres supérieurs, souvent recrutés par petite annonce hors du mouvement écologiste, sont des cadres supérieurs. Et Greenpeace-France est une PME de l’écologie, tristement incapable, par exemple, de mener la bagarre pourtant essentielle contre les biocaburants. Dieu sait pourtant que je les y ai invités !

Toutes les tendances de cette écologie officielle, plus quelques autres que je n’ai pas le temps de citer, se sont retrouvés à la table de Borloo et Kosciuko-Morizet l’automne dernier. Je veux parler du Grenelle de l’Environnement, bien sûr. À cette occasion, le mouvement a montré où il en était, c’est-à-dire au même point qu’en 1969. C’est-à-dire bien plus bas en réalité. Car c’est une chose de croire au Père Noël quand on est un gosse qui découvre le monde. Et une autre quand on approche des quarante ans.

Ce mouvement aura bientôt quarante ans, en effet, et c’est le mien. Ma famille. Je ne suis pas partisan de la table rase, qui n’est que fantasme. Mais d’évidence, il est temps de faire un bilan. Selon moi, il est limpide : nous avons échoué, tous, à empêcher l’emballement de la machine à détruire la vie. Il est donc certain que les moyens utilisés ne sont pas adaptés au seul objectif qui vaille. Je ne crois pas, en effet, qu’on puisse se contenter de risettes de Borloo, de bises de Kosciucko et de passages à la télé. À moins que je sois le roi des imbéciles, et que personne ne m’ait prévenu du changement de programme ?

Nous avons échoué, soyons sérieux. Il faut le dire, il faut l’écrire, il faut même le proclamer. Sur cette base-là, essentielle, il s’agira de reconstruire un mouvement différent, plus fort, plus conquérant, partant avec ceux qui le voudront à l’assaut du ciel, pour la restauration du monde vivant. Je vous lance donc, je me lance aussi, bien sûr, un appel au sursaut. Arrêtons la dégringolade. Ouvrons les yeux, fermons la télé, et osons dire cette évidence que le roi écologiste est nu. Pour commencer.

PS : Exceptionnellement, je vous demande de diffuser ce qui est bel et bien un appel à tous les réseaux de votre connaissance. Je ne prétends pas avoir raison, mais je suis certain que nous avons besoin d’un grand débat. Et donc, je vous en prie, faites circuler. Merci.

Quand le lion sera historien

L’autre jour, je discutais avec une femme qui me disait aimer beaucoup certain proverbe africain. Je n’ai pas vérifié, et peut-être n’est-il pas africain. Il n’est pas impossible que ce ne soit pas, d’ailleurs, un proverbe. N’importe, car le voici : « Tant que les lions n’auront pas leur propre historien, les histoires de chasse glorifieront toujours le chasseur ».

Pas mal, non ? Moi, j’aime. Et je pensais à cela tout à l’heure en découvrant dans le journal Le Monde – qui me tombe de plus en plus souvent des mains, est-ce normal ? – un article sur les prix agricoles (ici). Un de plus ? Je confirme. Celui-là, s’appuyant sur une étude conjointe de la FAO et de l’OCDE, prévoit un malheur planétaire durable. L’augmentation des prix alimentaires ne serait pas un feu de paille, mais une bombe à mèche très lente. Les experts susnommés prévoient en effet, dans les prochaines années « une hausse d’environ 20 % pour la viande bovine et porcine, de 30 % pour le sucre, de 40 % à 60 % pour le blé, le maïs et le lait écrémé en poudre, de plus de 60 % pour le beurre et les oléagineux, et de plus de 80 % pour les huiles végétales ».

Cette flambée, obéissant à des facteurs structurels, n’aurait aucune chance de disparaître au cours des dix prochaines années. Or donc, et c’est moi qui pose la question, que pourront faire ceux de nos frères – car je n’ai pas rêvé, officiellement, ce sont bien des frères – qui survivent avec un dollar par jour ? J’ai la désagréable impression qu’ils iront se faire foutre, allongés dans une caisse en carton, pour l’éternité.

