Archives mensuelles : décembre 2009

Trois mots et un peu plus sur ce misérable « Climategate »

Je vous résume à grands traits une affaire lamentable, mais qui fait exulter des dizaines de milliers de gens assoiffés de théories simples et de romans à l’eau de rose. Des harlequinades maquillées en grande découverte du si vaste complot qui nous gouvernerait. Le 19 novembre 2009, 1073 courriels sont mis en ligne par des mains inconnues (ici). Des hackers – des pirates informatiques – ont pénétré dans le serveur de l’unité de recherche sur le climat (CRU) de l’université East Anglia (Angleterre), et se sont emparés de dizaines de milliers de courriers divers dont une correspondance portant sur 13 ans entre scientifiques du CRU et des collègues d’Europe et des Amériques.

C’est sur cette base que monte un soufflé gigantesque d’où il ressort, aux yeux des imbéciles, que les climatologues tordent à l’envi les données et camouflent le fait qu’ils ne disposent pas de données fiables sur le réchauffement en cours. Évidemment, une aubaine, du moins pour certains, quinze jours avant l’ouverture de la conférence sur le climat de Copenhague. J’ai eu accès immédiatement, le 19 ou le 20 novembre, je ne sais plus, aux courriels volés. Et je ne les ai pas lus. Aucun. Je pense qu’il me faut m’expliquer un peu.

Premier point, personne n’a réellement lu les 1073 courriers, et même si cela s’était produit, qui, raisonnablement, aurait été capable d’en saisir le sens et la portée ? Je rappelle qu’il s’agit d’échanges privés entre scientifiques, étendus sur treize années. Avec quantité de blagues de potaches et de sous-entendus hors de portée de qui n’est pas dans le contexte. Non, je n’ai rien lu. J’avoue, sans torture, que j’ai attendu le commentaire de gens avisés, en qui j’ai normalement confiance. Parmi eux, le journaliste du quotidien Le Monde Stéphane Foucart (ici). Personne n’agit autrement, mais bien peu l’admettent. La lecture des lettres volées est exclue pour 99,99% de ceux qui crient au loup.

À suivre en tout cas Foucart, à le croire – et je le crois -, cette affaire est une vulgaire baudruche. Certes, la sélection de courriers démontre quelques dérapages individuels, parmi lesquels l’usage malheureux d’un mot, trick, qui peut vouloir dire tromperie, mais aussi astuce. Un mot, quelques révélations sur le comportement parfois déplorable de tel ou tel. Mais rien, RIEN qui viendrait mettre en cause le travail obstiné de milliers de chercheurs du monde entier sur la crise climatique. Alors, que penser de tout cela ? Avant de dire le fond simple de ma pensée, je dois énoncer une évidence. Les tenants d’une immense conspiration ont peut-être envie de croire à la fable de hackers-marginaux à queue de cheval, chevaliers blancs de la vérité universelle. Si ce n’était aussi sinistre, j’en rigolerais volontiers.

Car qui a eu les moyens d’entrer dans ce serveur, de sélectionner parmi des dizaines de milliers de documents ceux qui entraient peu ou prou dans leur démonstration préfabriquée, puis de mettre en ligne une très courte sélection ? Qui ? Un chômeur de Hanovre ? Un étudiant désargenté de Glasgow ? Lisbeth Salander, l’héroïne de Millenium, le roman de Stieg Larsson ? Posez-vous donc cette question : qui a eu les moyens matériels d’une telle mise en scène ? Et quoi de plus aisé que de faire parler des textes dûment triés dans un ensemble que personne, PERSONNE n’a vu ? Que penseriez-vous d’un historien royaliste qui bâtirait le récit de 1789 en piochant dans un gigantesque fonds documentaire tout ce qui peut glorifier Louis XVI et accabler les premiers Constituants ? Ou l’inverse, d’ailleurs ?

