Archives mensuelles : novembre 2009

Se sentir si proche de lui (Lévi-Strauss)

Qu’ai-je en commun avec Lévi-Strauss ? Rien, presque rien, presque tout. Au-delà du deuil bien réel qui est le mien, je ressens en profondeur ce que je dois appeler une communion. C’est étrange, troublant, réconfortant dans le même temps. Il a vécu, il a pensé, il a écrit et décrit les mythologies les plus diverses qui soient. Lévi-Strauss était un savant à l’ancienne, qui « faisait du terrain », comme on ne dit plus. Lorsque j’étais jeune, j’étais profondément indifférent à son travail. Peut-être ai-je lu Tristes tropiques une première fois, avant l’âge de 20 ans. Mais en ce cas, possible, je ne m’en souviens pas.

Lévi-Strauss était aux antipodes de mes espoirs de révolution complète de l’homme et des structures sociales. Si j’ai entendu parler de lui dans ma banlieue, dans mes voyages ensuite, ce fut certainement en mal. Car il contredisait à n’en pas douter les mythes enfantins auxquels je croyais tant, dont celui de l’homme nouveau. Celui qui naîtrait des décombres de l’affrontement final. Je me moquais à ce point des études que je n’en fis pas. Quel imbécile j’étais !

Aujourd’hui que le temps a passé, je suis ému en profondeur de constater que j’ai rejoint ce maître. Oui, moi. Non que je puisse prétendre à la hauteur pénétrante de son regard. Bien sûr que non. Mais en tout cas rejoint, passant par des chemins que je ne devinais même pas, et rejoint sur l’essentiel. Lorsque je lis ces jours certains entretiens qu’il accorda au long de sa si fabuleuse existence, je ressens parfois comme un frisson. Je me dis, oui je me dis que j’ai forgé de mon côté, avec les armes minuscules qui sont les miennes, des pensées proches et si voisines des siennes qu’elles les touchent bien souvent.

Tenez ce seul exemple, tiré d’un texte de 1979. Lévi-Strauss est interrogé par le journal Le Monde, et il déclare ceci : « On m’a souvent reproché d’être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création.

J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction.

Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle ; l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même ».

Eh bien, je crois pouvoir dire que, directement ou non, je n’ai guère cessé depuis deux ans, sur Planète sans visa, de dire à ma façon exactement la même chose. Est-ce que j’en suis heureux ? Oui, j’en suis extrêmement heureux.

Dans Charlie-Hebdo

Attention, ce qui suit n’est pas de la pub. Enfin, pas vraiment, même si cela ressemble. Comme je ne veux pas avoir l’air de me cacher – et pourquoi le ferai-je ? -, je vous signale que j’ai écrit un papier dans l’hebdomadaire Charlie-Hebdo de cette semaine. Un article titré : « Ces écolos qui adorent les pesticides (et l’agent orange) ». Il aurait pu être ici, il est dans le journal. Et passons à autre chose.

Lévi-Strauss. Oui, encore lui. Quiconque est familier de sa pensée sait qu’elle est aux antipodes de ce monde, de ses valeurs, de sa folie intrinsèque, de son extraordinaire jouissance à détruire les êtres et les lieux. Et pourtant, comme dans un vrai cauchemar – ceux dont on ne sort pas, même éveillé -, des centaines de zozos y sont allés de leur compliment au mort. Je ne donne pas de médaille aujourd’hui, car je crois que tous la méritent. Lévi-Strauss n’était pourtant pas un géant. Mais un homme, oui. Un homme.

Lévi-Strauss est mort

Dans quelques jours, Claude Lévi-Strauss devrait avoir 100 ans. Pourquoi vous parler aujourd’hui de ce fabuleux vieillard ? C’est simple : au moment où sort chez Gallimard un livre qui rassemble l’essentiel de son oeuvre écrite (dans la collection La Pléiade), je pense à un texte récent de lui, qui m’avait beaucoup marqué au moment de sa publication.

En mai 2005, Lévi-Strauss reçoit un prix prestigieux, Catalunya, décerné par la Generalitat de Catalunya, autrement dit le gouvernement régional de Catalogne, installé à Barcelone. Pour l’occasion, cet homme qui va sur ses 97 ans écrit un texte magnifique (voir ici).

