Archives mensuelles : mai 2009

Une lettre de Serge Orru (directeur du WWF France)

Ceux qui me lisent régulièrement savent que je critique souvent le mouvement écologiste français et ses diverses composantes. Durement à l’occasion. Je l’ai fait dernièrement à propos du soja et de l’attitude du WWF (ici). Je viens de recevoir une réponse du directeur du WWF en France, Serge Orru, que vous pourrez lire plus bas. Un mot sur Serge : nous sommes et resterons différents l’un de l’autre. Mais j’ai une amitié vraie pour cet homme. Je crois en sa sincérité et même, si j’osais – j’ose -, en la beauté profonde de sa personne. Que les rieurs rient. Comme on voit, cela ne m’empêche pas de polémiquer publiquement. Mais voici sa réponse.

Cher Fabrice,

Voici ma réponse suite à tes affirmations.

Tout d’abord concernant l’implication du soja dans la déforestation, le WWF-France demande à ce que la France ne participe plus d’ici 2015 à la déforestation liée au soja ni au développement du soja OGM en développant les protéines végétales locales et en pérennisant des importations en soja responsable Non-OGM.

Quant à la question des OGM , le WWF ne soutient pas les OGM et demande un moratoire sur les plantations en plein champ. Sur ce dossier, les demandes du WWF sont claires et explicites : en accord avec le principe de précaution, tout projet d’introduction d’OGM dans la nature doit être précédé dune étude d’impact complète et transparente, prouvant l’innocuité environnementale globale, ce qui n’est aujourd’hui pas le cas.

Dans le cas particulier du soja génétiquement modifié (70% de la production mondiale de soja), sachant dune part que ce dernier est déjà largement cultivé sur une majorité du continent américain, et d’autre part que la culture du soja est fortement impliquée directement ou indirectement, en repoussant le pâturage vers la forêt, dans la déforestation en Amérique du Sud, il est apparu nécessaire au WWF d’étudier l’établissement de critères de soja responsable qui s’appliquent à l’ensemble des cultures de soja. Dans cette optique la table ronde pour le soja responsable (RTRS) a été mise en place avec les multiples acteurs du soja dont le WWF. L’objectif final de la RTRS est de développer une filière de soja responsable.

Selon le WWF, le point essentiel dans la problématique du soja est de faire obstacle à l’avancée inexorable du soja et de l’élevage à l’intérieur des habitats naturels et de réduire l’empreinte globale des industries du soja et de l’élevage à travers le développement à grande échelle dune filière de soja responsable.

Suite à l’accord des industries du soja d’adopter des garanties environnementales qui pourront encore être améliorer d’ici 12 mois, le réseau du WWF poussera encore les membres exécutif de la RTRS afin d’obtenir des critères de biodiversité les plus solides tout en demandant la mise en place d’un groupe de travail visant à l’établissement dune filière RTRS Non-OGM.

Le WWF-France ne soutiendra la certification RTRS auprès des entreprises et du grand public qu’à partir du moment où il sera possible de différencier la certification d’un soja OGM ou non et que des critères solides concernant la protection de la biodiversité seront inclus.

Jusqu’à présent, dans le site www.protegelaforet.com , 10000 personnes ont signé la pétition demandant aux entreprises de s’engager contre la déforestation via notamment leur inscription à la RTRS et la RSPO. En attendant que nos demandes soient atteintes le WWF-France promulguera la certification selon les critères de Bâle (Non-OGM avec des critères biodiversité robustes)

La France étant le plus gros consommateur du plus gros importateur de soja au monde l’Europe, le WWF-France a ainsi décidé de faire du soja une de ses priorités en terme de programme de conservation. Ainsi, nous avons publié une étude intitulée « Plus d’indépendance en soja d’importation dans l’alimentation animale en Europe – Cas de la France ». Cette étude est l’occasion de mettre en perspective que réduire la dépendance au soja d’importation à l’échelle de notre pays permettra de réduire l’empreinte écologique de la France.