Ceux qui ont fait le coup voulaient exactement provoquer un emballement de la blogosphère, et ils y sont parvenus, car ils en connaissent le fonctionnement. Il s’agit d’un cas prodigieux de manipulation mentale. Qui a d’autant mieux fonctionné que des millions de gens ne demandent qu’à être manipulés, comme l’histoire des hommes nous l’apprend, hélas. Mais je veux aller plus loin encore, en m’adressant à vous directement. À vous, à chaque personne qui lit ou lira cette page. Les gens qui croient en la baliverne du « Climategate » savent-ils seulement que nous sommes tous des hommes ? Savent-ils, sont-ils capables de se souvenir que nous ne sommes que des hommes ?

Je pose cette question parce qu’il m’est insupportable de fouiller de la sorte l’espace privé d’êtres humains exactement semblables à nous. Si par extraordinaire on publiait le compte-rendu de mes conversations téléphoniques sur plus de dix ans, on y trouverait de tout. D’insondables conneries. Des insultes graves. Des erreurs manifestes. Des exagérations constantes. Des engueulades majeures. Et le reste, tout le reste, encore bien plus privé que cela. Mettez-vous donc à la place d’un chercheur qui passe cinquante heures par semaine dans son labo, et qui a noué des relations de sympathie ou de détestation avec des collègues d’un autre pays, d’un autre continent. Il partage avec eux un terrain, un questionnement fondamental.

Au fil des ans, l’échange devient complicité Il se lâche. Il rote. Il pète. Il se moque. Il déconne. Cela n’a strictement aucune importance, car il sait que le courrier, parsemé nécessairement d’implicite et de private jokes, sera tenu par l’autre pour ce qu’il est. Si Machin écrit une horreur, ce n’est pas nécessairement qu’il la pense. Ce peut être un jeu ordinaire entre partenaires qui se fréquentent depuis des lustres. Ne me dites pas que vous ne regrettez pas des dizaines, des centaines, des milliers de mots hasardeux prononcés ou même écrits dans le cadre protégé, en théorie du moins, de la maison ou du travail.

Autrement dit, les manipulateurs du « Climategate » surfent sur l’imbécillité, en quoi ils se montrent lucides. Mais les imbéciles qui propagent des commentaires niaiseux sur la sélection d’une sélection de courriels qu’ils n’ont pas lu et ne liront jamais, ces imbéciles me foutent une peur bleue. Car leur ressort psychologique, fait de croyance, d’ignorance crasse, d’arrogance et de vraie soumission à d’authentiques montreurs de marionnettes, est la base même du pire. Oui, ils me font peur.

Un début de vérité sur la grippe porcine (dite H1N1)

Thibault Schneeberger, de Genève, vient de m’envoyer un cadeau royal, et je l’en remercie chaleureusement. Il s’agit d’un documentaire de la télé suisse romande, remarquable de la première à la dernière image. Vite, vite ! On peut, pour le moment en tout cas, le visionner depuis un ordinateur (ici). De quoi parle-t-il ? De cette grippe porcine que les autorités officielles ont préféré – opportunément – appeler H1N1.

Je vous ai parlé plus d’une fois de cette affaire extraordinaire, dès ce printemps (ici), m’étonnant que personne ne pointe le doigt sur le village mexicain de La Gloria, où se trouve une immense porcherie industrielle, Granjas Carroll,  filiale du géant américain Smithfield Foods, le plus gros producteur mondial de porcs. Smithfield Foods, et je vous souhaite bon appétit, est le propriétaire en France de Justin Bridou et de Cochonou, entre autres. La première victime de la grippe porcine est un gamin de La Gloria, ce que les autorités ont longtemps nié (ce point n’est pas dans le film).

Je crois, et si je me trompe, qu’on me pardonne, que le journaliste Ventura Samara est le seul, en tout cas en langue française, à avoir mené une enquête à La Gloria. Je ne vais pas vous raconter le film, mais vous livrer quelques impressions, brut de décoffrage. On y voit le réel, c’est aussi simple que cela. J’ajoute que je connais le Mexique, et que, quand j’entends Dona Teresa Hernandes Rivera – une petite dame – parler de la corruption généralisée, je n’ai guère besoin de preuves. Quand j’entends le ministre de la Santé José Angel Cordoba dire : « Tous les standards de l’environnement et de l’eau [à la porcherie Granjas Carroll ] sont respectés. Le problème pourrait venir des familles qui détiennent à la maison des porcs, dans des conditions qui ne sont pas les meilleures », je n’ai pas réellement besoin d’une autre démonstration.

