Archives mensuelles : juin 2008

Faire confiance au paysan (un rêve)

Ce qui suit se lit, idéalement, dans la suite du papier d’hier sur la banane. Je vous ai déjà parlé du chroniqueur britannique George Monbiot, que j’apprécie vraiment. Il officie – entre autres – dans The Guardian, et l’on peut même s’abonner gratuitement à un service qui vous envoie par le net ses papiers.

Le dernier s’appelle (ici) Small is Bountiful. Il y a là un jeu de mots évident – Small is Beautiful -, mais qui en cache d’autres que je n’ai peut-être pas tous identifiés. Car le mot bounty signifie aussi générosité, don et même… prime et subvention. Or Monbiot nous parle d’agriculture et de paysans.

L’ami Christian Berdot ayant fait une traduction de cet article (ici), et me l’ayant envoyée, je vous la donne à mon tour, et bien volontiers. Vous me permettrez de ne pas renchérir sur Monbiot, qui se suffit largement à lui-même. Ce papier m’a beaucoup plu, et il fait songer, n’est-ce pas ?

                   Faim dans le monde : les petits paysans produisent plus !

Les petits paysans sont plus efficaces pour nourrir le monde. Alors pourquoi les traite-t-on avec autant de mépris ?

Georges Monbiot, The Guardian, le 10 juin 2008

Avant de continuer, je vous conseille de vous asseoir. Robert Mugabe a raison ! La semaine dernière, lors du sommet de la FAO sur l’agriculture et l’alimentation, il a été le seul chef d’état à parler de « l’importance … de la terre dans la production agricole et la sécurité alimentaire » [1]. Les autres pays devraient suivre l’exemple du Zimbabwe a-t-il ajouté.

Bien sûr ce vieux salaud a fait exactement l’inverse. Il a expulsé ses opposants et donné la terre à ses supporters. Il a oublié de soutenir les nouvelles installations avec des crédits et de l’aide technique, ce qui a mené l’agriculture du Zimbabwe à l’effondrement. Le pays avait désespérément besoin d’une réforme foncière lorsque Mugabe est arrivé au pouvoir et c’est encore le cas aujourd’hui.

Mais Mugabe a raison en théorie. Bien que le monde riche ne veuille pas l’entendre, le problème de savoir si le monde sera nourri ou pas est partiellement fonction de qui possède la terre. C’est ce qu’il ressort d’une découverte inattendue, faite en 1962 par le Prix Nobel d’Economie, Amatya Sen [2]. et confirmée depuis par des études complémentaires. Il y a en effet, une relation inversement proportionnelle entre la taille des fermes et la quantité produite à l’hectare. Plus elles sont petites, plus le rendement est grand.

Dans certains cas, la différence est énorme. Par exemple, une étude récente menée en Turquie a trouvé que des fermes de moins d’un hectare sont 20 fois plus productives que des fermes de plus de 10 hectares [3]. Les observations de Sen ont été testées en Inde, au Pakistan, au Népal, en Malaisie, en Thaïlande, à Java, aux Philippines, au Brésil, en Colombie et au Paraguay. Elles sont confirmées partout.

Ce résultat surprendrait dans n’importe quelle industrie, car nous associons efficacité avec taille. En agriculture, cela paraît particulièrement étrange, car il est probable que les petits producteurs disposent de moins de machines agricoles , de moins de capital ou d’accès au crédit ou qu’il connaissent moins les dernières techniques.

Il y a bien sûr pas mal de controverse pour expliquer ce rapport entre taille et efficacité. Pour certains chercheurs, c’est le résultat d’un problème statistique : les sols fertiles supportent des populations plus importantes que les sols pauvres, la taille des fermes étant une conséquence de la fertilité et non pas l’inverse. Des études complémentaires, cependant, ont montré que le rapport taille/efficacité se maintenait à travers une région de terres fertiles. De plus, ce rapport subsiste même dans des pays comme le Brésil où les grands propriétaires fonciers ont confisqué les meilleures terres [4].