En France justement, avec la mise en place des alternatives proposées dans l’étude, il est en effet possible de remplacer les 50 % de soja importés actuellement par des protéines produites localement, d’en économiser 15% via la désintensification de l’élevage et d’en remplacer 35% par du soja certifié. L’ensemble de ces alternatives peut être garanti 100 % non OGM et n’impliquerait plus la France dans la déforestation en Amérique du Sud.

En outre le WWF-France exige que soit indiqué sur l’étiquette des produits carnés et dérivés l’allégation « nourri sans OGM » pour valoriser les éleveurs faisant l’effort de nourrir leur bétail sans OGM et donner plus d’information au consommateur. Cette allégation a reçu le 19 Mai 2009 l’avis favorable du conseil national de la consommation.

A ta disposition pour débattre,

Serge Orru

Mais où est passé le coucou gris ?

 Qui ne connaît le coucou (gris) ? Je vais poser la question autrement : qui n’a jamais entendu son chant, annonciateur du printemps ? Même le plus indifférent sait que le coucou pond dans le nid d’un autre oiseau et lui laisse le soin d’élever sa progéniture. Vu de plus près, c’est stupéfiant, car la femelle coucou revient chaque année dans la zone qui l’a vue naître, retour de son exténuant périple africain. Sur place, on se doute bien qu’elle fornique un peu, activité heureuse et réparatrice, comme chacun sait. En tout cas, vers la fin mai, lestée d’une dizaine d’œufs, elle se livre à un rituel sidérant.

Un à un, elle dépose un œuf et un seul dans le nid d’une autre espèce – essentiellement des passereaux plus petits qu’elle -, profitant d’une absence momentanée des parents. À toute vitesse, madame pond son œuf et jette par-dessus bord l’un de ceux déjà déposés. Ni vu ni connu. Neuf fois, dix fois, le même processus. Je ne vous raconte pas tous les détails, qui sont pourtant incroyables, et passe directement à la naissance de l’intrus. Ce qui suppose bien sûr qu’il n’a pas été repéré avant. Après, c’est trop tard : le coucou se change en tyranneau, car il devient plus gros que ceux qui l’ont nourri. Au point que certains « parents-passereaux » se mettent sur son dos pour pouvoir continuer à lui enfourner sa ration. Laquelle doit absolument être à base d’insectes. Si la mère dépose un œuf dans le nid d’une espèce granivore, le petit meurt d’inanition.

Ne nous égarons pas, même si ce chemin est saturé pour moi d’odeurs, de saveurs, de couleurs et de musique. Ne nous égarons pas. Je viens de découvrir une nouvelle très rude : le coucou gris entre dans la Liste rouge des espèces les plus menacées en Grande-Bretagne (ici). David Rosane m’avait signalé il y a quelques semaines les inquiétudes autour du déclin de cet oiseau merveilleux, mais cette fois, officiellement, la sinistre Liste Rouge (ici). Le coucou est accompagné, en direction de la tombe, par des oiseaux jadis aussi communs que le vanneau huppé ou la bergeronnette printanière. 52 des 246 espèces communes d’oiseaux de Grande-Bretagne sont désormais, comme on dit là-bas, « red-listed ». 52, soit 21 % de l’ensemble. En 2002, ils n’étaient que 40, soit 16 %.

Je ne reviens pas sur la multitude de causes croisées qui expliquent très probablement le drame en cours. Vous les connaissez plus ou moins. Qu’elles tiennent à nos pratiques criminelles ici – les pesticides -, aux changements globaux – le climat – ou aux bouleversements dans les zones de migration saisonnière, surtout en Afrique. Je n’y reviens pas. Juste un mot sur la Grande-Bretagne. Ce pays si proche est la patrie de l’immense Royal Society for the Protection of Birds (RSPB, ou Société royale pour la protection des oiseaux), fondée en 1889. Les élégantes de l’ère victorienne avaient pris la détestable habitude d’orner leurs chapeaux et même certains de leurs vêtements de plumes de grèbes. Surtout de grèbes huppés, alors menacés d’extinction. Jetez un œil sur la petite illustration du bas de cet article. L’on y voit des manifestants d’il y a plus d’un siècle protester contre le commerce de plumes d’oiseau. Je l’aurais bien mise ici, en regard de ce que j’écris, mais un mauvais sort technique m’en empêche.