Ces chiffres effarants n’existent que pendant la fraction de seconde où ils passent devant la rétine fatiguée d’un de ces cadres moyens ou supérieurs qui lisent Le Monde. Car qui lit ce journal ? Sitôt lu, sitôt oublié. Il n’en restera rien, sauf pour ceux qui ont tant besoin de tout. D’où ce retour au lion. Ah ! si Le Monde était écrit par un paysan bambara désespéré ou un cul-terreux de l’Uttar Pradesh, certes, on n’y lirait pas les mêmes choses.

Peut-être saisirait-on enfin ce que signifie un suicide aux pesticides parce que le puits est à sec et que l’achat d’une pompe supplémentaire n’est pas possible. Ce que la vente d’une fillette au marchand de putes ou au chef des mendiants peut provoquer dans la tête d’une mère ou d’un père ou d’une fillette. Ce que c’est que pleurer sur la poussière d’un champ où il ne pleuvra pas. Ce que c’est que mâcher une racine pour tromper celle qui vous mange la tête et l’âme, la reine Famine.

Mais heureusement, le journal Le Monde – et tous autres – est réalisé par des journalistes qui maintiennent une saine distance avec les faits dont ils rendent compte. Le journalisme n’est pas l’école de l’émotion, mais celle de la congélation. Et c’est pourquoi vous ne lirez nulle part dans nos journaux gorgés de publicité pour la bagnole, l’avion et le nucléaire le texte renversant de cet entretien avec l’Indienne Vandana Shiva (ici).

Shiva, pour ceux qui ne la connaissent pas, est l’incarnation d’un mouvement dont on parle peu en vérité, celui qu’on appelait il y a quinze ans l’antimondialisation. Physicienne, écologiste, écrivain, elle dirige Research Foundation for Science, Technology and Natural Resource Policy, une fondation très active en matière de défense de la biodiversité. Celle qui est défendue depuis des milliers d’années par les paysans pauvres, celle qui permit l’existence en Inde d’une centaine de milliers de variétés de riz, adaptées aux moindres conditions locales. Elle a également créé une ONG qui n’a rien à voir avec les nôtres, car celle-là se bat. Son nom ? Navdanya (ici), qui veut dire « neuf graines ». Cette association regroupe des dizaines de milliers d’adhérents et promeut une agriculture paysanne qui doit beaucoup à ce que nous nommons l’agriculture bio. Un réseau d’une vingtaine de banques de semences a d’ores et déjà permis de sauver de l’anéantissement environ 8 000 variétés de riz. 8 000 !

Que nous dit Shiva dans l’entretien signalé plus haut ? Je ne peux que vous conseiller de le lire, si l’anglais ne vous rebute pas. Et je ne vais pas le paraphraser, non. Sachez que c’est un grand texte, appuyé lui sur des réalités certaines. Sur l’Inde, dont tant d’ignorants nous disent qu’elle rejoint à marches forcées le Nord, Shiva rétablit un à un les faits qui décideront de l’avenir de ce pays. Nous sommes loin, c’est-à-dire tout près, de la voiture Tata chère au coeur de Pierre Radanne (ici).

Contrairement à ce que la propagande voudrait faire croire, la situation indienne est catastrophique. La perspective de l’autosuffisance alimentaire s’éloigne de jour en jour. Lisez, lisez avec moi s’il vous plaît. L’Inde connaît une croissance de 9,2 % par an. Celle que mesurent des indices aussi faux que le PIB. 9,2 % ! Prodigieux ! clame le choeur universel des nigauds. Dans le même temps, l’Inde bat l’Afrique pour le nombre de ses affamés. L’Afrique ! clame le choeur universel des pleureuses.

Eh bien oui, l’Afrique est dépassée par l’Inde, où 50 % des enfants souffrent de différents niveaux de malnutrition. Où un million d’entre eux meurent de faim chaque année. Je vous le dis, je vous l’assure, Shiva n’est pas folle. La réalité est aux antipodes de notre réalité. Mais le lion n’est pas près d’avoir son historien.

