Archives mensuelles : juin 2010

Ce que parler veut dire (sur George Perkins Marsh)

Je ne peux pas attendre. Je ne peux. Bien que n’ayant pas fini – de loin – la biographie consacrée à George Perkins Marsh – Prophet of Conservation, by David Lowenthal, University of Washington Press -, il me faut vous en parler. J’ajoute que j’ai lu pour le moment de solides morceaux de l’œuvre reine de Marsh, qui s’appelle Man and Nature. Le (douteux) miracle du Net a parfois du bon, car on peut charger gratuitement ce livre paru en 1864 (c’est ici). Il est en anglais, je le regrette vivement pour ceux qui ne lisent pas cette langue.

Qui est donc ce Marsh ? D’abord un total inconnu. En France, c’est l’évidence même. Aux États-Unis, sa patrie d’origine, à peine moins. Certains universitaires le citent. Quelques documents le signalent. De rares commentaires le désignent comme un pionnier de la pensée écologiste. Or Marsh est une montagne à lui seul. Un monument d’une telle dimension qu’il me donne le tournis. Dans son livre, il dit ce que nul autre au monde n’oserait énoncer. Et ce qu’il dit est d’une certaine manière totalement fou. Nous sommes, je le répète, en 1864, et bien qu’en pleine guerre de Sécession, les États-Unis d’Amérique franchissent toutes les frontières mentales et matérielles. L’industrialisation du monde paraît alors sans aucune limite discernable. On se précipite vers le Pacifique en train. Les Indiens meurent un à un, les bisons millions par millions. Le progrès inéluctable marque les esprits davantage encore que les territoires conquis par l’homme blanc.

C’est l’ivresse. Tout est possible. Tout devient réalité. Les villes poussent comme champignons. Les coolies chinois triment pour le compte de leurs maîtres et meurent sans sépulture. Le monde avance irrésistiblement. Et c’est alors que survient George Perkins Marsh. Il naît en 1801 dans une petite ville du Vermont. Fils de sénateur, la voie est pour lui tracée. Le grec et le latin dès l’âge de cinq ou six ans, la découverte prodigieuse du livre, grâce à un frère plus âgé. Hélas, et l’on frôle la tragédie, du moins pour lui, il ne peut pratiquement plus rien lire entre 7 et 11 ans. La cause en serait une étrange fatigue des yeux, venue de trop longues lectures d’une Encyclopédie paternelle. Hum, je trouve cela curieux, mais impossible d’en savoir plus.

Plus tard, il enseigne, devient avocat, se lance en politique, et il sera ambassadeur des États-Unis en Turquie puis en Italie. Parallèlement, sans cesse, sans la moindre trêve, il étudie. De façon démente et concentrée. D’une manière passionnée, et donc en solitaire. Il apprend quantité de langues – il parlera ainsi, et entre autres, le suédois -, dont peut-être, mais l’histoire ne le dit pas, le langage des sourds-muets. Ce qui me rend Marsh si proche, outre ce que je vais vous dire, c’est le regard qu’il porte sur les humains. À son époque, les sourds-muets sont considérés comme des demeurés. Des imbéciles congénitaux qui ne sauraient rien apprendre. Lui, au contraire, s’intéresse au plus haut point à leur langue, et ne se prive pas de la comparer à la nôtre, à notre désavantage. Il agira pour l’ouverture d’écoles destinées à ces soi-disant crétins. N’est-ce pas beau, n’est-ce pas noble ? En 1840, je crois que si.

Passons au reste. Passons à ce fameux livre, Man and Nature. Très tôt, tout jeune, Marsh aime la nature comme on peut aimer une femme, ou un homme. « The bubbling brook, écrira-t-il, the trees, the flowers, the wild animals were to me persons, not things ». Ce qui veut dire : « Le ruisseau bouillonnant, les arbres, les fleurs, les animaux sauvages étaient pour moi des personnes, non des choses ». Eh George ! mais nous pensons exactement la même chose. Depuis toujours, et à jamais, les rivières et les forêts, le caillou même des pentes, les ciels étoilés, la mer océane sont pour moi des êtres. Vivants. Pleins d’une existence profonde, enchanteresse, mystérieuse. Certaine.

Bon, et la suite ? Encore un mot sur l’enfance, qui fixe tant le destin des hommes. Un événement a marqué les premières années : l’incendie ravageur du mont Tom, qui surplombe le village de sa naissance, Woodstock. La forêt sommitale disparaît, laissant un sol nu. Marsh notera : « The rains of the following autumn carried off much of the remaining soil », ce qui est on ne peut plus logique. Les pluies de l’automne ont évidemment raviné la pente et charrié le sol jusqu’au bas de la colline. Il n’est pas interdit de voir dans cet épisode l’un des points de départ de la géniale entreprise de Marsh.

Quand paraît Man and Nature, en 1864, sa vie est faite. Il a 63 ans, et toute son intelligence est enfin rassemblée. Il écrit un livre grandiose dans lequel, avant tout le monde sur cette terre, il décrit la manière dont l’espèce humaine est en train de changer la face du monde, et de la planète. Nul doute qu’il est le précurseur absolu de ce qu’on nommera plus tard le mouvement écologiste. Il sent, ressent, comprend que l’homme devient une force géologique, un agent capable de modifier la trajectoire de notre si frêle esquif. Il est donc magnifique. Quelques exemples ? Oui, quelques exemples. Citation : « If we compare the present physical condition of the countries of which I am speaking, with the descriptions that ancient historians and geographers have given of their fertility and general capability of ministering to human uses, we shall find that more than one half of their whole extent including the provinces most celebrated for the profusion and variety of their spontaneous and their cultivated products, and for the wealth and social advancement of their inhabitants is either deserted by civilized man and surrendered to hopeless desolation, or at least greatly reduced in both productiveness and population ».

Je résume. De vastes terres, jadis fertiles et profuses selon les historiens et les géographes, ne peuvent plus supporter les activités humaines. Soit elles sont plongées dans une « désolation sans espoir », soit leur productivité est si réduite que la population locale a, elle aussi, été ramenée à la portion congrue. L’Empire romain, dit-il plus loin, devait sa munificence aux produits venus d’Espagne, de Sicile, des bords du Rhin, d’Afrique du Nord, d’Asie mineure. Et son déclin s’explique par un effondrement écologique, ni plus ni moins. Certes, l’expression n’est pas utilisée – c’eût été un anachronisme -, mais l’essentiel est là. On dirait Jared Diamond (auteur d’Effondrement), 150 ans avant lui.

Je ne vais pas continuer, car je n’arrêterais plus. Marsh s’attaque même aux grands travaux des humains, qui les rendent si fiers de leurs destructions. Il parle ainsi du canal de Suez, du drainage du Zuiderzee, des ravages provoqués par l’activité minière. En plein milieu de la ruée vers l’or ! Ce type est un extraterrestre, un personnage de science-fiction,  l’envoyé de Frank Herbert (auteur de l’immortel Dune) dans le passé. Marsh n’existe pas. Où trouverait-on un gars capable d’achever son livre par ces mots : « Nothing small in Nature. It is a legal maxim that “the law concerneth not itself with trifles”; de minimus non curat lex; but in the vocabulary of nature, little and great are terms of comparison only; she knows no trifles, and her laws are as inflexible in dealing with an atom as with a continent or a planet ».

Ma traduction : « Il n’y a rien de petit dans la Nature. Une maxime légale dit que “la loi ne s’intéresse pas elle-même aux menues vétilles”; de minimus non curat lex; mais dans le vocabulaire de la nature, petit et grand ne sont que des éléments de comparaison; elle ne connaît pas les broutilles, et ses lois sont aussi inflexibles quand elles s’appliquent à un atome que lorsqu’elles concernent un continent ou une planète ». Je devrais, par simple admiration, m’en tenir là, et applaudir debout. Du reste, je le fais. Je le fais vraiment. Je me lève de mon bureau, et j’applaudis le Maître disparu.