C’est sans importance. Mon propos d’aujourd’hui est simple. Je ne sais aucun autre pays que la Grande-Bretagne où le sort des oiseaux soit à ce point cause nationale. La RSPB rassemble plus d’un million de membres, gère près de 170 réserves, sur plus de  1150 km2. Notre LPO (Ligue pour la protection des oiseaux), vaillante pourtant, en compte autour de 40 000. Les birdwatchers, ceux qui observent les oiseaux, sont chez nos voisins (presque) aussi nombreux que les sarkozystes chez nous. Et pourtant, le coucou. Ce coucou qui, depuis le début des civilisations humaines, annonce le printemps et fait chanter les cœurs. Annonçait le printemps et faisait chanter les cœurs. Désolé, je n’ai pas envie de rigoler.

Protest against the plume trade, London 1911
Protestors against the plume trade

 

Polar (re)

Juste un mot sur le roman policier – le mien – que j’évoquais ici il y a quelques jours. Je ne vais pas vous mentir en vous disant que je suis assailli, mais plusieurs d’entre vous m’ont fait savoir qu’il y avait un problème sur le titre. L’explication est simple : dans les dernières semaines, ce dernier a changé. Le bon, le seul titre est : Le vent du boulet (Fayard). Je redis une dernière fois qu’il n’est pas consacré à la crise écologique. La preuve – qui m’étonne moi-même – que je ne pense pas seulement à elle.

Claude Allègre (as a guest star)

Ce n’est pas de gaieté de cœur que je vais vous parler encore de Claude Allègre, que la presse annonce comme l’un des prochains ministres de Sarkozy. Car, rions un peu, cet homme ne me plaît guère. Depuis plus de vingt mois que j’ai créé Planète sans visa, j’ai parlé de ce phénomène de foire un très grand nombre de fois. Et comme je ne veux pas encombrer l’espace par un énième radotage, je vous renvoie sans faire de manières aux cinq articles les plus importants à mes yeux (dans l’ordre chronologique, 1, 2, 3, 4, 5).

Je vous avoue un penchant personnel pour le numéro 1 de la liste. Écrit en septembre 2007, voici près de deux ans, il raconte un face-à-face hilarant – à mes yeux – entre Haroun Tazieff et Claude Allègre. Deux hommes « de gauche », ministres « de gauche » et formidables rigolos tous les deux. Ceux qui auront le courage de lire ce très – trop ? – long texte comprendront mieux, je le pense en tout cas, la personnalité profonde de Claude Allègre.

La plupart des commentateurs oublient ou déforment les positions réelles de Claude Allègre. Pour la bonne raison qu’ils s’en moquent éperdument. Et je ne parle pas là de ses positions sur la crise climatique, mais bien plutôt des trucs et astuces par lesquels il parvient à faire croire qu’il sait de quoi il parle. Cela, pour un homme qui se pare des vertus du scientifique, est très grave. Je dirais même plus, et sans ironie, gravissime. Je songe par exemple au soutien qu’il a apporté au Danois Lomborg, pourtant convaincu de malhonnêteté scientifique, comme je l’ai écrit une bonne demi-douzaine de fois, et pas seulement ici.

Donc, les commentateurs s’en foutent. Et tel est, selon moi, l’information la plus intéressante concernant l’éventuelle nomination d’Allègre au poste de ministre. À l’exception notable d’Alain Juppé, que je me vois contraint de remarquer (ici), la classe politique ne trouve rien à redire. Sarkozy aurait donc le droit de nommer à un poste décisif pour l’avenir – on parle d’un poste mêlant recherche et industrie – un négateur en chef de la crise climatique.