Ce pétrole d’où tant de choses viennent…

Ceux qui ont lu ici le papier de la veille comprendront aisément qu’il s’agit d’une suite. Je viens de me décider – sans les mains – à vous faire, et à me faire aussi, un petit cours de chimie. Que les professeurs qui me corrigeront fatalement soient indulgents, car je suis un débutant. Vale, comme on dit sous d’autres cieux, y adelante !

Quand on extrait d’une couche géologique du pétrole brut, on se retrouve avec un produit visqueux et passablement inutile. À ce stade, il sert surtout à se noircir les mains. Le pétrole, comme chacun sait, doit aller se faire raffiner dans une cathédrale industrielle. Là, selon les cas et les situations, on en obtiendra différentes qualités, cette fois utilisables par l’homme.

Pour commencer, on chauffe le tout à 385 °C et quand le pétrole est parvenu à la température idoine, il est conduit sagement dans une tour de distillation où ses principaux composants se sépareront à jamais. Le gazole servira aux camions et aux innombrables bagnoles diesel. Le fioul chauffera maisons, usines et bureaux, à défaut de nos âmes. Le kérosène permet(tra) à madame Christine Lagarde de franchir l’Atlantique en avion chaque semaine, du temps en tout cas où elle n’était pas encore ministre des Finances, mais seulement businesswoman internationale. Le naphta, enfin, sera changé par un coup de baguette magique en essence automobile et bien d’autres merveilles.

Merveille, en effet, merveille et grandes merveilles. Reprenons l’exemple du naphta, dont les molécules se condensent entre 180° et 40° dans la tour de distillation. Il ne va pas servir seulement à faire rouler nos belles autos, mais aussi à fabriquer des engrais, des pesticides, des médicaments, des parfums, des cosmétiques, des lessives, des colorants, et tellement d’autres créations du génie humain que la liste entière ferait aisément le tour de notre si petite planète. Parmi eux, les glorieux plastiques.

Pour obtenir du plastique, il faut polymériser. Fastoche. Vous mélangez naphta et vapeur d’eau, vous faites cuire à (très) gros bouillons – 800° -, puis vous refroidissez sans prévenir. Les molécules de naphta se cassent et se changent en monomères. C’est le craquage. Ensuite, il suffit de mettre en réaction ces petites molécules, lesquelles, comme de gentils toutous, formeront des assemblages et enchaînements de molécules, les polymères. Tous les plastiques sont polymères, mais tous les polymères ne sont pas des plastiques. Voyez, c’est à notre portée.

À ce moment de l’histoire, ébahis, nous voyons apparaître une matière toute nouvelle, solide, dont nous allons jouer pour fabriquer ce qui nous passe par la tête : climatiseurs, antiseptiques, gazon artificiel, asphalte, aspirine, ballons, pansements, bateaux, bouteilles de Volvic, caméras, bougies, voitures, moquettes, cassettes vidéo, calfeutrage, CD, peignes et brosses, ordinateurs, crayons de couleur, crèmes, adhésifs dentaires, déodorants, détergents, produits-vaisselle, habits, séchoirs, couvertures chauffantes, toile isolante, engrais, leurres de pêche, fils de pêche, cire pour sols, ballons de foot, colles, glycérine, balles de golf, cordes de guitares, teintures pour cheveux, bigoudis, aides auditives, valves cardiaques, peintures, congélateurs, encres, insecticides, isolation, kérosène, gilets de sauvetage, linoléum, beurre de cacao, rouges à lèvres, haut-parleurs, médicaments, éponges, lubrifiants, casques de moto, pellicule cinématographique, vernis à ongles, filtres à huile, pagaies, pinceaux, parachutes, paraffine, stylos, parfums, Vaseline, chaises en plastique, vaisselle en plastique, ruban adhésif, contreplaqué, réfrigérateurs, roues de skateboards, sacs poubelle, bottes en caoutchouc, chaussures de jogging, saccharine, joints (et non pas joints), cirage, chaussures, rideaux de douche, solvants, lunettes, chaînes-stéréo, pulls, balles de ping-pong, enregistreurs, téléphones, magnétoscopes, raquettes de tennis, thermos, collants, garnitures de WC, dentifrice, transparents, pneus, rubans encreurs, parapluies, capsules de vitamines, tapisseries, conduits d’eau, résines.