Mais je ne peux m’empêcher de continuer un peu, car cette lecture me plonge dans des affres métaphysiques. À quoi sert de parler, d’écrire, de dire la vérité si personne n’est décidé à écouter ? J’ai beaucoup pensé, ces derniers jours, à l’immense solitude qu’a pu être la vie d’un George Perkins Marsh, perdu dans un monde qui n’était pas fait pour lui. Comment a-t-il pu supporter de parler dans le vide ? Oui, à quoi sert de savoir ? À quoi sert de parler quand on ne peut pas agir ?

Tout soudain, je me sens dans la peau de Daniel Quinn, le héros d’un des premiers livres du romancier Paul Auster, City of Glass. Dans cette cité de verre qu’est New York, Quinn jongle avec les identités et se perd dans les rues de la ville pour éventuellement trouver un ordre au Labyrinthe qu’est devenu sa vie. À un moment que je trouve follement émouvant, Quinn se poste devant un appartement, dehors, devant, pendant des semaines ou peut-être des mois. Il a passé un contrat pourtant adressé apparemment à un autre que lui-même, et il considère qu’il faut absolument l’honorer. Absolument. Alors il monte la garde devant la maison de Peter Stillman, jour et nuit.

C’est le type même de la mission impossible, car il est seul. Il trouve un moyen de se reposer en ne dormant que trois heures par nuit, et pas d’un seul tenant. Il ne part chercher à manger que vers 2h30 dans la nuit, au moment, statistiquement parlant, où il y a le moins de chances qu’un événement survienne, car la plupart sont au lit. À New York, trouver à manger à cette heure curieuse est depuis longtemps chose possible. J’y ai moi-même connu un lieu ouvert 365 jours par an, et 24 heures chaque jour, dont le propriétaire avait perdu les clés. Il m’avait expliqué à moi, pendant une nuit d’insomnie où j’allais lui acheter des bricoles, que la perte datait d’au moins cinq ans, et qu’il n’avait nul besoin de changer ses serrures.

Me suis-je encore égaré ? Peut-être que non. Je voulais parler de Quinn, car son obsession lui paraît la chose la plus nécessaire au monde, aussi folle qu’elle paraisse au commun. Eh bien, je crois que tel est mon état d’esprit en face de George Perkins Marsh. Sa quête d’explication avait bien un sens, admirable. Mais les yeux et les oreilles du monde étaient tout occupées ailleurs. Est-ce si différent en cette année 2010 ? Ne sommes-nous pas abominablement proches de George Perkins Marsh ? Je le crains.

Buter les blaireaux jusque dans leurs chiottes (*)

Comme l’on sait peut-être, il y a blaireau et blaireau. Ne pas confondre notre prodigieux animal – un assez bon imitateur de l’ours, non ? – et ces innombrables imbéciles, vulgaires et souvent méchants, qui hantent les chemins du paradis. L’argot, que je vénère pourtant, a donné aux sombres connards le nom même du croqueur de lombrics et d’escargots. Bah, il faut bien s’en accommoder. En revanche, rien ne nous oblige à supporter l’arrêté que vient de m’envoyer Joelle, et qui me foudroie sur place. Je résume : le préfet de la Côte d’Or vient de faire un cadeau insupportable aux chasseurs du département. Lesquels ont le droit depuis le 4 mars, et jusqu’au troisième dimanche de septembre, de buter autant de blaireaux qu’ils le pourront dans une vaste zone du département incluant dix cantons, dont Pouilly-en-Auxois.

Quelle est la raison de cet arrêté ? Excellente. Il s’agit de limiter la propagation de la tuberculose bovine, dont les blaireaux seraient les vecteurs. Je ne me suis pas transformé en médecin-chef vétérinaire, pas encore, mais je peux en préambule vous dire une chose simple, m’appuyant sur un savoir reconnu. Ce qui suit est extrait d’un article indiscuté paru dans la revue Epidémiologie et santé animale (50, 127-143) en 2006, sous la signature de quatre spécialistes de l’Afssa et de l’École nationale vétérinaire d’Alfort. Voici : « Le plan de lutte collective contre la tuberculose bovine, véritablement commencée en 1954 après une phase infructueuse de prophylaxie libre et individuelle à partir de 1933, a abouti en 2001 à la reconnaissance de l’état indemne de la France par l’Union européenne : d’un taux d’environ 25 à 30% des élevages infectés au début, notre pays est passé à quelques (petites) dizaines de foyers résiduels aujourd’hui. Le succès est incontestable ».

Il est possible que le préfet de la Côte d’Or dispose d’autres informations, mais ce serait alors le moment de les rendre publiques, car pour les blaireaux – les beaux, les vrais -, le temps est désormais précieux. 2 000 auraient déjà été massacrés dans le cadre de ce qu’il faut bien appeler un plan d’éradication. Laissons de côté, par commodité, le débat sur la tuberculose bovine, que je ne saurais d’ailleurs mener sérieusement. Laissons, et concentrons-nous sur l’arrêté-scélérat. Oui, il y a des lois scélérates et des arrêtés-scélérats. Celui-là restera. Il restera, car sous couvert de prophylaxie, comme si souvent par le passé, il exprime à mes yeux une haine profonde de l’animal. Vous jugerez par vous-même, car j’ai placé l’intégralité de l’arrêté dans la partie Commentaires, où vous pourrez le lire.

Je n’ai pas le temps d’un traité, mais les considérants sont bel et bien de nature fantastique. Son auteur – gloire, gloire ! – ne sait pas très bien ce qu’il doit avancer. Le tout est d’une confusion rare. On ne sait pas si l’on veut parler de dépistage – évoqué pour les sangliers et les cerfs – ou d’abattage, ce qui n’est pas tout à fait la même chose lorsqu’on est un blaireau de la Côte d’Or. On ne donne presque aucun chiffre précis, qui aurait permis d’avoir une idée sur l’éventuelle progression d’une éventuelle épidémie. Exemple : combien de cas de tuberculose bovine depuis 2002 ? Mystère. Exemple : combien de cas de tuberculose découverts dans la faune sauvage depuis 2002 ? Mystère. Malgré l’absence de toute mise en perspective, il apparaît pourtant indispensable de « prévenir la circulation de la tuberculose au sein de la population animale sauvage ». Et l’on termine en beauté par une vulgaire pétition de foi qui ne se peut déduire, logiquement, de ce qui précède : « Pour arriver à prévenir cette circulation, il convient de diminuer les populations de blaireaux ».

Roule ma poule, et prépare mon bazooka. Par un simple assemblage de phrases disjointes, comme le seraient les planches d’un meuble de guingois, une autorité administrative donne ainsi le droit de tuer des êtres vivants par milliers. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais moi, je place très bas la signature d’un haut-fonctionnaire, capable de toutes les contorsions, de toutes les manipulations, même pis. Je préfère ne pas y insister. Quoi qu’il en soit, la fédération de chasse du département est donc à la noce depuis le 4 mars, et pour elle, rien de trop beau. Fromage et dessert. Carnage et fun. Mais voyons ensemble.