L’explication la plus plausible est que les petits paysans utilisent plus de travail par hectare que les grands agriculteurs [5]. Leur main-d’oeuvre consiste principalement des membres de leur famille, ce qui signifie que le coût de la main-d’œuvre est plus bas que celui d’une grande exploitation (ils n’ont pas besoin de dépenser de l’argent pour recruter ou encadrer les ouvriers). Avec plus de main-d’œuvre, les petits paysans peuvent cultiver leur terre plus intensivement : ils passent plus de temps à faire des terrasses et à construire des systèmes d’irrigation ; ils ressèment de suite après la récolte ; ils peuvent faire pousser différentes plantes dans le même champ.

Au début de la Révolution Verte, ce rapport taille/rendement semblait inversé : les exploitations plus grandes ayant accès au crédit pouvaient investir dans de nouvelles variétés et augmenter leur rendements. Mais lorsque les nouvelles variétés se sont répandues chez les petits paysans, le rapport rendement/petitesse de la ferme a été de nouveau confirmé [6]. Si les gouvernements veulent réellement nourrir le monde, il faudrait qu’ils démantèlent les grands domaines agricoles et redistribuent la terre aux pauvres et concentrent leurs recherches et subventions pour financer et soutenir les petites fermes.

Il y a plein d’autres raisons de soutenir les petites fermes. Les miracles économiques de la Corée du Sud, de Taiwan ou du Japon ont pour origine les programmes de réformes agraires. Les paysans utilisèrent l’argent qu’ils gagnaient pour construire des petites entreprises. C’est le même processus qui semble s’être produit en Chine, bien que retardé par 40 années de collectivisation et le Grand Saut en Arrière : les bénéfices économiques de la redistribution qui commença en 1949 ne se sont pas fait ressentir avant le début des années 80 [7]. La croissance basée sur les petites fermes tend à être plus équitable que la croissance basée sur des industries demandant beaucoup de capitaux [8]. Bien que la terre soit utilisée de manière plus intensive, les impacts écologiques sont globalement moindres. Lorsque de petites fermes sont absorbées par de grandes exploitations, les ouvriers expulsés vont vers de nouvelles terres où ils essayent de tirer leur subsistance. J’ai eu l’occasion de suivre sur plus de 3 500 km à travers l’Amazone, des paysans expulsés, de l’état brésilien du Maranhao, vers les terres des indiens Yanomani, et j’ai vu comment ils les ont détruites.

Mais les préjugés contre les petits paysans ont la peau dure et sont à la base d’une des insultes les plus étranges de la langue anglaise : si vous traitez quelqu’un de paysan, vous l’accusez d’être autosuffisant et productif. Les paysans sont autant détestés par les capitalistes que par les communistes. Les uns comme les autres ont essayé de leur voler leurs terres et ont des intérêts cachés puissants pour les rabaisser et les diaboliser. Dans son portrait de la Turquie, le pays où les petits paysans sont 20 fois plus productifs que les gros exploitants agricoles, la FAO, l’organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation, affirme que « la production agricole… reste faible » à cause de la petite taille des fermes [9]. Les états de l’OCDE affirment que « l’arrêt de la parcellisation des terres » et la consolidation de terres très parcellisées sont indispensables pour augmenter la productivité agricole [10]. Aucun des deux organismes n’apporte la moindre preuve soutenant ces affirmations. Le capital a besoin d’une classe ouvrière sans racine et à moitié affamée.

Comme Mugabe, les pays bailleurs de fonds et les grands organismes internationaux affirment haut et fort qu’il faut soutenir les petits paysans alors que, par derrière, ils les éliminent. Le sommet de la faim de la semaine dernière s’est mis d’accord pour « aider les agriculteurs, notamment les petits producteurs, pour augmenter la production et permettre l’intégration des marchés locaux, nationaux et internationaux » [11]. Pourtant, il y a quelques mois lorsque l’Evaluation Internationale des Connaissances Agricoles a présenté les moyens de mettre en place ces mesures, les Etats-Unis, l’Australie et le Canada ont refusé de reconnaître les conclusions de ces travaux car elles allaient à l’encontre des multinationales [12], tandis que le Royaume-Uni reste le dernier pays à ne pas avoir encore dit s’il soutenait ou non cette étude [13].