Côté socialistes, on est en pleine bouffonnerie. Il est vrai que Claude Allègre a été l’ami de près de quarante ans de Jospin. Lequel – vous en souvenez-vous ? – aura dirigé le gouvernement de la France pendant cinq ans en ne faisant strictement rien pour limiter les effets de la crise écologique planétaire. Bouffonnerie encore avec le vieux « jeune » Pierre Moscovici, interrogé par France Info. Il y a des images que je vous recommande de regarder (ici), car elles disent tout sur ce qu’est la pauvre tambouille politicienne. On y entend Moscovici raconter qu’il a croisé Allègre dans un restaurant  du quartier habituel de ces messieurs-dames – autour des Invalides -, où il déjeunait en compagnie de Catherine Pégard, conseillère de Sarkozy.

Allègre aurait alors confié à Moscovici que son entrée au gouvernement était chose acquise. Qu’ajoute à ce moment – sur France Info – Moscovici ? Non pas qu’Allègre a fait prendre à la France des années de retard dans la lutte contre le dérèglement climatique. Non pas qu’il a nié la dangerosité de l’amiante, jusques et y compris à Jussieu, où elle a fait quantité de morts. Non pas qu’il jongle sans aucun état d’âme avec des faux, comme l’a excellemment démontré le journaliste Sylvestre Huet. Mais plus sérieusement que Claude Allègre est un grand « créatif » – texto -, et surtout qu’il a mis le pied à l’étrier de Moscovici il y a 25 ans en le faisant entrer dans le comité des experts du PS. En somme, Allègre soutient Sarkozy, mais ce n’est pas si grave, car il a tant aimé Moscovici.

Cela, du côté des socialistes, donc. Et du côté de la droite, faut-il bien en rajouter ? Je plains sincèrement ceux qui ont permis à Sarko et à ses boys de monter les opérations publicitaires à répétition connues sous le nom générique de Grenelle. L’environnement, les ondes, la condition animale – mais si ! -, la mer, en attendant mieux. Pour l’heure, ces faux naïfs bandent leurs petits muscles et clament que ce n’est vraiment pas bien du tout et qu’ils ne seraient décidément pas contents de l’arrivée d’Allègre au gouvernement. Tu parles, Charles ! La vérité révélée par cette ridicule affaire, c’est que la politique en place, celle de droite comme celle de gauche, est indifférente en profondeur à des problèmes essentiels, qui n’ont jamais fait qu’effleurer son esprit.

La politique, telle que résumée par Moscovici, c’est de savoir qui a aidé qui à quel moment. Et sur qui on pourra éventuellement compter pour monter d’une marche ou ne pas la redescendre trop brusquement. Cette politique-là, éternelle je le crains, est pour la première fois confrontée à l’impensable. Car la crise écologique n’est pas seulement impensée. Elle est pour ces gens-là impensable. Elle les réduit à ce qu’ils sont, à la taille réelle de leur vision. À la taille réelle de leurs ambitions sur cette terre.  Attention, ne croyez pas que je veuille la disparition de cette classe politique, si pitoyable qu’elle soit. Elle est, et à l’évidence, elle exprime une tension perpétuellement renaissante à l’insignifiance. Mais je proclame qu’elle ne peut servir à poser les vraies questions. Mais j’affirme qu’elle ne saurait y répondre. Allègre, ou le syndrome de l’impuissance.

PS : Ne pas oublier cette grande, cette magnifique figure de la pensée que fut Cornelius Castoriadis. Je vous livre ces quelques mots de lui : « Il y a un lien intrinsèque entre cette espèce de nullité de la politique, ce devenir nul de la politique et cette insignifiance dans les autres domaines, dans les arts, dans la philosophie ou dans la littérature. C’est cela l’esprit du temps. Tout conspire à étendre l’insignifiance ».

