Archives de catégorie : Morale

En souvenir de mon ami Pierre Rabhi

À l’été 2018, le journal Le Monde Diplomatique a publié un article sur mon ami Pierre Rabhi. Je redonne ici, ce dimanche 5 décembre 2021, au lendemain de sa mort, ma réponse d’alors à ces vilenies. J’ai pu passer deux jours avec Pierre il y a quelques semaines, grâce à Bernard Chevilliat. J’aimais profondément cet homme, que je tenais pour un frère, et qui m’appelait ainsi. Je n’entendrai donc plus sa voix au téléphone, qui annonçait tranquillement : “C’est Pierre”. Mais je le garde au fond de mon cœur. Et j’embrasse tendrement Michèle, son épouse.

———————————-

Lecteurs, je vais vous infliger un fort long texte que j’ai écrit à la suite de l’article de Jean-Baptiste Malet dans Le Monde Diplomatique d’août [2018]. Fallait-il ? Je n’en sais rien, mais j’ai ressenti comme une nécessité. Parce que Pierre Rabhi est un ami ? Oui, sûrement. Mais aussi parce que l’école de la calomnie m’a toujours écœuré. Et quand je dis toujours, c’est toujours. Je l’ai déjà dit ici, mon père était un ouvrier communiste, ce qui à son époque voulait dire stalinien. Je l’ai profondément aimé, je l’aime encore, et c’est sans doute pour cette raison que le stalinisme et tous ses avatars m’ont révulsé dès que j’ai eu 12 ou 13 ans. C’est à cet âge que j’ai commencé une activité politique, trépidante pendant plus de dix ans, et ce fut dès cet instant dans une opposition concrète à l’horrible manipulation qu’ont subie tant d’êtres merveilleux, dont mon père. Le communisme réel était une infamie.

Dire qu’il en reste des traces est pour moi une évidence. Comme le bilan vrai, total, moral, intellectuel de décennies de déshonneur n’a pas été conduit, il est loisible en 2018 d’utiliser des méthodes largement magnifiées dans l’univers stalinien. Bien sûr, celui-ci n’a rien inventé, mais il a assemblé comme aucun autre mouvement l’art du mensonge et ce qu’Orwell a appelé jadis la doublepensée et la novlangue. Je crois, et je le croirais même si j’étais le seul – ce n’est pas le cas ! – que la vérité n’est pas le mensonge. Et qu’au moins, « si le mensonge règne sur le monde, qu’au moins cela ne soit pas par moi ». J’ajoute, pour que les choses soient claires, que je suis certes un écologiste, ô combien. Mais qu’une marque dans l’histoire politique des hommes est aussi la mienne. Et cette marque, c’est celle de Charles Fourier, d’Elisée Reclus, de Nestor Makhno, de Buenaventura Durruti. Ce pourrait être de la forfanterie, mais c’est surtout vrai. Entre certains, qui ont soutenu le crime, et quelqu’un comme moi, il y a des fleuves de sang qui ne disparaîtront qu’à ma mort. Si on a envie de rigoler, on peut. Mais je suis sérieux.

——————————————————————-

On peut tout d’abord lire l’article sur Rabhi. Et même, on le doit.

cliquer ici pour lire l’article du Diplo

——————————————————————-

Ma réponse

Tentative de décryptage systématique d’un article de désinformation sur Pierre Rabhi

Ce qui suit est une critique consacrée à l’article signé Jean-Baptiste Malet dans Le Monde Diplomatique d’août 2018. Il décrit un supposé « système Rabhi ». Pour qu’il n’y ait pas de réclamation à ce sujet, je déclare que je connais Pierre depuis plus de vingt ans. Que je le respecte, et qu’il est mon ami. Depuis quand ne pourrait-on défendre un ami ?

Commençons par le titre du Diplo. Il suggère sans détour une organisation, une cohérence, des buts. Dans le langage codé mais évident, système est péjoratif. On dira « le système capitaliste » ou plus sûrement « le système ». Voyons de plus près.

1ère manip. Les cinq premiers paragraphes permettent de présenter Rabhi, mais d’une manière telle que son sort est déjà scellé. Un, il radote, et vend donc une marchandise de piètre qualité. « Vend » ? Par des procédés subliminaux – ou pas, d’ailleurs – bien connus, Malet instille l’idée que tout n’est question que d’argent, et de vilain argent. Tandis que Rabhi ressort sa vieille histoire de colibri dans la salle, eh bien, « dans le hall adjacent », on vend des machines « de redynamisation et restructuration de l’eau par vortex ». N’est-ce pas une preuve manifeste que Rabhi est un fieffé renard ?

Non, c’est la preuve que Malet est dans une entreprise de démolition. Il choisit un élément qui n’a rien à voir avec Rabhi, de manière à l’entortiller dans le ridicule et la rapacité. Car Rabhi est invité par des comités tartempion et des structures qui le sollicitent pour parler. En quoi serait-il responsable de ce qui se passe dans un « hall adjacent » ? Si moi, Fabrice Nicolino, je parle au salon Marjolaine – ce qui m’est arrivé maintes fois -, je suis aussi responsable de ce que des stands vendent des colifichets que je trouverais, si l’on m’interrogeait, ridicules ?

Mais Malet vient de gagner la partie en envoyant un énorme clin d’œil aux lecteurs du Diplo, qui ont déjà compris que l’on parle d’un ruffian.

2ème manip. Dès l’ouverture du sixième paragraphe, on apprend qu’Edouard Philippe a cité dans un discours Pierre Rabhi. On ne sait pas ce que le Premier ministre a dit – était-ce une louange, une critique, une allusion ? -, mais l’essentiel est évidemment de disqualifier un homme par sa proximité suggérée avec la droite. Belle méthode. Imaginons qu’un jour Marine Le Pen cite le nom de Serge Halimi – directeur du Diplo – et vante même l’un de ses éditos, ce qui est loin d’être impossible. Malet en conclurait quoi ?

3ème manip. Malet écrase le temps, ce qui est bien commode. Il feint et amène le lecteur à croire que Rabhi se répète pesamment depuis un demi-siècle. Que s’est-il passé entre 1968 et 2018 dans la vie de Rabhi ? Il a senti, avant 1968 et les beaux mouvements qui ont suivi, la gravité de la crise globale dans laquelle s’enfonçaient les sociétés du Nord. Rappelons qu’à l’époque, les « avant-gardes » soutenues avec ardeur par le Diplo magnifiaient la Chine maoïste massacreuse de son peuple, Cuba approuvant l’intervention russe en Tchécoslovaquie, la Corée du Nord du Djoutché. Pierre Rabhi, petit homme venu d’une oasis algérienne, travaillant dans une usine de la région parisienne, tombé amoureux d’une secrétaire de l’entreprise, avait choisi, avant tout le monde, une autre voie, ô combien périlleuse. Et non pas, comme le note fielleusement Malet, le « retour à la terre ». J’écris fielleusement, car cette expression prépare le lecteur à ce qui suit : le compagnonnage avec l’ignominie vichyssoise. Du « retour à la terre » à « la terre ne ment pas, elle », mots écrits par Emmanuel Berl pour Pétain, il n’y a qu’un pas. Malet sait parfaitement, nouveau clin d’œil, que l’affaire est ainsi lancée : Rabhi ne peut être au mieux, qu’un archiréactionnaire. Or tout au contraire, avec la prescience du poète qu’il est, Pierre Rabhi avait senti qu’une vie d’usine et de soumission à l’ordre industriel ne serait pas une vie. Ce n’était certes pas un révolutionnaire, mais un révolté contre l’ordre social de ce temps, oui, cent fois oui.

4ème manip, l’usage orienté du mot modernité, qui semble être chez Malet un concept positif. Ce qui est fâcheux, c’est qu’il n’est nullement explicité. Or pour moi, la modernité, c’est précisément cette formation sociale qui pose aux humains – et aux autres – des problèmes sinon insolubles du moins terrifiants. En ce cas, Pierre Rabhi a eu mille milliards de fois raison de s’écarter du chemin. Un chemin d’ailleurs d’une grande complexité, dont Malet, l’ignorant en presque totalité, ne dit à peu près rien. Dans sa langue appauvrie, Pierre Rabhi aurait agi « en réaction », expression très proche, euphoniquement, de « en réactionnaire ». Mais plus simplement, plus vraiment, Rabhi a préféré tracer sa voie, sans payer tribut à Fidel Castro et à Vladimir Oulianov.

5ème manip, Finalement, cela se confirme : chez Malet, le mot modernité est positif. Le mouvement ouvrier aurait été structuré par la « modernité politique et le rationalisme ». Cette fois, c’est clair : opposé au rationalisme, Pierre Rabhi n’est donc qu’un obscurantiste parmi tant d’autres. Je rappelle pour ceux qui savent trois mots d’histoire que le mouvement ouvrier aura été constamment traversé de tendances, d’idées, de contradictions. Dites-moi : quoi de commun entre Proudhon et Staline ? Entre l’armée paysanne de Makhno et l’armée rouge de Trotski écrasant les révoltés de Kronstadt ? Entre les communautés rouges et noires de Catalogne et les assassins du NKVD ? Le mouvement ouvrier de Malet n’existe que dans son imagination. Plutôt, il n’est que ce rameau pourri qui relie la Première Internationale à Lénine,  Lénine à Staline, puis au sinistre reste.

Le « rationalisme » de ce « mouvement ouvrier » -là a conduit aux chars sur des foules désarmées, aux camps, à la terreur de masse. Laissons-le sans gêne entre les mains du Diplo.

6ème manip, l’affaire Pierre Richard. Prenez le temps de lire ce passage chez Malet avant de considérer mon commentaire. Mais d’abord un mot sur la citation que Malet porte au débit de Pierre Rabhi. Dans une lettre de 1960 – à 22 ans –, Rabhi s’adresse à un médecin d’Ardèche, Pierre Richard, dont il vient d’apprendre qu’il œuvrait à la création du parc national des Cévennes. Et il écrit : « Nous [Pierre et son épouse] sommes sensibles à toutes ces questions et voudrions prendre une part active en retournant à cette nature que vous défendez ». Question à Malet et à tous autres : qui diable défendait à cette date la nature déjà martyrisée ? Qui en parlait seulement ? Rabhi se montre en la circonstance un magnifique pionnier. Les « révolutionnaires » à la mode du Diplo, une fois au pouvoir, ne faisaient que détruire un à un les équilibres naturels, ainsi qu’on a vu partout où leur glorieux parti s’est emparé du pouvoir.

Mais pour l’enquêteur Malet, c’est une tout autre histoire. Car lui, il sait. Il sait ce que Rabhi ignorait et dont au reste il se serait moqué éperdument : Pierre Richard a été en 1940 « instructeur d’un chantier de jeunesse ». Vichy, l’insupportable régime pétainiste avait en effet créé des chantiers pour encadrer la jeunesse de France. Avoir été instructeur en 1940, est-ce grave ? En tout cas, ce n’est pas glorieux. J’en suis d’accord.