D’abord le ton, militaire et glacial : « Des opérations d’élimination de blaireaux sont ordonnées ». Ou encore : « Les animaux prélevés seront placés dans des sacs étiquetés et numérotés ». Ensuite, les armes. En dehors des missiles Exocet, je ne vois guère ce qui serait oublié. On a le droit, outre les barbares techniques de déterrage jusqu’au fond du terrier de la bête, d’utiliser des colliers à arrêtoir – « y compris en gueule de terrier » – que l’on placera dans les coulées où se faufile le blaireau. Les tirs de nuit, « y compris avec des sources lumineuses », sont aimablement offerts pour le même prix. Enfin, la rédaction follement laxiste dans la forme est comme un message subliminal adressé aux tueurs.

On n’est pas obligé de me suivre, mais je juge ce dernier point évident. On entend que les chasseurs tuent en masse, se défoulent et soient heureux de réduire en pâtée d’admirables animaux qui ne demandaient qu’à vivre. Je ne prendrai que deux derniers exemples. Le premier, qui vaut son pesant de cynisme : « Ces opérations devront prioritairement être mises en œuvre à proximité des parcelles où pâturent les bovins des cheptels infectés par la tuberculose bovine et des zones où ont été détectés des sangliers reconnus infectés par l’agent de cette maladie ». Vous remarquerez par vous-même le sens véritable de cette phrase. Pour la frime, on prétend donner une « priorité » à quelques parcelles, mais chacun sait, le rédacteur du texte en premier, que ce ne sera que mise en bouche meurtrière. Quand la lourde colonne des 4X4 et des bedaines sera lancée, elle poursuivra son chemin jusqu’au bout.

D’ailleurs, faut-il continuer d’argumenter ? Lisez avec moi ce laisser-passer, ce laisser-tuer en bonne et due forme : « La déclaration de piégeage en mairie ainsi que le compte rendu annuel des prises ne sont pas nécessaires ». Un seul mot d’ordre, car c’est en effet un ordre : mort au blaireau. On voudrait habiter ailleurs, avec d’autres que ceux-là.

(*) En 1999, Vladimir Poutine déclarait qu’il fallait « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes »

Les tueurs sont parmi nous (sur le thon)

Je vais être bref pour de vrai, pour une fois. Vous devez tous savoir qu’un affrontement en mer a eu lieu le 4 juin, au large de Malte, entre un thonier-senneur français – spécialiste de la pêche au thon rouge – et des équipes de Greenpeace. Un militant de 45 ans, Frank Hewetson, a été blessé à la jambe par un croc, non de boucher comme dans l’imagination malade de Sarkozy *, mais de forban. Je veux d’abord saluer le courage exemplaire de ceux qui osent aller au contact de montagnes d’acier, menées et dominées par des [bip.bip.bip]. Oui, moi qui ai pu tant critiquer Greenpeace, et qui récidiverai quand j’en verrai le sens, je tire mon chapeau aux habitants des Zodiac.

Et au-delà ? Il est une leçon, parmi d’autres, que je tire aussitôt des événements. Toute la petitesse de notre espèce est là. Je m’inclus, je nous inclus tous, cela va de soi. Mais en la circonstance, c’est bien de ces pêcheurs que je veux parler. La trentaine de thoniers de Sète continuent de gagner des fortunes en vendant au prix très fort des thons rouges au Japon, où un seul poisson de 150 kilos peut approcher les 160 000 euros. Vous avez bien lu : un seul poisson peut être vendu 160 000 euros sur le marché tokyoïte de Tsukiji.

Qu’importe, dans ces conditions, que le thon rouge de Méditerranée, qui accompagne nos civilisations depuis 9 000 ans dans le bassin de Mare Nostrum, soit au bord de l’extinction. Ces crétins iront au bout, jusqu’à l’ultime prise. Comme l’ont fait les Canadiens avec la morue de Terre-Neuve avant le moratoire de 1992, qui n’aura pas permis le sauvetage de cette espèce royale. Pleurons ? Oui, pleurons, car je ne vois pas ce que nous pourrions faire d’utile. Nous sommes en face du fatum des Latins – le destin, écrasant -, et même de l’hybris des Grecs, cette démesure qui conduit droit à la tragédie de l’atè, l’égarement. Je crois, je suis raisonnablement certain que nous ne voyons là que les prodromes, les tout premiers débuts d’un affrontement planétaire, monumental, historique entre deux visions antagoniques de l’avenir.

Autant dire ce que j’ai déjà écrit tant de fois : les écologistes officiels qui tapent sur le ventre du ministre, et vont répétant que nous sommes sur la voie de l’accord, du rassemblement, de la lucidité partagée, du sursaut, se trompent affreusement. Et nous mènent tous, pardon pour l’exécrable jeu de mots, en bateau. À mes yeux, il y a définitivement eux et nous. Cela peut sembler contradictoire avec d’autres paroles consignées ici, mais je ne crois pas que cela soit le cas. Je suis pour l’union, la réunion de tous ceux qui, venant des plus lointains horizons, sont en marche. Mais les tueurs de thons sont les tueurs de nous tous. Et je refuse de transiger avec cette canaille-là.

* Nicolas Sarkozy a promis il y a quelques années de pendre à un croc de boucher Dominique de Villepin, qu’il juge coupable de manipulation contre lui dans le cadre de l’affaire dite Clearstream.

Foutre la paix aux iguanes (et aux autres)

Je n’ai guère de temps, car je lis en ce moment un livre inouï et la biographie – inouïe – de l’auteur du livre. Je ne vous en dis pas plus, c’est tout simplement fabuleux. J’y reviendrai, comptez sur moi. N’ayant pas de temps, je vous renvoie à une étude à la fois sérieuse et loufoque, remarquable sans doute, mais effrayante pourtant,  qui porte sur les iguanes des Galápagos (lire ici). Elle vient de paraître dans une revue sérieuse, Proceedings of the Royal Society B.

Les auteurs, L. Michael Romero et Martin Wikelski, ont soumis 98 iguanes adultes capturés à une série de mesures. Il s’agissait de tester leur «gestion » de glucocorticoïdes naturels, des hormones qu’on appelle chez les hommes cortisol. Les glucocorticoïdes sont de petites merveilles qui permettent de lutter contre la fièvre, la douleur, les inflammations, le stress. Entre autres. C’est cette dernière fonction qui était visée par les chercheurs. Qui ont soumis les animaux à divers stimuli destinés à voir comment ils réagissaient face à des situations de grand stress – capture et manipulation -, jusqu’à quel point ils pouvaient secréter des hormones antistress, et la vitesse à laquelle ils étaient capables de les éliminer.

Le tout était examiné en relation avec les effets du courant océanique El Niño. Au bout de quelques mois,  23 iguanes étaient morts, apparemment et selon l’étude, ceux qui n’avaient su expulser assez vite cette hormone pourtant très protectrice dans un premier temps. Bon, assez joué comme cela. La vérité franche, c’est que je m’en fous, de cette étude. Plutôt, elle aurait tendance à m’angoisser sur les bords. Car des petits malins, qui sont de braves « communicants », vendent de par le monde ces résultats en les extrapolant, de manière sauvage, à ce qui se passe dans le golfe du Mexique, en Louisiane et en Floride.

Formidable, disent-ils. Cette étude est formidable, car elle permet d’imaginer, d’anticiper peut-être comment les animaux vont faire face – ou non – à la terrifiante marée noire en cours. Et telle me paraît bien devoir être l’attitude des humains au temps du choléra planétaire. Puisqu’on ne peut éviter, puisqu’il est d’évidence impossible d’empêcher, du moins étudions. Au moins regardons mourir les bêtes, et applaudissons les quelques-unes qui s’en sortent, qui nous permettront de publier, de briller une seconde ou deux avant de laisser la place au suivant, et de la sorte jusqu’à extinction finale de tous les feux de la vie brûlant encore à la surface de la terre.