Voici un premier extrait, d’une grande netteté : « Toujours en deçà et au-delà de l’humanisme traditionnel, l’ethnologie le déborde dans tous les sens. Son terrain englobe la totalité de la terre habitée, tandis que sa méthode assemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir : sciences humaines et sciences naturelles ».

Et aussitôt un deuxième, plus parlant que bien des bavards de ma connaissance : « La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d’habitants. Quand j’entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s’élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd’hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu’à l’échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d’espèces animales et végétales ».

Enfin, cette merveille, à mon goût tout du moins : « Aussi la seule chance offerte à l’humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d’égalité avec toutes les autres formes de vie qu’elle s’est employée et continue de s’employer à détruire.

Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».

Bien entendu, le gras dans le texte ci-dessus est de Lévi-Strauss lui-même. Bien entendu. Je dois dire que j’adhère sans la moindre réserve. Les droits de l’humanité, en effet, doivent cesser dès lors que leur application se retourne contre la vie de tous, hommes compris. J’ajouterai un commentaire : je pense qu’ils doivent être suspendus et subordonnés à la pleine compréhension des devoirs de l’homme, nouvelle frontière de l’esprit. Je suis bien certain, au fond de moi, que nous devons proclamer au plus vite ces derniers comme un impératif catégorique. S’imposant à tous, par définition.

L’heure n’est plus aux faux semblants. Il faut, il faut vraiment repenser le monde, avant – éventuellement – de le transformer. 1789 a été une étape marquante de notre vie ensemble, une date glorieuse, d’un certain point de vue. Mais on ne peut plus prétendre que les droits de l’homme – réduits à ceux de l’individu au service de la marchandise -, demeurent un horizon indépassable. Car ils ne le sont pas.

J’entends déjà certains cris, légitimes. Ne plus respecter les droits de l’homme ? Eh si, justement ! Mais en les intégrant à un point de vue plus vaste, qui leur permette de jouer encore leur rôle. Et ce rôle n’est pas d’étendre la destruction de tout, mais au contraire de permettre à l’aventure humaine de se poursuivre encore longtemps. Pas au détriment de la vie, du vivant, des formes innombrables habitant notre terre. Avec elles au contraire, par elles, pour elles et pour nous. Ce programme s’imposera-t-il ? Je n’en sais rigoureusement rien, mais j’aimerais. Et une respectueuse salutation pour Claude Lévi-Strauss, penseur de l’homme profond et véritable.

P.S on ne peut plus secondaire : Lévi-Strauss est partout célébré, ces jours-ci. Un nombre incalculable d’analphabètes le saluent comme s’il était un monument historique. Ce qu’il est, d’ailleurs. Combien, parmi eux, ont pris le temps de lire ne serait-ce qu’un paragraphe ? Tenez, pour la route, ce grand classique qui ouvre Tristes tropiques : « Je hais les voyages et les explorateurs ».

Un dernier pour la route (sur Orsenna)

Sauf coup de théâtre, j’abandonne lâchement Orsenna au bord de la route, et je trace. Il ne faut pas croire, j’ai quand même mieux à faire. Mais notre académicien est comme ces industriels qui accumulent les jetons de présence dans les conseils d’administration. Orsenna, mais oui, est un cumulard. Je découvre qu’il a des liens solides avec l’univers si merveilleux des biocarburants. Vous voyez quoi, je pense. Il s’agit d’utiliser des matières végétales alimentaires et de les changer en carburant automobile. Dans un monde qui compte plus d’un milliard d’affamés chroniques, je crois pouvoir y distinguer une attitude violemment morale.

Le 2 juillet 2008, Proléa (ici) invitait – dignement, on l’espère – Érik Orsenna et une autre vedette de l’esprit – Jean-Hervé Lorenzi – à discuter biocarburants (ici). Devant la presse. Pour prendre de la hauteur, comme noté dans le communiqué de Proléa. Proléa, c’est très simplement le cœur de l’industrie des biocarburants en France. Rendant compte de cette réunion entre amis, bien entendu avec l’aval d’Orsenna, Proléa écrivait alors ceci, quelques mois après de nombreuses émeutes de la faim : « Les interventions des deux personnalités ont sans conteste permis de mesurer l’ampleur des crises qui se télescopent : alimentaire, climatique, environnementale et financière. Le poids des agrocarburants dans ce cadre paraît bien faible. Pratiquement un épiphénomène ».