Mais. Mais Malet ne prend pas soin de dire ce que Richard a fait, ni combien de temps il a passé dans la structure. Une semaine, un an, quatre ans ? On ne saura pas, car il s’agit, par glissements de sens qui sont au b.a.-ba des entourloupeurs, de signifier au lecteur dûment préparé que Richard n’était qu’un fasciste et que Rabhi lui écrivant vingt ans plus tard se révélait un homme pour le moins trouble. C’est une forme éloignée mais réelle du syllogisme. Richard est un fasciste, Rabhi écrit à Richard, ergo Rabhi copine avec l’infâme.

Seulement, la France de 1940, M. Malet, comptait les pétainistes par millions, et le parti communiste cher au cœur du Diplo – l’Allemagne hitlérienne et l’URSS stalinienne étaient liées par pacte – négociait avec l’occupant nazi la reparution légale du journal L’Humanité dans Paris sous la botte. Si vous voulez accuser Richard de quelque chose, faites-le, mais abattez vos cartes. Je crains que vous n’en ayez pas.

Enfin, cette éclairante anecdote. Le fondateur du journal Le Monde, mais aussi, en 1954, du Monde Diplomatique, Hubert Beuve-Méry, a lui servi jusqu’en 1941 dans l’école d’Uriage, qui préparait les cadres du régime de Vichy. Et le même n’a pas hésité à écrire ces mots que – peut-être – Richard n’aura jamais pensés : « Il faut à la révolution un chef, des cadres, des troupes, une foi, ou un mythe. La Révolution nationale a son chef et, grâce à lui, les grandes lignes de sa doctrine. Mais elle cherche ses cadres ». Avec la méthode à Mimile, je pourrais dire approximativement : le Diplo a été fondé par un collabo, or Malet écrit dans ce journal, ergo ça en dit long sur lui.

Et comme si cela ne suffisait pas, on apprend – encore un clin d’œil supposé éclairer le lecteur – que Richard parle d’âme, de santé des paysans – le Diplo a attendu combien de décennies pour seulement évoquer la situation ? – et qu’il combat l’urbanisation, l’Etat centralisateur, les boîtes de conserve et le départ forcé des paysans. Eh, mais c’est le début d’un programme écologiste, et je le partage, mais oui !

7ème manip : Gustave Thibon. Je n’en discute pas : ce philosophe mort en 2001 a eu des idées que je récuse en totalité. Il était monarchiste, sans doute maurassien, et il a été utilisé par Vichy et ses épigones. Il n’empêche que Malet, une nouvelle fois, picore ce qui sert son propos d’origine, en oubliant des points essentiels. Par des procédés casuistiques rebattus, Malet présente Thibon comme un soutien déclaré de Vichy, ce qui ne s’est pourtant pas manifesté pendant la guerre. A-t-il reçu, comme d’autres, la Francisque ? A-t-il écrit des mots d’épouvante dans la presse collabo ? Non, non et non. Il est l’un des fondateurs, en 1941, de la revue Economie et humanisme, avec des prêtres – oui, il était catho – et l’économiste bien connu François Perroux. On est toute de même loin de la Milice, non ?

Mais il y a bien mieux. En 1941 toujours, il rencontre Simone Weil, la grande, l’admirable Simone de la guerre d’Espagne et des grèves de juin 36. Elle est, dira-t-il, la grande rencontre de sa vie. Simone lui confie précieusement ses carnets quand elle part vers les Etats-Unis et Thibon en tirera en 1947 un livre posthume de la grande philosophe, La pesanteur et la grâce. Alors, fasciste, Thibon ?

Il le faut bien, puisqu’il faut mettre Rabhi à terre. A l’époque où Rabhi fréquente Thibon, il est un fervent catholique, comme ce dernier. A-t-il épousé des idées d’extrême-droite pour autant ? Je ne le sais pas, je ne le crois pas, mais surtout Malet, qui se contente de l’insinuation, tellement commode, ne l’établit aucunement. Et c’est grave.

8ème manip : Malet, qui n’est pas né de la dernière pluie, cite à Rabhi les travaux d’André Gorz dans les années 70. J’ai toujours eu et je conserve un vif intérêt pour la pensée de Gorz, avec des réserves qui n’ont cessé de croître. Je suis presque certain que Pierre Rabhi n’a lu aucun des livres de Gorz, et il aurait été plus sain de le lui demander, ce que Malet n’a visiblement pas fait. Pour la raison simple qu’il tenait là une occasion en or – encore un clin d’œil au lecteur de gauche, décidément ! – de montrer le gouffre qu’il faut creuser autour de Rabhi. Car Gorz est infiniment présentable et si Rabhi l’envoie promener, répétant une fois encore son hostilité à la modernité – le nucléaire, le dérèglement climatique, la destruction des sols fertiles, ce n’est pas un peu et beaucoup la modernité ? – c’est parce qu’il ne fait vraiment pas partie de la famille.

Mais quelle famille ? En janvier 1968, Gorz a près de 45 ans et participe à un congrès culturel international à La Havane (Cuba). Le mojito, les cigares et les tapes dans le dos de Castro tombent comme à Gravelotte. Gorz y va d’un discours délirant d’enthousiasme pour le régime – qui emprisonne homos, marginaux et poètes, sans compter les opposants -, la voix cassée par l’émotion. Six mois plus tard, Castro applaudit des deux mains l’entrée dans Prague des trouves soviétiques. Gorz est donc un modèle de vertu et de clairvoyance ?

9ème manip : la question de la famille homosexuelle. Malet, on commence à être habitué, sème le doute et la confusion à partir d’une courte citation, décontextualisée bien sûr. Elle vise à fortement suggérer que Rabhi serait homophobe. Et l’on sait qu’à partir de là – fort justement selon moi -, le poil se hérisse. Car l’homophobie est bien sûr un racisme, et à ce titre une horreur. Mais relisons : Rabhi « considère comme dangereuse pour l’avenir de l’humanité la validation de la famille “homosexuelle”, alors que par définition, cette relation est inféconde ». Attaque-t-il si peu que ce soit les homos ? Non, il interroge au plan anthropologique une vision, et j’estime qu’il en a le droit. Certes, il exprime un préjugé, une inquiétude qui me paraissent discutables, mais il exerce un droit. Et Malet en fait une accusation. Contre Rabhi.

Idem pour la décisive question des relations entre les hommes et les femmes. Rabhi exprime une vision qui montre qu’il n’a pas été percuté – moi, je l’ai été dès 1971, et j’en suis heureux – par le mouvement féministe. Il n’a pas compris, dommage, mais ces mots, sauf à verser comme Malet dans un grossier idéologisme, n’ont rien de déshonorant. Si ?

Notons, au bas de l’avant-dernière colonne de la page 22 ce venimeux : « En plus de ses fréquentations vichysso-ardéchoises… ». On voit la perversité du propos, car Rabhi, vingt ans après la guerre, ne rencontre pas un vichyssois dans la personne de Thibon – voir supra -, mais un « grand prix de littérature » décerné en 1964 par l’Académie française. Et un ami du grand Lanza del Vasto. Quel rapport avec Vichy ?

10ème manip : le Burkina Faso et Maurice Freund. Il faut bien parler d’une humiliante – mais pour qui ? – mise en scène. Aussi bien, Malet aurait pu parler d’une aventure humaine exaltante où un enfant d’une oasis algérienne se tourne vers ses frères du Sud pour leur transmettre un précieux savoir. N’oublions pas que Pierre et Michèle Rabhi ont élevé cinq enfants sur une (très) maigre terre d’Ardèche, au moment où poussaient les banlieues et mouraient les paysans. N’importe qui peut comprendre que cette réussite économique, sociale, écologique et spirituelle a un sens. Mais Malet n’en parle pas.

Au contraire, il tente de ridiculiser, en extrayant des paroles prononcées par Freund, le compost si cher au cœur de Rabhi. On n’y trouve que plumes d’oiseau, tiges de mil, excréments de chameaux. Il n’y manque plus que la poudre de Perlimpinpin. Et tout cela, car martelons, martelons, il en restera bien quelque chose, parce que Rabhi veut une « revanche » sur la modernité. Sur quelle base repose ce jugement supposément de valeur ? Sur rien du tout. Rabhi, selon Malet, ne noue pas de fructueux échanges avec les paysans burkinabés, il les « initie au calendrier lunaire de la biodynamie ». Quel épouvantable personnage !

Dans une manœuvre désormais connue – souvenons-nous de Gorz -, Malet oppose le vieux Dumont, icône indiscutable, et Rabhi. Dumont, apparemment, détestait Rabhi et le traitait de charlatan, ce qui était bien son droit. J’ai connu et aimé Dumont, mais avec le regard de Malet, on l’aurait aisément classé dans la catégorie des hideux pétainistes. Car, voyez-vous, Dumont a directement servi Vichy et sa propagande en écrivant en 1942 et 1943, quand tant de juifs étaient raflés dans les rues de nos villes, des articles dans un journal antisémite, « La Terre Française ». On trouve sous la plume de Dumont le 30 mai 1942, tandis que le sort du monde se joue devant Stalingrad, ces mots désolants : « Les agriculteurs allemands nous observent, soyons fiers de notre renommée ; sachons leur montrer une agriculture progressiste, au courant des plus récentes techniques. »

Cette mauvaise action rend-elle Dumont infréquentable ? Ma réponse est évidemment non, mais il faut encore ajouter que Dumont aura été, bien au-delà de ses soixante ans, un productiviste patenté, un défenseur acharné des pesticides et des méthodes industrielles dans l’agriculture. Derechef, cela ne le rend pas criminel – quoique -, mais lorsqu’il s’en prend à Rabhi, il vaut mieux savoir cela. Ne sent-on pas à distance, dans les mots de Dumont choisis par Malet comme la pénible morgue du sachant – lui – en direction de l’autodidacte, Rabhi ?

11ème manip, à propos de Thomas Sankara, ce qui est un comble dans un journal comme Le Diplo. Malet ne dit rien du travail concret, acharné de Rabhi au Burkina. Car c’est bien joli de parler depuis un bureau climatisé, et ça l’est moins les pieds dans la terre recuite, à courber l’échine avec des paysans pauvres dont tout le monde se fout. Dont Malet ? Dont Malet, car sinon, il aurait au moins tenté de dresser un quelconque bilan des admirables opérations – limitées, mais admirables – lancées par Rabhi et quelques amis dans certains des pays les plus pauvres du monde.

Quant à Sankara, voici. Malet ne raconte rien des relations d’amitié nouées entre Rabhi et Sankara via Freund. Le président africain assassiné – peut-être par des forces spéciales pas si éloignées de nous – a envisagé un moment de nommer Pierre Rabhi ministre ! Or, dans la mythologie chère au Diplo, Sankara était non seulement un homme de fer, mais un révolutionnaire. Et figurez-vous que je suis d’accord ! Sankara était un homme d’exception qui manque et manquera à l’Afrique. Malet, d’ellipses en mots sournois, laisse entendre que Freund et Rabhi, tels deux voleurs, se sont enfuis du Burkina. En effet, « ils quittent précipitamment » le pays. Sauf que quitter le Burkina après le putsch de Compaoré, si favorable aux intérêts occidentaux, devrait en bonne logique apparaître au crédit de Rabhi. Et ce n’est pas le cas.