Je vous choque ? J’abhorre cette science pervertie qui ramène toutes choses au scalpel, à l’examen, à l’objectivité supposée du microscope électronique. Moi, je m’en fiche bien, que les iguanes se débarrassent ou non de leurs glucocorticoïdes. Il sera toujours temps de le savoir demain, s’il est un demain. Ou dans 10 000 ans pourquoi pas, quand nous aurons tout, ainsi que le chante ce vieux frappadingue de Léo. Je rêve de scientifiques nouveaux, qui ne feraient plus semblant. Semblant qu’il est encore temps de passer sa vie à des examens qui ne serviront jamais à personne s’ils ne prennent pas, dés aujourd’hui, le chemin du maquis. Le chemin du maquis de l’esprit. Je n’en vois pas d’autre. Je n’en connais plus aucun autre.

Vincent Cheynet et La Décroissance (du pouvoir)

Attention ! C’est long, il y a du sport polémique, et au total, cela n’a guère d’importance. Franchement, cela ne saurait intéresser grand monde. Il me semble que, présenté ainsi, cela devrait donner envie d’aller aspirer le magnifique soleil du dehors. Tel est le mauvais sort que je vous jette. Quoi qu’il en soit, et parce que je suis qui je suis, en avant, et comme avant ! Hier au soir, j’ai bu des verres avec des gens. Et parmi eux, un lecteur du journal lyonnais La Décroissance, que certains d’entre vous connaissent évidemment. Son responsable s’appelle Vincent Cheynet. Hier, j’ai appris que le dernier numéro de La Décroissance renvoyait aimablement à Planète sans visa. Bon, je ne fais que répéter, car je n’ai pas lu. Je ne lis plus La Décroissance depuis son numéro 2, paru au printemps 2004, ce qui fait un bail.

J’ai pourtant été membre – quelle fierté, mes aïeux ! – du comité de rédaction le temps du premier numéro. Moi, dans le journal de Vincent Cheynet. Je me pince encore. Mais cela n’aura pas duré. Le mieux est que je vous raconte. Vers la fin de 2003, Vincent Cheynet m’appelle à Paris pour me parler d’un projet de journal autour des idées de décroissance. Une réunion a lieu à Lyon, à laquelle j’assiste. Comme dans La Ferme des Animaux, nous sommes alors tous égaux, acteurs de base d’un projet neuf. La réunion se passe fort bien, et je rentre satisfait. Début 2004, le numéro 1 sort, et les ennuis commencent, pour moi. Si vous êtes aussi masochiste que je le suis parfois, vous irez voir plus bas les échanges de courriels qui rapportent cette picrocholine querelle. Et sinon, voici mon résumé.

J’écris un premier article sur les devoirs de l’homme, qui provoque l’ire de monsieur François Brune, auteur dont l’immortalité est assurée. Je refuse de changer une ligne du texte, et je continue mon bonhomme de chemin, préparant un deuxième article, à paraître dans le numéro 2. Il ne sera jamais publié, car tant Cheynet que Brune, et sans doute d’autres, montent au plafond et décident de me censurer. La censure est-elle une chose banale ? Je crois, sans doute à tort, qu’il s’agit d’un acte gravissime, qui qualifie ses auteurs. Comme il ne faut guère me chauffer, je décide de rompre avec fracas, même si l’affaire se passe en coulisses, et à aucun moment devant l’opinion naissante des lecteurs de La Décroissance.

Je découvre en quelques jours à quel point j’ai été stupide. Car j’ai cru, oui, je le jure, aux promesses « libertaires » de Cheynet. À l’absence de hiérarchie. À l’esprit de liberté. À l’égalité complète entre les artisans – bénévoles – de cette petite entreprise. Cheynet se révèle en une fraction de jours pour ce qu’il est. Un patron. Un petit patron – ce sont souvent les pires, croyez mon expérience – qui a tôt fait de s’emparer du pouvoir et de la décroissance comme d’une marque déposée, avant que de jouer devant les caméras le rebelle absolu. Pouah ! Je vous le dis en conscience : pouah ! Depuis, et bien que n’ayant jamais rouvert ce journal, j’en ai entendu parler par des amis et connaissances. Cela ne s’est pas arrangé, je le crains.

Cheynet s’est glissé dans la peau d’un Torquemada de banlieue, passant au lance-flammes de son intégrité quantité de personnages qui ne lui plaisent pas, ou plus. La liste, autant que je me souvienne, est immensément étirée. Mais moi, je pense surtout à mon ami Pierre Rabhi, qui faisait partie lui aussi du premier comité de rédaction. Je ne puis vous dire, et je le regrette, les qualificatifs à lui adressés par Cheynet, car je n’en dispose pas. On me les a lus, et ils sont indignes. Insupportables. Vincent Cheynet a travaillé dix ans dans la publicité, qui est l’industrie du mensonge. Je ne lui en fais aucunement le reproche, car je souhaite sincèrement que les individus les plus baroques se mettent en mouvement. Seulement, et tout de même, lorsque l’on a donné ainsi dix ans de son meilleur temps, il est recommandé de retenir son fiel et ses jets de poison.

Cheynet s’en moque bien. Il est le chef, ce qu’il a toujours souhaité être, sous couvert de trémolos et de grands principes. Il me semble évident qu’il a fait perdre un temps précieux à ceux qui cherchent. Et il continuera, car ce type de personnage ne renonce jamais. Simplement, un projet de cette nature peut-il appartenir à un individu, sans qu’à aucun moment la mascarade ne soit dénoncée ? Je crois que cette erreur est réparée. Et au fait, je déplore et regrette que Cheynet ait osé évoquer Planète sans visa, car c’en est trop. Je crois bêtement à l’honneur, et je dénie à ce petit monsieur le droit de dire du bien de moi.

Ci-dessous, une sélection d’échanges de courriels qui éclairent mon départ de La Décroissance en 2004. Rebelote : c’est long, et il y a mieux à faire. Sérieux. Je précise que François Brune est le pseudonyme de Bruno Hongre. Si je laisse les deux en place, c’est pour la raison que la page wikipédia consacrée à Brune fait état sans détour de l’usage de ces deux noms. Si tel n’avait pas été le cas, bien entendu, je me serais abstenu et aurais remplacé partout Hongre par Brune.

Tout d’abord, le premier et seul texte de moi publié dans le numéro 1 de La Décroissance

Lettre ouverte à des réactionnaires qui s’ignorent

Le livre de M. Lindenberg, Le rappel à l’ordre, passera sans doute à la postérité, dans la catégorie des farces grandioses. Il sera dit qu’au début du 21ème siècle en France, la classe des intellectuels a pu se passionner, s’étripant au passage, pour un ouvrage qui ne parle de rien, ou de si peu. De gens passant de la gauche à la droite, et chemin faisant de la critique de la société à la critique de la démocratie. D’errance de la pensée et de vacuité, de pessimisme culturel et de « nouvelles idéologies de combat » de la droite. Un certain nombre de ceux visés ont cru devoir vivement protester, quelques uns évoquant même le retour des procès staliniens, celui de la police de la pensée. Rions, même si ce n’est guère amusant.

On surprendrait bien des grands esprits – de Daniel Lindenberg à Pierre Nora, en passant MM Adler, Allègre, Attali, B-H L, Colombani, Daniel, Dantec, Debray, Ferry, Finkielkraut, Gallo, Houellebecq, Imbert, Julliard, July, Kahn, Manent, Minc, Nabe, Revel, Rosanvallon, Slama, Sollers, Sorman,Taguieff, et on en oublie hélas un millier – en leur révélant qu’ils sont profondément unis, et certes pas pour le meilleur. Chers intellectuels, journalistes, écrivains qui paraissez l’ignorer, vous êtes tous incroyablement réactionnaires. Certes dans une acception si neuve qu’elle commanderait presque de trouver un autre mot. Mais n’importe, gardons celui-ci.

