Je vous résume à grands traits une affaire lamentable, mais qui fait exulter des dizaines de milliers de gens assoiffés de théories simples et de romans à l’eau de rose. Des harlequinades maquillées en grande découverte du si vaste complot qui nous gouvernerait. Le 19 novembre 2009, 1073 courriels sont mis en ligne par des mains inconnues (ici). Des hackers – des pirates informatiques – ont pénétré dans le serveur de l’unité de recherche sur le climat (CRU) de l’université East Anglia (Angleterre), et se sont emparés de dizaines de milliers de courriers divers dont une correspondance portant sur 13 ans entre scientifiques du CRU et des collègues d’Europe et des Amériques.
C’est sur cette base que monte un soufflé gigantesque d’où il ressort, aux yeux des imbéciles, que les climatologues tordent à l’envi les données et camouflent le fait qu’ils ne disposent pas de données fiables sur le réchauffement en cours. Évidemment, une aubaine, du moins pour certains, quinze jours avant l’ouverture de la conférence sur le climat de Copenhague. J’ai eu accès immédiatement, le 19 ou le 20 novembre, je ne sais plus, aux courriels volés. Et je ne les ai pas lus. Aucun. Je pense qu’il me faut m’expliquer un peu.
Premier point, personne n’a réellement lu les 1073 courriers, et même si cela s’était produit, qui, raisonnablement, aurait été capable d’en saisir le sens et la portée ? Je rappelle qu’il s’agit d’échanges privés entre scientifiques, étendus sur treize années. Avec quantité de blagues de potaches et de sous-entendus hors de portée de qui n’est pas dans le contexte. Non, je n’ai rien lu. J’avoue, sans torture, que j’ai attendu le commentaire de gens avisés, en qui j’ai normalement confiance. Parmi eux, le journaliste du quotidien Le Monde Stéphane Foucart (ici). Personne n’agit autrement, mais bien peu l’admettent. La lecture des lettres volées est exclue pour 99,99% de ceux qui crient au loup.
À suivre en tout cas Foucart, à le croire – et je le crois -, cette affaire est une vulgaire baudruche. Certes, la sélection de courriers démontre quelques dérapages individuels, parmi lesquels l’usage malheureux d’un mot, trick, qui peut vouloir dire tromperie, mais aussi astuce. Un mot, quelques révélations sur le comportement parfois déplorable de tel ou tel. Mais rien, RIEN qui viendrait mettre en cause le travail obstiné de milliers de chercheurs du monde entier sur la crise climatique. Alors, que penser de tout cela ? Avant de dire le fond simple de ma pensée, je dois énoncer une évidence. Les tenants d’une immense conspiration ont peut-être envie de croire à la fable de hackers-marginaux à queue de cheval, chevaliers blancs de la vérité universelle. Si ce n’était aussi sinistre, j’en rigolerais volontiers.
Car qui a eu les moyens d’entrer dans ce serveur, de sélectionner parmi des dizaines de milliers de documents ceux qui entraient peu ou prou dans leur démonstration préfabriquée, puis de mettre en ligne une très courte sélection ? Qui ? Un chômeur de Hanovre ? Un étudiant désargenté de Glasgow ? Lisbeth Salander, l’héroïne de Millenium, le roman de Stieg Larsson ? Posez-vous donc cette question : qui a eu les moyens matériels d’une telle mise en scène ? Et quoi de plus aisé que de faire parler des textes dûment triés dans un ensemble que personne, PERSONNE n’a vu ? Que penseriez-vous d’un historien royaliste qui bâtirait le récit de 1789 en piochant dans un gigantesque fonds documentaire tout ce qui peut glorifier Louis XVI et accabler les premiers Constituants ? Ou l’inverse, d’ailleurs ?
Ceux qui ont fait le coup voulaient exactement provoquer un emballement de la blogosphère, et ils y sont parvenus, car ils en connaissent le fonctionnement. Il s’agit d’un cas prodigieux de manipulation mentale. Qui a d’autant mieux fonctionné que des millions de gens ne demandent qu’à être manipulés, comme l’histoire des hommes nous l’apprend, hélas. Mais je veux aller plus loin encore, en m’adressant à vous directement. À vous, à chaque personne qui lit ou lira cette page. Les gens qui croient en la baliverne du « Climategate » savent-ils seulement que nous sommes tous des hommes ? Savent-ils, sont-ils capables de se souvenir que nous ne sommes que des hommes ?
Je pose cette question parce qu’il m’est insupportable de fouiller de la sorte l’espace privé d’êtres humains exactement semblables à nous. Si par extraordinaire on publiait le compte-rendu de mes conversations téléphoniques sur plus de dix ans, on y trouverait de tout. D’insondables conneries. Des insultes graves. Des erreurs manifestes. Des exagérations constantes. Des engueulades majeures. Et le reste, tout le reste, encore bien plus privé que cela. Mettez-vous donc à la place d’un chercheur qui passe cinquante heures par semaine dans son labo, et qui a noué des relations de sympathie ou de détestation avec des collègues d’un autre pays, d’un autre continent. Il partage avec eux un terrain, un questionnement fondamental.
Au fil des ans, l’échange devient complicité Il se lâche. Il rote. Il pète. Il se moque. Il déconne. Cela n’a strictement aucune importance, car il sait que le courrier, parsemé nécessairement d’implicite et de private jokes, sera tenu par l’autre pour ce qu’il est. Si Machin écrit une horreur, ce n’est pas nécessairement qu’il la pense. Ce peut être un jeu ordinaire entre partenaires qui se fréquentent depuis des lustres. Ne me dites pas que vous ne regrettez pas des dizaines, des centaines, des milliers de mots hasardeux prononcés ou même écrits dans le cadre protégé, en théorie du moins, de la maison ou du travail.
Autrement dit, les manipulateurs du « Climategate » surfent sur l’imbécillité, en quoi ils se montrent lucides. Mais les imbéciles qui propagent des commentaires niaiseux sur la sélection d’une sélection de courriels qu’ils n’ont pas lu et ne liront jamais, ces imbéciles me foutent une peur bleue. Car leur ressort psychologique, fait de croyance, d’ignorance crasse, d’arrogance et de vraie soumission à d’authentiques montreurs de marionnettes, est la base même du pire. Oui, ils me font peur.