Aveux tardifs (sur un roman policier)

(À la demande générale de Raton et de Hacène, je me dois d’écrire ici que les aventures de tata Thérèse ne sont pas terminées. Il reste dans les placards quelques histoires vraies, dont une si hénaurme que je n’aurais pas été capable de l’inventer. Qu’on se le dise donc, tata va revenir. Pas tout de suite, parce que je n’ai pas le temps, et ce qui n’a pas été écrit, je ne vous le fais pas dire, ne l’est pas encore.)

So what ? Je passe aux aveux, car il est temps, plus que temps. J’ai écrit un roman policier qui sort ces jours-ci – ou qui est sorti, je ne sais pas trop – aux éditions Fayard. Pour mettre d’emblée de côté les rieurs que j’ai repérés parmi vous, sachez que la collection Fayard Noir abrite aussi Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel. Ce n’est pas une blague : moi, à côté de lui,  dans la même collection.

Bon. Contrairement aux apparences, cet avis n’est pas publicitaire. Je ne cherche pas à vous faire acheter un livre qui, je vous le précise aussitôt, n’est pas consacré à la crise écologique, obsession souveraine de mes jours et de mes nuits. Mais franchement, je ne pouvais quand même pas cacher que j’ai écrit ce livre. Si ? Bon, c’est fait. Il s’appelle Le vent du boulet. De quoi parle-t-il donc ? De la France, je crois. D’une certaine France qui existe bel et bien, selon moi en tout cas. Pour ne pas non plus paraître ingrat avec vous, qui me lisez avec plus ou moins de patience et d’indulgence, je vous donne en excusivité mondiale, ci-dessous, le prologue de ce roman-là. Ma mission est accomplie, et du même coup, elle est terminée. Le bonsoir.

PROLOGUE

Voilà. On est le 17 avril, je suis vivant. Si on veut. Cela fera bientôt un an qu’un ami a franchi ma porte, rue Lesage, Belleville, Paris, France, pour me rendre service. J’espère qu’Antoine De Bei regrette certains jours de ne pas être devin : il m’aurait laissé dépérir. J’aurais préféré peut-être, que tant souffrir.

Je vais mieux. Si. J’ai arrêté tous les médicaments dès octobre, au cul la chimie, et je n’ai jamais repris l’alcool, sauf en de rares occasions, quand le pleur menace, quand Antoine m’invite chez lui, et les deux fois où j’ai couché avec Maureen. La gauloise est toujours ma forteresse d’antan, la gardienne de mes prisons, elle s’agite en ce moment sous mes yeux.

Je suis encore vivant, c’est déconcertant. Je ne suis pas sûr de pouvoir compter dessus bien longtemps. Que s’est-il passé depuis la fin de l’été passé, quand j’ai échappé à ce bastringue ? Commençons par les morts, peut-être. Monsieur Ahmed Kebbour n’a toujours pas été retrouvé, selon Antoine, qui suit de près l’actualité locale. À l’heure qu’il est, que retrouverait-on de lui ? Ses dents jaunes ? Son haleine de rat ? Oublions.

Monsieur Christian Mathieu a officiellement été tué par un cambrioleur. La police n’a pas même cherché la vraisemblance, à croire que c’était au-dessus de ses forces maigrelettes. Un voleur chez un collectionneur de poids et haltères ? Retrouvé quasiment à poil,  ses vêtements éparpillés autour de lui, sa silhouette musculeuse criblée de trois impacts de balles ? Lui, l’ancien parachutiste d’exception, se serait laissé surprendre puis descendre comme un loulou de Poméranie ? Quelle belle enquête, et quelle jolie conclusion ! La police est grande, quand elle le veut.

L’amie de cœur de Popeye, une certaine Nicole N’Diaye, Sénégalaise selon le journal La Provence, aurait vu le meurtrier. Il aurait vingt-cinq ans, il aurait des lunettes, il aurait une casquette. Tout moi. Je me suis demandé pourquoi elle avait raconté de telles conneries, je me le demande encore. J’ai osé penser qu’elle était soulagée de ne plus sucer la queue de Popeye. J’ai osé.