Et pourtant ! Et pourtant ce film m’a soufflé. Il y a plus de neuf chances sur dix pour que la grippe qui affole notre système de santé soit né autour de cet élevage concentrationnaire de porcs. Immonde est encore un faible mot. Des centaines de cadavres de porcs croupissent en permanence dans des fosses au contact du sol et de la nappe phréatique. Savez-vous combien cette soi-disant ferme compte de porcs ? 100 000 ! La nourriture OGM vient par trains du Canada ou des États-Unis, aucun officiel, aucun vétérinaire autre que ceux de la transnationale ne pénètrent dans les locaux, où tout est automatisé. Une poignée d’ouvriers règne sur un empire de bidoche. Des lagunes sont emplies de merde de cochons et de seringues qui ont servi à piquer les animaux à coup d’hormones et d’antibiotiques. Les rats prolifèrent, les chiens errants prolifèrent, qui bouffent du porc mort au champ d’horreur, avant d’aller se faire caresser par les gosses du village.

Aucune analyse d’eau, d’air, de poussière n’a été ordonnée. Sur les centaines de prises de sang effectuées sur les villageois, aucune n’a été rendue publique. Officiellement, seul un petit gosse aurait donc été touché par la grippe. C’est crédible. Très. Des centaines d’habitants de La Gloria et des environs ont été touchés, et le sont, par des maladies respiratoires atypiques. Mais tout le monde s’en contrefout car, comme le dit sans ciller le ministre, « les investisseurs étrangers sont les bienvenus ». Tu parles ! Le traité de libre-échange Alena, préparé sous Bush père, mais signé par Bill Clinton, a changé le Mexique en une colonie. À La Gloria, les médecins ne veulent pas parler, car ils ont PEUR. L’un d’eux, masqué, raconte l’incroyable sort sanitaire fait aux habitants, et conclut que, si personne ne veut parler, c’est parce que chacun craint d’être tué. Tué, c’est aussi simple que cela.

Ce que j’appellerai un énième chapitre de l’histoire vraie du monde, au temps du choléra planétaire.

PS : Que faire ? Ce qui précède n’est pas une réponse à cette question obsédante. Je tenterai de donner d’ici peu un article sur le sujet, mais en attendant, réfléchissons un peu. Il faudra de toute façon commencer par quelque chose. En l’occurrence, s’il existait un mouvement réel de la société, il est évident que nous serions une bonne centaine à occuper jour et nuit le siège de Justin Bridou. Et que nous n’en sortirions pas, en tout cas pas volontairement, tant qu’une mission indépendante n’aurait été formée pour enquêter à La Gloria sur la situation des riverains de la porcherie industrielle. Il me paraît qu’une action de cette nature aurait un sens. Mais le mouvement susceptible de lancer ce genre de choses n’existe pas. Il est à inventer.

Pourquoi Sarko se fout de nous (dans Charlie)

Il ne vous aura peut-être pas échappé que l’on parle en ce moment de climat. Des milliers de bureaucrates, des dizaines de milliers d’activistes courent d’un bout à l’autre de Copenhague, la ville où tout va se jouer. La ville où l’on prétend que tout va se jouer, ce qui n’est pas la même chose. Je vous laisse ci-dessous un article que j’ai écrit dans Charlie-Hebdo, publié le mercredi 9 décembre 2009. Il résume très exactement ce que je pense de la conférence sur le climat. Il est donc parfaitement inutile que j’en écrive un autre. Et je demande respectueusement, mais fermement, aux « climato-sceptiques » de s’abstenir de leurs commentaires habituels. Qu’ils aillent exercer leur art du complot mondial ailleurs qu’ici. Ce n’est pas l’espace, ce n’est pas le cyberespace qui manque.