12ème manip. Sur la pauvreté. Malet a tant besoin de prouver qu’il s’emmêle péniblement les pieds dans sa démonstration. Il veut à toute force montrer que Rabhi récuse la protection sociale, qui serait un « luxe répréhensible ». Il le veut, mais ne le peut. Car voici ce que lui déclare Rabhi : « Beaucoup de gens bénéficient du secourisme social. Mais pour pouvoir secourir de plus en plus de gens, il faut produire des richesses. Va-t-on pouvoir l’assumer longtemps ? ». Quoi de plus évident, quoi de plus anodin ? Je défie quiconque d’y voir une mise en cause de la protection sociale. Mais Malet ne s’y trompe pas, qui estime contre l’évidence qu’un tel point de vue pourrait bien expliquer « l’indulgence envers les entreprises multinationales ».

Quant à l’opposition classique – Malet aurait pu lire Majid Rahnema, ami d’Ivan Illich, auteur de « Quand la misère chasse la pauvreté » – entre l’infernale misère et une pauvreté assumée collectivement, on voit bien qu’elle est totalement inconnue du journaliste.

C’est très fâcheux, car qui s’intéresse vraiment à la crise écologique planétaire sait forcément que pour des raisons physiques, bien avant d’être morales ou politiques, la pauvreté ou, pour reprendre l’expression de Rabhi, la « sobriété heureuse », est l’horizon indépassable de l’humanité. Si toutefois, comme moi, on veut éviter le recours à la barbarie.

13ème manip. Les Amanins. Ce domaine drômois est le résultat d’une rencontre fulgurante entre Michel Valentin, un industriel – de la plasturgie, qui plus est ! – et Pierre Rabhi. Et Valentin a en effet consacré des millions d’euros à cette œuvre collective. N’est-il pas merveilleux de voir que même un capitaliste peut modifier l’axe de sa vie, et consacrer son argent à l’avenir des hommes ? Malet fait ses comptes d’apothicaire et constate que « seulement » 80 % de la consommation du centre, qui accueille des milliers des visiteurs chaque année, est assurée par la production locale. Pour n’importe qui d’autre, ce serait le signe d’un grand succès, mais pas pour lui, qui insiste sur le passage, en douze ans, de 2300 bénévoles. Combien de temps sont-ils restés ? Un jour, une heure, dix ans ? Qu’ont-ils fait ? Le formidable mouvement mondial des Wwoofers – explicitement : « vivre et travailler dans des fermes biologiques » – ne méritait-il pas mieux que cet étrange rappel de la loi, c’est-à-dire que ses membres ne sont pas soumis aux cotisations sociales ? Le sous-entendu est limpide : on a à faire à un patronat de combat, qui profite d’une faille pour piétiner le code du travail.

Le projet des Amanins est critiquable et améliorable, mais pour l’attaquer, Malet cherche des critiques et n’en trouve qu’une qui dit, tout en exonérant Rabhi, qu’elle a vu des gens claquer la porte en se plaignant d’être « exploités ». Malet peut-il citer un lieu de passage et de vie, donc de pouvoir, d’argent et de rivalités, où de telles déceptions sont inconnues ? Pour son info, je lui dirai connaître des contributeurs réguliers du Diplo qui assassinent autour d’un verre les mœurs parfois bien curieuses du grand mensuel. Je le dis, je le jure.

N’importe. Le but est évidemment de faire accroire qu’une bande d’assoiffés – de pouvoir et d’argent, pardi – font tourner une affaire commerciale à leur profit. Je serais néanmoins curieux de connaître dans le détail les liens entre les Colibris et le réseau ETW, et je serais preneur d’informations de qualité, même si elles sont désagréables, et elles peuvent l’être. Mais le propos filandreux de Malet sur ce sujet nous en éloigne : tout ce qui l’intéresse est de pouvoir accoler le mot gourou à celui de Rabhi. Le lecteur pressé du Diplo, et tous ou presque le sont, gardera à l’esprit que Rabhi, Steiner, les gourous indiens et l’exploitation de jeunes victimes sans défense, c’est tout un. Madre de Dios.

14ème manip, qui n’en est pas (tout à fait) une. Ouf, je sauve les meubles en signalant que j’ai appris des choses dans les derniers paragraphes. Et j’ajoute sans gêne que ces faits me dérangent. Je suis en effet pour la destruction des transnationales, dont je vois, dont je sais qu’elles aggravent chaque jour qui passe la crise écologique planétaire. Telle est leur nature profonde, comme le scorpion de la fable. Je trouve donc désolants les rencontres de Pierre Rabhi avec des gens de Carrefour et de McDo. Connaissant le zèbre, je suis bien certain qu’il ne voit pas bien, poussé par une galaxie Rabhi qui le dépasse, les conséquences de ces échanges. Cela dit, je ne lui cherche pas d’excuse, et comme tout le monde, il est responsable de ses actes.

Mais ne faut-il pas aller au-delà ? Les grands patrons qui viennent le voir me font penser à ceux qui croyaient guérir des écrouelles en obtenant le passage de mains royales sur leur cou. Mettez-vous à leur place ! Si la plupart sont de parfaits imbéciles, tout occupés à leur cupidité et à leurs éternelles luttes de pouvoir, certains ont fatalement une sensibilité singulière. Pourquoi ne pas appeler cela une âme ? Bien qu’incapables de changer leur être profond, le contact direct avec Rabhi doit sûrement calmer en eux cette douleur existentielle que chaque humain réellement humain ne peut que ressentir face au désastre en cours.

Puis, de vous à moi, deux noms : Badiou et Cordier. Le premier, Alain, est bien connu et souvent apprécié des lecteurs du Diplo. Il continue à soutenir l’aventure infernale de la Chine maoïste, exemple sans pareille d’une manipulation et d’une domination meurtrière sur un peuple entier. Lui, qui incarne le pire de la politique, aurait donc droit de cité, car il entre dans le cadre.

Le second, Daniel, a écrit le fulgurant Alias Caracalla, dans lequel il montre comment un jeune crétin monarchiste, antisémite peut devenir un héros du combat antifasciste. Et ce devrait donner quelque idée à Malet, car si l’on ne donne pas sa chance au patron de Danone – l’individu, pas le groupe industriel -, au nom de quelle logique folle laisse-t-on pérorer des anciens staliniens, si nombreux autour du Diplo, voire des représentants d’un parti communiste français qui, n’ayant pas qu’on sache changé de nom, assume donc en totalité l’histoire sordide du mouvement stalinien ?

Mieux, si l’on veut : la période comprise entre 1941 et 1947 n’a-t-elle pas vu éclore en France une union nationale – staliniens, sociaux-démocrates, gaullistes éventuellement chrétiens – pour cause de grande tragédie ? N’est-ce pas cette union nationale-là qui aura permis au passage l’écriture du magnifique programme du Conseil national de la résistance (CNR) ? Faut-il rappeler à Malet le cas Marcel Dassault ? Celui qui allait devenir le Dassault des avions militaires et des tueries lointaines mais certaines, a été conduit au camp de Buchenwald à l’été de 1944, et a été sauvé de la mort par l’appareil communiste stalinien qui tenait l’administration du camp. Et singulièrement par Marcel Paul, qui deviendrait ministre du général de Gaulle en 1945. Au nom précisément de l’union nationale avec les capitalistes n’ayant pas défendu Vichy et l’envahisseur. Dites-moi donc, M. Malet, tenez-vous la crise écologique globale, qui menace de dislocation les sociétés humaines, pour moins importante que le terrible conflit de 1939-1945 ? Et ne faut-il pas chercher des alliés et des amis aussi loin qu’il sera nécessaire ?

En vérité, cela ne tient pas debout. Les capitalistes reçus par Rabhi ont-ils reçu quelque chose ? Peuvent-ils arborer un certificat de bonne conduite signé par lui ? Lui ont-ils payé une villa aux Canaries ou à Majorque, lui ont-ils ouvert un compte aux îles Caïman ? Aux dernières nouvelles, non. Ces capitalistes-là sont venus expier, par une pénitence nouvelle manière, quelques-uns de leurs méfaits. Qu’ils croient.

Ce qui est drôle, dans une certaine mesure, c’est que les bolcheviques chers au cœur du Diplo – et de Malet ? je ne sais – n’ont jamais hésité, eux, à traiter avec des capitalistes russes. L’un de leurs congrès, à Londres me semble-t-il – un lecteur voudra-t-il m’éclairer ? -, qui s’est tenu bien avant la Première Guerre mondiale, a bel et bien été financé par un industriel ! Et à ce compte-là, qu’aurait pensé de Marx et Engels un Malet du 19ème siècle ? Autant vous le dire, Engels était riche, car son père possédait une transnationale du textile, avec des intérêts en Allemagne et jusqu’à Manchester, en Angleterre.

Faut-il vous faire un dessin ? Le textile en 1850, le travail des gosses, l’air infect des ateliers, les journées de 10 ou 12 ou 14 heures. Engels a vécu de cela et, mieux, est allé travailler pour son père dans une de ses filatures anglaises, pour aider matériellement Marx. Sans surexploitation des ouvrières anglaises et allemandes, pas d’Engels. Et sans l’argent d’Engels, pas de Marx au sens où on l’entend aujourd’hui. Marx n’a jamais voulu s’abaisser à chercher un emploi et il aura vécu des dizaines d’années en étant un homme entretenu. C’est un fait, tout comme Le Capital doit beaucoup aux poumons crevés des prolétaires de papa Engels.

La France est sans doute l’un des pays les plus marqués par la si sombre histoire du stalinisme. Hors les pays staliniens ou néostaliniens, bien entendu. Pendant des dizaines d’années, le mensonge a régné dans des parties importantes de notre société. Qu’on songe aux procès de Moscou, à la famine en Ukraine, au Goulag, aux médecins juifs de Staline, à la « science prolétarienne » de Lyssenko, aux émeutes d’Allemagne de l’Est, aux révoltes polonaise, hongroise, tchécoslovaque, aux aveux extorqués à Padilla ou aux Ochoa, au petit Livre rouge, aux Khmers rouges, à l’Angola du MPLA, au Mozambique du Frelimo, à la Guinée Bissau, au Portugal de l’été 1975, au sort de Barbé et Célor, de Boris Souvarine, d’Auguste Lecoeur, de Charles Tillon, de Laurent Casanova, de Marcel Servin, de tant d’innombrables autres.

La sphère des intellectuels – dans laquelle le Diplo joue un rôle certain – n’a pas échappé à la fabrication industrielle du faux. En réalité, sans la participation massive de journalistes et publicistes, d’instituteurs et professeurs, de médecins, d’écrivains, le stalinisme à la française n’aurait pu prospérer.

Il en reste de pesantes traces, ce qui n’a rien d’étonnant. Car ce passé maudit n’a nullement été purgé. Il est possible, admis, et même encensé qu’un partisan de l’empire totalitaire chinois – Badiou – s’exprime au grand jour. Tous ceux qui ont défendu les divers totalitarismes, de l’Union soviétique à Cuba, gardent leur belle santé et n’estiment, au-delà de larmes de crocodiles, n’avoir aucun compte à rendre à la vérité et à la justice.