Les réactionnaires de jadis réagissaient à l’ordre nouveau – la révolution – en rêvant d’un retour en arrière, en s’accrochant vaille que vaille aux branches de la tradition, en dénonçant le changement. Ceux d’aujourd’hui se concentrent sur des idées mortes, dont certaines il est vrai bougent très considérablement, et refusent du même coup de réagir à ce qui vient et galope même, à ce qui bouillonne déjà sous nos pieds, jusqu’à faire frémir. Les réactionnaires de ce temps, qui dominent tout le champ de la pensée, et l’écrasent, ne voient pas que la désintégration des sociétés humaines, si tragique à l’évidence, n’est qu’un des éléments d’un ébranlement plus colossal encore, qu’on appellera faute de mieux la crise de la vie.

Ils n’ont que peu d’excuses. Les connaissances, certes un peu dispersées encore, sont bien là : nous sommes les contemporains de la sixième crise d’extinction des espèces, décrite avec précision par une communauté scientifique unanime  sur l’essentiel. Jamais depuis la cinquième de ces crises il y a 65 millions d’années – qui vit disparaître les dinosaures, maîtres alors de la terre – la vie n’a été autant menacée. Des milliers de formes vivantes, extraordinaires, inconnues, mystérieuses à jamais, partent vers le néant, qui seront rejointes sous peu par des dizaines de milliers d’autres. L’homme agit désormais à la noble et grande échelle qu’il croit être la sienne, celle de l’évolution, celle du temps géologique.

De quoi nous parlent pendant ce temps nos grands hommes ? Quand ce n’est pas de leur nombril, ce qui arrive, du marché et de l’économie, du libéralisme et du socialisme, de la science et de la technique, de la raison et du progrès, de la paix et de la guerre. Fort bien quelquefois, très mal si souvent, mais sans jamais nous dire que ces vieilles catégories de la pensée ont totalement explosé. Le cadre n’est plus, en effet, qui permettait – depuis 250 ans grossièrement, depuis les Lumières et la révolution – d’imaginer un avenir commun et prometteur pour l’espèce humaine.

Toutes les valeurs issues de 1789 sont désormais vides de leur sens premier. Il n’y aura pas sur cette terre dévastée, dans les conditions qu’on connaît, de liberté, d’égalité et de fraternité entre les hommes. Nos réactionnaires d’aujourd’hui semblent ne pas comprendre – mais le veulent-ils ? – que les vieux rêves universalistes de la gauche et des plus sincères parmi les républicains sont forclos. Que ces songes anciens ont été balayés comme fétu par la crise écologique, qui rebat toutes les cartes. On pouvait espérer en 1936 – année de la gauche triomphante en France – qu’un jour, fût-il lointain, les colonies rattraperaient les métropoles. On pouvait imaginer, en 1960, que les nouvelles indépendances, après un bon départ, conduiraient l’Afrique vers la quatre-chevaux et la télévision pour tous. On a même cru – relisez les journaux, relisez vos journaux – que la micro-informatique (et le nucléaire un peu avant, et le net, un peu après) permettraient au Sud d’entrer dans le cercle vertueux, merveilleux, et pour tout dire magique, de la croissance éternelle.

Eh bien non. Deux siècles de prouesses technologiques et productivistes, saluées constamment de l’extrême-gauche à l’extrême-droite n’oublions pas, ont amené l’entreprise humaine jusqu’aux limites physiques, indépassables, de notre petit univers. Hiroshima nous a donné le douteux pouvoir d’en finir avec nous-même; les crises du climat, de l’océan, de l’eau, la déforestation, la désertification, la folle érosion des sols arables prouvent que nos civilisations, pour la première fois dans l’histoire de l’homme, agissent sur les équilibres globaux de la vie. L’empreinte écologique, une notion essentielle dont nos grands esprits n’ont jamais entendu parler, montre qu’il faudrait deux ou trois planètes comme la nôtre si nous devions satisfaire, chez les 6,2 milliards d’humains, la même folie d’hyperconsommation que celle qui mène les sociétés du Nord.

Cette véritable commotion dans l’aventure humaine pourrait passionner nos intellectuels, elle devrait les enflammer du matin jusqu’au soir très tard. Car il s’agit de tout refonder, évidemment. D’imaginer un système de pensée qui intègre ces nouveautés radicales, si profondément menaçantes. Mais tel préfère s’intéresser à Dieu, après un sinueux itinéraire castromitterrandien; mais tel(s) autre(s) pratique(nt) le baise-main aux magnats de la presse, pourtant marchands d’armes ou bétonneurs universels, qu’il(s) rebaptise(nt) mécènes; et tel enfin, honnête et scrupuleux pourtant, trouve la force de s’intéresser à la Corse et à l’Opéra, à MM.Chirac et Juppé, à Max Weber et à Tocqueville. Mais pas au cataclysme écologique qui menace la Chine, laquelle tire nos exportations – hourra ! -, et s’apprête aussi à jeter sur les routes, après 100 autres devenus vagabonds, 200 millions de paysans, pour le plus grand exode de l’histoire humaine. Mais pas à l’Inde, où l’irruption du marché mondial, et donc de nos exportations – hourra ! -, prépare l’implosion d’une paysannerie de 700 millions d’hommes, véritable colonne vertébrale du continent, du monde même. Mais pas à la disparition des grands singes, nos frères pourtant, qui sont pour partie la clé de nos origines. Et même pas au scandale absolu que constitue le refus du Nord de donner à l’Afrique les médicaments dont ont tant besoin ses millions de sidéens.

S’il fallait une seule preuve que 1789 et ses suites – dont 1917 -, a définitivement épuisé son souffle, elle serait là : dans l’incapacité manifeste et pratique où sont nos réactionnaires de tout bord à faire vibrer une seule des fières devises républicaines. Si 89 vivait, nous serions des millions devant le siège des multinationales de la pharmacie, et au vrai, cela ne serait pas nécessaire, car nul n’aurait osé condamner à mort un continent pour cause de royalties. Qu’on y songe : quel serait l’équivalent moral, aujourd’hui, du mouvement lancé le 19 février 1788 par la Société des amis des Noirs ? Disons-le sans détour, nos réactionnaires ne valent pas l’abbé Raynal, ni l’abbé Grégoire, ni Brissot, ni Clavière, ni Mirabeau, héros du combat contre l’esclavage. La Bosnie, oui. Le Rwanda, le sida, non.

Et qui osera réclamer un droit équitable d’utilisation de la biosphère pour tous les habitants de cette planète ? Lequel de nos réactionnaires dirait cette évidence que le gouvernement de M. Bush, en torpillant la (si timide) mobilisation contre le dérèglement climatique, commet un crime majeur contre l’humanité ?

Faut-il leur en vouloir ? Assurément, beaucoup. Car non seulement ils ne font pas le travail qui est pourtant le leur – celui de réfléchir pour tous, avec tous -, mais ils nous préparent des lendemains terribles. L’histoire est tragique – ce qu’ont oublié les générations de l’après-guerre – et l’histoire de la crise écologique le sera plus encore. Pourquoi ? Parce qu’on va, fatalement désormais, vers des conflits (au moins) régionaux qui concerneront l’essentiel : l’eau, le sol, le climat, et donc les ressources alimentaires. Avec à la clé, nécessairement, un nouveau paysage mental, dominé par l’angoisse. Or l’homme est l’homme, et la peur l’a toujours fait se contracter, se rétracter : l’horizon de l’époque risque fort d’être, sans doute pour longtemps, aux couleurs de la régression.