Ma position est celle de James Hansen, le climatologue américain directeur de l’Institut Goddard pour l’étude de l’espace (Goddard Institute for Space Studies). Le dérèglement climatique en cours est « semblable au problème de l’esclavage affronté par Abraham Lincoln ou au problème du nazisme auquel Winston Churchill a fait face (…) Sur ce genre de problèmes, vous ne pouvez pas faire de compromis. Vous ne pouvez pas dire : “réduisons l’esclavage, trouvons un compromis et réduisons-le de 50% ou réduisons-le de 40%” ».

En bonne logique, je ne veux pas dialoguer avec ceux qui nient ce phénomène extraordinaire qu’est le réchauffement global. Je sais que cela fait mauvais genre, mais je m’en fous royalement. Je ne veux pas. Et voici donc l’article que j’ai écrit pour Charlie-Hebdo :

Oubliez tout ce que vous lisez sur Copenhague. Non que tout soit faux, non que tout soit idiot. Mais la conférence sur le climat est définitivement saccagée par une armada d’experts autoproclamés, qui usent de sigles inconnus enrobés dans une langue insaisissable. Ils sont les maîtres de la discussion, et signent la mort du débat et de toute démocratie à coup de REDD, CCNUCC, FIC, FCPF, SREP, PSA, FEM, FA, PPCR. Ça fait tout de suite envie.

Une caste tient donc le manche d’une gigantesque partie de poker menteur. Ou de pouilleux, ce jeu où il ne faut surtout pas se retrouver avec le valet de pique à la fin. Tout le monde ment, et personne ne veut être le pouilleux de Copenhague. Il faudra montrer qu’on est le meilleur, et en tout cas pas le pire. D’un côté les mastodontes du Sud, Chine en tête, qui ne veulent pas qu’on les oblige à diminuer leur croissance. Et d’un, ils n’ont que ça dans la tête. Et de deux, si ça s’arrête, c’est l’explosion sociale, avec eux au milieu. De l’autre, le Nord, pour lequel la frénésie de consommation matérielle n’est pas négociable. Il n’y a, pour ses dirigeants, qu’une voie et une seule : l’expansion, le ravage, la télévision plasma dans toutes les pièces. Entre les deux, les pégreleux d’Afrique ou des îles menacées par la montée des mers, qui vont tenter d’arracher des miettes.

Pour ce qui nous concerne, nous les Français, la chance est au rendez-vous. Car nous avons Sarkozy, bien entendu. Dans son univers d’esbroufe et de sondages, il suffit de trois caméras pour monter tout un cirque. Le Grand Barnum n’attend plus que lui. Que va-t-il se passer ? Rien. Il va chanter la gloire du piteux Grenelle de l’Environnement, vanter notre magnifique nucléaire, qui émet si peu de gaz à effet de serre, et serrer la main des Indiens, et des Mexicains, et des Indonésiens et des Malgaches et des Surinamais et des Fidjiens.

La loi sur l’énergie votée le 13 juillet 2005 oblige théoriquement à diviser par quatre nos émissions de gaz avant 2050. Ce qu’on appelle une révolution, qui passerait par une rupture dans nos modes de vie. Mais les connaisseurs du dossier ricanent ouvertement, et certains l’écrivent. Jean Syrota, rapporteur de la très officielle Commission Énergie, en 2008 : « Les résultats des scénarios volontaristes traduisent l’extrême difficulté pratique de dépasser le facteur 2,1 à 2,4, sans changement profond des comportements et sans rupture technologique prévisible à ce jour (1) ». Traduction : l’objectif de division par 4 à l’horizon 2050 est une vue de l’esprit. Disons une pignolade. Et Syrota le polytechnicien d’ajouter cette phrase faite pour les inventeurs de la prime à la casse automobile : « Il est clair que les tendances actuelles en matières de déplacements privés, de transport de matières premières pondéreuses ou de produits manufacturés ne sauraient être durablement prolongées ».

Cela, Sarko le sait évidemment, mais comme il veut être réélu tranquillement en 2012, il lui faut à la fois ne rien faire et prétendre le contraire. Ne rien faire qui indispose sa base sociale, pour qui – exemple entre 100 -, la bagnole est sacrée. Et faire croire aux naïfs qui ont cru au Grenelle que Sarko est écolo, ce qui ne pourrait qu’aider à ratisser des voix au premier tour des présidentielles, décisif pour creuser l’écart.