Les grandes entreprises tuent les petits paysans. Elles s’assurent, en étendant les droits de la propriété intellectuelle sur tous les aspects de la production et en développant des plantes qui ne vont pas se développer réellement ou ne pourrant pas du tout se reproduire [14], que seuls ceux qui ont accès au capital peuvent continuer à cultiver. De même, en contrôlant les marchés en gros et la distribution, elles cherchent à baisser le coût des transactions en ne s’adressant plus qu’aux grands fournisseurs. Si vous pensez que les chaînes de supermarchés ne sont pas tendres avec les agriculteurs du Royaume-Uni, vous devriez jeter un coup d’œil sur la façon dont elles traitent les producteurs dans les pays pauvres. Au fur et à mesure que les pays en voie de développement chassent les marchés de rues et les étals des marchands ambulants pour les remplacer par des supermarchés et des centres commerciaux de luxe, même les paysans les plus productifs perdent leurs clients et sont obligés de vendre. Ce processus est encouragé par les nations riches qui insistent pour que leurs compagnies aient le droit d’accès aux marchés locaux. De plus, les subventions agricoles qu’elles accordent à leurs grands exploitants agricoles permettent à ceux-ci de concurrencer déloyalement les petits producteurs des pays pauvres.

Tout cela nous amène à une conclusion intéressante. Cela fait des années que des libéraux bien intentionnés ont soutenu le commerce équitable car les bénéfices qui en sont issus vont directement aux producteurs. Par contre la structure du marché alimentaire international change si rapidement que le commerce équitable est en train de devenir un des derniers moyens qui permettent aux paysans des pays pauvres de survivre. Alors que l’approvisionnement mondial en nourriture devient plus difficile, la disparition des petites fermes en faveur de grosses exploitations ne fera que diminuer la production mondiale. En fait, le commerce équitable est non seulement un moyen de redistribuer les revenus, mais pourrait devenir aussi un moyen de nourrir la planète.

 

[1] http://www.fao.org/fileadmin/user_upload/foodclimate/statements/zwe_mugabe.pdf

[2] Amartya Sen, 1962. An Aspect of Indian Agriculture. Economic Weekly, Vol. 14

[3] Fatma Gül Ünal, October 2006. Small Is Beautiful : Evidence Of Inverse Size Yield Relationship In Rural Turkey. Policy Innovations. http://www.policyinnovations.org/ideas/policy_library/data/01382

[4] Giovanni Cornia, 1985. Farm Size, Land Yields and the Agricultural Production function : an analysis for fifteen Developing Countries. World Development. Vol. 13, pp. 513-34.

[5] Eg Peter Hazell, January 2005. Is there a future for small farms ? Agricultural Economics, Vol. 32, pp93-101. doi:10.1111/j.0169-5150.2004.00016.x

[6] Rasmus Heltberg, October 1998. Rural market imperfections and the farm size— productivity relationship : Evidence from Pakistan. World Development. Vol 26, pp 1807-1826. doi:10.1016/S0305-750X(98)00084-9

[7] See Shenggen Fan and Connie Chan-Kang , 2005. Is Small Beautiful ? : Farm Size, Productivity and Poverty in Asian Agriculture. Agricultural Economics, Vol. 32, pp135-146.

[8] Peter Hazell, ibid.

[9] http://www.new-agri.co.uk/00-3/countryp.html

[10] OECD Economic Surveys : Turkey – Volume 2006 Issue 15, p186. This is available online as a Google book. I was led to refs 9 and 10 via Fatma Gül Ünal, ibid.

[11] http://www.fao.org/fileadmin/user_upload/foodclimate/HLCdocs/declaration-E.pdf

[12] International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (IAASTD), 2008. Global Summary for Decision Makers. www.agassessment.org

[13] IAASTD, viewed 9th June 2008. Frequently Asked Questions. www.agassessment.org

[14] Comme par exemple les semences Terminator.

Small Is Bountiful

Mais qui est ce professeur Aurengo ?

Je ne résiste pas au plaisir de récidiver, ce jeudi 19 juin 2008, et de vous livrer un second petit papier. Vous devez être au courant : un groupe d’une vingtaine de scientifiques, dont des cancérologues, viennent d’épauler un appel de David Servan-Schreiber qui met en garde contre l’usage des téléphones portables (ici).