Pourquoi sont-ils aveugles à ce point ? Pourquoi font-ils penser à une famille installée sur une plage, et discutant du pique-nique – « Enfin, pourquoi as-tu oublié les cornichons ? » – tandis qu’un gigantesque tsunami s’apprête à déferler ? Pourquoi sont-ils à ce point muets ? On ne le sait guère, mais on voit bien leur ignorance, en tout cas. Combien, parmi tous nos penseurs émérites, ont lu un quelconque livre d’importance sur l’état de la planète ? Ils ont négligé Rachel Carson en son temps, qui alertait dès 1964 sur les ravages inouïs de la chimie de synthèse. Ils ne savent pas qui est Edward O.Wilson, ils confondent Teddy Goldsmith, fondateur de The Ecologist, et son frère Jimmy, ils n’ont jamais entendu parler d’Anil Agarwal, Vandana Shiva, Martin Khor. Ils ne lisent pas les rapports du World Watch Institute, ni ceux du World Resources Institute. Les travaux des zoologistes et primatologues, des botanistes et forestiers, des climatologues, des hydrobiologistes, des systématiciens ? Jamais ils n’y font la moindre allusion, car ils ignorent jusqu’à leur existence. Il faut se mettre à leur place : nos malheureux intellectuels n’ont pas le temps.

Mais ne nous moquons pas, en tout cas pas davantage. Car le moment est crucial : comment diable ne voient-ils pas que la pensée écologiste est une chance fabuleuse – peut-être la dernière – de faire face humainement, démocratiquement, aux drames qui pointent ? Certes, elle est encore dans les limbes, et fait songer à la pensée socialiste naissante, aux alentours de 1830. Mais elle grandira, si on la nourrit, si on la considère, si l’on s’y met enfin. Et l’on verra bien, alors, qu’elle de taille et de puissance à nourrir quantité de courants et de visions, y compris opposés.

Hélas nos réactionnaires, loin d’aider à l’émergence de ce nouveau paradigme de la pensée humaine, auront tout fait ou presque pour retarder le mouvement, le saboter. En se gaussant, en calomniant, en confondant à plaisir défenseurs de la vie et adversaires de l’homme. Au fait, vous qui avez pouvoir sur les journaux, pensez-vous qu’il soit indifférent de vanter, dans des centaines et milliers de pages de publicité, un mode de vie et de consommation absolument criminel ? Faut-il vous dire la vérité ? Il devient chaque jour plus intenable, moralement, d’inciter des millions de lecteurs distingués, parfois à fort pouvoir d’achat, à gaspiller sans compter. C’est d’une entreprise concertée de destruction du monde qu’il s’agit, savez-vous ? Nous en sommes tous – à des degrés fort divers, il est vrai – les acteurs et complices.

On s’en doute sûrement, même si on feint de l’ignorer, nous n’allons pas vers les beaux jours de la liberté. Ce qui s’annonce au contraire, c’est la contrainte, et dans le meilleur des cas un partage radicalement neuf entre les droits de l’homme et ses devoirs. Cela n’est pas excessivement vendeur, par ces temps d’extrémisme individualiste. Mais ! Mais il s’agit pourtant, bel et bien, de s’opposer frontalement à l’un des socles de ce monde malade, et qu’on pourrait résumer ainsi : celui qui a peut. Qui possède assez peut consommer, voyager, polluer et détruire comme s’il était seul au monde. Mais cela ne se peut plus ! L’individu a sa place, précieuse ô combien, il ne peut la prendre toute.

L’humanisme, au temps de la crise écologique, implique de mettre l’homme au service de la vie, et plus seulement de lui-même. Il s’agit en fait d’agrandir, immensément, le champ de ses responsabilités. L’humanisme du temps qui vient, qui est déjà là sans qu’on le sache, et quoi qu’on veuille, commande à l’homme d’être plus homme que jamais. C’est-à-dire, loin des vieilles croyances, capable de mettre en question sa toute-puissance. Il faudra bien faire émerger de cette brume si épaisse une nouvelle figure humaine. On veut parler de l’homme des limites, de l’homme de bien, de l’homme responsable. Responsable de lui bien sûr, mais aussi de toutes les formes vivantes qu’il menace avec un si atroce enthousiasme. L’homme doit se sauver, mais pas seul. Avec tous les animaux et végétaux qui ont fait le chemin avec lui, jusqu’ici. A quand une déclaration universelle des devoirs de l’homme ? Amis réactionnaires, encore un effort.

 

Le 18 février 2004, François Brune/Bruno Hongre écrit dans mon dos à Cheynet ce qui suit :
De : “bruno.hongre”
Date : Wed, 18 Feb 2004 12:07:19 -0000
À : “Vincent CHEYNET”
Objet : Re: Point

Cher Vincent,

J’ai enfin pu parcourir l’ensemble du numéro zéro, avec mes yeux fatigués. Il y a un seul point sur lequel j’aimerais que Fabrice Nicolino atténue sa critique: c’est le rejet global des “intellectuels”. On ne peut pas mettre sérieusement sur le même plan Taguieff et BHL, par exemple. Tu sais: la critique des intellectuels est en général le fait du poujadisme ou des patrons libéraux qui reprochent justement aux intellos d’être négatifs, improductifs, utopistes, etc. A ce sujet, on pourrait très bien entendre dans les médias les “décroissants” qualifiés d’intellectuels déconnectés du réel. Il faudrait donc revoir la liste des noms incriminés, ou du moins, préciser “les intellectuels médiatiques”. Là est le point.
amitié,

F.B.H.

Ma réponse à Vincent Cheynet, pour Bruno Hongre/François Brune
le 18/02/04 13:00, Fabrice Nicolino a écrit :

Vincent,

Là, je crois que le malentendu est total. Du point de vue que j’expose, la (presque) totalité desdits intellectuels se valent absolument. Mettre sur le même plan BHL et Taguieff – aussi bien que 2 000 autres, couvrant tout le champ politique – m’est réellement évident. Je ne comprends guère pourquoi cela choque à ce point Bruno Hongre, car je n’insulte personne, ni BHL ni Taguieff. Quant au rejet global des intellectuels dont il parle, je crois qu’en effet ses yeux étaient fatigués, car je critique ces gens parce qu’ile ne font pas le travail d’intellectuel auquel je crois tant. Il s’agit donc, paradoxalement, d’une défense et illustration de cette fonction sociale essentielle.
Il va de soi que je refuse une modification de mon texte. Pour les raisons ci-dessus, mais, au-delà, parce qu’on ne va commencer à entrer dans une logique de censure, fût-elle discutée et négociée. Bruno Hongre peut parfaitement répondre à mes arguments, mais encore faut-il qu’ils soient exposés.Excuse le ton, qui paraît énervé, alors que je ne le suis pas du tout. Je ne me referai pas : à chaque fois que je discute, il faut que ça prenne cette forme un peu rude. Amitiés,

Fabrice

Réponse de Hongre/Brune qui m’est adressée quelques jours plus tard

Bonjour Fabrice

,Je ne rentre qu’aujourd’hui, après cinq jours d’absence, et je lis avec intérêt ton nouveau courriel. bien sûr, je l’espère, nous pourrons un jour discuter de vive voix, pour préciser sur quels points se situent nos accords (à 90%) et nos petits désaccords (à 10%)… car il y a encore quelques malentendus. Par exemple, je n’ai jamais voulu censurer, et si je souhaitais que tu modifies ton texte, ce n’est pas pour que tu modifies ton idée, mais pour qu’elle ne soit pas prise de travers. Ainsi, lorsque tu affirmes que tu crois fondamentalement à la fonction-clé des intellectuels, eh bien ça aurait été très bien que tu le dises clairement dans ton texte (ça va mieux en le disant, car ça ne sautait pas aux yeux du lecteur sans doute encore trop distrait que j’ai été). L’emploi du mot “intellectuel” est toujours délicat, depuis son origine (insulte lancée aux défenseurs du capitaine Dreyfus!), et les mots que l’on emploie draînent souvent malgré nous des connotations qui nous échappent.