Donc, rien de vrai. Le vrai, c’est que les émissions mondiales de gaz explosent. Elles ont augmenté de 41 % entre 1990 et 2008, alors que le protocole de Kyoto espérait une baisse de 5,2 % en 2012, c’est-à-dire demain. Ces chiffres vont au-delà du scénario le plus pessimiste établi par le Giec, comme vient de le constater, effaré, le climatologue Hervé Le Treut. Encore y a-t-il peut-être pire. 26 climatologues de grande réputation parlent désormais d’une augmentation moyenne de la température de 7° aux alentours de 2100 (2). Un authentique cataclysme, qui balaierait tout.

Fermez donc la télé, car vous n’y apprendrez rien. La clé de Copenhague est ailleurs. Notre Nord à nous, Etats-Unis compris, a un besoin vital que le Sud continue à produire des merdes à prix cassés. Des fringues, des jouets, des ordinateurs. C’est ainsi et seulement ainsi qu’ils pourront continuer à acheter nos turbines, nos avions, nos centrales nucléaires, nos parfums. Le Sud ne peut donc que poursuivre la marche en avant vers l’abîme, et augmenter massivement ses émissions de gaz. Et nous aussi, mais un peu moins, car nous cramons du combustible fossile depuis déjà deux siècles.

Un exemple, pour la route. L’élevage mondial, essentiellement industriel, émet selon la FAO (2006) plus de gaz à effet de serre – 18 % – que tous les transports humains réunis, de la bagnole à l’avion, en passant par le train et le bateau. Mais une nouvelle étude américaine sérieuse (3), reprenant les comptes à zéro, estime que l’élevage représenterait 51% des émissions humaines. Le meilleur moyen de lutter contre le dérèglement climatique, dans tous les cas, serait de diviser l’hyperconsommation de viande par trois ou quatre. Mais aucun responsable n’en parle, car ce serait s’attaquer enfin à un lobby industriel. Et donc, silence.

Ce qui est en cause à Copenhague, c’est un principe d’organisation. Une histoire enracinée, dominée par un imaginaire devenu fou. Le monde est devenu une industrie. Elle commande tout. Navré de le dire brutalement, mais ce sera elle, ou nous.

(1) Perspectives énergétiques, 2008

(2) The Copenhagen Diagnosis, 2009 : Updating the World on the Latest Climate Science

(3) Livestock and Climate Change, WorldWatch, novembre-décembre 2009

Le Centre d’information des viandes (CIV) est un lobby rigolo (si)

Oh, il faudra bien que je raconte un jour certains épisodes de l’écriture de mon livre Bidoche. Il ne faut pas croire qu’on trime sans rigoler. Non pas. Il y a des instants étonnamment plaisants, où l’on rit à gorge déployée. Mais aujourd’hui, je me vois contraint de prendre la mine sérieuse pour vous parler d’un prodigieux communiqué du Centre d’information des viandes (CIV). Le CIV est le noyau central du lobby de la viande industrielle en France. La place a été bonne, elle commence à être moins enviable.

De tous côtés, comme vous le savez sans doute, la critique monte contre la consommation de viande. L’industrialisation de ce qui était, jadis, une nourriture, a été un projet pensé, mené, réalisé par une petite armée de technocrates des années soixante, au premier rang desquels il faut mettre Edgard Pisani, ancien ministre de l’Agriculture de De Gaulle. La critique monte parce que la situation devient folle. La viande industrielle est mauvaise pour la santé humaine, nous menace d’épouvantables épizooties se changeant en épidémies, contribue à la destruction des forêts tropicales et à la violation des droits de l’homme dans des pays comme l’Argentine ou le Paraguay – via le soja – et aggrave la crise climatique par des émissions majeures de gaz à effet de serre. On a connu mieux.