Un épiphénomène décrit par les écologistes vrais, mais aussi l’ONU, la FAO, le FMI, la Banque Mondiale, l’OCDE comme crucial dans le déclenchement de la hausse du prix des aliments. Mais un épiphénomène pour Orsenna. Bon. Et rebelote d’ailleurs, car l’homme a de la suite dans les idées, le 15 octobre 2009, il y a seulement quelques jours, au cours d’un nouveau raout. Je vous livre le début du joyeux communiqué de Proléa diffusé pour l’occasion : « Il n’y a pas d’opposition entre cultures alimentaires et cultures de rente – qu’elles soient destinées à l’exportation ou à la production de biocarburants – ont répété les intervenants du colloque “Alimentation, énergie, climat : le choc des cultures”, organisé par Proléa en partenariat avec SciencesPo et AgroParisTech ».

Notre excellent, Notre Excellence Orsenna, grand expert en toutes choses, n’hésita pas, pour l’occasion, à déclarer :« S’il n’y avait pas de culture de coton en Afrique, il n’y aurait pas non plus d’élevage… Cette culture de rente est le seul moyen d’accumuler du capital pour investir dans le développement agricole ». On jugera, ceux qui savent un peu jugeront. J’ai assez parlé du désastre des biocarburants, de leur infamie concrète, récemment encore, pour aider qui le veut se faire un jugement informé, réellement informé sur le sujet.

Encore un mot sur Proléa et son art de la présentation. Tout est fait, dans la communication de ce vaste regroupement industriel, pour faire croire qu’on est entre Français. Occupés à touiller dans notre bonne grande bassine du colza ou du tournesol made in France. C’est pensé, on se doute. Ces gens, qui sont mondialisés comme peu d’autres, ont grand intérêt, en l’occurrence, à faire croire qu’ils n’ont rien à voir avec la débâcle planétaire des biocarburants. Pardi ! Alors, ils font semblant d’être de bons besogneux de chez nous, qui se contenteraient de valoriser des cultures qui ne trouvent pas preneurs dans un autre circuit de leur industrie.

Tartuffe pas mort ! Derrière les masques, dans la coulisse, Proléa est au centre de l’industrie du soja importé notamment d’Amérique latine. Par ailleurs, et pour ne prendre qu’un exemple, l’une de ses structures, Sofiprotéol, a acheté il y a quelques mois le groupe Oleon, lequel a mis en service au début de 2009 une usine de distillation de biocarburants à Port Klang, en Malaisie. La Malaisie, tiens donc, encore un beau pays comme les aime Orsenna. Survival International (ici), association dont je n’ose plus vanter les mérites, vient de rendre publique une vraie bonne nouvelle noyée dans toutes les autres.

Voici. Citation : « Le bureau britannique de vérification de la publicité, Advertising Standards, a interdit l’encart publicitaire placé par le Comité malaisien de l’industrie d’huile de palme. La publicité prétendait que l’huile de palme malaisienne était “durable” et contribuait à la “réduction de la pauvreté, en particulier parmi les populations rurales” ». Je le précise, car tout le monde ne le sait pas : les palmiers à huile sont désormais massivement utilisés pour fabriquer des biocarburants vendus au Nord. Et bien entendu, Oleon, qui fait partie de Proléa, l’ami d’Orsenna, Oleon utilise dans son usine malaisienne de l’huile de palme. Stephen Corry, directeur de Survival International : « L’idée que l’huile de palme malaisienne est écologique et contribue au bien-être de l’humanité ne passera pas, en particulier auprès des Penan. L’expansion de cette industrie sur leurs terres est un réel désastre ».

Mais Érik Orsenna, ami de l’eau et des barrages, ami des hommes et des biocarburants, nouveau prophète écologiste promu par une presse imbécile autant qu’ignorante, Érik Orsenna est grand. La preuve.