Fort bien ! Sauf que d’autres scientifiques leur sont immédiatement tombés dessus, et de quelle manière admirable… L’Académie de médecine, et en particulier André Aurengo, (ici), ont aussitôt brâmé. Mais qui est Aurengo ? Je ne ferai pas d’autre commentaire que celui ci-dessous, qui ne m’appartient pas. Lisez et imaginez tout le reste (ici) ! L’Acro est une association à la réputation (scientifique) indiscutée.

                 Comment un autocrate, le Pr Aurengo, a trahi une démarche participative

Communiqué du 5 mai 2006 sur « le rapport sur les conséquences de l’accident de Tchernobyl en France »
Rapport rédigé par André Aurengo et transmis, le 18 avril 2006, aux Ministres de la Santé et des Solidarités et de l’Écologie et du Développement durable.

Le groupe de travail, présidé par André Aurengo, avait été constitué à la demande des Ministres chargés de l’Environnement et de la Santé, de deux gouvernements successifs : tout d’abord Messieurs Yves Cochet et Bernard Kouchner puis confirmé par Monsieur Jean-François Mattei et Madame Roselyne Bachelot en 2002. Ce groupe de travail était chargé, principalement, d’établir à partir des données existantes une cartographie de la contamination du territoire français, suite à l’accident de Tchernobyl, et devait réunir « de la manière la plus ouverte possible les experts et les acteurs intéressés par cette question ».

De fait, M. Aurengo, dont les positions en faveur du nucléaire sont notoires, (tendant toujours à minorer les effets des radiations en général, et, en particulier les conséquences de Tchernobyl) avait réussi à composer un groupe de travail relativement pluraliste : si des institutionnels tels que l’IRSN étaient représentés, étaient également présents des médecins, des représentants d’associations et des journalistes.

En réalité, ce groupe a toujours eu un fonctionnement scandaleux ; quelques réunions ont eu lieu en 2003, une en 2004, aucune en 2005… En 2006, un certain nombre de participants croyaient la commission morte et enterrée. Ces réunions organisées de façon totalement aléatoires n’étaient pas, pour la plupart, précédées d’ordre du jour ni ne donnaient lieu à un compte rendu. Elles étaient totalement soumises au bon vouloir de M. Aurengo qui a profité de cette commission pour régler ses comptes avec l’IRSN. Il l’accusait d’avoir, dans sa dernière carte, donné une vision trop pénalisante de la contamination post Tchernobyl en France. Un comble !

Les membres de la commission n’ont jamais donné aucun mandat à M. Aurengo.

C’est après les dernières réunions qui furent houleuses qu’il a renoncé à réunir cette commission. M. Miserey, journaliste, avait donné sa démission. L’ACRO avait également menacé de le faire devant l’inanité des travaux, la partialité affichée par M. Aurengo et le manque de moyens donnés à la commission : là où il aurait fallu un travail de contre-expertise d’envergure, il n’y avait même pas de quoi payer les frais de route des participants !

M. Aurengo a donc œuvré, seul, au sein de l’IRSN, sous prétexte d’agir dans le cadre des travaux du groupe de travail. Pourtant il n’avait aucun mandat particulier pour agir ainsi, ni gouvernemental ni de son groupe. L’argumentaire selon lequel, il aurait été pris par le temps nous paraît totalement fallacieux. La commission existait depuis 3 ans, mais elle est devenue fantôme par la volonté de son président, seul habilité à la convoquer. Souhaitait-il avoir les mains libres et s’en servir comme paravent pour produire un énième rapport personnel sur les conséquences de Tchernobyl ? Probablement, et ce serait une grave imposture.
La mission gouvernementale a été totalement trahie : Le sens de ce travail reposait sur sa pluralité. Un des objectifs recherché par les pouvoirs publics était, entre autres, d’avoir un rapport sur Tchernobyl, un peu moins contesté que d’habitude.

Le Pr Aurengo a donc rédigé seul ce rapport. Il a été remis aux Ministres le 18 avril 2006. Les membres de la commission n’en ont eu connaissance que le 24 avril au matin par un courrier électronique accompagné du dit rapport. Le courrier du Pr Aurengo, aux membres de la commission explique que ce rapport a été rédigé « en son nom propre, […] avec l’accord des Ministres et dont j’assume toute la responsabilité ». Or, comble de la malhonnêteté cela n’apparaît aucunement dans le rapport qui est voué à être rendu public.