Au passage, les animaux ont été changés en morceaux de barbaque auxquels tous les traitements possibles sont applicables. On appelle cela de la barbarie. Une pure et simple barbarie. Là-dessus, mon livre. Là-dessus, une grève symbolique de la viande pendant Copenhague, lancée par une dizaine de personnes, dont je suis (ici). Pour la toute première fois de son existence, le lobby français de la viande est placé dans une situation où il lui faut défendre son…beefsteak. Dès la parution de mon livre, ses chefs ont décidé de refuser tout débat avec moi. Bien des médias ont proposé des face-à-face : refus indigné. Je sens le soufre. Je suis le diablotin des abattoirs et je le revendique d’ailleurs. Sauf que Copenhague. Sauf que l’élevage mondial émet davantage de gaz à effet de serre que tous les transports humains réunis, dont la sainte bagnole. Sauf que la critique commence à faire mouche.

Alors, un communiqué sublime du CIV, que vous trouverez en annexe de ce texte. Il est sublime pour une première raison. C’est qu’il est patriotard. Dans un univers mondialisé comme l’est celui de la bidoche, il faut avoir un culot d’acier pour prétendre que tout serait pour le mieux à l’intérieur de nos frontières. Ce communiqué nous rejoue le fandango – avec castagnettes – du nuage de Tchernobyl, qui n’avait pas eu le droit de franchir la frontière française sur ordre des autorités publiques. À en croire le texte savoureux du CIV, il y aurait la France vertueuse et le reste du monde, dont ces damnés Américains.

Oh, je suis sûr que cela marche auprès des ignorants. Mais comme écrivit je ne sais plus qui, « si le mensonge règne sur le monde, qu’au moins cela ne soit pas par moi ». Et ce ne sera pas par moi. Évidemment, le communiqué ne parle que du bœuf, le plus présentable de la famille industrielle. Et pour cause ! Voyez le cas du porc, élevé au soja dans des élevages hors sol où se répandent comme la poudre des joyeusetés comme le Sarm (ici). La France est non seulement l’un des principaux producteurs dans le monde, mais ses exportations ne cessent d’augmenter. Entre 2002 et 2006, elles sont passées de 604 900 tec (tonne équivalent carcasse) à 660 700 en 2006. Qui dit mieux ?

Le poulet ? Extrait d’un document du très officiel Institut technique de l’aviculture (Itavi) : « Depuis 1970, le développement de nos exportations de volailles a accompagné le développement du marché mondial caractérisé par une forte hausse des niveaux de consommation et un développement du commerce international. De 1970 au milieu des années 80, le développement des exportations françaises s’est fait essentiellement à destination des marchés du Proche et Moyen Orient. Les ventes à destination du marché intra communautaire ont ensuite pris le relais, elles ont quintuplé de 1985 à 1997 ». En 2008, le solde du seul secteur de l’exportation de volailles de chair était positif de 526 millions d’euros.

Et vers qui ces bons seigneurs exportent-ils ? Entre autres, vers l’Afrique. Reportez-vous à la belle campagne nommée Exportations de poulets, l’Europe plume l’Afrique (ici). Voici un extrait de texte qui accompagne l’action, et vous m’en direz des nouvelles : « Dans presque tous les pays en développement l’élevage de volailles par les familles pauvres, rurales ou urbaines, participe au renforcement d’une agriculture familiale vitale pour les emplois et la sécurité alimentaire. Or, en Afrique, les importations de volaille augmentent depuis 1999 de près de 20 % chaque année, et mettent en péril les filières avicoles locales.

Ce marché africain porteur est convoité par les entreprises multinationales qui contrôlent des filières industrielles totalement intégrées, de l’élevage à la transformation, jusqu’au consommateur final. Parmi elles, des entreprises européennes, en particulier françaises, intensifient toujours plus la production, délocalisent au Brésil ou en Thaïlande pour réduire leurs coûts de production et tirer les prix à la baisse ».