Je dis, j’affirme qu’il existe en France un stalinisme culturel diffus, qui continue d’impressionner son monde. Du haut d’un Olympe certes rétréci, du haut d’idées qui ont surtout fait la preuve de leur toxicité, des « révolutionnaires » autoproclamés continuent de distinguer pour leurs dupes le bien et le mal. Le Diplo est leur maître à tous, qui a promu depuis sa création en 1954 toutes les causes dites « progressistes ». Ce qui va fort loin, car sans entrer dans le détail, ce journal aura défendu à sa manière et l’Union soviétique et la Chine maoïste. Et ne parlons pas de tous les autres, jusqu’au Nicaragua sandiniste du despote Ortega.

Au total, les régimes défendus au fil des décennies par Le Diplo ont fait des millions de victimes, mais cela ne compte pas. Le « progressisme », cette invention si commode, qui pense que le destin des hommes est linéaire, des ténèbres à la lumière, domine encore et toujours leur misère intellectuelle. Or la vie des humains est d’une complexité qui repousse toujours plus loin la compréhension qu’on en a. Et les idées nouvelles passent au travers des interstices où l’air pur lui-même ne parvient que rarement.

Il reste et il demeurera pour moi que Jean-Baptiste Malet et Le Monde Diplomatique ont commis ensemble une mauvaise action contre un homme qui ne méritait pas cela. Pierre Rabhi a ses limites, ses contradictions et ses défauts, ce qui n’étonnera personne. Mais tel qu’il est, il appartient à la très vaillante race des prophètes. Qui montrent par l’exemple de leur vie qu’il est possible de bâtir autre chose. Et selon moi, ce quelque chose que nous apporte à tous Rabhi, et même à Malet à son corps défendant, c’est l’espoir. L’espoir d’un monde où la solidarité, la coopération, l’amour de la nature et des bêtes, la pauvreté digne auront triomphé de la domination de quelques-uns sur tous.

Une réponse à Greg sur la bagnole électrique

Ce qui suit est une réponse à un lecteur de Planète sans visa, dont on trouvera le texte dans les commentaires. Deux autres lecteurs lui ont déjà adressé des remarques fort intéressantes, mais j’y joins les miennes, car le sujet, Dieu sait, importe.

Cher Greg,

J’étais occupé ailleurs, sinon j’aurais répondu plus tôt. D’abord et avant tout, ton « progressisme » me laisse un peu pantois. J’y vois la marque, et ce n’est pas péjoratif, d’une pensée magique qui s’insinue tôt ou tard dans tous les esprits. La science a toujours trouvé des alternatives, dis-tu ? Quelle science ? Celle qui s’est mise au service des intérêts industriels et militaires, dont il serait douteux de dire qu’elle sert des intérêts humains ? Des alternatives à quoi ? Chaque « avancée » technologique enchaîne davantage les hommes et repousse à plus loin les solutions. Pensons ensemble au transhumanisme et à la promesse de l’intelligence artificielle

Nous vivons l’heure de la numérisation du monde, révolution s’il en est, qu’il est visiblement interdit de critiquer sur le fond, et déjà on veut nous entraîner plus loin. N’est-il pourtant pas évident que c’est ce chemin technologique-là, fait de nouveautés incessantes, qui nous a plongés dans cette gigantesque impasse ? Greg, tu te contenterais donc de faire de nouveau confiance à ces gens-là ?

Autre question fort importante : la bagnole électrique. Enfin, voyons. Ne vois-tu pas qu’il s’agit d’un gigantesque plan de relance planétaire d’une industrie en panne historique ? Les marchés du Nord sont saturés – on imagine mal cinq bagnoles par foyer – et ceux du Sud, de loin, bien moins rentables. Toute industrie est programmée pour avancer vaille que vaille, sans autre considération. Il fallait trouver quelque chose pour sauver ce qui est, dans un pays comme la France, le centre de l’économie réelle. Bien sûr, on affirme que cela sera bon pour le climat. Comme les biocarburants, qui affament un peu plus les gueux. Comme le nucléaire qui menace de grands espaces de vitrification et diffuse des techniques qui seront tôt ou tard militarisées. Les communicants de ce monde en faillite on trouvé dans la crise climatique un argument en or massif pour pouvoir continuer leur route mortifère.

Je ne veux pas même discuter en détail du cycle de vie de la bagnole électrique. Peut-être est-il (un peu) meilleur que celui de la bagnole thermique, bien que je ne le croie pas. Mais ce n’est pas exactement le problème. Le problème est qu’on va émettre des quantités formidables de gaz à effet de serre pour leur construction – l’acier, par exemple -, au moment même où il faudrait réduire de 80% nos émissions. La bagnole électrique est le symbole évident que rien ne sera fait. Et c’est pourquoi il faut l’attaquer frontalement.

Puis, Greg, pardonne-moi, mais tu acceptes de devoir le confort d’une bagnole électrique à des esclaves et à la dévastation écologique loin de nos yeux ? Dis-moi que je me trompe.

Dernière chose enfin. Par quoi remplacer la bagnole ? En préambule, je tiens à redire pour la centième fois que certaines situations sont sans issue. On appelle cela le tragique, que tant, surtout s’ils sont « progressistes », ont du mal à considérer. Mais en l’occurrence, ce n’est pas le cas. On peut parfaitement imaginer un plan de rénovation massive des bagnoles thermiques, en IMPOSANT aux constructeurs l’installation de moteurs ne dépassant as 1 à 2 litres pour 100 kilomètres, en libérant ces derniers de l’électronique qui ne sert que les marchands, de manière à rendre leur liberté d’auto-réparation à ces centaines de milliers de bricoleurs émérites que compte ce pays. Une voiture est susceptible de durer une vie entière dès lors que ses pièces peuvent facilement être changées ou réparées. Et bien sûr, parallèlement, il faut prévoir des plans de circulation incluant au maximum les transports publics, qui limitent sans bien sûr les interdire, les déplacements. En somme, on économise tout, drastiquement, en attendant de trouver mieux. Ce qu’on appelle une économie de guerre. Ne sommes-nous pas en guerre ?

Dernier, dernier point. Un choix décisif a été fait dans les années vingt du siècle passé. La bagnole individuelle aura joué un rôle très sous-estimé dans le développement accéléré de l’individualisme, cette maladie mentale qui nous tue. La prolifération des objets matériels, seul fondement véritable du capitalisme vieillissant, modifie inéluctablement la psyché des humains, en repoussant toujours plus loin des solutions collectives qui sont les seules efficaces. Je te conseille, Greg, et à tous d’ailleurs, d’aller regarder la carte du réseau ferré en 1921 en France, ce qu’on appelle le Grand Chaix (c’est ici et c’est spectaculaire). N’est-ce pas admirable ? Il y avait des bouts de ligne dans la moindre vallée, jusqu’en moyenne montagne. Je dis, j’écris, j’affirme que sur cette base, on pouvait bâtir une autre civilisation des transports. Avec l’intelligence technique des humains, que je juge grande, on eût pu trouver un système souple, mixte, mêlant train et engins collectifs, répondant parfaitement aux besoins. C’est la politique, et le génie des communicants de Michelin qui en auront décidé autrement.

Alors non, cher Greg, non et cent fois non.

Fabrice Nicolino

Une montagne de déchets pour combler un lac bleu

Publié en mai 2021

Nous sommes à Aytré, au sud immédiat de La Rochelle. Sur le papier, le littoral est une merveille, qui pourrait devenir un lieu unique en France, voire en Europe. Mais la petite ville ouvrière fait face à un projet délirant : transformer un lac littoral – une ancienne carrière – en une immense décharge, là où quelques braves réclament un parc écologique. À l’arrière-plan, un conflit culturel et politique entre Aytré l’ouvrière et La Rochelle la bourgeoise.

C’est immense. Un vrai lac bleu de plus de 7 hectares, entouré de petites falaises de calcaire, blanches bien sûr, où s’accrochent des coquelicots. C’est trop beau. L’eau du bord est cristalline, l’eau du large turquoise. On vient de surprendre le saut de trois grenouilles, et on ne serait pas surpris que la huppe fasciée – tête sable, crête en éventail aux extrémités noires – installe tôt ou tard un nid dans la pierre. C’est une ancienne carrière abandonnée, où les eaux du ciel et de la nappe se sont mêlées à celles de la mer.

Car l’océan est à 30 mètres peut-être, séparé par un minuscule lido de galets que les vagues attaquent et font glisser sur la plage. De gros blocs de pierre ont déjà été arrachés au sentier littoral, menacé de sombrer, lui aussi. Ce matin-là, la marée est haute, brune, audacieuse et mordante. Il ne reste plus, en haut de la plage, qu’un liseré blanc. La Rochelle est toute proche, avec à main droite, au nord, ses immeubles hideux du front de mer. L’imposant siège du conseil départemental est juste à côté et le port des Minimes se cache derrière la Pointe du même nom, qu’on pourrait presque toucher du bout des doigts. Nous sommes pointe de Roux, à Aytré, petite ville ouvrière de 9000 habitants qui prolonge au sud La Rochelle , qui en a 78 000.

« Aytré est devenu le dépotoir de La Rochelle »

C’est de la carrière – jadis le « trou Rizzo » – que l’on a tiré le splendide calcaire du port des Minimes,et ses 4500 places de bateaux de plaisance. Elle est désormais l’objet d’un audacieux projet de transformation en une décharge géante. Des milliers de camions défileraient pendant des années, et y déverseraient au total 750 000 m3 de déchets présentés comme « inertes ». « Je vous le dis, fait Tony Loisel, on prépare les tentes, et s’il le faut, on fera une ZAD, mais on ne laissera pas faire. Jamais. ». C’est un autre matin, et l’on boit le café avec lui dans la salle du conseil municipal d’Aytré, dont il est le maire. Riss regarde avec attention le grand tableau qui couvre tout un mur, façon réalisme socialiste : on y voit en détail un atelier de l’usine Alstom, où l’on assemble encore, en centre-ville, trams et wagons de TGV. L’ancienne classe ouvrière, 1500 employés avec les intérimaires.

Tony Loisel a cinquante ans, le crâne à ras, une barbe de trois jours, et des bras de docker. Avec une sorte de gouaille qui oblige souvent à se marrer avec lui. Il est apparemment de droite – la gauche locale, désunie, a perdu en 2020 un bastion historique -, mais il parle comme un écologiste authentique. Aytré est visiblement sa petite patrie – sa famille est installée à Aytré depuis les anciens temps – et entre deux rires, il tonne : « Aytré est devenu le dépotoir de La Rochelle. Ma ville est assise sur les déchets. La Rochelle en a mis dans le marais de Tasdon, dans le marais de Doux, le quartier de Bongraine a été pollué en profondeur par la SNCF, on a rempli l’arrière-plage d’Aytré avec des déchets ménagers, et maintenant, il faudrait accepter le projet Rochevalor ? C’est non, on en a marre ».