Ce n’est qu’une courte sélection, car avec PVC, polypropylène, polyéthylène, polystyrène, polyesters insaturés, polyuréthannes, silicone, polyépoxydes, entre autres, on peut s’amuser jusqu’à la fin du monde. Et d’ailleurs, à ce propos, que se passera-t-il fatalement quand le pétrole viendra à manquer pour de bon ? Je vous pose la question, car j’ai confiance dans votre sens de l’imagination.

Autre interrogation majeure : de quoi nous parle-t-on au juste ? Les responsables publics dont nous sommes affligés gâchent la totalité de leur temps, qui est un peu le nôtre, à évoquer pèle-mêle le prochain congrès socialiste, l’âge du capitaine Sarkozy, la joliesse de son épouse, le point de croissance qui nous manque, la coupe d’Europe de football, le cours du porc au marché au cadran de Plérin, et bien entendu le sort de notre géant Renault-Nissan.

En somme, pas un ne prépare l’opinion de ce pays à affronter une crise globale, gravissime et désormais inévitable. Je vous le demande donc avec insistance : que faut-il penser de ces excellentes personnes ? Je ramasse la copie demain matin.

Ce pétrole qui est si bon marché…

Comme je suis journaliste, j’ai des privilèges. Je n’en suis pas plus fier que cela, c’est ainsi. Et par exemple, je reçois avec quelques autres des messages de Jean-Marc Jancovici. Polytechnicien, grand ingénieur, il est devenu au fil des ans le meilleur vulgarisateur, en France, du dérèglement climatique, et de loin. Si vous ne connaissez son site, je vous invite sans détour à aller y voir de près (ici).

L’homme est intelligent, et même s’il est extraordinairement imbu de lui-même, cela compte peu, au total, au regard de ce qu’il apporte au débat. Si je me permets de parler de ce travers, c’est que j’ai eu l’occasion de passer deux heures en tête-à-tête avec lui, et que je m’en souviens. Je crains qu’il ne sache jamais se départir d’une arrogance à mes yeux ridicule. Bon, je le répète, ce n’est pas si grave, seulement désagréable à certains moments.

Revenons-en à mes privilèges. Jancovici envoie donc des textes à nombre de journalistes, dont je suis. Et le dernier est consacré au prix du pétrole et de l’énergie en général. Et c’est une nouvelle fois intéressant. Jonglant avec les chiffres avec la maestria que je lui connais, il démontre sans grand mal que le prix réel de l’énergie ne cesse de baisser. Si l’on prend comme point de départ le début du 20ème siècle, cette chute est même vertigineuse : on aboutirait à une division par dix en cent ans. Si vous préférez, en imaginant que le prix réel de l’énergie ait été 100 en 1900, il serait aujourd’hui d’environ 10.

Une telle vision contredit frontalement ce que nous lisons tous sur le cours du pétrole. Mais elle est juste : le prix nominal du litre d’essence augmente en effet chaque jour ou presque, mais pour l’heure, la tendance historique reste résolument baissière. Car il faut accepter de calculer le prix autrement qu’en euros courants, ce qui est bien la moindre des choses. Et Jancovici d’écrire : « Je dois travailler 10 fois moins longtemps que mes (arrières-)grands-parents pour me payer un kWh (de n’importe quoi, car on peut tout compter – pétrole, charbon, gaz, électricité, en kWh), que je le consomme en direct ou qu’il serve à fabriquer une maison, une tasse à café, une lampe, une tomate sous serre chauffée ou un stéthoscope (ou un journal, car la pâte à papier sans énergie ce n’est pas facile facile) ».

Pour prendre un exemple plus proche encore, plus concret en tout cas, Jancovici note que « les carburants routiers valent 1,5 à 2 fois moins cher aujourd’hui qu’en 1970 – donc AVANT le premier choc pétrolier – pour un smicard (qui doit donc travailler 1,5 à 2 fois moins longtemps pour s’acheter un litre d’hydrocarbures aujourd’hui qu’en 1970) ».