La France, cette France dont ne parle pas le CIV, est le cinquième producteur mondial de volaille, le deuxième producteur mondial de canard, le deuxième producteur mondial de dinde, mais aussi le premier producteur de volaille de l’Union Européenne et le premier producteur européen de dinde et de pintade. Mais heureusement pour le lobby, il y a donc les bovins. Ce qu’il ne peut écrire, c’est  que la France est le premier producteur européen de cette noble marchandise, et qu’elle abat le quart des vaches de l’Union européenne. Ni qu’elle est le premier consommateur de cette viande en Europe. Ni qu’elle exporte pour 1 044,8 millions € de bovins vivants en 2008. Ni qu’elle exporte 1 022,1 millions € de viande déjà abattue, en 2008 toujours. Ni que ces animaux profitent de certaines des plus belles avancées de l’industrie, comme l’usage massif d’antibiotiques et l’ajout de compléments alimentaires comme les tourteaux de soja ou de maïs ensilé dopé aux engrais et pesticides. Ni bien entendu que les veaux sont retirés à leur mère un ou deux jours après leur naissance – laissés libres, ils téteraient au moins huit mois -, puis contraints dans des espaces qui leur interdisent à peu près tout mouvement. La viande de veau doit être blanche, savez-vous ?

Mais alors, que dit le CIV ? N’importe quoi. Des chiffres sans aucune référence – pour cause -, des rapprochements, des têtes-à-queue, des proclamations. Concernant les questions de santé publique évoquées dans le communiqué ci-dessous, vous m’excuserez de ne pas développer, car je l’ai longuement fait dans mon livre, et ce coup-ci, ce n’est pas de la publicité, mais plus simplement que j’ai un travail, rémunéré, à terminer. Je note deux détails, qui révèlent le tout. Le premier : l’usage si commode du mot moyenne. Les nourrissons, les grabataires, les végétariens, les gens raisonnables – ils existent – sont enrégimentés dans les chiffrages fantaisistes du CIV. Deuxième détail : le CIV note avec une kolossale finesse qu’au « au regard de ces chiffres, comment peut-on rendre les viandes de boucherie responsables, en France, de l’augmentation des maladies chroniques (cancer, obésité, maladies cardio-vasculaires…) ? ».

Ce truc est vieux comme le monde. Personne, à ma connaissance en tout cas, n’écrit que « les viandes » seraient « responsables » de l’augmentation des maladies chroniques. Il s’agit d’une manière évidente de disqualifier avant qu’il ait ouvert la bouche le moindre contradicteur. Personne ne l’écrit, mais des études, fort nombreuses, publiées dans les meilleures revues scientifiques de la planète, mettent en évidence des liens entre forte consommation de viande rouge et de charcuterie et ces fameuses maladies.

What else ? Je me marre à nouveau, car quand on en est réduit à de si pauvres arguments en face d’une telle mise en cause globale, argumentée, documentée, c’est qu’il y a le feu au lac pour l’industrie de la bidoche. Peu m’importe, vous pouvez me croire, que le lobby oublie volontairement de parler de Bidoche, mon livre. Ou plutôt, sérieusement, je dois dire que je m’en félicite. Car c’est la preuve, à mes yeux décisive, que le lobby n’a rien à répondre. Rien d’important. Rien de convaincant. D’un côté mon travail, qui pointe des dizaines de questions sans réponse. Et de l’autre le vide.

Le temps, c’est long, surtout vers la fin

Le propos, parfois critique, revient souvent dans les commentaires. Que faire ? Comment faire ? Par quel moyen parvenir à des actions porteuses d’espoir et d’avenir ? Je suis, comme vous l’imaginez, très sensible à de telles interrogations, et je tâcherai de répondre comme je le peux d’ici quelque temps. Notez que je l’ai déjà fait ici, depuis les débuts de Planète sans visa, en août 2007. Mais, bien entendu, vous n’êtes heureusement pas tenu de lire ces innombrables papiers jetés comme autant de bouteilles à la mer.