L ‘imagination facétieuse d’une avocate

Rochevalor ? Cette entreprise rochelaise spécialiste des déchets, de la logistique et du terrassement – 800 salariés – présente l’affaire de plaisante manière. La décharge serait une mise en sécurité du site – la mer avance -, et même une bonne action écologique, qui permettrait « la reconquête des milieux naturels littoraux ». De son côté, l’avocate d’un de proprios actuels de la carrière – eux-mêmes en cheville avec Rochevalor – adresse le 20 décembre 2018 au maire de La Rochelle, Jean-François Fountaine, un courrier désopilant, qui présente l’ancienne carrière comme l’entrée des Enfers. L’eau y est « stagnante », propice à l’apparition de bactéries mortelles – les rares oiseaux y seraient victimes de botulisme -, les abords sont « en totale décrépitude », on n’y voit qu’un « paysage en désolation et l’abandon », sans « aucun caractère esthétique », qui « n’apporte absolument aucun intérêt écologique ». Maître Daphné Verluise est-elle venue sur place ? Elle réclame en tout cas un déclassement de la zone – tenue pour un espace naturel N1 -, tout sauf innocent. Il est en effet nécessaire pour emporter le morceau. Qui est de roi : l’éventuelle décharge pourrait à terme générer un colossal chiffre d’affaires, peut-être 250 millions d’euros.

Loisel n’est pas le seul, de loin, à considérer le projet Rochevalor comme un outrage. Pierre Cuchet, vif et malin adjoint au maire d’Aytré, offre quelques clés supplémentaires. « Nous voulons des relations plus équilibrées avec La Rochelle, et nous voulons sortir de ce rôle imposé de cité-dortoir. Aytré doit être belle. Belle et tranquille. En effet, on peut parler d’un tournant. Le projet de décharge, je le rappelle, est au bord de la mer. Une mer qui a tué trois personnes à Aytré au moment de la tempête Xynthia, et détruit 80 maisons. Or elle monte, et fatalement, atteindra la décharge ».

Christian Ackerman, de son côté, préside un comité de quartier très vivant, le « Fief des galères ». Et il ne sera pas le dernier sur les barricades : « Aucune commune n’a autant subi dans ce domaine qu’Aytré. Les propriétaires du « trou Rizzo » ont senti la bonne affaire, et font le siège de la Rochelle pour obtenir satisfaction. Mais nous demandons aux promoteurs de ne plus penser à leur projet, même en rêve. Car nous serons toujours là pour les contrer ».

Le drapeau jaune et noir du stade Rochelais

Dans ces conditions, qui en veut vraiment ? Jean-François Fountaine, peut-être ? Le maire de La Rochelle, homme (très) fort de la communauté d’agglomération de La Rochelle (CDA, 28 communes, 393 millions d’euros de budget), reçoit Charlie dans son magnifique bureau de la mairie, surchargé d’une histoire parfois glorieuse. Le 23 juin 1940, le maire d’alors Léonce Vieljeux refuse d’abattre le drapeau français qui flotte sur une tour, et finit sous les balles nazies. Ce jour de mai 2021, ce n’est plus le drapeau tricolore qui domine la ville, mais celui, jaune et noir, du stade Rochelais, qui dispute le 2022 la finale de la coupe d’Europe de rugby.

Fountaine est très copain avec Lionel Jospin, qu’il doit voir deux jours plus tard, et a longtemps été socialiste avant de devenir macroniste, comme tant d’autres. Skipper de haut niveau, il a créé en 1976 la société Fountaine-Pajot, qui fabrique des catamarans de croisière. Sympa ? Oui. Madré ? Certes. Quand on l’interroge sur ce sentiment très partagé qu’Aytré est écrasée par la Rochelle, il ouvre de grands yeux, assurant n’avoir jamais entendu parler de cela. « Mais enfin, il n’y a aucune domination. Nos deux villes ne font qu’une, et les déchets dont vous parlez ne sont pas ceux de La Rochelle, mais du territoire. Nous aussi, nous avons nos quartiers ouvriers et populaires, allez donc voir à La Pallice ou Laleu. Nos destins sont liés ! ».

Et le « trou Rizzo » ? Il serait fort simple de dire que cette décharge ne verra jamais le jour, mais Fountaine, en bon marin qu’il est, louvoie. « C’est complexe, il faut regarder de près ». Il dit avoir rencontré par hasard l’un des propriétaires, Jacques Poentis – il n’a pas répondu à un message de Charlie -, puis précise qu’il l’a reçu en mairie, ajoutant : « Vous pensez bien qu’il ne fait pas ça pour la beauté de l’art ». On s’en serait douté un peu. Oui, un mot suffirait, que Fountaine ne veut pas prononcer. « Je crois qu’il faut une maîtrise publique du lieu, et ensuite, on réfléchira. Je ne ferme la porte à rien ».

Les amitiés particulières de l’entreprise Rochevalor

Étrange attitude pour un élu qui vante, comme sur catalogue, une « neutralité carbone » de la ville, prévue en 2040 et la « renaturation » des marais de Tasdon, que La Rochelle partage avec…Aytré. Des mauvaises langues locales soulignent que La Rochelle est un petit monde dans lequel l’étendard du rugby compte beaucoup. Et même énormément pour le maire. Or, ajoutent-elles, l’équipe du stade Rochelais est sponsorisée depuis vingt ans par Franck Sarrion, patron de Rochevalor, actionnaire et administrateur du club, ce qui ne doit tout de même pas trop nuire aux affaires.

Décidément, cette histoire de décharge ne tient pas debout. On retourne sur les lieux du crime possible, par le chemin blanc qui mène, à pied, à la plage de Roux. Le lendemain, au même endroit, on prendra sur les épaules, avec Riss, une mémorable averse, mais cet après-midi-là, plein soleil. Des deux côtés, un marais à sec, grignoté par des plantes invasives, parcouru par des bandes de passereaux tout affairés autour de leurs nids. On reconnaît le chant de la bouscarle de Cetti – une véritable explosion sonore – et la très monotone tirade de la rousserolle effarvatte, qu’on aperçoit d’ailleurs une seconde dans la jumelle, planquée par une tige. Tout est plat, sauf de loin en loin quelques cyprès de Lambert.

Pourquoi saccager ? On rejoint sur place Martine Villenave, conseillère départementale de gauche, effarée. « Je suis à l’origine d’une idée de parc littoral, qui courrait de La Rochelle jusqu’à la commune d’Angoulins au sud, avec Aytré ses marais littoraux au centre. C’est une zone de préemption du Conservatoire du Littoral, et tout reste possible. Mais Fountaine, en qui je n’ai plus aucune confiance, n’est pas clair, et refuse de s’engager. Pourquoi ? ». Même propos chez Jean-Marc Soubeste, qui vient de nous rejoindre près du « trou Rizzo ». Cet ancien adjoint de Fountaine à La Rochelle est responsable d’EELV et rapporte cette anecdote : « Il y a une semaine, au cours d’une séance de la Communauté d’agglo, j’ai réclamé une position claire de cette Assemblée. Fountaine s’est arrangé pour ne pas répondre. Je n’ai plus confiance en lui ».

Du côté du Conservatoire du Littoral, magnifique structure publique qui achète patiemment des terrains littoraux, on est stupéfait. Dans une lettre adressée au préfet en janvier, sa directrice Agnès Pince hurle – diplomatiquement -, affirmant : « Les aspects négatifs de ce projet industriel sont multiples », car il est « en totale incohérence avec (…)les politiques publiques menées en bonne coordination (…) depuis dix ans ». La carte complète de la zone, en couleurs, montre en effet que presque toutes les parcelles sont, au fil des années, devenues la propriété de la CDA de Fountaine, de la ville d’Aytré, du département ou du Conservatoire. Un miracle qui pourrait facilement transformer le tout en un lieu unique en France, sinon en Europe.

40 millions d’euros pour le site Delfau

Une autre affaire empoisonne au sens premier cet espace unique. À 4OO mètres peut-être du « trou Rizzo » se trouve l’un des lieux les plus pollués de la région, appelé le site Delfau. Pendant un siècle à partir de 1899, des générations d’industriels ont fabriqué des engrais, broyé des os et de la merde humaine et animale, équarri des bestiaux, vidangé la ville, déposé ou enfoui des déchets industriels de toute sorte (voir encadré). Il ne reste que des hangars décatis, un vaste bâtiment dont la charpente métallique est à l’air, et un vieux proprio qui se planque, mais n’oublie pas de de louer illégalement des logements en lieu et place des anciens bâtiments. On essaie d’y aller avant d’être arrêté par l’une des occupantes, très énervée, qui réclame des papiers d’identité avant de hurler à l’intrusion dans une propriété privée. A peine aperçoit-on des caravanes, des bagnoles, des transats, et les grands portails métalliques de hangars, dont un au moins cache un vieux transfo électrique qui a vomi des PCB sur le sol.

Mais que fait l’administration ? Des rapports s’entassent depuis des années, qui montrent la présence de locataires, d’un jardin potager au milieu des ruines, d’une balançoire suggérant le séjour d’enfants. Que fait-elle ? Rien. Le préfet joue les muets du sérail (voir encadré) et derrière lui, tous les autres. Il faudrait. Certains penchent pour le cache-misère : étendre des bâches sur le sol, recouvrir d’argile et faire pousser des fleurs, pour 1 million d’euros. Une vraie dépollution coûterait 40 millions d’euros, mais qui paierait pour un site fermé depuis 1992 ?

La nappe phréatique est évidemment atteinte, et comme son écoulement se fait du nord-est au sud-ouest, la pollution a très vraisemblablement atteint depuis longtemps…le « trou Rizzo ». Ce très vilain serpent se mord donc la queue. Résumons : l’impériale La Rochelle – ses ports de plaisance, son Vieux-Port tant couru par les people, ses courses au large, son Aquarium, ses yélomobiles (vélos en libre accès) – remplit les soutes d’Aytré l’ouvrière, qui n’en peut plus. Cette allégorie de la lutte des classes peut sembler une caricature, mais beaucoup, sur place, y croient dur comme fer. Une seule certitude : la pointe de Roux et les marais alentour peuvent devenir l’un des bijoux écologiques de la façade Atlantique. Sauf si on la pourrit une fois encore.

———————————————–

Un courrier pour monsieur le préfet

Charlie a bien entendu demandé un rendez-vous au préfet de Charente-Maritime Nicolas Basselier, car l’État peut à tout instant régler le lourd dossier du « trou Rizzo » et du site Delfau. En donnant à cette haute Excellence plusieurs dates à sa convenance. Mais il a refusé, préférant l’envoi de questions écrites. En retour, l’auteur du reportage Fabrice Nicolino lui a adressé le mail suivant :

Monsieur le préfet,Vous avez refusé de recevoir le journaliste de Charlie que je suis. J’y vois la marque d’un mépris ordinaire et je tenais à vous dire franchement mon point de vue. Dans une vie humaine, il n’y a pas que la conduite d’une carrière. Et un préfet n’est pas au seul service de ses supérieurs dans l’appareil de l’État. Il a également des devoirs vis-à-vis de la société. Et même vis-à-vis de ceux qui tentent de l’informer. Librement, dans mon cas. Je ne vous enverrai aucune question, car j’attendais vos réponses, pas celles piochées dans des documents de la préfecture par l’un de vos collaborateurs. En vous souhaitant le bonjour,

————————————-

L’horreur du site Delfau

L’ancien site industriel Delfau, évoqué dans l’article principal, est une bombe à retardement. Utilisé de 1899 à 1992, il a enrichi des générations d’industriels, qui laissent à la société le soin de payer les conséquences de leur irresponsabilité. Vieille histoire : privatisation des profits, socialisation des pertes. Des analyses montrent une très grave pollution au cadmium et aux métaux lourds, à l’amiante, aux PCB, au mercure, à l’arsenic, aux hydrocarbures, au plomb, au chrome, aux Composés organo-halogénés volatils (COHV).