Concernant les noyés de force, j’ai été surpris par la conclusion de l’enquête. Hartmann n’a pas abdiqué, il a œuvré, comme il avait promis. Il a fait son travail, en partie du moins. L’autopsie n’a pas été préfabriquée, elle a démontré que les poumons des deux plongeurs de Port-Cros contenaient de l’eau douce, qui se rencontre peu en haute mer. Je parviens désormais à écrire sans trop trembler que des petites ordures leur ont trempé la tête dans un quelconque récipient. L’enquête continue, bien qu’enlisée, bien que perdue dans le désert en plein soleil, car elle a été ouverte pour assassinat.

Du côté des vivants, Lando ne veut plus entendre parler de rien, et je le comprends. Du reste, à l’entendre, il n’a jamais fait la moindre analyse. Le genou de Kijo ? La machine s’est trompée, ou c’est lui. Stop, de toute façon, stop s’il vous plaît, stop. Stop est l’un de ses mots préférés, dans cette nouvelle étape de sa pauvre vie. La nénette qui l’accusait de l’avoir gravement tripotée a retiré sa plainte, et Lando parle d’exil. Il ferait mieux.

Kijo, justement. Je viens de recevoir une petite carte de lui, avec un couple d’amoureux de Peynet au recto. Il dit qu’il est heureux, que sa copine attend un petit. Une petite, en fait. Il a quitté sa supérette, il parle d’un BTS d’horticulture, il parle des Alpes-de-Haute-Provence. Pierre-Henri est bien allé au Canada, voir son frère installé là-bas, mais il n’en est pas revenu. Ou plutôt, il est repassé chez lui pour tout bazarder, personne autour de lui n’a compris. Il a vendu la maison, fermé le cabinet, il a rendu son tablier trop maculé. Je l’ai vu, et je dois l’aller visiter là-bas, à Trois-Rivières, où il travaille dans un hôpital. Il dit qu’il est soulagé, que le Québec est grand, que le Québec est libre. Il adore New-York, qu’il rejoint certains week-ends en avion.

Le Philippe à Marina, l’ancien Philippe à Marina a fini par m’écrire une longue lettre fin novembre. Auparavant, on s’était écharpés au téléphone, je lui aurais bien balancé un ou deux coups de boule, mais à distance, ce n’est pas évident. Dans sa lettre, il était calmé, apaisé pour de bon, et me donnait du cher Fred. Si. Il prétendait être en plein deuil, mais ajoutait qu’il fallait se tourner vers la vie. N’est-ce pas, mon cher Fred ? Je n’ai pas répondu, je crois bien que j’ai déchiré la lettre. Depuis, j’ai su par Pierre-Henri et son ancien réseau local qu’il s’était marié. C’est donc ainsi qu’il oublie. Requiescat in pace.

Antoine semble normal en tout point. Il rit. Il continue de bien aimer Domi, sa femme, bien qu’elle soit un peu chiante sur les bords. Je ne parle pas pour moi, cette fille a toujours été adorable à mon endroit. Antoine rit, Antoine aime, Antoine plaide. Il a récemment, en février, défendu Jean-Paul, un ami commun, un éditeur qui n’hésite pas à prendre les risques qu’il faut. Une sombre histoire de rétro commissions, concédées par l’Algérie dans le cadre d’un vaste contrat gazier, et dénoncée dans un livre au napalm. Jean-Paul et son auteur, un Algérien courageux, ont emporté le morceau grâce à une ruse de guerre, une faille formelle dénichée au dernier moment par Antoine. Il semble normal, mais les rares fois où l’on a abordé ensemble les événements passés, sa voix a flotté, son œil a cherché la fuite au loin, il a eu des soupirs pesants. Il a peur. Voilà, la chose essentielle est dite. Antoine semble normal, mais il a peur. Pour lui peut-être, et pour sa famille, sûrement. Il voudrait que l’affaire soit vitrifiée, enterrée pour 300 ans au cimetière de La Hague, au milieu de déchets électronucléaires, voilà ce qu’il voudrait, j’en suis bien certain. Rarement, mais tout de même, il parvient à m’arracher un rire d’avant.