Mais après tout, s’il y a un prochain numéro de la Décroissance, on pourra vigoureusement échanger quelques arguments…
amicalement,
F.B.H

Ma réponse…

From: “Fabrice Nicolino”
To: “bruno.hongre”
Cc: “Vincent Cheynet”
Sent: Friday, February 20, 2004 12:21 PM
Subject: Re: maudit chapeau !
Bonjour,
J’ai lu avec beaucoup d’attention ton courriel, et tu ne t’étonneras pas, j’imagine, qu’il ne me convainque pas. Je reste un petit peu surpris par ta démarche préventive à l’égard d’un texte non paru. Car il s’agissait quand même d’obtenir, par la persuasion et la pédagogie certes, la modification de celui-ci. Or, pourquoi ? S’il est critiquable, et bien entendu il l’est, pourquoi ne pas attendre qu’il soit publié, au vu et au su de chacun ?
Quant au fond de ton propos, je n’y adhère pas davantage. Cette époque a besoin, entre autres choses, de polémique, avec les risques de compactage de la pensée et même à l’occasion de simplification qui lui sont consubstantiels. Tu n’y échappes guère toi-même, en parlant tout à la fois de poujadisme, de libéralisme, et de marxisme dogmatique. Tout cela pour moi ? Quelle charge, pour reprendre tes mots !
Tu auras sans doute oublié que je me réfère explicitement à l’universalisme, à la naissance de la pensée socialiste en 1830 et que la tache qui m’apparaît essentielle entre toutes est « de faire face humainement, démocratiquement, aux drames qui pointent ? ». Si cela, c’est rejoindre le combat de Pierre Poujade…
Ce que j’ai voulu exprimer, et que je pense assurément, c’est que la fonction sociale de l’intellectuel, à l’heure de si graves dangers pour tous, est atteinte. Or tout mon texte, je l’affirme sereinement, montre que j’accorde à cette fonction un rôle-clé. C’est justement parce qu’il n’est plus tenu que je m’insurge ! Je le maintiens, la presque totalité des « intellectuels et médiatiques » passent à côté de ce qui est, à mes yeux du moins, et de fort loin, le plus important, le plus impérieux.
Peu m’importe, dans le cadre de ce propos, les différences bien réelles, entre tel ou tel, que je connais. Oserai-je le dire ?, il m’arrive de (les) lire. Au motif que Debray a écrit des choses intéressantes sur la religion, il faudrait oublier un itinéraire intellectuel et moral en tout point – selon moi – désastreux ? Eh bien, nous ne sommes en effet pas d’accord. Et que Taguieff critique certains points de la modernité interdirait de souligner l’évidence qu’il n’a pas un mot pour la crise de la vie sur terre ?
Je me répète, mais c’est ainsi : nous ne sommes pas d’accord. Est-ce que c’est grave. Non, pas du tout. Sans rancune, et au plaisir d’une nouvelle discussion.

Fabrice Nicolino

Voilà, on en reste là pour le numéro 1, et puis vient le numéro 2. Nous sommes le 5 avril 2004

De Vincent Cheynet à Fabrice
Salut Fabrice,
Aïe, nous sommes le 5 avril et je viens te relancer pour ta tribune (3000 signes) pour le prochain numéro.
Amitié
Vincent

Et tout s’emballe comme suit :

Censure à LA DECROISSANCE

De : Fabrice Nicolino
Date : Wed, 07 Apr 2004 12:53:58 +0200
À : <ladecroissance@netcourrier.com>

Bonjour à vous tous,

Je vous adresse ce mercredi les éléments d’un petit dossier en tout point désolant, et qui me concerne. J’ai envoyé lundi à Vincent Cheynet une tribune à paraître dans le prochain numéro de La Décroissance, que vous trouverez ci-dessous. Vincent Cheynet a décidé de la censurer pour les raisons qu’il explique à la suite. Vous lirez enfin ma réponse, qui me conduit à quitter le comité éditorial du journal. Je ne vous le cache pas, je suis blessé, mais aussi en colère. Je suppose – et je suis sûr – que c’est la vie.

Fabrice Nicolino

Le texte censuré :

Je déteste la gauche
Vous savez quoi ? La gauche m’emmerde. Toute la gauche, toutes les gauches. Besancenot comme Hollande ou Buffet, Arlette autant que Ségolène. Et même Nikonoff, Ramonet, Halimi et tous autres. Cela fait du monde, je sais. Pourquoi ? Parce que. Parce que la Chine, entre mille autres exemples. Rien à voir ? Si.

Un pays est en train de mourir, qui va tout entraîner à sa suite. Probablement 150 millions de mingong – des paysans chinois errants – y cherchent de quoi survivre, passant d’une ville à l’autre. Grâce à l’entrée de Pékin dans l’OMC, ils seront sans doute deux fois plus dans seulement quelques années. Avec un peu de chance, je serai le contemporain du plus grand exode de l’histoire humaine, et de très loin.

Qui nourrira cette Chine détruite à la racine ? Personne. En 1994, l’ancien agronome Lester R. Brown publiait un livre fulgurant, fulgurant et fou, Who will feed China ? Il y prédisait que la Chine, en se « développant » à notre manière, serait contrainte en 2030 d’importer entre 200 et 369 millions de tonnes de céréales chaque année. Et les infâmes bureaucrates de Pékin, qui ne sont pas tous des crétins, prirent l’affaire avec tant de sérieux qu’ils lancèrent une alerte nationale, reléguée depuis par le « miracle » en cours, et ses taux de croissance prodigieux.

Mais aucun miracle n’évitera à ce pays la tragédie qui l’attend. Après avoir atteint son maximum en 1981, la surface mondiale plantée en céréales n’a cessé de diminuer. Voyez-vous, il n’y a plus assez d’eau pour l’irrigation, ni de terres arables de qualité, dont beaucoup sont dévorées par les routes, les villes, les infrastructures. Surtout en Chine, où des villes comme Shanghaï s’enfoncent – je ne plaisante pas – dans le sol parce qu’on a trop pompé dans les nappes phréatiques. Le marché mondial, ce grand totem des aveugles, ne pourra pas fournir ce qui manque, et pour les mêmes raisons. Je parie qu’aucun Madelin n’a entendu parler de l’aquifère d’Ogallala, qui court entre le Dakota du Sud et le Texas, sur près de 1500 km de long. C’est pourtant la plus vaste réserve d’eau douce des Etats-Unis, devenus grâce à elle le plus grand producteur de blé dans le monde par habitant. Et le plus grand exportateur. Mais Ogallala est une nappe fossile, qui contient l’eau de fonte de la dernière ère glaciaire, et elle se vide à une allure désespérante.

La Chine et ses dizaines de millions de petits-bourgeois qui nous ressemblent tant s’en foutent. Le désert est proche de Pékin, les nuages de poussière de l’érosion généralisée empêchent certaines saisons d’y voir à cinquante mètres, l’air tue autant qu’à Mexico, et le boom économique, qui fera boum sous peu, aggrave chaque jour le dérèglement climatique. Mais en 2020, il y aura de 13 à 22 fois plus de bagnoles en Chine qu’en 1998. Le bureau de la statistique, enivré, ne parvient pas à plus de précision.