L’inventaire exhaustif est impossible, car des fosses ont été creusées sur cinq mètres et plus. Au total, il faudrait sans doute enlever du lieu la bagatelle de 140 000 m3 de limon gorgés de poison. La situation est connue de tous, notamment des administrations DREAL et Agence régionale de santé (ARS), mais personne ne bouge. Interrogée par Charlie, l’ARS confirme par la voix de Marc Lavoix qu’aucune « analyse chimique des eaux littorales n’a été diligentée ». C’est sans doute plus prudent, mais dans ces circonstances effarantes, laisser l’ancien propriétaire, encore vivant, louer illégalement des logements à des particuliers s’apparente sans aucun doute à une non-assistance à personne en danger.

La très véridique histoire du poison chlordécone

Attention, cette enquête a été publiée en mars 2021

Cela finira mal. Une manifestation monstre vient d’avoir lieu à Fort-de-France (Martinique) pour protester contre l’impunité dans le lourd dossier de l’empoisonnement par le chlordécone.  Pendant plus de vingt ans, jusqu’en 1993 au moins, on a utilisé dans les bananeraies un pesticide qu’on savait cancérogène et très toxique. Le sang de 90% des Antillais est contaminé par un produit si stable chimiquement qu’il pourrait être présent dans les sols pendant plusieurs siècles.

Où sont passés les documents ? Plutôt, qui les a volés ? Sont-ils passés à la broyeuse, quelqu’un les a-t-ils planqués dans un coffre ? Le chordécone est un polar dont les coupables, bien qu’invisibles, sont connus. Une scène de crime où les victimes humaines sont des milliers.

Le résumé est limpide : un poison mortel est épandu entre 1972 et 1993 dans les bananeraies des Antilles, pour y lutter contre un coléoptère, le charançon. En 1972, c’est Chirac, alors ministre de l’Agriculture, qui signe l’autorisation. De 1981 à 1993, les socialos. Que sait-on au départ ? L’essentiel, comme l’indiquent des documents officiels dès 1968 (1) :« Lors des essais de toxicité à long terme sur rats, on a observé une augmentation du poids relatif du foie et des reins chez les femelles ayant reçu 1ppm [partie par million] du chlordécone dans le régime (…) D’autres effets de toxicité se manifestent à partir de 10 ppm. Il y a une forte accumulation de produit dans les graisses. »

En 1969, c’est pire : « La toxicité à court terme et à long terme fait apparaître des effets cumulatifs nets. Sur rats, un régime de 50 ppm a provoqué la mort de tous les animaux au bout de six mois. L’intoxication se traduit principalement par des effets au niveau du foie et des reins ». En 1972, Chirac s’assoit sur les inquiétudes, ce qui n’étonne guère : dès cette époque, il copine de près avec trois responsables de l’outre-mer qui auront de lourds ennuis judiciaires : Gaston Flosse en Polynésie, Léon Bertrand en Guyane et surtout Lucette Michaux-Chevry, qui sera présidente du conseil général puis du conseil régional de la Guadeloupe. Le lobby des planteurs – des Békés, descendants blancs des esclavagistes -, qui s’appelle l’Association des producteurs de bananes des Antilles (Asproban) sait à quelles portes parisiennes il faut frapper.

Où sont passés les documents ? Pendant ce temps, une usine américaine de Hopewell (Virginie), fabrique gentiment du Kepone, nom commercial du chlordécone. Tout va bien, dans un sens. Mais de mars 1974 à juillet 1975, 76 des 133 salariés présentent des symptômes divers (2), notamment neurologiques : troubles nerveux, tremblements, perte de poids, douleurs articulaires, oligospermie [diminution du nombre de spermatozoïdes].

La direction commence par dire qu’ils sont des ivrognes. Mais difficile de dire la même chose de la James River, qui se jette dans la Chesapeake Bay. Pendant près de dix ans, on a balancé dans la James des résidus de chlordécone, ce qui conduira à l’interdiction de la pêche sur 150 km, mesure qui restera en vigueur 13 ans. Le scandale est immense, et fait l’objet de centaines d’articles et d’émissions. En 1975, le chlordécone est définitivement interdit.

À Paris, nos experts toxicologues, ceux qui siègent à la Commission des toxiques – ComTox pour les initiés – continuent à autoriser le chlordécone comme si de rien n’était. Et parmi eux, son président René Truhaut, pape de la toxicologie en France (voir encadré). Il sait tout de la folie Hopewell, mais il couvre. Parmi les fort rares documents sauvés du vol, un attire l’oeil : le compte-rendu d’une séance de la ComTox, le mardi 1er février 1972. Sont présents Truhaut, trois fonctionnaires proches des fabricants de pesticides, Guy Viel, Lucien Bouyx et Hubert Bouron, enfin deux représentants directs de l’industrie, MM.Métivier et Thizy. Ce n’est déjà pas si mal, mais il y faut ajouter le cas François Le Nail, présent lui aussi, qui dirige le faux nez de l’industrie appelé Chambre syndicale de la phytopharmacie.

Où sont passés les documents ?Après avoir pris la suite en 1957 du premier lobbyiste français des pesticides,  Fernand Willaume, Le Nail est devenu un manipulateur-en-chef. Il organise des congrès truqués, faussement scientifiques, où tout le monde s’embrasse sur la bouche : ceux de l’agro-industrie, des pontes de l’Inra, de haut-fonctionnaires du ministère de l’Agriculture, des « scientifiques » amis. Dans un document entre les mains de Charlie, Le Nail écrit à propos d’un congrès tenu en 1970 en présence de l’inévitable René Truhaut, : « Ce Congrès a servi le prestige de notre profession, mais le plus grand avantage (…)ne doit pas passer inaperçu : pendant ces trois années de préparation, les réunions des comités, commissions et groupes de travail, les innombrables rapports avec les chefs de départements et les responsables de l’Inra, de hauts fonctionnaires, les journalistes de différentes origines…nous ont permis (…)d’accroître un capital de relations utiles sur le plan des intérêts professionnels  ».

C’est donc à ces gens charmants que l’on demande de jauger et de juger la toxicité du chlordécone. Faut-il sérieusement s’étonner de la disparition de 17 années d’archives ? En effet, on apprenait en 2019 que les comptes-rendus de la Com-Tox, entre 1972 et 1989 demeuraient introuvables. On ne saura donc pas pourquoi la sainte alliance entre l’industrie, la haute administration du ministère de l’Agriculture, et les toxicologues a réussi un crime parfait.

La suite serait presque burlesque. L’année 1980 est de grande incertitude. En France, la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC) n’a plus accès au chlordécone, interdit aux États-Unis, et doit cesser sa production de Kepone, qui en contient. Début 1981, les planteurs antillais de bananes en sont réduits à liquider leurs réserves. Mais une divine surprise se prépare : l’arrivée de la gauche au pouvoir. En mai, Mitterrand s’installe à l’Élysée, et une certaine Édith Cresson devient ministre de l’Agriculture.

Où sont passés les documents ? Alors commence une danse du ventre du lobby des planteurs, menée par l’entreprise de planteurs békés Laurent de Laguarigue, qui a racheté un brevet de production du poison. Attention, cela va aller très vite : Cresson, qui ne connaît rien à l’agriculture, est à peine installée au ministère qu’elle signe en juin une autorisation pour un nouveau nom commercial, le Curlone, autre nom commercial du chlordécone.

Comment est-ce possible ? En l’absence de documents de la Com-Tox, trois commentaires restent possibles. Un, la fine équipe Truhaut-Le Nail, ou ses successeurs, est forcément derrière la demande d’homologation. Deux, le cabinet de Cresson est farci d’ingénieurs du Génie rural et de responsables de la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricole (CNMCCA), qui a donné naissance à Groupama et au Crédit Agricole. Tous acquis au triomphe de l’agriculture industrielle, ainsi qu’on se doute. Trois, Cresson reste totalement responsable (voir encadré). Qui signe un texte au nom de tous en supporte fatalement les conséquences. Sinon, on peint la girafe au Jardin des Plantes.

Car en effet, dès 1975, l’INRA a confié au chercheur Jacques Snegaroff un rapport. En 1977, la messe est dite : en Guadeloupe, tout est pourri de chlordécone. Le sol des bananeraies, le rivage marin, les sédiments. En 1980, nouveau rapport du chercheur de l’INRA Alain Kermarec. Luc Multigner, de l’INSERM, n’en est pas revenu : « Sa lecture m’a laissé pratiquement tétanisé lorsque j’ai découvert le niveau de contamination (…) par différents produits phytosanitaires de type persistant. La colonne qui correspondait à celle de cette molécule, le chlordécone, dépassait d’un facteur dix, cent, parfois mille, celles des autres pesticides ».

Où sont passés les documents ?C’est donc en toute lucidité que le cabinet Cresson donne une autorisation scélérate, dont il n’aura jamais à rendre compte. Henri Nallet, socialo bon teint, ancien employé de la FNSEA, prendra la suite au ministère de l’Agriculture. Puis Louis Mermaz, socialo aussi. Enfin Jean-Pierre Soisson, centriste rallié aux socialos après 1992. Chacun d’entre eux ajoutera une criminelle signature au bas de dérogations permettant d’épandre le chlordécone jusqu’en…1993 . Officiellement, car selon l’ancien député de la Martinique Guy Lordinot, « LÉtat fermait les yeux sur lutilisation de cette molécule dans les bananeraies, bien après linterdiction. » Et pour Joël Augendre, auteur du premier rapport parlementaire sur le chlordécone en 2005, « En 2005 en Guadeloupe, nous avons constaté quil y avait du chlordécone utilisé sur des habitations ».On ne serait pas autrement étonné qu’il y ait encore quelque stock bien dissimulé.

L’affaire du chlordécone, on l’aura compris, réclamerait une mise en cause si profonde des pouvoirs en place qu’elle risque de s’enliser à jamais. Sauf révolte profonde et durable, que l’on souhaite aux peuples des Antilles. Pour l’heure, on refuse obstinément de s’en prendre aux politiques, aux experts, aux commissions officielles, au ministère de l’Agriculture. La note de centaines de millions d’euros, peut-être de milliards, est pour la société. En 2001, un certain André Rico, successeur de René Truhaut à la ComTox, déclarait vaillamment au cours d’un colloque de l’UIPP, qui regroupait les intérêts de Bayer-Monsanto, BASF, DuPont, Dow : « Tous les êtres vivants sont protégés contre les effets des produits chimiques qui nous entourent et nous sommes bien protégés contre les faibles doses… Ce n’est pas à nous de prendre des décisions par rapport à ceux qui vont naître ; les générations se démerderont comme tout le monde ».

Compris ?