Nous sommes associés de fait à ce rapport remis aux Ministres par M. Aurengo. Ainsi l’amalgame entre ce document et le travail de la commission paraît évident au public. Nous apparaissons comme coauteurs, bien malgré nous. Seule une lettre privée, qui par ailleurs nous congédiait, explique notre non-implication dans ce travail. La fourberie est manifeste.

Pour une démarche participative de qualité : La pluralité, la transparence, la tolérance d’opinions divergentes sont nécessaires. M. Aurengo n’en a que faire ! Du mandarinat à l’autocratie, il a largement franchi le pas et dans ses certitudes n’a que faire de l’avis d’autrui. Ce n’est pas avec ce genre de conduite que la parole publique retrouvera un minimum de crédibilité quand il s’agit de nucléaire, en général et de Tchernobyl en particulier.

Nous sommes scandalisés et tenons à dénoncer les manœuvres honteuses orchestrées par le Pr Aurengo.
Nous demandons au gouvernement de ne pas tenir compte de ce rapport.

Ce communiqué est signé par les membres, du groupe de travail « sur les conséquences de l’accident de Tchernobyl en France », suivants :
Pierre-Jacques Provost, journaliste
Michel Deprost, journaliste
Pour l’ACRO : Sibylle Corblet Aznar, Jean-Claude Autret

Pour avoir enfin la banane

Eh, David ! Merci pour cet article (ici) du New York Times, que je vous invite à lire à mon tour. Oui, c’est en anglais, mais non, il n’est pas trop difficile à lire. Que raconte Dan Koeppel, auteur de Banana : The Fate of the Fruit That Changed the World (Banane, le destin du fruit qui a changé le monde) ?

Ceci : en Amérique, on va peut-être cesser de considérer la banane comme un droit imprescriptible, au même titre que l’air qu’on respire ou les trois bagnoles du garage. D’abord parce que son prix augmente – on en est à un dollar la livre, soit 453 grammes -, et que les Américains ne suivent plus automatiquement. La raison de cette inflation est double. Un, l’augmentation du prix du pétrole – hourra ! -, deux, des inondations très graves en Équateur, plus grand exportateur mondial. Longtemps pourtant, la banane sera restée le fruit le moins cher de l’épicerie, bien qu’elle eût franchi des milliers de kilomètres avant d’être mangée. J’ajoute, ou plutôt Koeppel ajoute que ce fruit, une fois coupé, n’a plus que deux semaines à vivre tout au plus. Deux semaines. Ensuite, il pourrit.

Mais le prix n’est qu’un élément d’une crise plus vaste qui change et changera le rapport qu’entretiennent les Étasuniens avec ce fruit. Jusqu’à la fin du 19 ème siècle, la banane était à peu près inconnue en Amérique du nord. La création de la United Fruit Company (aujourd’hui Chiquita) allait tout changer. Les marchands de banane détruisirent massivement la forêt tropicale du sud, ouvrirent des routes et des voies, inventèrent des technologies de conservation et de propagande publicitaire, et bien entendu s’en prirent aux travailleurs de la terre. Combien de meurtres et d’assassinats ? Le livre de cette tragédie reste à écrire. Je signale en passant le sort fait au colonel Jacobo Arbenz Guzmán et à ceux qui ne voulaient plus de la toute-puissance de la United Fruit (Guatemala, 1954).

Quoi qu’il en soit, une notable période d’expansion, qui fait de la banane un bien de première nécessité. Jusqu’à cette explosion de son prix, qui se double d’une interrogation plus fondamentale encore. La banane officielle et industrielle va-t-elle mourir ? Possible. Pour la raison qu’ils sont assoiffés d’or et d’argent, les marchands ne font pousser qu’une seule variété ou presque, la Cavendish. Laquelle a pris la suite tumultueuse de la Gros Michel, qui régnait jadis sur le monde. Cette dernière a pratiquement disparu après avoir subi les attaques planétaires d’un champignon appelé fusariose (maladie de Panama).

