Le 15 janvier 2004, à 12h25, Yves Gloaguen annonce sur le canal 2 de sa radio VHF : « Serge, viens vite, on chavire ! Fais vite, on chavire ! ». Yves est le patron du chalutier breton Bugaled Breizh, en pêche au large du cap Lizard, devant les côtes anglaises. Il parle à son copain Serge, le patron d’un autre chalutier, L’Éridan, qui n’est pas loin.
Quand L’Éridan arrive au secours, après avoir relevé précipitamment son chalut, il est trop tard. Le Bugaled a sombré, les cinq marins du bord sont morts. Commence une histoire folle, mais banale, très bien racontée dans un livre que j’ai lu, et que je vous recommande : Le Bugaled Breizh, par Laurent Richard et Sébastien Turay (First éditions). Je vous passe bien volontiers les innombrables détails. Tout, absolument tout indique qu’un événement singulier entre tous s’est produit. Le Bugaled n’a pas pu être la victime d’un accident de pêche. Les autorités amorcent en conséquence – et entre autres – un leurre, en l’occurrence un bateau philippin qui, peut-être, aurait harponné le Bugaled, etc.
Comme l’on sait, la vérité est ailleurs. Des manoeuvres militaires de l’Otan avaient lieu sur zone au même moment, qui impliquaient la présence de sous-marins nucléaires. Un croquignolet détail qui change tout le tableau de l’affaire. Dès le départ, toutes les techniques professionnelles de désinformation sont mises en oeuvre pour calmer les esprits surchauffés des familles. Pardonnez, je ne peux m’étendre. Au bout de cinq années, les juges d’instruction chargés du dossier viennent de provoquer un petit, tout petit séisme, admettant cette évidence pour qui connaît tant soit peu le dossier : le Bugaled a très probablement été entraîné sous l’eau à la suite d’une rencontre imprévue avec un sous-marin nucléaire (ici). Peut-être néerlandais. Peut-être britannique. Français, pourquoi pas ?
Dans tous les cas, l’armée française a grossièrement menti aux proches des victimes. Ce qui peut sembler étrange pour une institution au service du peuple et de la République. Oui, je me moque. En tout cas, je vous prie, retenez ce fait plutôt pénible : l’armée démocratique d’un pays démocratique peut raconter ce que bon lui semble pendant des années, se moquant ouvertement de devoirs pourtant élémentaires.
Est-ce nouveau ? Je vais vous surprendre : non. Le 14 mai 1987, le chalutier breton La Jonque cesse de donner de ses nouvelles. Cinq hommes à bord, comme pour Le Bugaled. La dernière fois qu’il en a donné, le bateau était au nord-ouest d’Ouessant, et la mer était belle. Le 17 mai, quand des avions militaires se lancent au secours des probables naufragés, il se passe un fait inouï : l’un d’eux, un Bréguet-Atlantic, repère un canot de sauvetage avec deux hommes à bord. Les hommes du Bréguet sont des spécialistes et connaissent évidemment la chanson par coeur : ayant survolé la mer à cent pieds – trente mètres – d’altitude, ils décrivent deux rescapés épuisés. Peuvent-ils se tromper à ce point ? Vous connaissez la réponse comme moi.
Et pourtant, une autre version sera finalement imposée de force. Les bandes magnétiques contenant les échanges entre le Bréguet et le centre de secours à terre sont étrangement effacées, et ne pourront servir à l’enquête. Quand je dis étrangement, je me rends bien compte que le mot n’est pas adapté aux circonstances. Quel responsable aurait l’idée d’effacer de la sorte une preuve judiciaire décisive ? Lorsque La Jonque sera finalement retrouvée sur des fonds sableux, le mystère sera encore plus complet. Car comment un chalutier peut-il crocher – accrocher – son filet dans du sable au point d’être entraîné à sa suite ?
Un dernier point sur ce drame pesant. Et ce radeau de survie ? Et ces deux hommes vus à 30 mètres de distance par de grands professionnels de la mer ? S’ils ont existé, que sont-ils devenus ? Je précise que des hypothèses infamantes ont circulé en Bretagne pendant des années. Oui, que sont devenus ces témoins potentiels et virtuels ? Beaucoup, quoi qu’il en soit, restent persuadés que La Jonque a croisé la route maritime d’un sous-marin nucléaire d’attaque. Pour son malheur.
Savez-vous ? Il existe en France un dogme d’une puissance telle que personne ne le questionne : notre armée ne saurait faire le mal, jamais. Nul ne l’évoque, mais il est présent dans toutes les têtes, et agit à l’insu même de ceux qui propagent le mensonge. Sauf lorsqu’un fait se passe sous les yeux du public, il est aussitôt nié. Et bientôt oublié. L’armée veut à tout prix faire croire que ses activités ne sont que bénéfiques. Mais comme il s’agit d’un mythe, il faut sans cesse bâtir des légendes et des balivernes pour lui permettre de perdurer. Ainsi, officiellement, rien ne saurait arriver dans les trois ports nucléaires que sont Toulon, Cherbourg et Brest.
N’est-ce pas un peu curieux ? Depuis des décennies, des sous-marins entrent et sortent, parfois au coeur d’une agglomération, sans qu’aucune fuite ou pollution ne soit signalée. On décharge, on révise, on répare sans gêne des réacteurs nucléaires dans la ville même – à Toulon par exemple -, mais sans jamais le moindre pépin. Sans produire le moindre effluent. Sans menacer la vie de qui que ce soit. Voilà ce que j’appellerais une bluette.
Ce système vient de loin, et il est peu probable qu’il change avant longtemps. Car il repose sur la place, exorbitante du droit commun ô combien, qu’a prise l’armée dans notre société. Cette terra incognita, habitée de centaines de milliers d’actifs ou de retraités, commande en fait des pans entiers du pays, sans qu’aucune critique ne soit seulement imaginée à son endroit. Elle règne, coopte ses responsables, organise « l’information » sur ses activités. Savez-vous qu’aucun journaliste ne peut suivre les activités de notre Grande Muette sans détenir une habilitation, accordée après enquête ? C’est donc l’armée qui choisit ceux qu’elle tolérera dans les conférences de presse, au cours des briefings, éventuellement sur le pont d’un porte-avions le temps d’une séance de propagande.
Je le gage, avec une grande tristesse : cette situation finira par une catastrophe. Je note au reste dans le livre écrit par Bruno Le Maire une phrase très éclairante. Le Maire, aujourd’hui député UMP, a été le directeur de cabinet de Dominique de Villepin lorsque celui-ci était Premier ministre, entre 2005 et 2007. Le Maire a livré un récit au jour le jour de son travail (Des hommes d’État, Grasset), et à la date du 17 janvier 2006, il rapporte un bout de discussion entre Sarkozy, Villepin et Debré (Jean-Louis). Cela vaut le détour : « La discussion tombe sur la proposition de plusieurs députés d’obliger les services secrets à rendre des comptes au Parlement. Nicolas Sarkozy, qui pianote sur son portable depuis plus de dix minutes, relève la tête. “C’est une très bonne idée. Au moins, on apprendra peut-être quelque chose sur ce qu’ils font. Parce que je ne sais pas, vous, Dominique, Jean-Louis, vous avez été ministres de l’Intérieur, on ne sait jamais trop ce qu’ils fabriquent, c’est un mystère”. Jean-Louis Debré hoche la tête : “Et c’est peut-être mieux comme ça, Nicolas” ».
Voilà. Notre démocratie. Nos armées. Notre nucléaire militaire. Une erreur est cachée dans ce tableau à trois faces. Saurez-vous la retrouver ?