(1)www.assemblee-nationale.fr/dyn/opendata/RAPPANR5L15B2440-tI.html

(2) pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/78669/

L’encadré qui suit doit être placé à la suite du papier principal :

Et la suite s’appelle SDHI

L’impunité est un beau pays. La Direction générale de l’alimentation (DGAL) est ce bastion du ministère de l’Agriculture d’où ont « disparu » 17 ans d’archives du chlordécone. En 2001, l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf) dépose une plainte pénale qui met en cause les conditions d’autorisation du Gaucho, ce néonicotinoïde de Bayer massacreur d’abeilles. Le juge Ripoll décide une perquisition au siège de la DGAL et manque de mettre en garde à vue sa directrice, Catherine Geslain-Lanéelle, qui refuse de lui montrer le dossier du Gaucho. Geslain-Lanéelle sera plus tard directrice exécutive de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), structure dévorée de l’intérieur par de gravissimes conflits d’intérêts. En 2019, elle est la candidate de Macron au poste de directrice générale de la FAO.

Tout continue comme avant. Fin 2017, Pierre Rustin, scientifique de réputation mondiale, alerte l’ANSES, cette agence publique qui gère désormais en notre nom les autorisations de pesticides. Avec sa collègue Paule Bénit, il vient de découvrir l’existence d’une nouvelle classe de pesticides, les SDHI, qu’on épand massivement sur les céréales, les arbres fruitiers, les semences, les tomates et pommes de terre, les terrains de foot. Les deux sont soufflés, car la structure chimique des SDHI ne s’attaque pas seulement aux champignons pathogènes – leur cible -, mais à tous les êtres vivants, humains compris, en détraquant leur fonction respiratoire.

L’ANSES, très proche des intérêts industriels, traite les chercheurs avec arrogance et mépris, et refuse jusqu’aux études scientifiques limpides qu’apportent dans leur besace Rustin et Bénit. Les SDHI, un nouveau chlordécone.

ENCADRÉ

René Truhaut, premier des responsables

René Truhaut, né en 1909, est l’homme du chlordécone, celui dont pourtant personne ne parle. Après-guerre, il va dominer de loin la toxicologie officielle, celle qui décrit et analyse les poisons, au moment où déferle la chimie de synthèse. Ce qu’on sait moins, c’est qu’il a partie liée dès 1948 avec un petit journal qui sera le vecteur de la diffusion des pesticides de synthèse chimique en France, Phytoma. Pas de malentendu : à l’époque, Truhaut pense comme beaucoup que les pesticides sont la solution, non le problème. Quand paraît en 1962 le livre de Rachel Carson Printemps silencieux – il rapporte le grand désastre du DDT et d’autres produits -, ce sera trop tard. Truhaut est alors comblé d’honneurs et de légions d’honneurs diverses, et il refuse de mettre en cause des décennies d’avantages.

En 1970, il se déshonore en patronnant à Paris une conférence pseudo-scientifique, menée en sous-main par le manipulateur du dossier de l’amiante, Marcel Valtat. Les défenseurs des pesticides préfèrent oublier qu’il est l’inventeur – d’ailleurs contesté – de la Dose journalière admissible (DJA), cette grande mystification. En théorie, si on ne dépasse pas la DJA d’un pesticide, tout va bien. Telle est la base d’un édifice de normes qui permet à l’industrie de continuer à vendre ses pesticides. Laquelle ne s’y est d’ailleurs pas trompée, qui précise dans un document de 2000 (1), à propos de la DJA : « Outre ses effets potentiellement bénéfiques pour la santé, l’harmonisation des procédures en matière de normes alimentaires représente un avantage économique sous la forme d’une suppression des obstacles au commerce international ».

Le pauvre Truhaut avait-il conscience d’être un instrument commercial ? Peut-être bien. Dans l’un de ses derniers articles, en 1991 – il est mort en 1994 -, il note sans trop de gêne : « L’application

[de la DJA]

a rendu de grands services aux autorités chargées de l’établissement des régulations dans le domaine agroalimentaire et grandement facilité le commerce international ». Qui veut comprendre le chlordécone doit d’abord comprendre Truhaut. Car c’est lui qui a couvert de sa haute autorité les premières autorisations d’épandage. Pourquoi ?

(1) ilsi.eu/wp-content/uploads/sites/3/2016/06/C2000Acc_Dai.pdf

ENCADRÉ

Toxique pendant des siècles

Il est difficile de surestimer la dangerosité du chlordécone. Des études indiscutées montrent des effets foetotoxiques, reprotoxiques, néphrotoxiques, cancérogènes puissants chez l’animal. Chez l’homme, le lien entre le chlordécone, certains cancers du sang et celui de la prostate est établi de longue date. . Quant au cancer de la prostate, la Martinique – et très près derrière la Guadeloupe – bat en la matière des records mondiaux. Ajoutons cet impensable : la structure chimique du chlordécone est d’une stabilité rare. En l’absence de traitements pour l’heure inconnus, il pourrait rester dans les sols jusque pendant six…siècles.

ENCADRÉ

Les ministres sont bien planqués

Mais qui diable les protège ? Quatre ministres vivants ont contresigné des autorisations entre 1981 et 1993. Par ordre d’apparition sur le banc d’infamie, Édith Cresson, Henri Nallet, Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson. Un premier rapport d’information parlementaire, en 2005 cite incidemment le nom de trois d’entre eux, Nallet, Mermaz et Soisson, mais pas celui de Cresson. Et aucun n’est seulement interrogé. Idem dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire de 2019, qui se paie un beau voyage aux Antilles, mais omet d’auditionner les quatre anciens ministres.

Il y aurait pourtant beaucoup à dire. Ne serait-ce qu’à propos de l’excellent Henri Nallet. Ce dernier a commencé sa carrière à 25 ans comme chargé de mission de la FNSEA, syndicat-clé de la dissémination des pesticides en France. Pendant cinq ans. Il sera ensuite conseiller agriculture de Mitterrand après 1981, puis ministre de l’Agriculture. Entre 1997 et 2013, il devient lobbyiste de luxe du laboratoire pharmaceutique Servier, celui du Mediator. Une carrière exemplaire, d’une cohérence rare.

Un gaz cancérogène dans la bouche des nouveau-nés

Attention, cette enquête a été publiée en mars 2021

Charlie révèle de quoi faire sauter la Direction générale de la Santé de ce bon Jérôme Salomon, de la Répression des fraudes et sans doute de l’Anses. Car en effet et en toute conscience, on stérilise avec un gaz abominable les bistouris, les cathéters, les valves et poches de sang, les aliments les plus ordinaires. Et les tétines de nourrissons ? Et.

Attention ! Encore une fois et sans préavis, Charlie s’attaque à la France, à son administration, à ses chefs et sous-chefs à plumes, à ses lois, à ses absences de loi, à ses politiques enfin, ce qui fait du monde. Surtout que l’Europe est elle aussi en cause. Mais commençons donc par le Rapid Alert System for Food and Feed, RASFF de son petit nom. Ça ne fait pas très envie, mais faut. Ce machin créé par l’Europe en 1979 est censé alerter sur les risques sanitaires liés à l’alimentation.

Le 9 octobre 2020, nos braves se réunissent avec les comités idoines, pour les informer (1) « of high levels of ethylene oxide being found in sesame seeds imported from India ». Eh ben oui, de hautes concentrations d’oxyde d’éthylène ont été découverts dans du sésame importé. C’est un poil fâcheux, car l’oxyde d’éthylène, que l’on va découvrir en majesté, est un gaz hautement cancérogène, mutagène et reprotoxique, entre autres.

Il faut donc agir. En France, le correspondant du RASFF est une unité d’alerte de la Répression des fraudes, dont l’acronyme insupportable est DGCCRF. Branle-bas de combat ! Le Sénat propose dans une note un ordre de bataille ébouriffant (2) : « Recommandation no 1 : demander à l’Anses de rendre un avis sur l’oxyde d’éthylène et son métabolite pour mieux comprendre les risques, évaluer les seuils pertinents et mieux identifier l’origine des contaminations constatées ».

Donc se presser, mais pas trop quand même. La fiche de l’Institut de recherche et de sécurité (INRS) – public – fait foi en France depuis des décennies. Or depuis des années, cette fiche note sobrement que l’oxyde d’éthylène donne le cancer, et provoque des anomalies génétiques. Idem au plan européen. On admirera d’autant la trouvaille du Sénat français : demander un avis à une autre structure publique, l’Anses.

Mais cette extrême précipitation se heurte à un mur, celui de l’opinion. Il faut changer d’allure, car des associations puissantes comme l’UFC-Que Choisir ou 60 millions de consommateurs sont en embuscade. La norme européenne, très discutable par ailleurs, est en effet de 0,05 mg/kg d’oxyde d’éthylène. Or certaines graines de sésame en contenaient 186 mg, soit…3700 plus.

Alors la Répression des fraudes, magistrale, dresse une liste de produits contaminés. Des produits qu’il faut rappeler, c’est-à-dire sortir des éventaires, remballer, et en théorie du moins renvoyer à l’expéditeur. Des milliers de produits, distribués aussi bien par Carrefour, Casino, Système U, Leclerc, Auchan que par les magasins bio La Vie Claire, Naturalia ou le réseau Biocoop.

De novembre 2020 jusqu’à aujourd’hui, la liste s’étoffe chaque jour un peu plus, dévoilant une grande folie commerciale. Et mondiale. Au moment où ces lignes sont écrites, 3869 produits sont concernés (3). Citons parmi tant d’autres des baguettes de pain, du poivre et quantité d’épices, des huiles, des canapés apéritif, des nouilles, des fromages, du « mélange pour salade bio », des bonbons, du chocolat, des émincés de poulet, des burgers, des « barres aux noix et aux fruits bio », du thé, du café, du tofu, du chorizo, etc, etc, etc.

Mais pourquoi diable utiliser l’oxyde d’éthylène (OE ou EO sur les étiquettes) à si grande échelle ? Parce qu’il est l’arme fatale qui permet à des milliers d’exportateurs d’envoyer partout dans le monde des produits déclarés safe. L’oxyde d’éthylène (voir encadré) est en effet un petit génie de la chimie. On place une marchandise x dans une chambre étanche sous vide. Puis on envoie le gaz, qui pénètre aisément les emballages avant de se déposer à la surface des produits. C’est un tueur. Aucun micro-organisme ne lui résiste. Une cargaison traitée au gaz ne peut contenir, à priori, aucune moisissure, aucun champignon, aucune bactérie. Le menu problème est qu’elle contient fatalement de l’oxyde d’éthylène.

Celui qui veut se faire grand-peur peut aller visiter le site de l’entreprise française Ionisos, qui possède des usines à Gien, à Sablé (Sarthe), dans l’Ain, dans l’Aube. Elle annonce bravement par un audacieux bandeau (4)  : « Stérilisation oxyde d’éthylène,Idéal pour les dispositifs médicaux ». Tellement idéal que l’on continue en 2021 à stériliser en France « les prothèses mammaires, gants, seringues, compresses, plateaux chirurgicaux ou encore cathéters », ainsi que le détaille Ionisos.

Pour bien mesurer l’ampleur de cette affaire, je suis obligé de prendre la parole, moi l’auteur de cet article. En 2011, j’ai travaillé avec ardeur sur l’oxyde d’éthylène, ce qui me conduisit à cosigner un dossier dans Le Nouvel Observateur dans des conditions très spéciales (voir encadré).