Il n’y a pas de doute que l’énergie a depuis des décennies un prix dérisoire qui seul explique l’étonnante croissance matérielle des sociétés humaines du Nord, surtout depuis 1945. Est-ce que cela peut durer ? Non, définitivement non. On se rapproche, si nous n’y sommes déjà, du fameux pic de Hubbert, qui marque le point où la moitié du pétrole légué par la géologie est épuisée. Après avoir marqué un sommet, la production pétrolière est ainsi vouée au déclin. Et aux augmentations de prix sans fin.

Or, dit Jancovici, « les hydrocarbures fournissent 80% de la consommation d’énergie de l’humanité ». Une logique d’airain oblige à reconnaître une évidence : le pouvoir d’achat des grands privilégiés que nous sommes ne peut que structurellement baisser. Il va bientôt falloir travailler davantage pour obtenir la même quantité de kWh. Ergo, faire plaisir aux marins-pêcheurs en les maintenant dans l’illusion d’un gazole bon marché est une ineptie politique. Et une grave faute morale. Il est vrai que nous en avons l’habitude.

Dernier point, arbitrairement retenu par moi : une citation extraordinaire d’un rapport de Claude Mandil, patron de l’Agence Internationale de l’Energie jusqu’à l’an passé. Dans ce texte destiné au Premier ministre François Fillon, Mandil ose ceci :« Il est de plus en plus communément admis que la production mondiale [de pétrole] aura du mal à dépasser les 100 millions de barils par jour (contre 87 aujourd’hui) alors que la prolongation des besoins tendanciels conduit à une demande d’environ 120 mb/j en 2030. Le risque existe donc que le monde connaisse une crise pétrolière très sérieuse au cours de la prochaine décennie, avec des prix extrêmement élevés ».

Dans le langage codé de ces Excellences – « Ah ! qu’en termes galants, ces choses-là sont mises ! » -, Mandil signifie en réalité qu’il y a le feu au lac. Car tout indique que les réserves véritables de pétrole sont en dessous des chiffres annoncés par les États et les compagnies, qui ont un intérêt évident à les manipuler. Je vous laisse méditer l’ultime pique de Jancovici, qui a vu Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à l’Écologie, venir défendre à la télé la loi de modernisation de l’économie, inspirée par le triste rapport Attali. Ce rapport qui, dit Jancovici, « propose essentiellement, en expliquant que ça va faire notre bonheur, de manger à vitesse un peu plus accélérée le capital naturel ».

J’ai dans l’idée, mais je peux me tromper, que nous allons vers de grands changements, qu’ils soient assumés ou imposés. Ce n’est pas votre impression ?

Eillen, Marulanda, le Monde Diplomatique et nous

Vous avez entendu comme moi : el jefe est mort. Le chef Manuel Marulanda, patron des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), a fini par rejoindre dans un lieu improbable la ribambelle de « grands timoniers » qui l’ont précédé dans la tombe. Il fallait entendre les sanglots de l’un de ses admirateurs sur la radio de la guérilla ! Pouah ! Dans le même genre, on aura vu Timoleon Jimenez, autre chef des Farc, annoncer à la télévision vénézuelienne Telesur : « Le grand leader est parti ». Pouah, derechef.

Moi, je pensais alors à Tanja Nijmeijer, cette jeune Hollandaise dont le nom de guerre, chez les Farc, est « Eillen ». Entrée dans la guérilla en 2002, elle a abandonné à l’été 2007, dans un campement investi par l’armée, un journal de bord. Lisons ensemble, cela se passe (presque) de commentaires. En novembre 2006 : « J’en ai marre, marre des Farc, marre des gens, marre de cette vie en communauté. Marre de ne rien avoir à moi toute seule. Tout ça vaudrait la peine si on savait pourquoi on lutte. Mais vraiment, je n’y crois plus. C’est quoi cette organisation où certains ont du fric, des cigarettes, des gâteaux, et où les autres doivent mendier, pour être rejetés et réprimandés ? C’était comme ça quand que je suis arrivée il y a quatre ans, et ça n’a pas changé. Une organisation où une fille avec de gros seins et une jolie tête peut déstabiliser un plan qui avait été longuement préparé ensemble. Où on doit travailler toute la journée pendant que les commandants se racontent des conneries. Moi, qui sait si je sortirai un jour de cette jungle… […] Je veux m’en aller, quitter au moins cette unité. Chacun sait qu’il est ici plus ou moins comme un prisonnier. […] J’en ai assez du bla-bla sur le fait d’être communiste, honnête, ne rien gâcher, obéir. Et de voir à quel point les commandants sont hypocrites, vulgaires et traîtres. »