C’est bien. Renault-Nissan va marquer des points, c’est sûr. Tout comme Alstom, cher au coeur de Chevènement et consorts, parvenu à fourguer des turbines géantes pour le barrage des Trois-Gorges, qui deviendra en 2009 un lac de 600 km de long après avoir chassé un million de paysans de plus. La liste est longue, de BNP-Paribas à Areva : la Chine aide à maintenir ici, pour quelques années du moins, un niveau de vie démentiel.

Et la gauche, je me répète, m’emmerde et m’insupporte. Cette gauche égotiste et misérable a tout oublié de la pensée universaliste qui l’inspira parfois. Elle ne dit plus rien du monde vrai. Elle continue à pousser les drogués du portable et du DVD à réclamer des augmentations de salaire qui nous rapprochent chaque fois du gouffre. Il faudrait penser, elle jure qu’il faut posséder : des choses, des millions de tonnes de choses attristantes. Il faudrait amener peu à peu notre peuple, à commencer par ses classes moyennes, à cette idée fatale que nous avons déjà trop pris. Mais elle prétend que nous n’avons rien encore. Je la déteste.

Fabrice Nicolino

À ce moment tragicomique de l’histoire, Vincent Cheynet montre sa véritable dimension cosmique

Mel de Vincent Cheynet à Fabrice Nicolino

Cher Fabrice,

Publier cette tribune en l’état dans La Décroissance signifierait la mort du journal. Pourquoi ? Comme il est bien précisé dans notre charte, l’écologie ne peut pour nous dépasser les valeurs humaniste et démocratique. Nous nous inscrivons clairement dans une démarche de transformation de la société et de sa représentation politique et non dans une logique révolutionnaire visant à faire table rase du passé et du travail de nos prédécesseurs.
Or, ton article amène à renier radicalement tous les apports de la Gauche, et d’intellectuels. Intégrer cette tribune dans La Décroissance amènerait à des dissensions et des critiques, auxquelles le journal ne survivrait pas, sans que nous ayons eu le temps d’exister. Je précise que je souscrirai à ces critiques, qui ne concernent évidemment pas le corps de l’article décrivant la situation chinoise.

Voilà, me voici assez ennuyé mais la responsabilité face à toutes les personnes qui contribuent au journal m’oblige à cela. Bien amicalement.

Vincent Cheynet

Ni une ni deux, je réponds à Vincent Cheynet :

Courte réponse à un censeur et à ses amis inconnus
Si tu veux mon humble avis, ce ne sont que de pures foutaises. Ces quelques mots mettraient ce journal naissant en péril ? Mais de qui te moques-tu, Vincent ? Cette tribune sortirait du cadre humaniste et démocratique ? Cette accusation me reste en travers de la gorge, car comme je sais lire, elle signifie, par sous-entendu, que je ne serai pas tout à fait, ou plus tout à fait, un démocrate et un humaniste. Je te mets au défi, je mets quiconque au défi de démontrer par des arguments rationnels que ce texte contient une pareille dérive, laquelle serait en effet gravissime. Ce texte peut paraître injuste, bancroche, insuffisant, stérile, ridicule – pourquoi pas ? -, mais il ne s’agit jamais que d’un point de vue polémique.

Pour qui sait ce que ce mot veut dire, pour qui a la moindre idée de l’histoire de cette tradition-là, en France, en Europe et dans le monde, il est plus que tout ordinaire et banal. Tu as préféré utiliser un procédé parmi les plus répandus dans le débat d’idées, l’un des plus lamentables qui soient : la disqualification. Puisque tel sort du cadre de la démocratie – et bien sûr, ce qui compte, c’est de le dire ou de le croire, pas de le prouver -, la messe est dite. On est du bon côté, et l’autre non.?Je suis donc blessé, mais au passage, ton mot m’aura fait rigoler quand même. Car La Décroissance annonce plus ou moins la fin du monde – situation d’extrême urgence -, mais refuse de cogner – dans une tribune ! – sur des courants politiques qui ne font strictement rien pour changer quoi que ce soit de fondamental. Toi même, tu piques des crises publiques pour une toute petite connerie de nuit de la pub, et moi, je ne pourrais pas critiquer radicalement l’une des causes très secondaires, mais bien réelles, du merdier dans lequel nous sommes ?

Ne m’as-tu pas dit il y a quelques jours au téléphone à quel point tu étais heureux d’avoir assisté à une réunion au cours de laquelle des lecteurs s’emparaient du journal et le considéraient comme le leur ? J’ai dû rêver. Qui décide donc, dans ce journal ? Serais-tu devenu le patron sans que personne n’en ait été averti ? Tu signes seul cet acte de censure, mais tu as nécessairement dû réunir quelques personnes, je n’en doute pas. Que ne se montrent-ils ? Et les lecteurs ne sont-ils pas aptes à dire ce qui leur convient ou pas ?

Mon précédent papier a eu l’accueil que tu sais, notamment de la part de ce bon François Brune, dont les arguments ont visiblement fait leur chemin. Mais bien d’autres m’ont fait savoir leur accord plein et entier avec cette tribune-là. Parmi eux, Hervé Kempf, l’auteur du sympathique article dans Le Monde qui a valu à La Décroissance tant de courrier. Parmi eux, Jean-Paul Besset, ancien directeur-adjoint de la rédaction du Monde, et biographe de Dumont. Parmi eux, Silvia Pérez-Vitoria, vice-présidente de La Ligne d’Horizon, qui m’a appelé tout spécialement pour me le dire. Tous des antidémocrates, des antihumanistes ?

Allons, décidément : qui veut noyer son chien…Bien évidemment, retire mon nom du comité éditorial. Comme je ne veux en aucun cas nuire à l’avenir de ce journal, je me contenterai d’une demande, et d’une seule : je souhaite qu’un court encadré signale exactement ce qui s’est passé. A savoir : « Fabrice Nicolino, qui faisait partie du comité éditorial, le quitte à la suite d’un désaccord de fond sur le contenu d’un article qui devait paraître dans ce numéro ». Rompons de la sorte, et restons-en là. Mais je ne veux pas que ce court encadré figure dans un coin sombre. La page courrier me paraît tout indiquée. Je me réserve le droit, en cas d’embrouille, de rendre publique cette histoire, que je trouve au plus haut point exemplaire de ce qu’est le débat politique, intellectuel et moral, y compris parmi ceux qui prétendent incarner un autre avenir.

PS : Sur un plan plus personnel, Vincent, laisse-moi te dire ma vive déception. Nous avions jusque là des relations cordiales et même légèrement amicales. Tu pouvais – tu devais, selon moi – m’appeler dès réception de cette tribune et me dire dans quel malaise elle te plongeait. Nous aurions discuté. Pour être franc, je ne crois pas que j’aurais changé d’avis, mais enfin, il y a la manière, comme on dit. Au lieu de quoi, un mel. Pas l’amorce d’une discussion, non. Un couperet. Comme si. Comme si ce journal était une boîte. Comme si tu en étais le patron. Les actes comptent plus que les postures.

J’arrête ici, j’ai déjà trop abusé. J’arrête sur un texte flamboyant de Paul Ariès, le grand penseur que l’on sait, et qui est intervenu dans le « débat » sur ma censure en approuvant Cheynet. Je le cite, c’est tellement beau : « Le texte de Fabrice me semble politiquement dangereux et inacceptable ». Qui dit mieux ? Un ultime mot : j’ai su à l’époque que ce qui affolait la belle équipe, c’était la perspective d’avoir à “affronter”, à travers mon texte, les foudres des commissaires politiques du Monde Diplomatique. Lequel journal semble être toujours leur point de repère. Je ne ris pas, j’ai les lèvres gercées.