J’y viendrai sous peu. Mais je souhaite aujourd’hui revenir sur un point clé, qui est très peu abordé. Celui du temps. Celui des temps. Car il y en a plusieurs. Ne vous étonnez pas de retrouver ici des parties d’un texte écrit en octobre 2007. Il serait bête de réécrire ce que je pense toujours dans les mêmes termes. Donc, les temps. L’une des plus grandes difficultés  tient à l’entrechoquement. Au moins trois temps se télescopent, sans que nous puissions y faire grand-chose. Parlons d’abord du nôtre. Notre temps d’individus se déploie sur un territoire microscopique. Une vie est un spasme, je ne vous apprends rien. Toute l’intelligence supposée de notre espèce ne peut rien contre cette dimension-là. Ce que nous voulons vivre doit l’être dans un temps imparti. Comble de tout : pour des raisons mystérieuses, tout indique que nous sommes incapables de nous projeter dans un futur lointain. S’il est encore assez simple de songer au sort de nos enfants, il devient difficile, incertain, impossible souvent, d’évoquer celui de nos petits-enfants. Quant au reste… Il existe certes de grandes différences d’un individu à l’autre, mais la même barrière clôt notre univers mental. Disons qu’elle est chez certains un peu plus éloignée des yeux.

Le temps écologique est une (relative) nouveauté. Bien entendu, les écosystèmes, leur évolution, leurs crises, leur disparition même ont toujours existé. Mais nous sommes les contemporains d’une nouveauté radicale : devenue agent géologique en quelques décennies – tout au plus, si l’on y tient, deux siècles -, l’humanité agit sur ce temps immensément long, étiré jusqu’aux portes de l’univers. Le temps écologique, longtemps immobile – à l’échelle humaine -, s’est mis en mouvement, d’une manière angoissante. Nul n’est plus sûr de rien. Ni du climat. Ni de la survie des requins. Ni de celle des forêts. Ni de la qualité d’une eau saisie au creux de la main, dans le lit d’un ruisseau.

Reste la question de la perception de ces incontestables révolutions. Pouvons-nous comprendre ? Oui, sommes-nous bien capables de saisir la nature de tels événements ? La question est, et demeurera ouverte. Mais il me faut de toute façon évoquer un troisième temps, celui des idées. Dans une société humaine, le mouvement des idées a son rythme. Assez déconcertant, il faut le reconnaître. Nous pensons le monde avec des conceptions perpétuellement décalées. La bonne image est celle de ces étoiles qui continuent d’éclairer le ciel, malgré leur mort certaine.

Le monarchisme – en tant que projet politique – a survécu un siècle à la décapitation de Louis Capet, pauvre roi pathétique. Le marxisme incarnait l’espoir dans la France révoltée de 1968, lors qu’il tirait en fait son ultime révérence. Les exemples sont innombrables d’un décalage entre le réel existant et ses représentations. D’un certain point de vue, le discours public actuel est une folie certaine. Tous les responsables, je dis bien tous, ne rêvent au fond que d’une chose : que la croissance déferle une nouvelle fois et inonde notre société vieillissante. Que donc la destruction s’accélère encore. Faut-il leur pardonner au motif qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ? Je vous laisse répondre.

Quoi qu’il en soit, la quasi-totalité de ceux qui parlent ignorent l’existence de la crise écologique, qui est également ontologique. Leurs références sont ailleurs, dans un monde à jamais englouti, comme disparu en mer. Je me permets un court rapprochement, qui ne vaut pas comparaison. Ce qu’on a appelé le mouvement ouvrier, entreprise de civilisation admirable, a émergé à partir de 1830 en France. La surexploitation des ouvriers et l’étonnant essor économique donnaient à penser, comme vous pouvez imaginer.

Mais il aura fallu au moins soixante ans pour que surgissent de cet univers en explosion des syndicats dignes de ce nom, des mutuelles, des bourses du travail. Et plus d’un siècle pour que notre premier gouvernement de gauche, celui de Blum, décrète les congés payés et la semaine de 40 heures. Les idées commandent une certaine lenteur, qu’on appelle maturation. Elles diffusent d’une génération à l’autre, en hésitant, en trébuchant, en reculant parfois. Ne voyez-vous que la première vague de critique écologiste, après 1968, a échoué sur l’estran, avant de refluer ? Ma conclusion sera limpide : le temps, c’est long, surtout pour celui qui n’en a pas.