En 1960, le système a failli craquer, et n’a été sauvé que par une banane rachitique – mais résistante à la maladie de Panama -, oubliée de tous, pas très goûteuse en outre. Or la Cavendish – c’est elle – est à son tour menacée par une lignée plus virulente de fusariose contre laquelle elle n’est pas immunisée. L’industrie tremble sur ses bases, car l’on pense que cette souche sera dans les bananeraies d’Amérique du Sud d’ici 5 à 15 ans, 20 au plus.

Voilà l’histoire. Avec un peu et beaucoup de chance, nous allons enfin découvrir que la banane est un fruit exotique qui doit être consommé sur place. Cela ne veut pas dire qu’on ne pourra plus jamais manger de la banane à Paris – j’adore, personnellement -, mais peut-être diviser sa consommation par 100. Pour commencer.

PS : Cet article s’accompagne d’un complément, à paraître demain. Il s’agira cette fois de considérations sur l’efficacité presque miraculeuse des petits paysans. Voilà l’idée, exprimée par un autre que moi : « Il y a en effet une relation inversement proportionnelle entre la taille des fermes et la quantité produite à l’hectare. Plus elles sont petites, plus le rendement est grand ».

Sem ela não ha paz, não ha beleza * (saudade)

Appelons cela un accès de saudade. Vous le savez sans doute, ce sentiment qu’on exprime ici en portugais n’est pas tout à fait de la nostalgie. Il s’agit d’un regret violent de ce qui a pu être, mais qui contient l’espoir vaporeux que cela pourrait réapparaître. Quand on est en pleine crise de saudade, on est certes triste, mais aussi tourmenté par le désir de voir revenir ce qui a été perdu.

Cette journée commencée fort tôt est donc de saudade. Peut-être à cause de cette nouvelle découverte tout à l’heure (ici). Une étude des ultralibéraux de l’OCDE révèle, ou plutôt confirme que les engrais et les pesticides ont pourri une grande partie des eaux des 30 pays membres de cette Organisation de coopération et de développement économiques.

Bah ? Bah, évidemment. Qui ignore encore cette réalité ? Moi, cela m’a conduit à penser à Meriwether Lewis et William Clark. Je ne sais si vous situez les deux hommes. Entre 1804 et 1806, ils ont organisé la première traversée du continent nord-américain, d’Est en Ouest, de Saint-Louis jusqu’au Pacifique et retour, par les Rocheuses.

Cette épopée a été racontée en français, grâce aux journaux des deux hommes (Far West, chez Phébus). Je n’ai pas relu le texte, mais j’ai le souvenir ébloui, car lumineux, d’un voyage des tout premiers commencements. Les animaux sont partout, les Indiens habitent le pays, chaque peuple à sa manière, et l’eau est bonne à boire.

À boire ! De l’eau des rivières ! Je me souviens que les hommes de l’expédition, à bord de leurs bateaux – à l’aller, ils naviguent ou portent leurs embarcations dans des conditions effarantes -, puisent l’eau quand ils en ont besoin. Selon les lieux, elle est claire ou sombre, brune ou blonde. Mais bonne, merveilleusement bonne.

De Lewis et Clark, je suis passé à Jean-Baptiste Labat (Voyage aux Isles, Phébus), père dominicain envoyé aux Caraïbes en 1693. Son livre est renversant de la première à la dernière ligne. Je ne l’ai pas relu non plus, mais je pense, au moment où je vous écris, à une scène. J’espère ne pas trop la modifier. Homme de son temps, Labat voit les Indiens Karib, vrais habitants de la Martinique et de la Guadeloupe, comme des sauvages.

Mais sa description, fidèle, sans doute, raconte une tout autre histoire. Car ces « sauvages » passent leur vie à parler, à se coiffer ou se faire coiffer, à se baigner, à pêcher des crabes, à blaguer entre amis, et à baiser. Disons le mot, car ce sont des « sauvages » : à baiser. Avec tout ça,  ils ne doivent passer plus de deux heures par jour à « travailler », sans horaire ni patron. Labat en est horrifié !