Maureen vit sa vie, regarde Charwa, sa pousse, commencer la sienne dans les éclats de rire, Maureen a un amant, ce n’est pas moi. Elle m’a lancé des appels de phare jusqu’en janvier, par là, on s’est retrouvés au lit deux fois, je me répète, mais je l’ai envoyée promener, une fois de plus. Et donc, elle a un jules, un mec que j’aimerais bien détester, mais ce salopard est si gentil avec elle que je n’y parviens pas. Putain, comment fait-il ?

Charwa m’a sauvé la vie, elle a planté des fleurs autour, et des rires, et des instants de bonheur. Je n’ai cessé de la voir, je propose sans arrêt à Maureen de la garder dans la journée, d’aller la promener, de la sortir, merde, je suis attaché par les fibres, je n’en reviens pas. Certains matins, je regrette, oh comme je regrette d’avoir refusé, avec Maureen. Trop tard.

Angelica m’envoie des mots, des flots. Je ne lis pas tout, car à chaque fois, je suis embarqué pour deux jours, la tempête souffle de bas en haut. J’aime cette femme, à un point qui m’inquiète, mais il faut 900 km entre nous, c’est mieux. On s’est téléphonés deux ou trois fois, elle est passée en coup de vent gargantuesque à Paris, je l’ai menée chez un Chinois. Ce jour-là, tout était d’un calme étrange. Elle continue de pleurer. Et Ange boit.

Hartmann m’étonne. Un peu avant Noël, je me suis autorisé à l’appeler au travail, je voulais ajouter deux ou trois phrases au merci du jour de mon départ. Il a été laconique au possible, réfrigérant, mais m’a recommandé d’attendre de ses nouvelles. Le mystère. Dès le lendemain, dans ma boîte aux lettres de la rue Lesage, il y avait un petit mot avec une courte phrase : « Pour continuer la conversation, appeler à 17 heures précises, d’une cabine publique éloignée ». Il y avait un numéro de portable à la suite. À dix-sept heures, j’ai appelé depuis une cabine au coin du Cirque d’Hiver, et de l’autre côté, on se doute, Hartmann. J’ai pu me libérer d’un peu de ma dette avec des phrases méditées et sincères.

Hartmann est un homme exceptionnel, pas la peine de chercher plus loin le compliment. Je le lui ai dit, à ma manière louche. Il m’a servi quelques sentences, mais aussi demandé des nouvelles de ma santé, j’étais touché plus que je ne saurais dire. Il a affirmé pour finir, en montant sur ses grands chevaux, que l’enquête sur les noyés de Port-Cros se poursuivait, et qu’elle se poursuivrait. J’ai gardé mes doutes pour moi.

Quant à moi, je vis, je vivote, je vis. En échange de menues conneries écrites, dont des corrections, Jean-Paul, l’ami éditeur, me délivre un petit salaire qui me suffit, d’autant que je ne paie rien pour la rue Lesage. Il n’est pas exclu, comme j’en avais la vague intention l’an passé, que je tente de coucher avec la voisine d’en face. Le mois d’avril recommence, bientôt mai, tout n’a pas disparu dans la vaste trappe des jours. Rien n’a disparu. Je pense à Marina Lourens, je rêve d’elle.

N’oublions pas la haine. Il ne faut pas haïr, dans une belle société pacifiée comme la nôtre. C’est barbare. Je suis un barbare qui n’oublie ni ne regrette rien. Ni Kebbour, ni Mathieu. Je suis un barbare qui se réveille la nuit quand il rencontre dans l’eau froide le visage d’hommes jamais vus. Je suis un barbare qui pense à la vengeance. On verra bien. Patience.