L’évidence est que nos autorités mentent constamment, qui prétendent redécouvrir à chaque saison l’oxyde d’éthylène. En vérité, une circulaire de 1979 que j’avais découverte raconte déjà l’essentiel. À cette époque, Jacques Barrot, qui est ministre de la Santé, expédie aux préfets, à l’équivalent de la Direction générale de la santé (DGS) et des Agences régionales de santé (ARS) un texte ahurissant, qui sera publié au Journal officiel de la République le 10 janvier 1980.

Il affirme qu’il ne faut utiliser l’OE que « si aucun autre moyen de stérilisation approprié n’existe ». Or, « d’autres procédés aussi fiables (par exemple la vapeur d’eau sous pression) » sont disponibles. Ce n’est pas tout. « Les dangers inhérents à l’emploi de ce gaz », poursuit la circulaire, « notamment des sondes, tubes et tous ustensiles en caoutchouc et matières plastiques » peuvent provoquer chez des malades des troubles « pouvant évoluer vers la mort ». Enfonçant le clou, elle précise que l’oxyde d’éthylène présente « la caractéristique de pénétrer en profondeur dans la structure de nombreuses matières plastiques et caoutchouteuses et de s’en extraire très lentement ».

Je ne sais s’il y a là matière à poursuites pénales, mais je le souhaite. Depuis quarante ans, en effet, il est certain qu’un nombre x de malades ont vu leur état s’aggraver, ou pire, à cause de ce mode de stérilisation. En toute conscience de quiconque se tient un peu au courant.

Je pus établir également que des millions de tétines de biberons étaient elles aussi stérilisées de la sorte. Les hostos, y compris ceux de l’AP-HP, en commandaient sans sourciller et sans doute la moitié – au moins – des nouveau-nés avaient pour premier contact alimentaire une tétine empoisonnée. Je crois que je fis mieux encore en produisant des lettres assassines. Ainsi, les 12 et 20 mars 2009, la lanceuse d’alerte Suzanne de Bégon adressait une lettre à la Direction générale de la santé (DGS) pour l’alerter sur l’usage d’OE pour les biberons. Le 7 avril, Jocelyne Boudot, sous-directrice, lui répondait de joindre la Répression des fraudes, cette DGCDRF évoquée plus haut, celle qui vient de rappeler des milliers de produits.

Le 20 novembre 2009, de Bégon prévenait cette administration, qui répondait le 18 janvier 2010. Passons sur le salmigondis bureaucratique, et retenons cette double phrase sensationnelle : « En conclusion, l’utilisation de l’oxyde d’éthylène n’est pas autorisée pour désinfecter les objets destinées au contact des denrées tels que les biberons. Par conséquent, il sera donné les suites nécessaires aux informations nécessaires ». Pas autorisé ! Donc interdit !! Ni la DGS ni la Répression des fraudes ne bougeront un orteil.

Entre-temps, l’OMS, cette Organisation mondiale de la santé farcie de conflits d’intérêts – par exemple au travers de lourds financements par la fondation Bill Gates – sera elle aussi prévenue cette même année 2009. Le 31 mars 2009, dans un sabir mal traduit de l’anglais, une madame Elizabeth Mason répond texto : « L’OMS n’a pas de recommandations sur l’utilisation de cette substance dans les tétines et les biberons ». Il faut dans ces conditions contacter l’agence française AFSSA, devenue peu après l’Anses, celle-là même que le Sénat conseille en 2021 de joindre (voir plus haut) pour en savoir plus. En juillet 2005, l’AFSSA avait réalisé l’exploit de pondre un rapport complet sur le sujet (Recommandations d’hygiène pour la préparation et la conservation des biberons) sans seulement citer l’oxyde d’éthylène (5).

Donc tout continue. On laisse entrer n’importe quelle bouffe, y compris bio, passée par le poison. On utilise chaque jour et partout des bistouris, des poches de sang, des cathéters, des valves passés au poison. L’explication générale est assez évidente : l’oxyde d’éthylène, c’est la mondialisation. Le droit pour les transnationales de dicter une loi supérieure à celle des États. Sans que personne ne moufte dans les ministères et chez les grands courageux de la Direction générale de la Santé et de la Répression des fraudes. Encore bravo, les gars. Et les filles.

(1) ec.europa.eu/food/sites/food/files/safety/docs/rasff_ethylene-oxide-incident_crisis-coord_sum.pdf

(2) senat.fr/rap/r20-368/r20-3680.html

(3)economie.gouv.fr/dgccrf/sesame-psyllium-epices-et-autres-produits-rappeles-comprenant-ces-ingredients

(4) ionisos.com/sterilisation-oxyde-dethylene/

(5) http://sbssa.spip.ac-rouen.fr/IMG/pdf/Recommandations_Biberons_AFSSA_Francais.pdf

L’Oxyde d’éthylène et moi

L’oxyde d’éthylène est un vieux camarade. À la fin du printemps 2011, je découvris que des millions de tétines de biberons étaient stérilisés à l’aide d’un gaz puissamment cancérogène, qui s’accrochait au caoutchouc. Or j’étais pigiste, or j’avais besoin d’argent.

Qui paierait une longue enquête ? Je pris contact avec le Nouvel Obs et fis affaire avec un journaliste maison bien connu. Nous bouffâmes au (bon) restau interne du journal, en compagnie de Laurent Joffrin, alors le patron. Et l’accord ayant été conclu, je me lançai à l’assaut. Un long et fructueux travail. Je remis un texte au journaliste, qui tapait dur, vu que je ne sais pas faire autrement.

Naïf comme il n’est pas permis, je crus que ce texte, après retouches, serait publié. N’avais-je pas fait la totalité du boulot ? Macache bono. Le journaliste écrivit sa propre sauce, d’une main lourde, et mon article disparut corps et bien. Les révélations extraordinaires qu’il contenait furent noyées dans de telles circonvolutions qu’elles en étaient méconnaissables (1). C’était raté, exécrable, mais je cosignai, seule chance de récupérer au moins un peu de ma sueur. Así son las cosas, ainsi va la vie réelle.

La suite est pareille. Pendant des mois, il me fallut relancer, relancer, relancer pour obtenir le salaire pourtant convenu au départ. Un pigiste, c’est un chien qui fait le beau.

(1) Le Nouvel Obs du 17 novembre 2011

Du côté du gaz moutarde

Comme souvent avec la chimie, l’oxyde d’éthylène (OE) a été synthétisé sans savoir à quoi il pourrait servir. En la circonstance, le chimiste français Charles Adolphe Wurtz fait réagir du 2-chloroéthanol avec une base, et zou. Nous sommes en 1859.

Pendant un demi-siècle, il est largement oublié, puis retrouvé par l’industrie de guerre, qui va en tirer, à partir de 1917, de l’ypérite, le gaz moutarde. Charmant. Il servira aussi dans d’autres synthèses chimiques, parmi lesquelles les éthers de glycol.

Quand a-t-on commencé à savoir ? En 1968 – il y a plus d’un demi-siècle -, les professeurs suédois Hogstedt et Ehrenberg (1) concluent que l’OE est un cancérogène pour l’homme. Concluent ? Concluent, car il s’agit du résultat d’un patient travail étendu sur neuf ans. Dans les usines de production, mais aussi dans les hôpitaux, où le poison est très utilisé pour la stérilisation des instruments chirurgicaux.

Il faudra attendre 1994 pour que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’ONU, confirme ce travail impeccable. Depuis, quantité d’études ont montré les conséquences mutagènes et génotoxiques d’une exposition à l’OE. À quoi il faut ajouter pertes de mémoire, troubles du système nerveux central et du sang, neuropathies périphériques, dommages parfois irréversibles aux poumons et au système respiratoire, convulsions, coma, etc.

Détail rassurant : l’OE ne sent pas. Plutôt, quand on le sent, c’est qu’il déjà présent à des concentrations toxiques. Mais alors on s’en fout, car sa saveur est très douce, presque enivrante. On en redemanderait.

(1) https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/3198208/

Les facéties criminelles de l’administration

Y aura-t-il un jour un procès pénal de l’oxyde éthylène (OE) ? Rappelons en deux mots toute l’affaire. Un, on sait depuis 1968, par des travaux suédois, que l’OE est un cancérogène pour l’homme. Deux, on sait depuis une circulaire du ministère de la Santé de 1979 qu’il tue et qu’un autre système de stérilisation – efficace – par vapeur d’eau existe, sans faire courir le moindre risque. Trois, depuis 1994, une agence spécialisée fort réputée – le CIRC/ONU – a prouvé que l’OE est cancérogène pour l’homme. Quatre, en 2005, l’agence publique française AFSSA – devenue en 2010 l’Anses – publie un rapport de 116 pages (Recommandations d’hygiène pour la préparation et la conservation des biberons) qui ne cite même pas l’OE. Cinq, suite au dossier publié par l’Obs (voir encadré), le ministre de la Santé Xavier Bertrand promet un rapport de l’Inspection générale des Affaires sociales (IGAS). Six, l’IGAS remet son travail en juillet 2012 et noie le poisson avec une prudence de sioux. Résumé de Charlie : y a peut-être quelque chose qui cloche, il aurait peut-être fallu faire autrement, il n’est pas exclu qu’on ait laissé de côté quelques informations, et donc, « il appartient en tout état de cause aux autorités sanitaires françaises de déterminer les suites à donner aux constats de la mission ». Beau coup de pied en touche.

Sept enfin, et cette fois l’on atteint au chef d’oeuvre, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), énième machin lié au ministère de la Santé, rend le 1er mars un Avis intitulé « Recommandations pour la stérilisation des biberons en établissements de santé ». On remarquera – défense de rire – combien le titre est proche de celui de l’AFSSA en 2005. Mais que dit-il ?

Exactement ceci : « Le HCSP établit qu’il n’est pas nécessaire d’utiliser des biberons stériles car un niveau de propreté bactériologique suffit dès lors que des mesures d’hygiène validées sont obligatoires sur toute la chaine de production et d’utilisation ».

Ce serait suffisant, mais on enfonce le clou, deux fois. Le HCSP explique d’abord qu’il intervient « suite d’un à l’avis du Conseil supérieur de la santé (CSS) belge de décembre 2018, sollicité notamment sur les alternatives à la stérilisation à l’oxyde d’éthylène, substance carcinogène dont l’usage est interdit dans la stérilisation des contenants alimentaires ». Et il recommande ensuite « de ne pas utiliser de biberons stérilisés à l’oxyde d’éthylène ;

[de]

ne pas recourir à l’utilisation de biberons et/ou tétines stériles pour tous les enfants et nourrissons, même les plus à risque, aucune situation clinique le justifiant n’ayant été identifiée ».

Si l’on sait encore lire le français, l’oxyde d’éthylène dans les biberons ne sert à rien d’autre qu’à remplir les poches des industriels qui les fabriquent. On peut sans risque d’erreur y ajouter les matériels médicaux (voir encadré). On empoisonne donc massivement, mais nul n’est responsable, encore moins coupable. La vie est belle, pour les salopards.