Dernier livre auquel je pense ce matin : La Conquête du Mexique ( par Bernal Diaz del Castillo). Bernal est l’un des soldats de l’armée de Cortés, en 1519. Et cette arrivée dans le Yucatan actuel est une tragédie comme il y en a peu. D’un côté, une civilisation. De l’autre, une poignée de soudards qui vont détruire l’édifice. Le livre de Bernal est grandiose à mes yeux, qui rapporte l’affrontement et le choc. J’en retiens deux visions. La première, quand la désastreuse et minable armée de Cortés découvre, après un ultime col, la splendeur de Tenochtitlan, qu’on appellera plus tard Mexico. Même vue de loin, la capitale des Aztèques, bâtie sur pilotis, est dix fois plus grande que la plus grande des villes d’Europe. Les satrapes n’ont encore jamais vu pareille beauté. Et ne reverront jamais rien de semblable.

Quelque temps après être entrés par la ruse dans la ville, les Espagnols y sont assiégés par des Indiens enfin lucides. Cortés décide de fuir. Leur départ, au cours de la fameuse Noche triste exprime toute l’horreur du face-à-face. Surchargés par l’or et les pierres qu’ils ont pu arracher aux Aztèques, des dizaines d’Espagnols, harcelés par des archers, tombent du haut des chaussées jetées sur la lagune, et coulent au fond de l’eau. Mais, comme on sait, l’Espagne et l’Occident finiront par l’emporter.

Moi, je continue de rêver et de me laisser porter par cette saudade des profondeurs de l’âme. Moi, j’aimerais tant que Cortés ait été défait. Moi, j’aimerais tant que les Karib m’accueillent sous leur carbet. Moi, j’aimerais tant boire l’eau des rivières. Mais tant !

* Sans elle, il n’y a ni paix ni beauté

Par amour des objets (sur une décharge alsacienne)

J’ai jadis crié sur les quais de la Seine : « La voiture, ça tue, ça pollue et ça rend nerveux ». C’était au printemps 1972, et j’avais 16 ans. Cela arrive, de plus en plus rarement me semble-t-il. L’occasion était trop belle : je crois qu’il s’agissait de la première manifestation publique contre la bagnole. Et j’étais venu de ma banlieue en tandem, avec un copain de l’époque, Jean-Paul Navenant. Si quelqu’un le connaît – il est de Paris -, faites-lui signe !

Ce jour-là, j’ai retrouvé sur place mon ami Kamel, qui avait apporté une sorte de bateau pneumatique qu’on gonflait à la bouche, car il ne valait pas mieux que cela. La manif à vélo défilait le long de la Seine, et nous deux, imbéciles comme nous étions, nous avons mis l’engin à l’eau, et tenté de suivre à la rame. Il est fâcheux qu’aucune image n’ait été prise ce jour, car nous avons bien failli couler. Ensuite, les choses ne se sont pas arrangées, car à peine à quai, la chose à moitié vidée installée sur nos deux têtes, nous avons couru comme des dératés : des CRS nous poursuivaient.

Pourquoi ? Mais je m’en souviens plus, moi ! Je sais que nous nous sommes retrouvés tout près du Louvre et que j’ai manqué prendre un coup de bidule – ainsi ne nommaient les matraques – sur mon jeune crâne. Kamel riait à gorge déployée. À moins que ce ne fût l’inverse ?

Si je pense à ce moment précis du passé, c’est que je viens de lire une dépêche de l’AFP consacrée à un grand projet de décharge en Alsace (ici). Je le reconnais, il n’y a pas de rapport. Simplement, dans ma tête chenue, je me disais qu’une décharge, « ça tue, ça pollue, mais ça remplit les poches ». Et qu’on ne me dise pas le contraire !

Il y a près de vingt ans, j’ai commencé une interminable série d’articles sur la décharge de Montchanin, en Saône-et-Loire. Qui a duré des mois. Qui m’a mené au tribunal, ce que je ne regrette pas, d’autant qu’on m’a donné raison. Qui m’a fait rencontrer des gens formidables, comme Pierre Barrellon ou Fernand Pigeat. Ce n’était plus une enquête, mais une épopée, qui a secoué toute la France des déchets industriels, ainsi que les pontes du ministère de l’Environnement. J’en ris encore.