Et en avril 2007 : « L’offensive approche, aujourd’hui ou demain nous changeons de lieu. J’ai cinq points de suture à la cuisse, je me suis fait ça avec une pelle. […] Je ne sais pas, Jans, vers quoi nous allons. Qu’est-ce que ça deviendra quand nous aurons le pouvoir ? Les femmes des commandants roulant en Ferrari Testarossa, avec des implants mammaires et mangeant du caviar ? On dirait bien. ».

Tout cela n’aurait aucun rapport avec le sujet de ce blog, savoir la crise écologique ? Ce n’est pas si sûr. Car dans un pays comme la France, le vieux, le rance, le passé résistent dans les cerveaux, et résistent bien. Pour que des idées nouvelles surgissent et s’installent dans des têtes mieux faites, il faut de la place. Or cette place est largement occupée.

Chez beaucoup d’altermondialistes, qui croient mieux comprendre que quiconque, le stalinisme mental demeure un cadre. Je ne peux ni ne veux livrer ici une trop longue explication. Mais enfin, il y a un lien, irréfragable, entre Joseph Staline, Mao, Castro et les archéoguérillas comme celle des Farc. On trouve chez les staliniens de toute nuance la même conception de la politique, dont l’exercice est vertical, s’appliquant toujours du haut vers le bas supposé. Le peuple n’est rien, le parti est tout. Et bien sûr, le parti est avant tout le chef. Celui qui commande, celui qui montre la voie, celui qui brille de tous ses feux.

Je voue une détestation sans bornes à cette tradition, que je considère comme une maladie mortelle de l’esprit. Ces gens, tous ces gens se vautrent dans une abjecte soumission à l’autorité, laquelle accompagne comme il se doit le massacre. En Colombie, les Farc représentent la régression. La droite militaire aussi, cela va de soi. Il existe bel et bien un terrorisme d’État, et les paramilitaires sont bel et bien des assassins. Mais nous parlons des Farc. Et ces « communistes »-là font honneur à leur tradition.

D’abord, en policiers et juges intraitables, ils s’arrogent le droit d’emprisonner pour de très longues années des centaines d’otages civils. Il s’agit d’un crime, ni plus ni moins. Les responsables des Farc sont en outre machistes, malmènent les paysans qui ne les suivent pas, maltraitent les Indiens de la forêt, soutiennent l’industrie de la coca, antithèse parfaite de l’agriculture vivrière, s’allient donc avec les narcos, et ne rêvent que de production lourde et de « développement ». En clair, ce sont des ennemis. De l’homme comme de la nature.

Or ces braves gens trouvent de très nombreux relais. Notamment en France. Notamment grâce au soutien permanent accordé à leur petite armée par notre grand journal altermondialiste, Le Monde Diplomatique. Croyez-le ou non, je ne cherche pas à polémiquer. Cela ne sert à rien avec une publication comme celle-là.

Vous trouverez aisément sur le Net les archives gratuites du Monde Diplomatique et les articles consacrés à la Colombie depuis des années. Certes, la ligne éditoriale sur ce sujet délicat a évolué avec le temps. Il n’est plus possible de cacher toute la réalité. Mais ce qui demeure certain, c’est que le journal « comprend » mieux qu’aucun autre en France les staliniens armés des Farc.

Et pour en revenir à l’écologie, je me répète, vous me pardonnerez. Pour que surgisse enfin un mouvement prometteur, d’avenir, conquérant, paradigmatique pour parler savant, il faudra bien que recule encore cette insupportable (non)pensée. Je dois reconnaître que la mort de Marulanda me semble une bonne nouvelle.