Je crois sincèrement que cet impensable scandale – on avait enfoui à quelques mètres des maisons près d’un million de tonnes de déchets, dont quelques unes venues de Seveso, charmante bourgade italienne refaite à la dioxine en 1976 – a conduit à la loi de 1992 sur les déchets. Une certaine Ségolène Royal était alors à la place de Borloo.

La loi de 1992, qui prévoyait de réserver la mise en décharge, dès 2002, aux déchets ultimes, triturés, valorisés, etc., n’avait aucune chance d’aboutir, comme je l’ai écrit tant de fois dès cette époque, et cela n’a pas manqué. Le flot d’ordures continue de déferler, et les administrations cherchent toute solution pour enfouir et léguer ainsi notre merde à la belle descendance qui nous attend.

Comme vous avez peut-être lu sur la dépêche AFP évoquée plus haut, tel est le projet à Hirschland (Bas-Rhin), en pleine Alsace bossue. La Coved, filiale de la Saur, anciennement propriété de Bouygues – mes hommages -, chercherait à acheter 95 hectares à une famille de paysans locaux. Le terrain est proche de la Moselle, ce qui serait excellent pour nourrir les poissons de molécules diverses et nettement variées. Celui qui croit pouvoir confiner une décharge de plusieurs centaines de milliers de tonnes de déchets est bon pour remplacer PPDA à la télé.

Les gens, sur place, ne sont pas chauds, ce qui est le moins. Et j’ai vu sur des photos qu’ils refusaient les décharges, qu’elles soient là ou ailleurs. Ce qui est parfait. Peut-être gagneront-ils, d’autant que les élus de droite qui dominent la région les soutiennent. Je le leur souhaite ardemment, mais.

Mais il y a un sérieux hic. Comme à Toulouse naguère, quand les habitants voulaient chasser la chimie de la ville après l’explosion géante d’AZF. Ces Toulousains, traumatisés, refusaient la présence de la chimie en ville, mais sans relier ce refus ô combien justifié à un rejet décidé des usages concrets de l’industrie, qui nous concernent tous dans la vie la plus quotidienne.

En Alsace de même, il s’agit de rejouer cette scène mille milliards de fois vue : « Cachez ce sein que je ne saurais voir ». On refuserait les décharges du côté gauche de l’hémisphère cérébral avant d’aller chercher chez le marchand, avec le droit, la télé aux coins carrés ou n’importe quel objet suremballé. Mais dans ces conditions, il y aura un jour tant de décharges dans notre pays qu’on pourra traverser la France à pied, d’un bout à l’autre, en marchant sur des fûts, des matelas éventrés et des grosses télés.

Non, ce n’est pas drôle. Si je vous ai parlé de Montchanin, outre que c’est un bon souvenir, c’est que le combat avance à pas si lents que je ne le vois pas bouger. Il faudrait, il faut imaginer un mouvement national cohérent qui prenne en compte tout le processus de production-destruction des choses et des objets. Nous devons certes contester le principe même des décharges et du pourrissement des sols et des eaux, mais à partir d’un point de vue clair.

Ce point de vue est le suivant : À BAS LES OBJETS ! À BAS LA MULTIPLICATION DES CHOSES INUTILES ! Cela implique de dire la vérité sur le monde dans lequel nous sommes de force. Et de le combattre autrement que par des paroles vaines. Un exemple, un seul exemple : le téléphone portable. Cette nouveauté de quinze ans d’âge, probablement dangereuse pour la santé, a révolutionné la vie sur terre. Enchaîné des centaines de millions d’humains. Provoqué d’innombrables faits divers, accidents, vols, meurtres peut-être. Détruit un peu plus l’espace privé concédé à la personne humaine dans des lieux publics comme le train. Démultiplié les effets ravageurs de l’individualisme, maladie mortelle de notre temps. Vous ajouterez vos propres commentaires.

Et pourtant, rien. Pas la moindre réflexion critique. Nulle action bien sûr. Tout au contraire, un immense assentiment général, qui dévoile un fois de plus le vrai ciment de notre société vieillissante et malade : la soif de consommer jusqu’à la dernière seconde. On connaît le mot du condamné : « Encore cinq minutes, monsieur le bourreau ». Je vous le dis comme je le pense : aucun combat digne d’être mené ne saurait faire l’économie d’un affrontement avec les objets et leurs racines en nous.